Je suis en train de rédiger l'article de la conférence que j'ai faite en mars "Sur les contributions de Rimbaud à l'Album zutique", et inévitablement je ne peux que parler sommairement de certains textes. C'est le cas, à tout le moins, du "Sonnet du Trou du Cul" et de "Fête galante".
La lecture de référence pour cette parodie du recueil L'Idole d'Albert Mérat, c'est l'article de Steve Murphy dans son volume de 1990 : Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, et on peut ensuite enchaîner avec les articles de Philippe Rocher, plus récents, mais qui approfondissent l'analyse de la trame établie entre les mots, qui approfondissent aussi la question de l'inscription du sonnet dans le corps de l'Album zutique. L'analyse du texte par Philippe Rocher est très stimulante, mais elle pourra gêner le lecteur par le côté intuitif et suggestif de certains rapprochements qui peuvent laisser à penser que le chercheur trouve parfois dans le texte des indices convergents qui confirment la lecture plutôt qu'une preuve irréfutable de la méthode de composition adoptée par Rimbaud, sinon Verlaine. Autrement dit, Philippe Rocher étudie le poème pour lui-même et pousse à bout une logique d'analyse stimulante, ce qui amène à une moisson de jeux sur les phonèmes, de jeux de mots, dont il est impossible de déterminer si Rimbaud les a bel et bien envisagés les uns après les autres. Les conclusions sont en tout cas très solides pour ce qui est de la signification qui émane du poème. Je n'en boude donc pas la lecture.
La lecture proposée en 1990 par Steve Murphy posait toutefois certains problèmes qui pourraient à l'heure actuelle continuer d'influer sur la réception du sonnet. À cette époque, l'idée qui s'est rapidement imposée, c'était que Mérat faisait partie des gens hostiles à l'homosexualité de Rimbaud et Verlaine. Mérat n'a pas voulu figurer sur le "Coin de table" de Fantin-Latour à côté de Rimbaud, perçu comme un homosexuel, mais aussi comme un voyou, et même un voleur. Du coup, la parodie du recueil L'Idole d'Albert Mérat, occasion d'un blason de l'anus sur un corps qui semble moins celui d'une femme que d'un homme, devait correspondre à une vengeance de Rimbaud et de Verlaine contre les insultes d'Albert Mérat.
Steve Murphy ne s'était pas senti attaché à des contraintes chronologiques fortes. Or, les poses pour le "Coin de table" n'ont eu lieu qu'en janvier 1872 et ce n'est qu'à partir de 1872 que remontèrent les propos scandalisés au sujet de Rimbaud. Or, le "Sonnet du Trou du Cul" est transcrit au tout début de l'Album zutique et il aurait été transcrit à la mi-octobre 1871 environ, puisque quelques feuillets plus loin nous avons un texte de Charles de Sivry qui dit au présent de l'indicatif "Je sors de Satory...", ce qui date son intervention pratiquement du 18 octobre, jour effectif de sa libération, et un peu plus loin nous avons une mention de date sous la plume de Valade du "22 Octobre 1871". J'ai attiré l'attention des rimbaldiens sur l'importance de ces dates pour en arriver à la conclusion que les transcriptions zutiques s'étalaient sur à peine un mois de la mi-octobre à la mi-novembre environ (Article "Rimbaud vilain bonhomme et poète zutique" dans Rimbaud vivant n°49, juin 2010, article référencé dans le livre de Bernard Teyssèdre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique de 2011 qui s'articule entièrement autour de cette datation plus précise que j'ai établie auparavant). Rimbaud n'est arrivé à Paris qu'à la mi-septembre 1871. Selon les lettres de témoins en octobre 1871, Rimbaud terrifie quelque peu, mais il ne s'est encore aliéné personne parmi les Vilains Bonshommes, puisqu'il est le prodige qu'ont manqué les absents lors de la réunion du 30 septembre. Rimbaud sera bientôt logé par Banville et Charles Cros. Une collecte est organisée pour lui. Mieux encore, Albert Mérat fait partie de la réunion inaugurale du Zutisme, comme l'atteste le sonnet liminaire "Propos du Cercle". Sa présence silencieuse, qui explique au passage qu'il n'ait pas écrit de poème dans l'Album zutique, est moquée par un sonnet en vers d'une syllabe de Cabaner "Mérat à sa muse". Tout s'est fait laid après la guerre. Ce sonnet de Cabaner est même le plus beau de la langue française en vers d'une syllabe après celui de Paul de Rességuier. Un dessin témoigne même que Verlaine et Mérat se retrouvent ensemble aux soirées zutiques, à cause du phylactère : "Il ne faut pas que Verlaine prenne de haschisch!"
