samedi 15 février 2014

Voyelles, synthèse

Une brève synthèse de ma lecture de Voyelles m'est demandée
Voici

Voyelles est un poème qui vient de loin Plusieurs idées qui le sous-tendent sont annoncées dans les lettres dites "du voyant" (penser la lettre A, s'éveille clairon, suprême Savant, etc) et dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, envoi à Banville qui insiste notamment sur la lecture des premiers chapitres d'un Petit traité de poésie française en cours de publication où il est question de rimes qui soient des couleurs, etc C'est aussi un poème dans la continuité des Correspondances : l'atteste la formule "résumant tout, parfums, sons, couleurs" citation en mai 71 d'un vers du sonnet de Baudelaire qui est justement reprise dans le Sonnet des sept nombres de Cabaner en réponse à Rimbaud Mais, il ne faut pas restreindre à tort ce fonds théorique à 14 vers de Baudelaire, l'idée des correspondances est partout dans la poésie des romantiques et des parnassiens, dans les visions cosmiques de Lamartine et Hugo, dans pas mal de poèmes de Léon Dierx (Les Rythmes, Jamais ou autre), etc, etc
Composé d'une seule phrase dans la version manuscrite avec adresse du premier vers, proposition phrastique au second vers et expansion de visions à partir du complément d'objet direct "vos naissances latentes" dans les douze autres vers jusqu'à un effet de décrochement et de mise en perspective finale, Voyelles est une célébration ("voyelles", "je dirai vos naissances latentes", "ses yeux"), un moment de révélation encore mystérieux ("ses yeux") et une promesse de dévoilement complet à venir ("je dirai quelque jour", je suis déjà capable de vous faire deviner "ses yeux")
La promesse est faite dans la proposition principale au vers 2 et le semi-dévoilement engageant fait la pointe du sonnet quand nous passons de l'adresse aux voyelles à la vision des yeux de la divinité
Les voyelles permettent de traiter de propriétés à la fois acoustiques et visuelles L'idée de vibration est présente par mots clefs dans chaque série d'associations : "bombinent", "frissons", "rire", "vibrements", "strideurs", le "Clairon" étant un instrument de musique, et ces vibrations tendent à permettre l'escamotage de l'idée d'un langage articulé, nous avons affaire par exemple à un rire et non à des paroles échangées La relation de "strideurs" à "Silences" invite à penser que l'acoustique est même perçue visuellement, d'où l'idée de lecture calembour que je propose "striures" derrière "strideurs"
Sur le plan visuel, les voyelles sont présentées comme des couleurs Plusieurs images jouent sur la forme majuscule des lettres, mais sans que le caractère systématique ne puisse définitivement être établi Le A n'est pas tellement une mouche vue de haut les ailes repliées, que l'image du corset, de l'abdomen d'une mouche, il est aussi l'image d'un golfe d'ombres, c'est la boucle fermée du A qui importe au symbolisme, suggérant l'idée de matrice Le U se multiplie en oscillations, en vallonnements de pâtis, en rides sur un front Le O est embouchure d'un clairon et image de sphère(s) céleste(s) Ces associations sur la forme des majuscules correspondantes ne fonctionnent pas pour le E et le I du second quatrain, ce qu'aggrave le contraste entre les formes manuscrites et imprimées de ces majuscules Pour justifier des analogies de forme à propos du I majuscule imprimé, il faut proposer plusieurs traitements forcés : pourpre évoquant un tapis rouge déroulé pour un triomphe, trait droit d'un jet de sang, confusion du vertical et de l'horizontal pour des lèvres, d'autant qu'à mon sens le "I" est associé directement à "rire", pas à "lèvres" Pour le E, les choses sont plus compliquées encore
L'important pour Rimbaud, c'est de créer un tout dont la clôture est sensible et qui soit un alphabet de couleurs du monde, base d'un langage universel que les poètes comprennent Des associations librement inventées par Rimbaud vont en exprimer la force symbolique, mais aussi la visée de sens particulière au poème
