vendredi 14 février 2014

Quels sont les plus beaux poèmes de Rimbaud ? Que penser de Poison perdu ?

Ma réponse va être en partie subjective, en partie affaire de goût, c'est certain, mais je ne pense pas que cela soit inintéressant malgré tout
Je précise aussi d'emblée que je ne partage pas du tout le mépris courant pour certains poèmes dits de jeunesse Le poème Les Etrennes des orphelins, dans l'interprétation mièvre que je défends, car je ne suis pas du tout d'accord avec celle proposée par Steve Murphy, est faible du point de vue du métier de versificateur, mais ce n'est déjà pas un mauvais poème en soi, ni dans la composition, ni dans le rythme J'ai toujours déploré qu'on se contentât de considérer Credo in unam comme un centon de citations de romantiques et parnassiens, alors que c'est un poème superbe et personnel J'ai aussi une tendresse évidente pour le Bal des pendus qui est un régal pour la prosodie
Pour ce qui concerne les poèmes de 1870, je tends à considérer que les meilleurs poèmes sont Vénus Anadyomène, Les Effarés, Roman, Le Dormeur du Val, Au Cabaret-Vert et Ma Bohême Conservé, le poème Les Effarés est obligatoirement l'un des plus importants pour l'année 1870

Maintenant, pour ce qui est de l'oeuvre en vers première manière de Rimbaud qui va jusqu'au début de l'année 1872, faute d'une connaissance de certaines oeuvres manquantes, en tout cas Les Veilleurs, je considère très fermement que le plus beau poème est Le Bateau ivre et que deux poèmes dominent par une richesse intrinsèque incomparable : Voyelles et Le Bateau ivre
Je suis scandalisé par les réticences qui ont pu concerner Le Bateau ivre
Avant 2006, ce poème tendait à être catalogué morceau de bravoure pour épater la galerie
Quant à Voyelles, au plan prosodique, il ne s'agit pas du poème le plus agréable à lire, ce qui est inévitable vu ses nombreuses juxtapositions de groupes nominaux, mais ce blog tout spécialement montre bien l'infinie richesse miraculeuse de ce sonnet On peut parler de cathédrale pour sa richesse d'élaboration du sens et je reviendrai sur le contrôle de cette richesse qui fait que ça ne part pas dans tous les sens selon l'investissement que met tel critique pour tel ou tel aspect
J'ai mille fois raison de m'appesantir sur ce chef-d'oeuvre
Préparant un travail sur les lectures de Voyelles, je remarque que l'article d'Yves Reboul revient sur l'exercice imposé d'annoter ce fameux sonnet au détriment d'autres poèmes, et Yves Reboul en cite deux Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs et Mémoire
J'estime clairement que la richesse de Voyelles justifie pleinement ce privilège et les deux poèmes mis en regard sont surtout d'une certaine étendue, ce qui fausse le débat sur quelle importance conférer à chaque pièce, puisque nous entrons là dans l'idée que la quantité de vers hermétiques doit décider de l'étendue des notes à accorder Qui plus, le poème Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs ne semble pas avoir été une création aussi importante pour Rimbaud, vu son absence dans le dossier qu'on dira Verlaine-Forain-Millanvoye
Je considère aussi que les poèmes zutiques sont d'emblée moins importants que les poèmes de ce dossier que je viens de citer
De cette époque, les autres grands poèmes sont selon moi Les Chercheuses de poux, Les Assis, Les Mains de Jeanne-Marie, Le Coeur volé et Tête de faune, et j'allongerais encore avec Paris se repeuple, Les Premières communions, sachant que d'autres poèmes sont encore très forts dans cet ensemble

