lundi 22 juillet 2013

Chronologie des écrits de Rimbaud de 1872 à 1874 (1/2)



Première partie : Essai de datation des Déserts de l’amour et des vers « seconde manière »

Les deux premières parties de notre chronologie des écrits de Rimbaud dans sa période poétique ont été publiées sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu ; l’une a été mise en ligne le dimanche 10 mars 2013 (« Chronologie des poèmes de Rimbaud de 1868 à 1870 »), la seconde le lundi 27 mai 2013 (« Chronologie des écrits de Rimbaud en 1871 et au début de l'année 1872 »). Nous ne reviendrons pas ici sur les poèmes en vers « première manière » qui ont pu être composés au début de l’année 1872 de janvier à mars-avril, ni sur les remaniements de poèmes qui ont pu s’étaler jusqu’au mois de mai (par exemple, cela est possible soit pour la partie autographe, soit pour les ajouts verlainiens pour Les Mains de Jeanne-Marie, et l’idée est fort plausible pour ce qui concerne les deux derniers quintils de L’Homme juste). Nous allons désormais nous intéresser aux poèmes en vers « seconde manière » et à l’œuvre en prose de Rimbaud de 1872 à 1874. Mais nous devons renoncer au confort de la chronologie plus ou moins précise poème par poème que nous avons pu établir de 1868 à 1870. Notre chronologie pour 1871 et le début de l’année 1872 nous a déjà amené à situer des groupes de poèmes dans le temps, sans nous permettre un idéal classement au cas par cas. Ce problème va se poser pour tout ce qu’il nous reste à évoquer, il faut en prendre son parti, mais le but de notre contribution n’a rien de modeste, puisqu’il s’agit, d’une part, de cerner l’époque de composition des vers « seconde manière » et, d’autre part, de dater celle des poèmes en prose.

[Nota Bene : courrier de Verlaine à Rimbaud non daté, mais qui concerne la période où Rimbaud est éloigné de Paris en mars-avril 1872. Verlaine y évoque explicitement la création des vers « seconde manière », création qui s'accompagne dans le même temps de l’élaboration de poèmes prières dont le poème en vers « première manière » Les Corbeaux offre une illustration contemporaine :
Merci pour ta lettre et hosannah pour ta « prière ». […] Mais m’envoyer tes vers « mauvais » ( !!!!), tes prières ( !!!) […] Et m’écrire bientôt ! Et m’envoyer tes vers anciens et tes prières nouvelles.
Le poème Les Corbeaux est un exemple de prière (éventuellement la « prière » même dont il est question au début de la lettre ?) et Tête de faune un exemple de la nouvelle esthétique des « vers mauvais » que Verlaine semble déjà connaître vu la copie qu’il en fait dans le dossier paginé. La lettre peut être aussi bien de mars que d’avril, mais elle prouve que Rimbaud préparait déjà les poèmes qu’il a remis à Forain, en les datant de « mai 1872 », ce qui ne serait qu’une date de finition. Nous allons nous autoriser deux considérations particulières dans notre chronologie. D’une part, nous allons introduire l’idée que les poèmes datés de « mai » remis à Forain ont pu être composés (ou en tout cas commencés) en avril. D’autre part, cette lettre témoin permet de considérer que d’autres poèmes qui nous sont connus ont pu être composés eux aussi en avril, en particulier « Entends comme brame… », mais nous laisserons cette idée à l’état de supposition dans la mesure où ils n’apparaissent pas dans le dossier remis à Forain. Enfin, tandis que d’autres lettres de Verlaine à Rimbaud nous sont parvenues, le jeune Arthur a fait son retour autour du 7 mai à Paris.]

