Première
partie : Essai
de datation des Déserts de l’amour et des vers « seconde manière »
Les
deux premières parties de notre chronologie des écrits de Rimbaud dans sa
période poétique ont été publiées sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu ; l’une a été mise en ligne
le dimanche 10 mars 2013 (« Chronologie des poèmes de Rimbaud de 1868 à 1870 »), la seconde le lundi 27 mai 2013 (« Chronologie des écrits de Rimbaud en 1871 et au début de l'année 1872 »). Nous ne reviendrons pas
ici sur les poèmes en vers « première manière » qui ont pu être
composés au début de l’année 1872 de janvier à mars-avril, ni sur les remaniements
de poèmes qui ont pu s’étaler jusqu’au mois de mai (par exemple, cela est
possible soit pour la partie autographe, soit pour les ajouts verlainiens pour Les Mains de Jeanne-Marie, et l’idée est
fort plausible pour ce qui concerne les deux derniers quintils de L’Homme juste). Nous allons désormais
nous intéresser aux poèmes en vers « seconde manière » et à l’œuvre en
prose de Rimbaud de 1872 à 1874. Mais nous devons renoncer au confort de la
chronologie plus ou moins précise poème par poème que nous avons pu établir de
1868 à 1870. Notre chronologie pour 1871 et le début de l’année 1872 nous a
déjà amené à situer des groupes de poèmes dans le temps, sans nous permettre un
idéal classement au cas par cas. Ce problème va se poser pour tout ce qu’il
nous reste à évoquer, il faut en prendre son parti, mais le but de notre
contribution n’a rien de modeste, puisqu’il s’agit, d’une part, de cerner l’époque
de composition des vers « seconde manière » et, d’autre part, de
dater celle des poèmes en prose.
[Nota Bene : courrier de Verlaine à Rimbaud non
daté, mais qui concerne la période où Rimbaud est éloigné de Paris en
mars-avril 1872. Verlaine y évoque explicitement la création des vers
« seconde manière », création qui s'accompagne dans le même temps de l’élaboration de
poèmes prières dont le poème en vers « première manière » Les Corbeaux offre une illustration contemporaine :
Merci pour ta
lettre et hosannah pour ta
« prière ». […] Mais m’envoyer tes vers « mauvais »
( !!!!), tes prières ( !!!) […] Et m’écrire bientôt ! Et
m’envoyer tes vers anciens et tes prières nouvelles.
Le poème Les Corbeaux est un exemple de prière (éventuellement la « prière » même
dont il est question au début de la lettre ?) et Tête de faune un exemple de la nouvelle esthétique des
« vers mauvais » que
Verlaine semble déjà connaître vu la copie qu’il en fait dans le dossier paginé.
La lettre peut être aussi bien de mars que d’avril, mais elle prouve que
Rimbaud préparait déjà les poèmes qu’il a remis à Forain, en les datant de
« mai 1872 », ce qui ne serait qu’une date de finition. Nous allons
nous autoriser deux considérations particulières dans notre chronologie. D’une
part, nous allons introduire l’idée que les poèmes datés de « mai »
remis à Forain ont pu être composés (ou en tout cas commencés) en avril.
D’autre part, cette lettre témoin permet de considérer que d’autres poèmes qui
nous sont connus ont pu être composés eux aussi en avril, en particulier
« Entends comme brame… », mais nous laisserons cette idée à l’état de
supposition dans la mesure où ils n’apparaissent pas dans le dossier remis à
Forain. Enfin, tandis que d’autres lettres de Verlaine à Rimbaud nous sont
parvenues, le jeune Arthur a fait son retour autour du 7 mai à Paris.]
Enigme, (Avril-mai-) Juin 1872, ou plus tard ? : « Entends
comme brame… », Honte
(La date de
composition de ces poèmes est inconnue. Seule une version sans titre du poème
« Entends comme brame… » nous est parvenue. Deux éléments peuvent
favoriser l’idée d’une composition en avril. Le mois d’avril est mentionné
comme cadre saisonnier actuel au sein du poème. Ce n’est pas une preuve, mais
la remarque n’est pas impertinente pour autant. Le deuxième indice vient de la
mention botanique « viride » qui est la reprise d’un mot rare employé
dans Voyelles. Le fait que le poème
ne fasse pas partie du dossier remis à Forain est en revanche un
contre-argument important. Ceci dit, le poème peut encore avoir été composé en
mai entre l’ensemble remis à Forain et la série close des Fêtes de la patience parvenue jusqu’à Richepin. Le poème peut
encore être de juin, mais il nous semble peu vraisemblable qu’il soit plus tardif,
bien que nous en admettions nécessairement l’hypothèse. Le poème Honte qui a la tournure d’une prière,
mot sur lequel se ponctue le poème, est impossible à dater, bien qu’il fasse
songer à la situation de rejet de Rimbaud par la communauté parisienne en
mars-juin 1872. En revanche, l’identification des « Monts-Rocheux »
au village ardennais de Roche(s) n’est fondée sur rien et n’a aucune pertinence
en soi, l’hypothèse ne renvoyant qu’à elle-même.)