Pour ce qui concerne les vers "seconde manière", à l'exception de Tête de faune rangé par habitude dans la première "manière", je voudrais prendre le contre-pied de trois consensus
Premièrement, préférer les versions enlaidies des poèmes dans les versions d'Une saison en enfer aux versions de 1872, je considère que c'est une insulte à l'intelligence
Deuxièmement, nous avons le témoignage de Verlaine qui disait ne pas trop aimer ces vers "seconde manière" Son témoignage, lié à l'enquête de Jules Huret si je ne m'abuse, date d'une époque où je suis désolé, mais on peut penser tout ce qu'on veut de la divergence d'approche entre Verlaine et Rimbaud, mais le lecteur ne saurait établir la moindre différence tranchée entre la pratique de Verlaine à la fin de sa vie et celle de Rimbaud en 1872
L'analyse des césures pose à quelques reprises de sérieux problèmes dès les recueils Cellulairement, Sagesse, Jadis et naguère ou Amour, même si cela ne concerne encore qu'une poignée de poèmes
Les vers de neuf syllabes du célèbre poème "Je ne sais pourquoi", je ne vois pas la différence avec Rimbaud en 1872 Le poème "La tristesse, la langueur du corps humain" est moins compliqué, mais reste pas mal retors également en fait de césure
Une partie des poèmes du recueil Parallèlement sont redoutables
Attaquez-vous ne fût-ce qu'à "Les morts que l'on fait saigner"
Malgré une relative stabilité, le recueil Dédicaces offre quelques perles également qui n'ont rien à envier à Bonne pensée du matin et autres, ainsi "Mauvaise, criarde, et ça vaut mieux" ou A un passant ou A Mme J déclaré "en vers libres"
La stabilité métrique des recueils Bonheur et Chansons pour elle est également entamée à quelques reprises, on appréciera les alexandrins isolés dans Chansons pour elle V où j'observe par déduction les césures suivantes

Tout pervertit, tout con+vertit, tous mes desseins

Tout pervertit, tout a+vertit, mes tristes larmes,

Et si je fais l'âne, eh + bien, donne-moi du son!

Je vous laisse apprécier également les difficultés de la pièce XV dans le même recueil

Et je passe sur des difficultés plus locales

La difficile reconnaissance des césures va encore s'aggraver dans le cas des recueils Liturgies intimes et Elégies, bien que ce dernier soit si je ne m'abuse tout en alexandrins
Le dérèglement des rimes est mené parallèlement, et cela s'observe dans Odes en son honneur
Vais-je vous apprendre que dans les recueils suivants, quantité de poèmes pose exactement les mêmes problèmes d'identification des césures que les poèmes de Rimbaud en 1872, et que Verlaine explore plein de défis amusants au sujet des rimes, et qu'il se permet même des vers faux!, choses d'ailleurs déjà observées dans les recueils précédents, mais qui ne cessent de s'intensifier
Les recueils Le Livre posthume, Dans les Limbes, Epigrammes, Invectives, Chair, Biblio-sonnets sont des condensés de défis à la lecture normale des césures
La seule différence, c'est que Verlaine est moins appuyé et que sa progression sur plusieurs décennies permet de cerner une évolution et donc de voir la logique qu'il peut suivre, alors que Rimbaud a fait les choses immédiatement, mais si on prend les poèmes les plus déviants de Verlaine, et même un bon nombre, et qu'on les met à côté des poèmes de Rimbaud, bonne chance à ceux qui vont m'expliquer la différence de principe
On m'excusera par conséquent de prendre avec des pincettes et le mépris de Verlaine, et la critique qu'il fait des abus de Rimbaud en fait de vers libres
Le Verlaine, il est retors

Troisième point sur lequel je prends mes distances, on célèbre pas mal le poème Mémoire / Famille maudite, qui est effectivement très riche, mais j'ai l'impression qu'on le détache comme le poème le plus important, et qu'on en fait même le poème le plus beau parmi les vers "seconde manière"

Même si je suis aussi subjectif qu'un autre pour le coup, moi spontanément ce que j'admire, et à un très haut point c'est Larme et La Rivière de Cassis Au moins pour sa prosodie, le poème Bannières de mai tend à rejoindre les deux précédents dans mon estime
J'admire comme beaucoup de gens Chanson de la plus haute Tour et L'Eternité
Je considère également "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur," comme un grand poème
L'ensemble des poèmes me paraît exceptionnel, je ne serais réservé que quant à "Entends comme brame" ou Âge d'or, ou quelques moments de Comédie de la Soif

Pour ce qui concerne les poèmes en prose, voici la liste des poèmes qui me semblent les plus forts

Vies (considéré par moi comme un seul poème pour des raisons formelles)
A une Raison
Royauté
Matinée d'ivresse
"J'ai tendu des cordes"
Veillées I (peut-être un poème en prose précoce proche dans le temps des Ariettes oubliées de Verlaine de mai-juin 1872)
Aube
Fleurs
Nocturne vulgaire
Marine
Mouvement
Métropolitain
Barbare
Fairy
Génie

Ville et Villes ("L'acropole officielle") peuvent occuper une place aussi dans cet ensemble, ils sont un tour de force poétique