Il faut considérer ici trois choses : l'idée de voyelles extraites de l'alphabet, la délimitation des couleurs choisies, et la valeur symbolique, mais au plan purement littéraire, des arrières-plans ésotériques donnés au poème, à commencer par l'emploi du mot "alchimie"
Rimbaud énumère les cinq voyelles de l'alphabet et l'interversion ostentatoire du O et du U va permettre de cimenter l'idée de Tout avec un mouvement balayant d'alpha à oméga
Les couleurs sont elles aussi choisies pour former un tout, ce tout est déjà assuré par leur liaison à cinq voyelles, mais les couleurs sont ici rassemblées en deux groupes, l'un du couple contrastif noir/blanc, l'autre des trois couleurs primaires de ce qui va bientôt s'imposer en tant que trichromie additive appliquée à la composition de la lumière : le rouge, le vert et le bleu Le bleu est significativement remplacé par le violet dans le dernier tercet
Le violet est la dernière couleur du spectre solaire pour l'oeil humain et va bien sûr avec l'idée de "suprême" et de mystique du dernier tercet, mais il s'agit aussi d'une mise en tension Les récepteurs de l'oeil humain se répartissent le travail Il en est de trois sortes pour ce qui en est de la captation des ondes rendues ensuite sous forme de couleurs par notre cerveau (cornées contre bâtonnets) Certains sont sensibles aux ondes qui correspondent plutôt au rouge, d'autres aux ondes qui correspondent au vert, d'autres aux ondes qui correspondent plutôt au bleu et violet Derrière les couleurs, il y a bien sûr la question des longueurs d'ondes La théorie s'est maintenue avec quelques modifications au plan des études physiologiques, mais il s'agit alors d'une découverte assez récente qui n'impliquait pas n'importe quels savants de l'époque  Young (lequel a démontré qu'Huyghens avait raison d'envisager la lumière comme onde et non comme corps), Maxwell (très célèbre par ailleurs) et Helmholtz Maxwell a proposé que l'oeil humain était sensible au rouge, au vert et au bleu, et Helmholtz a remplacé le bleu par le violet Helmholtz a aussi étudié l'acoustique, je verrai si je peux tirer un parti de cela ultérieurement Et je fais bien sûr du mot "lumière" une clé du poème derrière les mentions de couleurs
Il me semble qu'il serait assez vain de chercher une théorie des couleurs ou un renvoi à une science pour chaque image du poème, j'observe simplement la composition du premier vers et la variation finale "bleu"-"violet", et je fais assez confiance au bon sens qui fait que cela coïncide avec une découverte récente de première importance Il n'y a pas de lecture intelligente sans cela
Enfin, pour l'alchimie, terme en vedette dans ce poème, mais aussi dans Une saison en enfer, il s'agit d'un motif qui culturellement suppose l'accès à une connaissance de ce qui ne se manifeste pas directement à nous (le latent), la quête d'une sagesse (celle des "grands fronts studieux" du vers où figure le mot "alchimie"), l'accès à une éternité, jeunesse et santé parfaites, dont la transmutation du métal en or ne serait qu'une illustration appliquée à la matière, l'or étant conçu comme la santé du métal
Ces connaissances littéraires de base sont tout à fait suffisantes pour comprendre le poème Comme cela a déjà été fait, on peut envisager qu'au plan alchimique la succession noir, blanc, rouge, n'est pas innocente, scandant trois étapes du processus alchimique : oeuvre au noir, oeuvre au blanc, oeuvre au rouge
Je suis beaucoup plus réticent pour ce qui est d'aller après chercher tout azimut dans de l'érudition alchimique échevelée des éléments qui éclaireraient successivement plusieurs détails du sonnet de Rimbaud, comme la table d'émeraude pour le vert ou comme un livre important d'alchimie nommé "oméga" L'étoffement pour l'étoffement ne me paraît pas bon en soi Je note tout de même que le tercet du U vert est celui de la planète Terre face au tercet du O qui est celui d'un monde d'en haut Le texte de Rimbaud est très clair à ce sujet
D'autres éléments de culture ésotérique peuvent structurer ce sonnet Le Sonnet des sept nombres est explicitement pythagoricien, et nous pouvons voir que Rimbaud exploite à plusieurs reprises le motif de la musique des sphères (Credo in unam, les "vibrements" marins des "cycles" dans Voyelles ou Barbare)