(Avril–)Début mai 1872 : Larme, La Rivière de Cassis, Comédie
de la soif, Bonne pensée du matin,
Les Déserts de l’amour.
(Un dossier de
poèmes a été remis à Forain en mai 1872. Il s’agit de ces cinq écrits et du
dossier de 24 pages établi par Verlaine qui comprend des poèmes essentiellement
de « première manière » (Tête
de faune comme exception). Le dossier ne s’est pas enrichi des ajouts
prévus par la liste correspondante de Verlaine (Le Bateau ivre ou Bateau
extravagant, Paris se repeuple, La France, Les Anciens Partis, Les
Pauvres à l’Eglise). Des manuscrits non paginés ont pris leur place :
un texte en prose et quatre écrits en vers tous quatre datés de
« mai » sur les manuscrits. A l’évidence, il s’agit d’un dossier
remis à Forain au milieu du mois de mai 1872, peu après le retour de Rimbaud le
7. Comédie de la soif est une
composition en cinq parties, cinq poèmes en un. Il n’est pas impossible que
certains de ces poèmes soient du mois d’avril même. Si Bonne pensée du matin semble parisien, les trois autres poèmes en
vers peuvent très bien se nourrir en idée de la retraite de Rimbaud à l’époque,
tandis que les « chers corbeaux délicieux » sont une reprise d’un
vers du poème Les Corbeaux. Pour la
manière de pose dramatique comme pour la faible variation syllabique de certains
vers au sein des strophes, le poème Comédie
de la soif fait quelque peu songer à certaines pièces de Charles Cros (L’Orgue, Ronde flamande, La Dame en pierre, Romance, Bonne fortune).
Quant aux Déserts de l’amour, il
pourrait s’agir de la première version avec un premier titre de La Chasse spirituelle, dont l’inclusion
dans le dossier Forain invite à penser qu’il s’agit d’une composition du temps
d’éloignement de Rimbaud en mars-avril 1872. D’Angleterre, Verlaine prétendra
auprès de ses amis (lettre clef à Philippe Burty du 15 novembre) que sa femme
s’est ingéniée à confondre son courrier et un manuscrit cacheté intitulé La Chasse spirituelle afin de nuire à sa
relation avec Rimbaud. Dans la liste des objets à récupérer, Verlaine parle de
cette Chasse spirituelle sous pli
cacheté et de « poèmes en prose ». Plus tard dans Les Poètes maudits, Verlaine a évoqué
cet écrit que la famille Mauté semble bel et bien avoir détruit, puisque dans
ses Mémoires Mathilde commet l’erreur
d’avouer, avec toute la confusion probable et accommodante des titres qui peut
être devinée, qu’elle avait mis la main sur des versions de Voyelles ou Les Chercheuses de poux poèmes dont elle s’empresse de
déclarer rassurée qu’ils ont bien été publiés de toute façon : « Un
prosateur s’ensuivit. Un manuscrit dont le titre nous échappe et qui contenait
d’étranges mysticités et les plus aigus aperçus psychologiques tomba dans des
mains qui l’égarèrent sans savoir ce qu’elles faisaient. » Le
rapprochement possible avec Les Déserts
de l’amour est tellement sensible que Bouillane de Lacoste a déjà envisagé
l’identification des Déserts de l’amour
à La Chasse spirituelle avant nous.
Nous excluons naturellement l’idée que, dans Les Poètes maudits, Verlaine puisse parler des Déserts de l’amour et non de La
Chasse spirituelle. Il va de soi également que Verlaine donne à ce
manuscrit une dimension suspecte de maintes « pages éparpillées »
susceptibles d’être confondues avec des extraits de lettres. Les « poèmes
en prose » laissés dans la famille Mauté pourraient être de premières
versions (en juin ? ou plutôt en mars-avril vu leur inclusion dans des
lettres ?) de poèmes des Illuminations
connus, et il est peu probable qu’ils fussent nombreux (« Une 10e
de lettres du précédent, contenant des vers et des poëmes en prose »).