Je n'ai pas cite un poème de la série Enfance, mais je considère cette série comme très riche et les beautés en seront renforcées par une meilleure approche à venir dans les études rimbaldiennes, je pense que la série Enfance est très importante pour la compréhension du génie rimbaldien, c'est le gros morceau qui reste sans doute encore à approcher, je dirais

Je ne vais pas ici chercher à déterminer quelle partie du livre qui a suivi Une saison en enfer sont les plus belles Je vais prendre le livre comme un tout qui est un autre sommet de l'oeuvre de Rimbaud, beaucoup plus que La Chasse spirituelle alias selon moi Les Déserts de l'amour

Le coup de feu tiré par Verlaine à Bruxelles a été traumatisant au point que Rimbaud n'a probablement plus été capable de s'astreindre à la création poétique
Poison perdu serait une sorte d'exception un peu décevante datant du séjour à Paris fin 73, début 74
J'ai souvent estimé que ce poème ne pouvait pas être de Rimbaud, malgré un argument personnel particulier que j'avais très tôt mis à jour qui est la structuration par reprises de certains termes

Je prends ici la version donnée dans l'édition de la Pléiade des oeuvres de Nouveau, sans me préoccuper de considérations philologiques sur les variantes, et l'établissement exact du texte Le texte suivant est probablement erroné, mais cela ne faussera pas mon propos

Des nuits du blond et de la brune
Pas un souvenir n'est resté
Pas une dentelle d'été,
Pas une cravate commune 

Et sur le balcon où le thé
Se prend aux heures de la lune
Il n'est resté de trace, aucune,
Pas un souvenir n'est resté

Seule au coin d'un rideau piquée
Brille une épingle à tête d'or
Comme un gros insecte qui dort

Pointe d'un fin poison trempée,
Je te prends, sois-moi préparée
Aux heures des désirs de mort

Il y a plusieurs répétitions dans ce poème, mais celle que je souligne est assez spécifiquement rimbaldienne

Des répétitions quasi invisibles dont l'intérêt ne s'impose pas clairement à l'esprit structurent la plupart des poèmes de Rimbaud
Autre témoin important, la structure ABB AAB des tercets ne se retrouve que dans un seul sonnet de Musset, mais dans aucune autre oeuvre d'un quelconque poète du dix-neuvième siècle à ma connaissance, à une exception près car plusieurs sonnets du recueil anonyme Avril, mai, juin de Mérat et Valade ont eux aussi cette configuration unique
Un sonnet isolé de Musset, plusieurs d'Avril, mai, juin et le seul Poison perdu ont à leurs tercets le schéma sur deux rimes très précis ABB AAB On voit ce que cela a d'exceptionnel et un indice formel nous rapproche encore une fois du Cercle du Zutisme Il s'agit d'un autre argument qui plaide en faveur d'une attribution du sonnet à Rimbaud qui connaissait le recueil de Mérat et Valade où il a pu trouver des sonnets aux schémas de rimes plus extravagants que ceux de Philoméla de Mendès dont il s'est aussi inspiré (Oraison du soir, les "Immondes") Rimbaud semble avoir repris le titre Tête de faune à celui A une tête de faune d'un sonnet du recueil de Mérat et Valade

Le poème est soit de Rimbaud, soit de Nouveau S'il est de Rimbaud, il date forcément de la période parisienne fin 1873-début 1874
Le 23 septembre 1874, Germain Nouveau a envoyé à Mallarmé une lettre contenant deux poèmes proches et visiblement inspirés de Poison perdu

Au Pays

De la nuit bleue et blanche
Il résulte qu'on aime,
En dansant tout de même
Parce que c'est dimanche

Jean, la lune s'écrème,
A penser qu'on en mange
Et, fausse comme un ange,
La musique est suprême !

Dérubannez, ô notes,
Les mazurkas menées
Autour des foins en bottes

Et qu'il semble à nos joies
Qu'il y ait des années
Qu'on a couché les oies

Plusieurs traits formels du précédent sonnet prouvent un lien étroit avec Poison perdu le rapprochement prosodique des incipit "Des nuits du blond et de la brune" face à "De la nuit bleue et blanche", l'idée d'un sonnet à vers courts octosyllabes dans un cas et ici des vers de six syllabes (et il est permis de penser que Nouveau se rappelle les vers de six syllabes de Paris et plusieurs autres sonnets de l'Album zutique avec des vers d'une, deux ou trois syllabes), enfin le schéma chahuté des rimes où Nouveau se signale à l'attention par un non respect de la règle d'alternance qui interdit d'ouvrir trois rimes à la fois
Le schéma des tercets est ABA CBC On observe deux rimes différentes A et C entre les deux B, faute importante de versification, bien sûr ici délibérée