Enigme, (Avril-mai-) Juin 1872, ou plus tard ? : « Entends comme brame… », Honte
(La date de composition de ces poèmes est inconnue. Seule une version sans titre du poème « Entends comme brame… » nous est parvenue. Deux éléments peuvent favoriser l’idée d’une composition en avril. Le mois d’avril est mentionné comme cadre saisonnier actuel au sein du poème. Ce n’est pas une preuve, mais la remarque n’est pas impertinente pour autant. Le deuxième indice vient de la mention botanique « viride » qui est la reprise d’un mot rare employé dans Voyelles. Le fait que le poème ne fasse pas partie du dossier remis à Forain est en revanche un contre-argument important. Ceci dit, le poème peut encore avoir été composé en mai entre l’ensemble remis à Forain et la série close des Fêtes de la patience parvenue jusqu’à Richepin. Le poème peut encore être de juin, mais il nous semble peu vraisemblable qu’il soit plus tardif, bien que nous en admettions nécessairement l’hypothèse. Le poème Honte qui a la tournure d’une prière, mot sur lequel se ponctue le poème, est impossible à dater, bien qu’il fasse songer à la situation de rejet de Rimbaud par la communauté parisienne en mars-juin 1872. En revanche, l’identification des « Monts-Rocheux » au village ardennais de Roche(s) n’est fondée sur rien et n’a aucune pertinence en soi, l’hypothèse ne renvoyant qu’à elle-même.)

(Avril–)Début mai 1872 : Larme, La Rivière de Cassis, Comédie de la soif, Bonne pensée du matin, Les Déserts de l’amour.
(Un dossier de poèmes a été remis à Forain en mai 1872. Il s’agit de ces cinq écrits et du dossier de 24 pages établi par Verlaine qui comprend des poèmes essentiellement de « première manière » (Tête de faune comme exception). Le dossier ne s’est pas enrichi des ajouts prévus par la liste correspondante de Verlaine (Le Bateau ivre ou Bateau extravagant, Paris se repeuple, La France, Les Anciens Partis, Les Pauvres à l’Eglise). Des manuscrits non paginés ont pris leur place : un texte en prose et quatre écrits en vers tous quatre datés de « mai » sur les manuscrits. A l’évidence, il s’agit d’un dossier remis à Forain au milieu du mois de mai 1872, peu après le retour de Rimbaud le 7. Comédie de la soif est une composition en cinq parties, cinq poèmes en un. Il n’est pas impossible que certains de ces poèmes soient du mois d’avril même. Si Bonne pensée du matin semble parisien, les trois autres poèmes en vers peuvent très bien se nourrir en idée de la retraite de Rimbaud à l’époque, tandis que les « chers corbeaux délicieux » sont une reprise d’un vers du poème Les Corbeaux. Pour la manière de pose dramatique comme pour la faible variation syllabique de certains vers au sein des strophes, le poème Comédie de la soif fait quelque peu songer à certaines pièces de Charles Cros (L’Orgue, Ronde flamande, La Dame en pierre, Romance, Bonne fortune). Quant aux Déserts de l’amour, il pourrait s’agir de la première version avec un premier titre de La Chasse spirituelle, dont l’inclusion dans le dossier Forain invite à penser qu’il s’agit d’une composition du temps d’éloignement de Rimbaud en mars-avril 1872. D’Angleterre, Verlaine prétendra auprès de ses amis (lettre clef à Philippe Burty du 15 novembre) que sa femme s’est ingéniée à confondre son courrier et un manuscrit cacheté intitulé La Chasse spirituelle afin de nuire à sa relation avec Rimbaud. Dans la liste des objets à récupérer, Verlaine parle de cette Chasse spirituelle sous pli cacheté et de « poèmes en prose ». Plus tard dans Les Poètes maudits, Verlaine a évoqué cet écrit que la famille Mauté semble bel et bien avoir détruit, puisque dans ses Mémoires Mathilde commet l’erreur d’avouer, avec toute la confusion probable et accommodante des titres qui peut être devinée, qu’elle avait mis la main sur des versions de Voyelles ou Les Chercheuses de poux poèmes dont elle s’empresse de déclarer rassurée qu’ils ont bien été publiés de toute façon : « Un prosateur s’ensuivit. Un manuscrit dont le titre nous échappe et qui contenait d’étranges mysticités et les plus aigus aperçus psychologiques tomba dans des mains qui l’égarèrent sans savoir ce qu’elles faisaient. » Le rapprochement possible avec Les Déserts de l’amour est tellement sensible que Bouillane de Lacoste a déjà envisagé l’identification des Déserts de l’amour à La Chasse spirituelle avant nous. Nous excluons naturellement l’idée que, dans Les Poètes maudits, Verlaine puisse parler des Déserts de l’amour et non de La Chasse spirituelle. Il va de soi également que Verlaine donne à ce manuscrit une dimension suspecte de maintes « pages éparpillées » susceptibles d’être confondues avec des extraits de lettres. Les « poèmes en prose » laissés dans la famille Mauté pourraient être de premières versions (en juin ? ou plutôt en mars-avril vu leur inclusion dans des lettres ?) de poèmes des Illuminations connus, et il est peu probable qu’ils fussent nombreux (« Une 10e de lettres du précédent, contenant des vers et des poëmes en prose »). Telle est notre impression. Pour sa part, Jacques Bienvenu a insisté sur le fait que Verlaine a eu besoin de La Chasse spirituelle pour donner le change et il suppose que les « poèmes en prose » pourraient être un élément imaginaire de plus pour brouiller les pistes. Selon lui, La Chasse spirituelle n’a jamais existé et, si les poèmes en prose devaient être authentiques, il pourrait s’agir des Déserts de l’amour éventuellement.)