Telle est notre impression. Pour sa part, Jacques Bienvenu a insisté sur le
fait que Verlaine a eu besoin de La
Chasse spirituelle pour donner le change et il suppose que les « poèmes
en prose » pourraient être un élément imaginaire de plus pour brouiller
les pistes. Selon lui, La Chasse
spirituelle n’a jamais existé et, si les poèmes en prose devaient être
authentiques, il pourrait s’agir des
Déserts de l’amour éventuellement.)
Fin mai – début juin 1872 : Les Fêtes de la patience, quatre poèmes.
Plus précisément, trois datés du mois de mai (Bannières de mai, Chanson de
la plus haute Tour, L’Eternité)
et un du mois de juin (Âge d’or).
(Les quatre
poèmes forment un ensemble intitulé Fêtes
de la patience. Deux séries manuscrites nous sont parvenues. La plus
ancienne et la plus soignée, où les dates sont précisées, a été révélée au XXe
siècle par l’intermédiaire de Jean Richepin, dont nous ignorons s’il a récupéré
cet ensemble directement ou non des mains de Rimbaud. Dans la continuité d’une
réflexion sur l’identification de La
Chasse spirituelle aux Déserts de
l’amour, nous pouvons relever la mention « chansons
spirituelles » à la rime dans Bannières
de mai.)
[Nota Bene : lettre de Rimbaud à Delahaye (datée de "Jumphe" autrement dit de juin) qui
contient sans doute le passage ayant précipité la création du plus célèbre vers
faux attribué par Labarrière à Rimbaud : le vers « Et le poète soûl
engueulait l’univers ! » semble avoir pour source le passage
suivant :
« Ce qu’il y a de certain, c’est merde à Perrin. Et au comptoir de
l’Univers, qu’il soit en face du Square ou non. Je ne maudis pas l’Univers,
pourtant […] ».]
Enigme, Juin 1872 (ou plus tôt ou plus
tard ?) :
« Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… », Famille maudite (alias Mémoire)
(Absents du
dossier remis à Forain, ces poèmes n’étaient peut-être pas encore composés en
avril ou au début du mois de mai. Le manuscrit de Famille maudite provient toutefois d’héritiers (au sens
large ?) de la famille Mauté, ce qui a laissé dire qu’il était
obligatoirement antérieur au 7 juillet, ce qui est plausible mais discutable
étant donné la présence de copies par Rimbaud de poèmes plus tardifs de
Verlaine, ce qui n'est pas négligeable, (et dans une moindre mesure) étant donné aussi 1) le fait que Charles de Sivry, demi-frère de
Mathilde, ait conservé des contacts avec Verlaine, étant donné aussi 2) le
fait que la famille Mauté ait été impliquée dans les héritages et les décès de
la famille Verlaine (décès de la mère de Verlaine, de Paul Verlaine et du fils
de celui-ci avec Mathilde Mauté). Au plan métrique, il s’agit des deux seuls
poèmes en alexandrins faisant partie de l’ensemble connu des poèmes
« seconde manière » de Rimbaud, en n’incluant pas l’alexandrin final
de Bonne pensée du matin. Les césures
ne sont pas aussi méconnaissables qu’on le prétend, elles sont plus prégnantes
que dans le cas des vers de dix syllabes, tandis que seuls les poèmes en vers
de onze syllabes posent une énigme d’identification de la césure auxquels
ajouter la Conclusion en vers de dix
syllabes de Comédie de la soif.
Autrement dit, « Qu’est-ce pour nous… » et Mémoire sont en alexandrins réguliers chahutés, Tête de faune, Juillet et Jeune ménage
sont en décasyllabes littéraires avec une césure fortement chahutée après la
quatrième syllabe et cinq poèmes posent un problème d’identification de la
césure, à savoir l’ensemble des poèmes en vers de onze syllabes : Larme, La Rivière de Cassis, Est-elle
almée ?..., Michel et Christine
et la dernière partie de Comédie de la
soif. Toutefois, l’idée d’une progression chronologique des audaces n’est
pas justifiée. Jeune ménage et Juillet, plus réguliers que Larme, lui sont postérieurs. Il est
impossible également d’établir une chronologie en fonction des audaces à la rime.