Janvier

Dans le palais d'Hiver, écoutez bien, c'est l'Aube
Et la Saint-Valentin entrebâillant les portes,
Et, par les escaliers en velours, toutes sortes
D'éveils, soupirs de pas et musiques de robes

L'Enfant, si frêle sous + d'énormes cheveux d'ambre,
Assise au lit, de ses + deux yeux trop grands dévore
Les joujoux monstrueux que la nuit fit éclore
Son âme en fête a par+fumé toute la chambre

La servante, jolie Abyssinienne, rêve
Et s'afflige aux carreaux, car la neige sans trêve
A tué le jardin, que c'est à n'y pas croire !

Et le rire ébloui de l'une ne s'achève
Encore, et l'autre enfant, petite Idole noire,
Se dresse étrangement sur la Saison d'ivoire

"Soupirs de pas", "Assise au lit", "L'Enfant, si frêle sous d'énormes cheveux d'ambre", "toutes sortes / D'éveils", que sais-je encore, il est évident que ce sonnet s'inspire du texte lu des Chercheuses de poux, poème qui n'est pas un sonnet mais qui s'inspire d'un poème Le Jugement de Chérubin du recueil Philoméla de Catulle Mendès que j'ai évoqué plus haut
Les mentions "Janvier" "Hiver" et "Saint-Valentin" font songer à une composition du début de l'année 1874 qui se serait faite en présence de Rimbaud et voilà qui pourrait engager une date plausible de composition pour le sonnet Poison perdu
Pour le deuxième quatrain, j'ai indiqué par le signe + trois césures chahutées On remarque surtout l'enjambement de mot Plusieurs enjambements de mots furent pratiqués de 1861 à 1874, y compris par des poètes obscurs, mais sans doute encore très peu dans un sonnet même
Enfin, on observe le schéma des rimes pour les tercets qui est AAB ABB, une inversion du schéma de Poison perdu qui est ABB AAB dont j'ai spécifié l'extrême rareté

Si Rimbaud a renoncé pratiquement à la poésie et lâché uniquement à Paris le sonnet Poison perdu, cela rendrait compréhensible qu'il soit moins rimbaldien, moins dans la superbe puissance que les chefs-d'oeuvre qui nous sont si chers, qu'il ait eu quelques copies parisiennes, que Nouveau s'en soit largement inspiré dans sa lettre à Mallarmé, voire à d'autres moments de sa vie
Poison perdu pourrait être un poème dépressif, même si nous prenons soin de tenir à l'écart les psychiatres et les psychanalystes dont la valeur scientifique est à mes yeux complètement nulle, mais bon on peut comprendre l'idée d'une dépression avec le regard de la vie ordinaire
Il s'agirait alors aussi d'un bilan à peine indirect de l'expérience avec Verlaine
La concurrence pour l'attribution de ce sonnet est clairement entre soit Rimbaud, soit Nouveau, à l'exclusion de tout autre
En septembre 1874, Nouveau donne des gages à Mallarmé de sa connaissance des préoccupations métriques actuelles des plus audacieux poètes de son époque Il s'agit d'une véritable stratégie de communication

Après ce que je viens de dire, si vous trouvez encore naturel de penser qu'en 1874 Rimbaud composait Aube, Génie, Métropolitain, Ville et éventuellement le mitigé Poison perdu, je ne sais pas comment vous faites, je ne sais pas quelle logique vous suivez, ça me laisse franchement perplexe

1 commentaire:

  1. Oui j'aurais dû préciser, la version de Poison perdu que je reprends à l'édition de la Pléiade est celle de mémoire de Pica en 1888, donc elle est peu fiable, erronée même
    Dans Au Pays de Nouveau, je songeais aussi à rapprocher l'occurrence de "lune" solidaire des "b" et des couleurs et de la nuit du premier vers pour un rapprochement avec poison perdu J'étais frappé plus largement par le rimbaldisme portentiel de "La musique est suprême!", j'appréciais le glissement sonore de "dimanche" à "mange" (d'"ailleurs on blaguait Rimbaud sur sa prononciation), et je notais mais toute régulière ici la rime en "-nées", voire les rimes en "-ées" de Poison perdu

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