Fin mai – début juin 1872 : Les Fêtes de la patience, quatre poèmes. Plus précisément, trois datés du mois de mai (Bannières de mai, Chanson de la plus haute Tour, L’Eternité) et un du mois de juin (Âge d’or).
(Les quatre poèmes forment un ensemble intitulé Fêtes de la patience. Deux séries manuscrites nous sont parvenues. La plus ancienne et la plus soignée, où les dates sont précisées, a été révélée au XXe siècle par l’intermédiaire de Jean Richepin, dont nous ignorons s’il a récupéré cet ensemble directement ou non des mains de Rimbaud. Dans la continuité d’une réflexion sur l’identification de La Chasse spirituelle aux Déserts de l’amour, nous pouvons relever la mention « chansons spirituelles » à la rime dans Bannières de mai.)

[Nota Bene : lettre de Rimbaud à Delahaye (datée de "Jumphe" autrement dit de juin) qui contient sans doute le passage ayant précipité la création du plus célèbre vers faux attribué par Labarrière à Rimbaud : le vers « Et le poète soûl engueulait l’univers ! » semble avoir pour source le passage suivant : « Ce qu’il y a de certain, c’est merde à Perrin. Et au comptoir de l’Univers, qu’il soit en face du Square ou non. Je ne maudis pas l’Univers, pourtant […] ».]

Enigme, Juin 1872 (ou plus tôt ou plus tard ?) : « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… », Famille maudite (alias Mémoire)
(Absents du dossier remis à Forain, ces poèmes n’étaient peut-être pas encore composés en avril ou au début du mois de mai. Le manuscrit de Famille maudite provient toutefois d’héritiers (au sens large ?) de la famille Mauté, ce qui a laissé dire qu’il était obligatoirement antérieur au 7 juillet, ce qui est plausible mais discutable étant donné la présence de copies par Rimbaud de poèmes plus tardifs de Verlaine, ce qui n'est pas négligeable, (et dans une moindre mesure) étant donné aussi 1) le fait que Charles de Sivry, demi-frère de Mathilde, ait conservé des contacts avec Verlaine, étant donné aussi 2) le fait que la famille Mauté ait été impliquée dans les héritages et les décès de la famille Verlaine (décès de la mère de Verlaine, de Paul Verlaine et du fils de celui-ci avec Mathilde Mauté). Au plan métrique, il s’agit des deux seuls poèmes en alexandrins faisant partie de l’ensemble connu des poèmes « seconde manière » de Rimbaud, en n’incluant pas l’alexandrin final de Bonne pensée du matin. Les césures ne sont pas aussi méconnaissables qu’on le prétend, elles sont plus prégnantes que dans le cas des vers de dix syllabes, tandis que seuls les poèmes en vers de onze syllabes posent une énigme d’identification de la césure auxquels ajouter la Conclusion en vers de dix syllabes de Comédie de la soif. Autrement dit, « Qu’est-ce pour nous… » et Mémoire sont en alexandrins réguliers chahutés, Tête de faune, Juillet et Jeune ménage sont en décasyllabes littéraires avec une césure fortement chahutée après la quatrième syllabe et cinq poèmes posent un problème d’identification de la césure, à savoir l’ensemble des poèmes en vers de onze syllabes : Larme, La Rivière de Cassis, Est-elle almée ?..., Michel et Christine et la dernière partie de Comédie de la soif. Toutefois, l’idée d’une progression chronologique des audaces n’est pas justifiée. Jeune ménage et Juillet, plus réguliers que Larme, lui sont postérieurs. Il est impossible également d’établir une chronologie en fonction des audaces à la rime. En revanche, comme cela a déjà intéressé les études de Benoît de Cornulier, Famille maudite / Mémoire est tout en rimes féminines et « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… » tout en rimes masculines à l’exception de deux rimes féminines partageant la reprise du même mot « frères ». Cela nous rapproche de Voyelles tout en rimes féminines avec son unique rime masculine conclusive. Or, le mot « ombelles » est commun à Voyelles et Mémoire, ce qui renforce encore l’idée que ces trois poèmes ne sont probablement pas éloignés dans le temps, d’autant que les rapprochements pourraient être poussés plus loin. Enfin, la preuve qui permet d’affirmer que Mémoire est un poème en alexandrins vaut aussi pour le poème Juillet qui date de juillet-août 1872. Le poème Mémoire compte cinq « enjambements de mots » à la césure, mais trois n’en sont pas vraiment à cause d’un profil traditionnel admis à l’étranger (Italie, Angleterre, etc.) et nous pouvons remarquer qu’ils forment une série : « saut-ent », « ombell-es », « sau-les », il reste alors deux enjambements de mots au sens strict « maro+quin » et « a+près », sur les bornes du sixième quatrain (vers 21 et 24) tout juste au-delà du milieu d’un poème de 40 vers (10 quatrains), lequel sixième quatrain comporte encore une césure calembour « se + séparent ». Dans Juillet, la césure étant admise après la quatrième syllabe, l’unique enjambement de mot au sens strict se trouve au vers 14 « sta-tion » dans un poème de 28 vers, nouvelle attention métrique portée au milieu du poème qui ne saurait relever du hasard. Ce parallèle entre Mémoire et Juillet rend plausible un rapprochement dans le temps des deux compositions.)