En revanche, comme cela a déjà intéressé les études de Benoît de Cornulier, Famille maudite / Mémoire est tout en rimes féminines et « Qu’est-ce pour nous,
mon Cœur,… » tout en rimes masculines à l’exception de deux rimes féminines
partageant la reprise du même mot « frères ». Cela nous rapproche de Voyelles tout en rimes féminines avec
son unique rime masculine conclusive. Or, le mot « ombelles » est
commun à Voyelles et Mémoire, ce qui renforce encore l’idée
que ces trois poèmes ne sont probablement pas éloignés dans le temps, d’autant
que les rapprochements pourraient être poussés plus loin. Enfin, la preuve qui
permet d’affirmer que Mémoire est un
poème en alexandrins vaut aussi pour le poème Juillet qui date de juillet-août 1872. Le poème Mémoire compte cinq « enjambements
de mots » à la césure, mais trois n’en sont pas vraiment à cause d’un
profil traditionnel admis à l’étranger (Italie, Angleterre, etc.) et nous
pouvons remarquer qu’ils forment une série : « saut-ent »,
« ombell-es », « sau-les », il reste alors deux
enjambements de mots au sens strict « maro+quin » et
« a+près », sur les bornes du sixième quatrain (vers 21 et 24) tout
juste au-delà du milieu d’un poème de 40 vers (10 quatrains), lequel sixième
quatrain comporte encore une césure calembour « se + séparent ». Dans
Juillet, la césure étant admise après
la quatrième syllabe, l’unique enjambement de mot au sens strict se trouve au
vers 14 « sta-tion » dans un poème de 28 vers, nouvelle attention
métrique portée au milieu du poème qui ne saurait relever du hasard. Ce parallèle entre Mémoire et Juillet rend plausible un rapprochement dans le temps des deux compositions.)
27 juin 1872 : Jeune ménage.
(Le poème a été
transcrit au dos d’une lettre de Forain à Rimbaud, probablement une lettre de
mars ou avril, puisqu’il est question d’éloignement. La date est celle qui
figure au bas de la transcription autographe du poème et nous n’avons aucune
raison de la mettre en doute. Sa précision est exceptionnelle à
l’époque.)
Juillet 1872 : « Est-elle
almée ?... »
(Poème en deux
quatrains, connu par une version sans titre et datée précisément de
« Juillet 1872 ». Steve Murphy, dans son édition philologique des Poésies parue chez Champion en 1999,
pense qu’il s’agit non pas d’un poème complet, mais uniquement des deux
derniers quatrains d’une œuvre alors perdue. L’hypothèse est intéressante dans
la mesure où, derrière l’apparence de quatrains, les rimes sont organisées
comme pour un discours en vers, les fameuses rimes plates AABBCCDD… Ceci dit,
le poème faisait partie du dossier sans doublon parvenu au journal de La Vogue en 1886 et le fait que le
manuscrit ait été découpé plaide précisément pour l’autonomie de ces huit vers,
ne laissant place qu’à une dernière hypothèse : Rimbaud aurait lui-même
détaché ces deux quatrains d’une œuvre antérieure pour en faire une œuvre finie
en soi. Mais il resterait à le prouver.)
Juillet-août 1872 : Juillet, Michel et Christine
(Le poème Juillet n’est pas daté, mais il évoque
le passage à Bruxelles de Rimbaud et Verlaine en juillet 1872, et leur passage
du côté du Boulevard du Régent, du Palais Royal et du Parc Royal, au moment
probablement de commémorations nationales vers le 21 juillet. Nous avons établi
ce point dans un article mis en ligne le mercredi 30 janvier 2013 sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu :
« Une promenade le long du boulevard du Régent ». La présentation des
mentions de dates et de lieux coïncident avec les pratiques de Verlaine pour des
poèmes des Romances sans paroles :
Chevaux de bois et Simples fresques, compositions d’août 72,
à Bruxelles également. Dans son édition philologique des Romances sans paroles de Verlaine, Steve Murphy a souligné que Michel et Christine avait des liens
intertextuels étroits avec le poème Malines
de Verlaine daté d’août 1872. Michel et
Christine est ainsi plus probablement d’août que de juillet, mais les deux
poèmes de Rimbaud semblent liés, ils comptent tous deux 28 vers et Claude
Jeancolas a fait observer qu’une identité de tache maculant au même endroit les
manuscrits connus de ces poèmes invite à penser qu’ils semblent avoir été
couplés et conservés pliés l’un avec l’autre.)