En réalité, en octobre 1871, aucune guerre n'est déclarée entre Verlaine et Rimbaud d'un côté, et Mérat de l'autre. Nous pouvons envisager de premières réactions d'humeur de la part de Mérat, mais ce ne sera qu'un article de foi. Il est plus logique de considérer que le "Sonnet du Trou du Cul" a contribué à rendre Mérat plus agressif par la suite.
Un passage éloquent en témoigne. Le 16 novembre dans Le Peuple souverain, l'ami de Verlaine, Edmond Lepelletier, signe sous le pseudonyme Gaston Valentin une chronique incendiaire pour ridiculiser la relation avec Rimbaud. Etrangement, cet entrefilet n'est jamais étudié dans sa construction perfide. Le commentaire s'en tient à constater la féminisation "une charmante jeune personne, Mlle Rimbaut". Ce qu'il faut tout de même également observer, c'est que Lepelletier qui sait quand même à l'avance la pointe qu'il va mettre dans son article organise un tableau des personnages présents. Le "çà et là" revient à deux reprises, indice flagrant d'un persiflage en cours et surtout nous avons une symétrie entre "le blond Catulle Mendès donnant le bras au flave Mérat" et "Le poète saturnien, Paul Verlaine, donnait le bras à une charmante jeune personne, Mlle Rimbaut."
L'expression verbale revient à l'identique : "donnant le bras au", "donnait le bras à". Catulle Mendès est qualifié par sa coiffure "le blond", ce qui n'est pas anodin au plan érotique. Enfin, Mérat est connu en tan qu'homme à femmes, il était celui des poètes qui ramenait toujours une nouvelle compagne au milieu d'eux. Il y a tout dans ce tableau. Or, le 17 novembre, Mérat connaît la parodie du "Sonnet du Trou du Cul". Nous sommes à l'Odéon. Il n'est qu'à prendre la rue Racine pour arriver en ligne droite à l'Hôtel des Etrangers. Mieux encore, les trois "Immondes" que les surréalistes ont rebaptisé les trois "Stupra" impliquent la parodie du "Sonnet du Trou du Cul" avec deux poèmes dont l'organisation des rimes a à voir avec ceux pétrarquistes du recueil Philoméla de Catulle Mendès. Ce Catulle Mendès qui est au bras de Mérat, par imitation sensible du couple dérangeant formé par Verlaine et Rimbaud. Ce Catulle Mendès qui identifie Rimbaud à un "mauvais poète" dans le roman de Félicien Champsaur où lui sont lues des strophes des "Chercheuses de poux", poème qui parodie un poème de Philoméla. Et "Oraison du soir" reprendra également l'organisation des rimes à la Pétrarque de Philoméla. Ce n'est pas tout ! La première période des contributions zutiques semblent s'être interrompues autour du 17 novembre. Or, nous venons de citer un entrefilet dans la presse du 16 novembre qui humiliait publiquement et nommément Rimbaud et Verlaine ! Le 17 novembre, dans le premier numéro du XIXème siècle, un entrefilet anonyme dévoilait de manière humiliante un aspect de la vie privée de Verlaine, il est vrai sans le citer nommément, mais tous les amis allaient comprendre de quoi il retournait.
Il y a fort à parier que ces deux entrefilets aient à voir avec la fin des transcriptions sur l'Album zutique.
Il reste un autre problème à traiter. Catulle Mendès a écrit les 73 journées de la Commune, il s'agit d'un auteur hostile à la Commune. Il pourrait être tentant de réinterpréter la parodie du "Sonnet du Trou du Cul" comme une charge contre Mérat, un autre anti-communard.
Il convient d'être prudent à ce sujet. Dans l'avant-propos de Lucien Descaves au livre Mes cahiers rouges, Souvenirs de la Commune de Maxime Vuillaume, Albert Mérat est considéré comme faisant partie des amis des années 1860 de Maxime Vuillaume. Dans la correspondance de Verlaine en 1871, nous pouvons observer un mépris naissant à l'égard de Mérat. Mérat est assimilé à un franc-fileur ("Franc-filons, franc-filons, il en restera toujours quelque chose!"), mais attention ! ce n'est pas un franc-fileur du 18 mars. Mérat a abandonné son poste au moment de la guerre franco-prussienne et fui Paris, il est revenu en mars où il s'est fait surprendre la Commune, il est resté à Paris, mais a alors vécu caché, ce dont Verlaine aura le récit un peu plus tard, puisqu'il y fait à nouveau allusion dans ses lettres. À aucun moment, Verlaine ne dénonce l'hostilité à la Commune de Mérat. Il dénonce un lâche, c'est très différent. Il dénonce aussi son opportunisme, puisque bien qu'ayant fui il parvient à obtenir une "sinécure" à son retour. C'est cela que moque Verlaine dans ses lettres, la lâcheté récompensée. On dira que dans sa lettre du 14 juillet 1871 à Valade Verlaine est purement ironique : "Félicitations à Mérat. Je baise sa botte de futur ministre de la guerre... près la future délégation de Bordel, et le prie d'agréer l'assurance de mon plat respect." Certes, Verlaine se moque, mais si ce n'était à lire que comme de l'ironie, comment expliquer l'enchaînement de la lettre qui passe au cas d'Armand Silvestre : "Je serai plus sobre de démonstrations à l'égard de Silvestre que vous ne complimenterz pas à l'excès pour moi de ses deux dernières publications." Sous le pseudonyme de Ludovidc Hans, Silvestre a publié deux livres hostiles aux communeux, ce en quoi il rejoint Catulle Mendès.