Mais le sens du poème jaillit de la prise en considération des séries d'associations
Il ne s'agit pas d'un poème construisant l'univers à partir de cinq éléments premiers, mais il s'agit d'un poème célébrant cinq éléments premiers comme des facteurs de vie qui permettent de triompher des épreuves

Le A noir est une matrice qui recueille ce qui est utile à la vie, nourriture, ingestion, protection d'une enveloppe C'est une première façon de lutter
Le E blanc, image de pureté, est un avènement qui triomphe de ténèbres et s'affirme
Le I rouge, qui au passage serait le sommet des trois étapes alchimiques, est celui des luttes pour la vie
Le U vert est celui des oscillations de cycles planétaires fondamentaux impliquant la mer, la Nature, les animaux et l'Homme qui triomphe de la vieillesse sous forme collective d'humanité par la transmission du savoir, et même de la sagesse
Le O bleu est celui du jugement dernier et de la révélation divine

Chacune des séries détermine l'idée d'un combat pour la vie, on entend une reprise sonore de vie au vers 9 du poème, ce qui n'a rien d'innocent
En même temps, au début de l'année 1872, Rimbaud songe au martyre des poètes communards avec Paris se repeuple (remanié à cette époque visiblement), Les Mains de Jeanne-Marie
Fermant les yeux et à une lecture communarde de Voyelles, et à un lien entre le sonnet Voyelles et le quatrain "L'Etoile a pleuré rose", Yves Reboul a expliqué pourtant avec raison que le sang versé renvoyait à la Commune dans ce quatrain, seul bémol il associe le "flanc souverain" à la Femme, quand il s'agit d'une vision allégorique de la divinité, mais Yves Reboul ferme à peu près systématiquement les yeux quand il est question de divinité allégorique chez Rimbaud ou Verlaine : l'allégorie de Beams ce serait une figure idéalisée de Rimbaud, autant dire Rimbaud, l'allégorie de Being Beauteous serait phallique, et l'allégorie de Voyelles serait la Femme, tandis que "clairon suprême", etc, seraient de faux indices disséminés là pour tromper le lecteur, raisonnement que je ne comprends pas
Les liens intertextuels sont nombreux et évidents avec Paris se repeuple et Les Mains de Jeanne-Marie, et pas seulement à cause des mots rares "bombinent" et "strideurs"
Le sonnet pour tout lecteur est celui d'un combat pour la vie dans cette célébration, mais par touches une mémoire des communards y est associée, notamment pour A noir (puanteurs cruelles de cadavres à l'air libre), I rouge (colère et ivresses pénitentes) et O bleu (suprême poésie reprise ici à un quatrain de Paris se repeuple), mais des traces en sont disséminées aussi dans le blanc et le vert : "Lances des glaciers fiers" qui donnent l'idée équivoque de "guerriers fiers" ou "vibrements divins des mers virides" qui rappellent la métaphore du peuple mer dans Les Poètes de sept ans, Le Bateau ivre, Le Coeur volé et quantité de poèmes hugoliens

Le A est le corset de mouches qui se nourrissent sur la scène désolante des cadavres, mais aussi des golfes qui recueillent l'ombre dans une mystérieuse élaboration couvée
Le E est le rayonnement de la pureté qui naît dans les vapeurs (le blanc n'étant pas la vapeur elle-même en réalité), sur la toile des tentes de l'humanité nomade, sur le sommet des montagnes enneigées comme sur les pétales des fleurs blanches, le mot romantique de "frissons" est un lieu commun en ce sens
Le I est le sang craché de la lutte ou bien le rire de la beauté à séduire, de la femme à conquérir qui n'est là ni épouse ni mère ni fille dans des cadres conflictuels qui correspondent encore au plan des "puanteurs cruelles" avec la colère qui gronde, avec le sentiment du sacrifice à faire pour assurer le bonheur "ivresses pénitentes"
Le U donne un terme recteur "cycles" et décline cette idée par une vision des vagues marines, d'une Nature verte pleine d'animaux en train de paître, avec l'idée de semence au passage puisque Rimbaud condense acrobatiquement toutes ces idées, avec l'idée d'une vieillesse vaincue par la transmission du savoir et de la sagesse
Le O est celui d'un Jugement dernier dans l'interrogation du ciel insondable, mais pourvoyeur de scènes hugoliennes de révélation, d'autant que ce tercet a pour intertexte La Trompette du jugement, dernier poème de La Légende des siècles de 1859
Tout cela est assez facile à lire spontanément Même si cela n'a pas été fait jusqu'ici, j'ai donné la clé, aux gens de voir s'ils y arrivent