Août 1872 : Fêtes de la faim
(Le poème est
ainsi daté sur le manuscrit qui est signé « A. R. » tout comme
« Est-elle almée ?... » Il peut avoir été composé à Charleroi au
début du mois d’août, ou à Bruxelles, sinon moins probablement lors d’un voyage
à Liège ou à Malines. Il peut être antérieur à Michel et Christine également, mais tout cela est impossible à
démêler pour l’instant.)
[Nota Bene :
Au dos du manuscrit autographe connu du poème Fêtes de la faim, une liste avec des additions de différents nombres
de vers interpelle. Nous reproduisons ici les trois colonnes sous une forme
horizontale à peu près équivalente : 24+24+28+32=108, 26+36+24+34
(remplace 32 biffé)=120, 24+50+16+20+32+10[=152], 120+152+108=380. Steve Murphy a identifié les
nombres de vers pour la série formée par Les Fêtes de la patience
(26+36+24+34=120) et un nombre 24 correspond probablement à Fêtes de
la faim, mais les autres chiffres sont énigmatiques. Steve Murphy songe
également que les nombres 24+50 pourraient cacher un dénombrement erroné des 75
vers de Comédie de la soif (24 (Les Parents) + 50 (le reste du poème
qui compte en réalité 51 vers : 16+12+15+8). La difficulté naît de l’absence de certains chiffres clefs. L’absence du nombre 18 dans cette liste pour
établir une correspondance avec La Rivière de Cassis, poème de mai 1872 dont une version a été
remise à Forain, est l’argument
décisif pour dire qu’il ne s’agit pas d’une liste exhaustive des vers
« mauvais » créés par Rimbaud de mai à août 1872.
Cet argument est capital, car, si cette liste ne donne pas le nombre 40 qui
correspond à Mémoire, la date
de composition de ce dernier est inconnue. Dans le même ordre d’idées, nous
connaissons trois poèmes de 20 vers, dont un seul est daté : Honte,
« Entends comme brame… » et Bonne pensée du matin daté de mai
et remis à Forain. Les nombres 50, 32 et 10 ne correspondent à aucun poème
en vers « seconde manière » connu, alors que le nombre 16 convient au
seul Larme et qu’il est possible de trouver suffisamment de
candidats pour les nombres 28 (Juillet, sinon Michel et Christine)
et 24 (L’Eternité, Comédie de la Soif I. Les Parents, Fêtes
de la faim et Jeune ménage, sinon « Qu’est-ce pour nous, mon
Cœur,… » à l’exclusion de la ligne finale). Dans
l’absolu, il peut s’agir de poèmes de Rimbaud en vers « seconde
manière » connus et inconnus, mais tout autant de poèmes en vers
« première manière » ou de poèmes de Verlaine. Steve Murphy croyait
identifier le dizain « L’Enfant qui ramassa les balles… » derrière le
nombre 10, bien avant la révélation de la signature « PV » du
manuscrit. Mais l’hypothèse ne s’accompagne de toute façon pas d’une
élucidation des nombres 50 et 32. Il conviendrait également d’identifier
l’auteur de cette liste de chiffres et sa période de transcription. Rimbaud,
Verlaine ou Nouveau, ou un prote de La Vogue ? Août 1872 même ou plus
tard ? Si cette liste est bien de la main de Rimbaud, comme elle se trouve
au recto de la plus récente composition en vers « seconde manière »
connue, elle invite à penser que Rimbaud évalue la quantité de vers produite à
un moment où il entend cesser de persévérer dans la composition de vers
« mauvais » ou « seconde manière », mais pour
des raisons ignorées certains poèmes inconnus auraient été reniés ou auraient
disparu, tandis que, par ailleurs, la liste n’a pas le mérite de l’exhaustivité.
Le problème semble devenu insoluble.]
Septembre-Novembre 1872 (ou plus tard ?) : « Ô
saison ! ô châteaux !... »
(Poème dont nous
connaissons un brouillon, une mise au propre sur un manuscrit et un état
imprimé. Le brouillon peut inviter à penser qu’il s’agit d’une composition
contemporaine du livre Une saison en
enfer par son accompagnement de prose, mais, et le commentaire en prose
serait un indice en ce sens, le poème pourrait être le remaniement à la toute
fin de 1872 ou dans la première moitié de 1873 d’une version initiale inconnue.