On constate que cette fois Verlaine ne digère pas l'opposition politique qui se dessine, à ceci près que Verlaine reste relativement conciliant et est prêt à reformer une société confondant des pro-communeux et des anti-communeux. Rimbaud ne sera sans doute pas aussi conciliant, mais en tout cas on voit bien que Mérat n'est pas mis politiquement sur le même plan que Silvestre.
Tout ceci devait être dit pour ne pas affirmer sans preuve que le "Sonnet du Trou du Cul" serait une réaction aux injures de Mérat sur l'homosexualité, ou une réaction face à un poète perçu comme hostile à la Commune. Tout au plus, peut-on envisager que Rimbaud et surtout Verlaine avaient perçu les réticences de Mérat à l'égard de l'homosexualité.
En revanche, l'ambiguïté homosexuelle du "Sonnet du Trou du Cul" fait sens entre Rimbaud et Verlaine.
Mais Steve Murphy a signalé à l'attention que, si le "Sonnet du Trou du Cul" réécrivait des passages de sonnets du recueil L'Idole, il était question aussi de réécritures d'un obscur recueil Amours et Priapées d'Henri Cantel, recueil qui est à rapprocher d'autres poèmes de Rimbaud et Verlaine, notamment des Amies.
Le "Sonnet du Trou du Cul" s'inspire du sonnet "Hermaphrodite III Ephèbe". Hélas !, dans la mesure où le prestige tend à attribuer la composition du sonnet à Rimbaud de préférence, le principe de composition souligné par Verlaine dans le recueil Hombres n'est pas suffisamment pris en considération avec toutes ses conséquences logiques dans les études détaillées du sonnet. Les quatrains sont de Verlaine et les tercets seulement sont de Rimbaud. Or, pour ses quatrains, je remarque que c'est Verlaine qui a repris un passage du sonnet de Cantel : "comme un oeillet qui s'ouvre", et il l'a pris dans les tercets. Symétriquement, Rimbaud a repris un élément des quatrains du même sonnet de Cantel, mais pour ses tercets cette fois : "Rêve de se plonger".
Ils se sont tous deux fondés sur le même sens et ont opéré un croisement remarquable.
J'ai cherché dans l'ensemble du recueil si un autre passage avait pu être réécrit. J'ai trouvé au tout début du recueil, juste après le sonnet de "Prologue", le sonnet "A l'Amour" où le second vers parle à la rime d'une "terre pâmée". Rimbaud, dans ses tercets, s'est donc visiblement inspiré une deuxième fois de ce recueil obscène qu'il avait donc lu en compagnie de Verlaine avant de composer leur parodie du recueil de Mérat.
Enfin, dans les quatrains, l'adverbe "humblement" m'a tout l'air d'une perfide allusion de Verlaine au futur recueil des Humbles de Coppée, dont certains poèmes paraissaient déjà en pré-originales dans la presse. Nous savons par la correspondance de Verlaine que celui-ci a su longtemps à l'avance le titre de la pièce de Coppée jouée à l'Odéon le 21 octobre, puisqu'il écrit à Blémont le 13 juillet : "N'importe, 'fais ce que dois' et surtout 'ne fais ce que ne dois?' !"
Un tableau de synthèse des réécritures dans le "Sonnet du Trou du Cul" fait partie de nos projets à venir, mais nous pensons avoir dit ici l'essentiel, encore que nous avons d'autres idées en réserve, de ce que nous pouvions dire de neuf sur le "Sonnet du Trou du Cul", à un point près. Nous considérons que le "Sonnet du Trou du Cul" et "Lys" sont des compositions antérieures à "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..." qui imitent cette distribution sonnet suivi d'un quatrain sur un feuillet, comme "Cocher ivre" est antérieur au "Bateau ivre". Là encore, nous avons d'autres idées en réserve, mais cette fois plus délicates à traiter.
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