27 juin 1872 : Jeune ménage.
(Le poème a été transcrit au dos d’une lettre de Forain à Rimbaud, probablement une lettre de mars ou avril, puisqu’il est question d’éloignement. La date est celle qui figure au bas de la transcription autographe du poème et nous n’avons aucune raison de la mettre en doute. Sa précision est exceptionnelle à l’époque.)

Juillet 1872 : « Est-elle almée ?... »
(Poème en deux quatrains, connu par une version sans titre et datée précisément de « Juillet 1872 ». Steve Murphy, dans son édition philologique des Poésies parue chez Champion en 1999, pense qu’il s’agit non pas d’un poème complet, mais uniquement des deux derniers quatrains d’une œuvre alors perdue. L’hypothèse est intéressante dans la mesure où, derrière l’apparence de quatrains, les rimes sont organisées comme pour un discours en vers, les fameuses rimes plates AABBCCDD… Ceci dit, le poème faisait partie du dossier sans doublon parvenu au journal de La Vogue en 1886 et le fait que le manuscrit ait été découpé plaide précisément pour l’autonomie de ces huit vers, ne laissant place qu’à une dernière hypothèse : Rimbaud aurait lui-même détaché ces deux quatrains d’une œuvre antérieure pour en faire une œuvre finie en soi. Mais il resterait à le prouver.)

Juillet-août 1872 : Juillet, Michel et Christine
(Le poème Juillet n’est pas daté, mais il évoque le passage à Bruxelles de Rimbaud et Verlaine en juillet 1872, et leur passage du côté du Boulevard du Régent, du Palais Royal et du Parc Royal, au moment probablement de commémorations nationales vers le 21 juillet. Nous avons établi ce point dans un article mis en ligne le mercredi 30 janvier 2013 sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu : « Une promenade le long du boulevard du Régent ». La présentation des mentions de dates et de lieux coïncident avec les pratiques de Verlaine pour des poèmes des Romances sans paroles : Chevaux de bois et Simples fresques, compositions d’août 72, à Bruxelles également. Dans son édition philologique des Romances sans paroles de Verlaine, Steve Murphy a souligné que Michel et Christine avait des liens intertextuels étroits avec le poème Malines de Verlaine daté d’août 1872. Michel et Christine est ainsi plus probablement d’août que de juillet, mais les deux poèmes de Rimbaud semblent liés, ils comptent tous deux 28 vers et Claude Jeancolas a fait observer qu’une identité de tache maculant au même endroit les manuscrits connus de ces poèmes invite à penser qu’ils semblent avoir été couplés et conservés pliés l’un avec l’autre.)