Le brouillon comporte en effet deux suscriptions biffées : « c’est
pour dire que ce n’est rien, la vie / voilà donc les saisons ». Quant au
travail du brouillon, il révèle une étape de transition entre divers modèles de
refrain, puisque nous pouvons recenser 1) le refrain qui ne se différencie pas
formellement du reste du poème dans les versions de 1872 de Chanson de la plus haute Tour ou L’Eternité, 2) le refrain ou bouclage de
début et fin de poème aux vers réguliers, mais avec une forme qui fait
nettement contraste avec les deux autres strophes adoptées dans le poème comme
c’est le cas du poème complexe Fêtes de la faim et 3) le refrain
syllabiquement irrégulier de la version imprimée dans Une saison en enfer
du poème remanié Chanson de la plus haute Tour. Le retour d’un refrain
d’une seule ligne, par suppression de sa deuxième ligne initiale, point le plus
spécifique quant au poème « Ô saisons !... », est à rapprocher
des abréviations désinvoltes dans Âge
d’or, mais surtout de ce que se permet Verlaine à la même époque dans le
poème Streets I des Romances sans paroles : « Dansons
la gigue ! » Le caractère de transition du brouillon vient de ce que
le poète a biffé deux vers de refrain respectant les lois de la mesure de sept
syllabes « Ô les saisons et châteaux / L’âme n’est pas sans défauts »,
avant de s’abandonner à un refrain en vers de six syllabes qui nous rapproche
du refrain en vers de quatre syllabes du poème Fêtes de la faim : « Ô saisons ! ô châteaux ! /
Quelle âme est sans défauts ? » et « Ma faim, Anne, Anne, / Fuis
sur ton âne. » Il faudra attendre Une
saison en enfer pour que l’irrégularité s’inscrive au cœur du refrain
lui-même dans le cas de Chanson de la
plus haute Tour : « Qu’il vienne, qu’il vienne / Le temps dont on
s’éprenne. » Notons aussi que, dans Alchimie du verbe, le poème
« Ô saisons !... » est cité après une traversée de la mer :
« Je dus voyager… Sur la mer… » S’il convient de ne pas confondre
fiction et biographie, les indices convergent pour laisser entendre que
« Ô saisons !... » est une création faite en Angleterre par
Rimbaud, ce qui correspond au consensus actuel.)
[Nota Bene : dans ses écrits sur Rimbaud,
Verlaine a déclaré que Rimbaud n’a pas écrit de poèmes en vers au-delà de ses
18 ans, âge qu’il atteignit le 20 octobre 1872, et pas au-delà de l’année 1872,
ce sur quoi nous avons insisté dans des articles récents.]
[Nota Bene : Avril-août 1873 : composition du livre Une saison en
enfer selon la datation livrée à la fin
de cette œuvre par Rimbaud. Nous n’avons aucune raison de mettre cette mention
en doute, d’autant qu’elle coïncide avec d’autres données que nous présenterons
dans la suite de notre chronologie. Le dessin de Verlaine « Comment se fit
la saison en enfer » évoque un cadre londonien élargi à une période
1872-1873, mais il s’agit de déplacer les lignes en présentant le portrait
intrigant du poète dans son vécu de déchéance qui a pu préparer le terrain à l’œuvre
littéraire. Ce dessin ne saurait être qu’exploité abusivement en tant que
contre-argument.
En tout cas, Rimbaud a remanié plusieurs poèmes en
vers de 1872 avant de les intégrer à la section Alchimie du
verbe du livre imprimé bientôt par l’éditeur
belge Poot. Il semble également qu’à partir d’éléments de Fêtes de la faim Arthur ait composé un nouveau poème « Le
loup criait sous les feuilles… », mais rien n’interdit de penser que même
cette composition est plus ancienne. Un titre de poème apparaît sur le
brouillon : Confins du monde. Il
peut s’agir d’un texte inconnu et, même si cela semble peu probable, d’un texte
connu sous un autre titre ou sans, mais que nous n’arrivons pas à identifier.
La production exhibée dans Alchimie du
verbe est essentiellement ancienne. Trois
poèmes datent de mai 1872 sur les versions manuscrites « originelles » :
Larme, Bonne pensée du matin, Chanson de la plus haute Tour et L’Eternité. Un date du mois d’août 1872 : Fêtes de la faim qui devient Faim. Les deux autres poèmes sont, comme nous l’avons déjà dit, délicats à
dater précisément « Ô saisons,… » et « Le loup criait sous les
feuilles… »]
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