mercredi 31 août 2016

La poésie de Rimbaud et l'avenir


En ces temps d'hommage à Patti Smith, on peut revenir sur la place de la poésie de Rimbaud dans notre société. L'essentiel du message est un programme soixante-huitard qui s'est aujourd'hui pas mal réalisé, puis dévoyé. Une des différences de Rimbaud avec l'esprit qu'il avait anticipé de près de cent ans, c'est qu'il y a un sens de l'effort, une richesse par le travail qu'il continuait d'exalter. Mais l'essentiel était bien dans la libération du corps et le rejet des tutelles, à commencer par le refus du dogme religieux. Rimbaud ne pouvait qu'énormément plaire à la jeunesse rebelle à une première éducation religieuse et puritaine. Si pas au plan des universitaires, au moins au plan de la population, Rimbaud avait de quoi séduire des pans entiers de la société américaine. Une médiocre compréhension de son oeuvre et le désespoir de lire une oeuvre traduite expliquent sans doute que l'impact américain ne soit finalement que ponctuel avec par exemple l'admiration de Patti Smith. La révolte rimbaldienne ne pouvait pas avoir la même force en France où l'athéisme et le relativisme religieux sont depuis plus longtemps bien implantés. En revanche, le public francophone admirait cette révolte dans le texte et le lien complice pouvait encore aisément s'établir dans la communion des pensées.
Le combat de Rimbaud pour la libération des corps et des âmes contre la tutelle religieuse est devenu daté historiquement. La culture doit désormais en appeler à de nouveaux discours porteurs. Rimbaud rayonne encore d'un certain discours, mais ce discours est rentré dans l'Histoire.
Malheureuse destinée d'une poésie qui est passée du côté de l'Histoire au moment où on commence seulement à la comprendre dans les détails de son intime précision.
Toutefois, un grand avenir reste assuré à cette poésie. Ce qui est en train d'être mesuré, c'est à quel point cette poésie est riche de sens et d'articulations formelles complexes. Il s'agit d'un travail ardent, relevant d'une maîtrise exceptionnelle des ressources de la langue, où malgré l'hermétisme une pensée ambitieuse et fine se formule.
Toutefois, la consécration est lente. Il ne suffit pas qu'un public nombreux communie autour du nom de Rimbaud. Il faut encore que le lecteur accepte de faire jouer le bon sens à la lecture des diverses poésies qui nous ont été léguées. Il n'est pas logique de faire du Bateau ivre une sorte d'expression complète des angoisses existentielles du poète. Ce poème engagerait une représentation de toute l'enfance du poète, ou bien il nous raconterait une histoire personnelle de la création poétique, en même temps que certains éléments clefs permettent nettement de l'ancrer en tant que regard rétrospectif sur l'épisode communard et l'adhésion enthousiaste du poète. Les cent vers du Bateau ivre n'articulent à nos yeux qu'un seul récit. Nous ne croyons pas du tout cohérente l'idée d'un récit imagé amorphe dont certains détails renverraient à des conceptions sur la poésie, d'autres à des souffrances d'enfance, d'autres à la Commune. Le récit est clairement celui d'une tempête en mer à laquelle adhère le poète, et cette tempête s'attaque à tout ce qui est immobile, à la terre, aux récifs. Cette poésie de la mer fait de nombreux morts appelés noyés, mais les visions inédites charment alors le poète qui prétend alors voir comme une réalité ce que l'homme jusque-là n'avait fait que croire avoir vu. Rappelons-nous Credo in unam. Il y est question de credo, de croire, sauf que l'homme aveugle va les yeux fermés et renonce ainsi à sa propre royauté. Dans Le Bateau ivre, le vers très formulaire "Et j'ai vu quelques fois ce que l'homme a cru voir" signifie clairement au sein du poème que cette tempête de poésie a été l'occasion pour le poète de voir la vraie vie, la libération de toute tutelle, d'assister à la consécration de la royauté de l'homme espérée et rêvée dans Credo in unam, et au plan allégorique, si nous admettons que cette mer représente le peuple de la Commune jusqu'à la répression sanglante et les emprisonnements sur les pontons, il faut donc comprendre que cette lumière et cette vraie vie qui vaut mieux que ce qui l'homme aveugle a laissé croire c'est la figure rédemptrice du communard au combat. Moi, je n'y crois pas du tout aux lectures du Bateau ivre où il est question de multiples