Août 1872 : Fêtes de la faim
(Le poème est ainsi daté sur le manuscrit qui est signé « A. R. » tout comme « Est-elle almée ?... » Il peut avoir été composé à Charleroi au début du mois d’août, ou à Bruxelles, sinon moins probablement lors d’un voyage à Liège ou à Malines. Il peut être antérieur à Michel et Christine également, mais tout cela est impossible à démêler pour l’instant.)

[Nota Bene : Au dos du manuscrit autographe connu du poème Fêtes de la faim, une liste avec des additions de différents nombres de vers interpelle. Nous reproduisons ici les trois colonnes sous une forme horizontale à peu près équivalente : 24+24+28+32=108, 26+36+24+34 (remplace 32 biffé)=120, 24+50+16+20+32+10[=152], 120+152+108=380. Steve Murphy a identifié les nombres de vers pour la série formée par Les Fêtes de la patience (26+36+24+34=120) et un nombre 24 correspond probablement à Fêtes de la faim, mais les autres chiffres sont énigmatiques. Steve Murphy songe également que les nombres 24+50 pourraient cacher un dénombrement erroné des 75 vers de Comédie de la soif (24 (Les Parents) + 50 (le reste du poème qui compte en réalité 51 vers : 16+12+15+8). La difficulté naît de l’absence de certains chiffres clefs. L’absence du nombre 18 dans cette liste pour établir une correspondance avec La Rivière de Cassis, poème de mai 1872 dont une version a été remise à Forain, est l’argument décisif pour dire qu’il ne s’agit pas d’une liste exhaustive des vers « mauvais » créés par Rimbaud de mai à août 1872. Cet argument est capital, car, si cette liste ne donne pas le nombre 40 qui correspond à Mémoire, la date de composition de ce dernier est inconnue. Dans le même ordre d’idées, nous connaissons trois poèmes de 20 vers, dont un seul est daté : Honte, « Entends comme brame… » et Bonne pensée du matin daté de mai et remis à Forain. Les nombres 50, 32 et 10 ne correspondent à aucun poème en vers « seconde manière » connu, alors que le nombre 16 convient au seul Larme et qu’il est possible de trouver suffisamment de candidats pour les nombres 28 (Juillet, sinon Michel et Christine) et 24 (L’Eternité, Comédie de la Soif I. Les Parents, Fêtes de la faim et Jeune ménage, sinon « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… » à l’exclusion de la ligne finale). Dans l’absolu, il peut s’agir de poèmes de Rimbaud en vers « seconde manière » connus et inconnus, mais tout autant de poèmes en vers « première manière » ou de poèmes de Verlaine. Steve Murphy croyait identifier le dizain « L’Enfant qui ramassa les balles… » derrière le nombre 10, bien avant la révélation de la signature « PV » du manuscrit. Mais l’hypothèse ne s’accompagne de toute façon pas d’une élucidation des nombres 50 et 32. Il conviendrait également d’identifier l’auteur de cette liste de chiffres et sa période de transcription. Rimbaud, Verlaine ou Nouveau, ou un prote de La Vogue ? Août 1872 même ou plus tard ? Si cette liste est bien de la main de Rimbaud, comme elle se trouve au recto de la plus récente composition en vers « seconde manière » connue, elle invite à penser que Rimbaud évalue la quantité de vers produite à un moment où il entend cesser de persévérer dans la composition de vers « mauvais » ou « seconde manière », mais pour des raisons ignorées certains poèmes inconnus auraient été reniés ou auraient disparu, tandis que, par ailleurs, la liste n’a pas le mérite de l’exhaustivité. Le problème semble devenu insoluble.]