Il faut quand nous lisons se concentrer sur la logique des liaisons, le A noir c'est le corset pas les puanteurs cruelles, etc Il faut chercher à comprendre ce que peuvent être des "ivresses pénitentes"
Il faut aussi faire parler les rimes, les symétries et répétitions d'un texte, ce qui demande un peu de tension à la lecture, un effort

L'ignorance de la trichromie additive et des études physiologiques d'Helmholtz a sans aucun doute énormément nui à la compréhension de ce poème C'est la recherche d'une justification des couleurs qui absorbait les efforts des lecteurs et détournait de connexions pourtant fort accessibles pour la plupart

Il y a encore d'autres choses à dire sur Voyelles, mais je termine sur l'unique rime masculine
Il est évident que les "yeux" amènent l'harmonie finale, et que la sagesse et la science des "fronts studieux" y préparent
L'idée de Rimbaud est d'un suspens harmonique, ce n'est pas compliqué à comprendre qu'il fait attendre la rime masculine
Il s'agit donc visiblement d'un procédé de bouclage
J'ai identifié inévitablement l'allégorie de Voyelles à la Raison, à la Vénus, qui sont mille figures d'un même principe divin auquel adhère Rimbaud par opposition au christianisme, une figure au moins est masculine le Génie
L'allégorie est féminine dans Paris se repeuple (mais restreinte à Paris), dans "L'Etoile a pleuré rose", mais si on joue sur la symbolique du "sexe" des rimes, l'idée serait que les rimes féminines sont du côté des "voyelles" premier mot à la rime et l'unique rime masculine serait l'attente du géniteur derrière les naissances latentes, l'attente de Dieu même qu'appelle la mention "Suprême Clairon", n'en déplaise aux lectures qui proposent le sonnet Voyelles aux revues Gala et Voici en identifiant des yeux de femme (la Femme, une femme aimée ou Marie Daubrun qui a les yeux verts et n'intéresse pas Rimbaud, ni la lutte pour la vie) contre la logique de l'ultime tercet
Le décrochage ultime tend vers le dieu à l'origine de ces "naissances latentes", sinon il n'y a pas lecture du sonnet
Si le "Dieu" est considéré comme masculin, la révélation finale rend parfaitement compréhensible le basculement de féminin des voyelles à masculin du dieu
Est-ce que la lecture doit engager une signification du mode masculin de la rime finale? C'est ce que je me propose d'interroger par la suite
Une réflexion sur les pouvoirs du poète et de la rime en relation avec le traité de Banville m'intéresse également, mais elle est pleine de pièges

3 commentaires:

  1. au fait, dans les Contemplations de celui qui est probablement le plus grand écrivain de l'histoire de l'humanité en termes de virtuosité, nous avons deux massifs Autrefois et Aujourd'hui, et une subdivision en six parties, ça commence par Aurore L'Âme en fleur Les Luttes et les rêves, avant Pauca meae, En marche et Au bord de l'infini
    Dans Voyelles, l'aurore est rabattue dans L'Âme en fleur, frissons d'ombelles, pour qu'on commence par la matrice inversément noire
    Matrice, Âme fleur, pour le I rouge Les Luttes et les rêves, ça peut coller décidément
    Le O bleu au bord de l'infini
    Juste le U vert qui ne correspond pas à Pauca meae et En marche
    Ah je m'amuse bien, j'ai tout le temps des idées

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  2. Pour le I rouge, l'idée d'un jeu sur la forme de la majuscule ne peut être qu'abstrait On peut imaginer le jet du sang craché et la propulsion du rire, d'un rire franc, direct même La pourpre est élévation, triomphe Du coup, il me reste à mieux cerner la question du E qui seul résiste, puisque c'est carrément toutes les autres images que j'arrive à associer aux formes majuscules : "corset, golfes, pourpre(s), sang craché, rire (et non lèvres), cycles, vibrements, pâtis vallonnés, rides, clairon, silences qui sont les sphères célestes et corruption finale de l'oméga Saleté de Rimbaud, comment je vais faire moi pour le E ?

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  3. Lance de garçons fiers, rois blancs, frissons d'ombelles
    Lances de guerriers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles
    Masculin, féminin
    I, pourpre(s), sang craché, rire des lèvres belles
    Masculin, féminin

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