perspectives engageant tous les aspects de la vie du poète; mais pas du tout. Cela n'enrichit en rien la lecture du poème, puisque tous les détails présentés en ce sens ne font que s'accumuler sans dévoiler une architecture cohérente au poème. Ces lectures qui partent dans toutes les directions ne font que ramener Le Bateau ivre à une sorte de bricolage d'idées bariolées, qu'à une marqueterie sans force à cause d'une suite dissonante d'éléments dispersés. La lecture du Bateau ivre ne tient que dans un récit de la Commune à la lumière des aspirations idéalisées pour l'Homme telles qu'elles sont exprimées dans Credo in unam. Et trouver cela trop simple, c'est renoncer à Rimbaud et à sa profondeur. Le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." confirme clairement la lecture allégorique communarde du Bateau ivre, puisque nous y retrouvons l'idée d'une révolte de type communaliste sous forme d'un déluge qui va recouvrir tous les continents avant le martyre finale d'une terre qui explose comme sous une poussée volcanique pour retomber sur le poète et ses frères, et les tuer sinistrement au beau milieu d'un vers, au tout début de ce qui devait être un nouveau quatrain. La phrase, vers tronquée, étant ironique à plusieurs niveaux d'interprétation : "Ce n'est rien ! j'y suis, j'y suis toujours!", puisque le poète conte un récit qui reproduit la Semaine sanglante, avec la pirouette du héros qui meurt après avoir affirmé l'éternité de sa présence de lutteur. Cette éternité est assumée à un niveau supérieur par le fait que le récit est le fait d'une mise en forme où la pirouette finale doit servir d'avertissement, et non de résolution amère définitive.
Je parlais de foi du poète. Le poème Les Corbeaux oppose le discours précisément des vainqueurs de la Commune qui commémorent les victimes de la guerre franco-prussienne au sentiment d'une impasse historique que semblent représenter ces morts enterrés "dans l'herbe d'où l'on ne peut fuir". La menace planant sur les réfugiés communards, tous ces morts Parisiens sont contenus dans une "défaite sans avenir", mais à la parole sur laquelle le poète ironise à l'aide de sonorités ronflantes "Sois donc le crieur du devoir, / Ô notre funèbre oiseau noir, / Pour que chaque passent repense!", Rimbaud oppose la pensée du poème qui pour un lecteur qui le relirait couramment en conscience deviendrait un ressassement d'un devoir de mémoire capital : la mort de ces gens ne doit pas rester une défaite sans avenir. Les temps étant durs, Rimbaud combat politiquement sur un mode mineur, mais ferme et résolu.
Une lecture du Bateau ivre qui n'envisage qu'une allusion passagère à la Commune n'a aucun sens, tout le poème parle de l'adhésion de Rimbaud à cette tentative de révolution, et cette adhésion se maintient dans l'amertume d'un bilan final plein d'un désir de mort.
Le sonnet Voyelles appelle lui aussi une remise en cause des lectures traditionnelles qui peuvent être faites de ces quatorze vers. Là encore, il n'est pas cohérent d'assimiler le sonnet Voyelles à une pure et simple démarcation du sonnet Les Correspondances de Baudelaire, d'autant que certains analyses prêtent à Baudelaire une cohérence plus grande. Les associations du sonnet de Baudelaire seraient nettement articulées, tandis que les associations de Rimbaud seraient aléatoires et dispersées, ouvertes à la poursuite gratuite d'un jeu assez vain.
Ne nous attardons pas ici sur le fait que le sonnet Les Correspondances n'expose en aucun cas une théorie personnelle de Baudelaire, puisqu'il s'agit de la restitution d'une théorie d'époque sur l'universelle analogie. Baudelaire a explicitement parlé de la théorie des correspondances d'origine allemande dans ses écrits en prose, et il a attribué à Victor Hugo un génie créatif unique au monde en fonction de cette théorie et à la mesure de ce que semble promettre cette théorie. Il suffit de lire ou relire Réflexions à propos de quelques-uns de mes contemporains, et avant tout les passages sur Victor Hugo, pour s'en apercevoir. Il est question également de cette théorie des correspondances dans les salons de Baudelaire, de mémoire dans le Salon de 1846, et il faut remarquer que Baudelaire associe cette théorie au conteur fantastique allemand E. T. A. Hoffmann, auteur pour lequel l'enthousiasme est malheureusement bien retombé depuis l'époque romantique.