Septembre-Novembre 1872 (ou plus tard ?) : « Ô saison ! ô châteaux !... »
(Poème dont nous connaissons un brouillon, une mise au propre sur un manuscrit et un état imprimé. Le brouillon peut inviter à penser qu’il s’agit d’une composition contemporaine du livre Une saison en enfer par son accompagnement de prose, mais, et le commentaire en prose serait un indice en ce sens, le poème pourrait être le remaniement à la toute fin de 1872 ou dans la première moitié de 1873 d’une version initiale inconnue. Le brouillon comporte en effet deux suscriptions biffées : « c’est pour dire que ce n’est rien, la vie / voilà donc les saisons ». Quant au travail du brouillon, il révèle une étape de transition entre divers modèles de refrain, puisque nous pouvons recenser 1) le refrain qui ne se différencie pas formellement du reste du poème dans les versions de 1872 de Chanson de la plus haute Tour ou L’Eternité, 2) le refrain ou bouclage de début et fin de poème aux vers réguliers, mais avec une forme qui fait nettement contraste avec les deux autres strophes adoptées dans le poème comme c’est le cas du poème complexe Fêtes de la faim et 3) le refrain syllabiquement irrégulier de la version imprimée dans Une saison en enfer du poème remanié Chanson de la plus haute Tour. Le retour d’un refrain d’une seule ligne, par suppression de sa deuxième ligne initiale, point le plus spécifique quant au poème « Ô saisons !... », est à rapprocher des abréviations désinvoltes dans Âge d’or, mais surtout de ce que se permet Verlaine à la même époque dans le poème Streets I des Romances sans paroles : « Dansons la gigue ! » Le caractère de transition du brouillon vient de ce que le poète a biffé deux vers de refrain respectant les lois de la mesure de sept syllabes « Ô les saisons et châteaux / L’âme n’est pas sans défauts », avant de s’abandonner à un refrain en vers de six syllabes qui nous rapproche du refrain en vers de quatre syllabes du poème Fêtes de la faim : « Ô saisons ! ô châteaux ! / Quelle âme est sans défauts ? » et « Ma faim, Anne, Anne, / Fuis sur ton âne. » Il faudra attendre Une saison en enfer pour que l’irrégularité s’inscrive au cœur du refrain lui-même dans le cas de Chanson de la plus haute Tour : « Qu’il vienne, qu’il vienne / Le temps dont on s’éprenne. » Notons aussi que, dans Alchimie du verbe, le poème « Ô saisons !... » est cité après une traversée de la mer : « Je dus voyager… Sur la mer… » S’il convient de ne pas confondre fiction et biographie, les indices convergent pour laisser entendre que « Ô saisons !... » est une création faite en Angleterre par Rimbaud, ce qui correspond au consensus actuel.)

[Nota Bene : dans ses écrits sur Rimbaud, Verlaine a déclaré que Rimbaud n’a pas écrit de poèmes en vers au-delà de ses 18 ans, âge qu’il atteignit le 20 octobre 1872, et pas au-delà de l’année 1872, ce sur quoi nous avons insisté dans des articles récents.]

[Nota Bene : Avril-août 1873 : composition du livre Une saison en enfer selon la datation livrée à la fin de cette œuvre par Rimbaud. Nous n’avons aucune raison de mettre cette mention en doute, d’autant qu’elle coïncide avec d’autres données que nous présenterons dans la suite de notre chronologie. Le dessin de Verlaine « Comment se fit la saison en enfer » évoque un cadre londonien élargi à une période 1872-1873, mais il s’agit de déplacer les lignes en présentant le portrait intrigant du poète dans son vécu de déchéance qui a pu préparer le terrain à l’œuvre littéraire. Ce dessin ne saurait être qu’exploité abusivement en tant que contre-argument.
En tout cas, Rimbaud a remanié plusieurs poèmes en vers de 1872 avant de les intégrer à la section Alchimie du verbe du livre imprimé bientôt par l’éditeur belge Poot. Il semble également qu’à partir d’éléments de Fêtes de la faim Arthur ait composé un nouveau poème « Le loup criait sous les feuilles… », mais rien n’interdit de penser que même cette composition est plus ancienne. Un titre de poème apparaît sur le brouillon : Confins du monde. Il peut s’agir d’un texte inconnu et, même si cela semble peu probable, d’un texte connu sous un autre titre ou sans, mais que nous n’arrivons pas à identifier.
La production exhibée dans Alchimie du verbe est essentiellement ancienne. Trois poèmes datent de mai 1872 sur les versions manuscrites « originelles » : Larme, Bonne pensée du matin, Chanson de la plus haute Tour et L’Eternité. Un date du mois d’août 1872 : Fêtes de la faim qui devient Faim. Les deux autres poèmes sont, comme nous l’avons déjà dit, délicats à dater précisément « Ô saisons,… » et « Le loup criait sous les feuilles… »]

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