Mais, dans son sonnet Les Correspondances, Baudelaire s'en tient à fixer les analogies. Tel son est comme telle image, tel parfum, etc. Or, la grande erreur de lecture consiste à attribuer la même logique associative à Rimbaud. Que fait Rimbaud ? Il commence par fixer un cadre symbolique exhaustif qui unit la notion langagière d'alphabet à une notion de lumière exprimée par toutes les couleurs. Les cinq voyelles A, E, I, O, U représentent le langage et la signification de la parole de l'alpha à l'oméga. Les cinq couleurs représentent l'opposition du noir et du blanc et une trichromie bleu, vert, rouge révélée à l'époque par les travaux d'Helmholtz Tout ce qu'il y a à dire s'unifie à tout ce qu'il y a à voir. C'est la base théorique absolument évidente du premier vers de Voyelles, il n'y a aucune ouverture pour une poursuite du jeu : "eu" violet, "ou" orange, "an" brun, etc. Le jeu n'est pas ouvert. Les cinq voyelles et les cinq couleurs forment un corps symbolique complet.
Rimbaud reprend ensuite cette distribution pour proposer cinq tableaux qui établissent une véritable progression. Et là, outre qu'il faut garder en tête que la série de cinq associations forme un tout théorique exhaustif cohérent appelé à faire sens, il faut comprendre que Rimbaud n'est pas un petit laborantin faisant des expériences où il montrerait que le A peut être noir, et ainsi de suite. Ce n'est pas du tout cela qu'il fait. Rimbaud a conféré des valeurs à ses cinq associations de base, avec deux cas évidents, l'alpha et l'oméga, le A comme commencement ou matrice, le O comme fin. La subtilité vient encore de ce que le A image d'un commencement est celle d'une mort "puanteurs cruelles", "mouches" "bombinant" sur la pourriture de cadavres. Ces mouches répondent aux corbeaux et sont des "crieurs du devoir" d'un autre devoir invitant le passant à penser et repenser. Cette mort est figure d'un recommencement. Le O final confirme ce plan avec la valeur fécondante du rayon violet de "Ses Yeux", le possessif de majesté divine renvoyant à l'évidence à l'idée d'une Vénus communarde bénissant les martyrs.
L'idée d'une allusion à la Commune peut bien ne pas être admise spontanément, c'est un fait de composition que le A du commencement se fait dans un tableau de mort et que le O conclusif ouvre sur un infini érotique. Cette conception permet alors d'envisager une circularité : toute voyelle est à la fois un commencement et une fin. Le tableau de la lettre I ménage parfaitement ce trait ambivalent explicite du poème avec son "I" de "lèvres belles" qui est aussi "sang craché". Nous sommes sur une balance où le beau s'équilibre avec le sacrifice, ce qu'appuie l'alliance de mots "ivresses pénitentes" à la fin du second quatrain, un moment de bascule important dans le cas d'un sonnet.
La matrice du A a favorisé le report des valeurs d'aube et blancheur du côté du E. Par ailleurs, alors que le vers initial offrait un couple "A noir, E blanc" face à un trio "I rouge, U vert, O bleu", la structure en deux quatrains et deux tercets du sonnet permet d'envisager une autre articulation où le trio des quatrains réunit cette fois le A, le E et le I, tandis que se conçoit aisément alors un couple "U vert, O bleu" avec un plan terrestre suivi d'un plan céleste.
Dans de telles conditions, il n'est pas tenable de prétendre que le sonnet Voyelles est une application aléatoire de la théorie des Correspondances de Baudelaire. Rimbaud ne dit pas le A est comme le noir, comme des "golfes d'ombre", puis le E est comme le blanc, comme des "frissons d'ombelles", jusqu'à s'arrêter de force à la lettre O à cause de considérations techniques aussi médiocres que l'absence d'une sixième voyelle graphique dans l'alphabet français et la nécessité de réduire sa matière à quatorze vers d'une forme fixe. Si tel était le cas, la forme du sonnet n'aurait d'ailleurs aucune signification. Le poème ferait quatorze vers, comme il aurait pu faire 112 vers ou vingt mille. Pourquoi ne pas faire confiance au jeu formel de Rimbaud ? Pourquoi ne pas voir la façon dont les tercets se répondent l'un par rapport à l'autre, la façon dont les quatrains s'articulent aux tercets, la façon qu'a le poète de jouer sur l'idée d'alpha et d'oméga et donc les symboles de commencement et de fin ? Nous avons des indices explicites pour considérer que les tableaux de Rimbaud ne sont en rien aléatoires, ils sont clairement présentés comme un tout, et en bon analyste des ensembles il faut alors apprécier comment les cinq parties s'articulent les unes aux autres.
Tant que les lecteurs se contenteront d'aborder le sonnet de la façon suivante : il y a le A noir, puis il y a le E blanc, puis il y a le I rouge, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'arbitrairement le poète s'arrête, le jeu étant ouvert à l'infini, tant que les lecteurs percevront ainsi l'exercice, il n'y aura pas de lecture du sonnet. Lire ce sonnet, c'est éprouver le tout des cinq associations, apprécier leurs interactions. Nul besoin d'un infini déploiement, mais avant tout percevoir que deux vers entiers ou plus sur le A forment un premier tableau, que trois vers sur le U vert constituent un autre tableau, tandis que trois autres sont le tableau du O bleu, deux vers dégagent un tableau du E, et deux vers dressent une composition imagée du I, et entre les deux premières voyelles, au début du vers 5, une transition évidente du A au E : "golfes d'ombre, E candeurs..." permet de mesurer qu'il va falloir encore penser les transitions lettre par lettre.
C'est ça le projet de Voyelles, c'est ça le projet de lecture.
Maintenant, s'il est évident que si dans quatre mille ans, ce sonnet était le seul texte sauvé du dix-neuvième siècle dans les mains d'un archéologue du futur, il ne serait pas possible de prouver la dimension communarde du sonnet. C'est allusivement que ce sonnet est relié à une signification communarde. La passerelle vient de mots clefs, à commencer par la série "suprême", "strideur", "clairons" qui établit un lien évident avec un quatrain de Paris se repeuple :

Amasse les strideurs au coeur du clairon sourd (ou lourd)

L'orage t'a sacré(e) suprême poésie

L'orage dont les strideurs font songer à un clairon de bataille ou de jugement dernier, c'est la Commune comme jugement d'un monde qui doit finir. Cela est dit explicitement dans Paris se repeuple, et la série reprise "suprême", "strideurs", "clairon" est parfaitement suffisante pour nous assurer d'une lecture communarde de Voyelles, où il deviendra alors aisé de cerner la résurrection sombre de la pensée dans les "puanteurs cruelles" de corps massacrés et rejetés dans l'ombre. Le vers 8, à la fin du second quatrain, symbole du milieu du poème, parle un discours politique résolument limpide : "Dans la colère ou les ivresses pénitentes". C'est un moment d'acmé qui dit le sens fort de l'idéologie du poète.
Les lecteurs se sont trop habitués à lire indifféremment le milieu, la fin ou le début du poème. Nous assistons au triomphe obscurantiste d'une lecture lissée pour un poème qui se présente comme un symbole de lumière. Le lecteur cherche indifféremment la solution du rébus pour "rois blancs" ou "ivresses pénitentes", alors que la forme du sonnet permet de constater l'exhibition d'une architecture qui indique des piliers pour les réflexion "rayon violet de Ses Yeux" ou "ivresses pénitentes", à partir desquels mieux appréhender les relations des visions entre elles.
Encore une fois, le sonnet Voyelles fait se rencontrer le discours initial exalté du poème Credo in unam, le "credo des poètes" comme Rimbaud le dit à Banville, avec l'actualité sombre sous laquelle continue de couver la récente adhésion communarde.
Rimbaud songe alors sans doute à la pièce Fais ce que dois de Coppée où le professeur qui apprend l'alphabet aux enfants prétend encore enseigner au public de l'Odéon le devoir convenu de la revanche contre les prussiens avec un mépris pour tout retour révolutionnaire qui ne serait que guerre civile d'une nation se perdant et damnant. Le poème Le Bateau ivre cible lui aussi le discours moralisateur de la pièce Fais ce que dois jouée et publiée dans Le Moniteur universel en octobre 1871, puisque le "bateau ivre" n'est autre que la ville de Paris quand le professeur du drame de Coppée demande à Paris de se rappeler sa devise commerçante "Nec fluctuat mergitur". Il flotte mais ne sombre pas, le vaisseau parisien. La devise est devenue officielle sous le second Empire, en 1853 sous l'impulsion d'Haussmann,me semble-t-il. Coppée s'approprie la devise et Rimbaud lui rappelle que Paris c'était la Commune de mars à mai 1871 et que le vrai Paris a sombré, d'où l'expression dédaigneuse, toujours volontairement agressive en sous-main à l'égard de Coppée, du désir de sombrer pour démentir la devise d'une ville qui trahit dans les mains des vainqueurs versaillais.
Contemporains de poèmes explicitement communards dont ils reprennent de nombreux éléments clefs : Paris se repeuple, Les Mains de Jeanne-Marie, Les Corbeaux, "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,....", les deux célèbres oeuvres Voyelles et Le Bateau ivre doivent se lire elles-mêmes comme des récits métaphoriques exclusivement communards enrichis de la pensée programmatique libertaire du poème Credo in unam. Or, pour l'instant, le consensus est de refuser à ces deux poèmes leur cohérence, au nom de deux principes. Premièrement, Rimbaud ne dit pas explicitement qu'il parle de la Commune, les métaphores absolues étant selon la majorité des lecteurs indignes de la poésie puisqu'elle obligerait une activité intellectuelle froide de décodage de la signification du poème. Deuxièmement, le lecteur ne considère pas les poèmes comme des mises en forme, mais comme des suites aléatoires dont les dimensions ne s'expliqueraient que par le désir de ne pas lasser le lecteur. Au-delà de quatorze vers, Rimbaud aurait sans aucun doute fort ennuyé son lecteur avec du S mauve et du T orangé. Au-delà de cent vers, la leçon baudelairienne s'impose qu'un poème devient trop long, barbant. Passe encore pour le risque de lasser le lecteur, ce qu'il faut savoir faire c'est lire le poème vers après vers en songeant tout de même à percevoir les transitions, articulations, oppositions, reprises et symétries saillantes, car c'est là que se noue le langage poétique avec sa grammaire particulière. Il ne faut pas transformer l'essentiel en résidu quand on se contente de constater que Voyelles passe des corps aux "puanteurs cruelles" à l'infini érotique d'yeux divins visionnairement aperçus au fond du cosmos. Quand Rimbaud écrit "Dans la colère ou les ivresses pénitentes", il ne saurait être question ni d'affadir la lecture en traitent d'une quelconque colère de femme aux lèvres belles, ni de minimiser l'écho des "colères" de la ville martyre communarde de Paris se repeuple, sous prétexte qu'un seul mot est à ce moment-là rapproché, d'autant qu'à proximité nous avons les "ivresses pénitentes" ou bien la série "suprême", "strideurs", "clairon". Lire de la poésie, c'est un acte d'une logique implacable qui ne doit rien laisser à désirer.
Il y aurait beaucoup à dire sur le manque de lecture logique du livre Une saison en enfer. Comment la beauté initiale assise sur les genoux et trouvée amère peut-elle être associée à une fleur du Mal baudelairienne quand Rimbaud dit explicitement qu'en injuriant cette beauté il a rejeté un monde d'ouverture entre les coeurs et la notion de justice ? C'est de telles aberrations qui empêchent la société des lecteurs de Rimbaud de véritablement se créer et découvrir. Ce blocage donne malheureusement beaucoup de sens et de prix à la formule de Verlaine du poète maudit. L'oeuvre poétique majeure qui fascine toujours plus les hommes demeure incomprise, parce que les lecteurs ferment résolument les yeux. Il est temps et même grand temps d'enlever tous ces sillages...

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