jeudi 4 décembre 2025

La préface de Steve Murphy, deux phrases !

Je ne peux pas rendre compte pour l'instant de l'exemplaire que j'ai reçu du livre de fac-similés en couleurs des manuscrits des Illuminations, j'ai d'autres priorités, mais je tiens à cibler deux phrases de la préface fournie par Steve Murphy.
A propos de la pagination, voici ce que Murphy écrit : "on admet aujourd'hui l'ordre des 24 premiers feuillets publiés ensemble dans La Vogue".
C'est tout !
Ce n'est pas un libellé scientifique, mais une opinion. Aucun scientifique n'admettra qu'on s'en remette ainsi à un consensus.
Aucun spécialiste du droit ne peut manquer d'observer que l'argument cherche moins à convaincre (appel à la rasion) qu'à persuader (jeu sur les sentiments) au plan rhétorique. Il s'agit d'un argument où on invite le lecteur à s'en remettre en confiance à une autorité. Les gens rompus à l'enseignement de la rhétorique, dans le droit, dans la philosophie, n'accepteront jamais de valider l'argument comme preuve.
Pour un scientifique, un philosophe ou un juriste, l'argument n'est pas recevable.
Il faut ajouter le problème de définition vague du consensus derrière le pronom indéfini "on". Il y a trois sites rimbaldiens dominants sur internet : le mien, celui de Jacques Bienvenu et celui d'Alain Bardel. Deux sur trois n'admettent pas la pagination. On peut dire que les sites internet ne représentent pas le consensus des universitaires, mais au plan de l'édition rimbaldienne André Guyaux dans la collection de La Pléiade a édité les Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud et il n'admet pas non plus la pagination comme fiable. André Guyaux a par ailleurs publié un livre Poétique du fragment dans la décennie 1981-1990 où il a déjà fait entendre qu'il ne considérait pas la pagination comme autographe, et les ouvrages étudiant les manuscrits des Illuminations sont rares. Bouillane de Lacoste est le premier et le principal rimbaldien à avoir étudié les manuscrits des poèmes en prose avec des contributions décisives que Guyaux ni Murphy n'ont pu atteindre par la suite. Or, lui non plus n'adhère pas à la thèse de la pagination autographe. Entre les trois principales personnes qui ont fourni des études longues sur les manuscrits des Illuminations, nous retrouvons cette proportion de deux contre un, en faveur de la non pagination autographe. Il est vrai qu'il est question du consensus actuel et Bouillane de Lacoste n'est plus là pour s'exprimer, mais son travail n'a-t-il plus voix au chapitre ? En tout cas, même en retirant Bouillane de Lacoste, il n'y a pas de consensus entre Guyaux et Murphy.
Passons à un autre plan ! Pour qu'il y ait consensus, il faut que les autres rimbaldiens s'expriment sur le sujet. Plusieurs rimbaldiens importants sont décédés : Fongaro, Claisse, Ascione. Certains se sont retirés depuis longtemps, ne lâchant qu'un rarissime article : Jean-Pierre Chambon. D'autres ont des sujets de prédilection et évitent de s'attaquer à un travail sur les manuscrits : Benoît de Cornulier. Quant aux éditions courantes des poésies de Rimbaud, celles de Forestier (collection "Bouquins" chez Robert Laffont, collection "Poésie Gallimard", collection "Folio"), de Jean-Luc Steinmetz chez Garnier-Flammarion (en trois volumes refondus en un seul sans remaniements majeurs), de Pierre Brunel (en plusieurs volumes ou en un seul dans la collection "La Pochothèque"), elles sont toutes antérieures à l'article de 2001 de Steve Murphy où il a été affirmé que la pagination était autographe. Il n'y aurait aucun sens à impliquer leurs éditions dans le consensus ! La seule édition de référence postérieure à 2001 est celle de Guyaux dans la collection "La Pléiade" et elle s'oppose à la pagination autographe.
Enfin, parmi les quelques rimbaldiens qui se sont exprimés en faveur de la pagination autographe, il faut prendre compte de ceux qui ont renoncé à cette conviction. Yves Reboul a pris fait et cause pour cette pagination dans son livre de 2009 Rimbaud dans son temps, au sujet du poème "Barbare" interprété comme une sorte de conclusion ou tout du moins comme formulant un jugement rétrospectif sur d'autres poèmes de l'ensemble. Notons que défenseur de la pagination autographe, Bardel a jugé lui-même absurde la thèse de lecture de Reboul. Reboul ne s'est plus jamais exprimé sur le sujet, et son étude de 2009 est antérieure aux articles de Jacques Bienvenu démentant l'article de Murphy de 2001 sur la pagination autographe. Quant à Michel Murat, il continuait de soutenir la pagination autographe dans sa version augmentée de son livre L'Art de Rimbaud paru en 2013, mais il a changé d'avis dans le Dictionnaire Rimbaud où il concède que la pagination autographe n'est pas prouvée.
Sur deux rimbaldiens connus pour avoir formulé leur adhésion, il n'en reste plus qu'un seul, un sur deux, ça ne fait aucun consensus, et pire encore il y a une évolution en défaveur de cet ordre des feuillets.
Prendre le temps de mentionner tous les rimbaldiens qui auraient formulé leur adhésion est problématique, puisque nous ne pouvons déterminer si la majorité silencieuse n'a pas jugé important de se prononcer ou s'ils n'y croient tout simplement pas.
Qui plus est, avec tous les phénomènes de cooptation universitaire, de brossage dans le sens du poil entre collègues, l'exercice devient rapidement dérisoire.
Il ne le serait pas si massivement les rimbaldiens se prononçaient en faveur de la pagination autographe, ce qu'ils ne font pas, et j'ajoute que la fin de non-recevoir de Murat dans le Dictionnaire Rimbaud a été concertée et validée. Les trois directeurs du Dictionnaire Rimbaud : Alain Vaillant, Yanné Frémy et Adrien Cavallaro ont considéré que Murat pouvait légitimement mettre en doute la thèse de la pagination autographe. L'avant-propos de l'ouvrage précisait clairement qu'il s'agissait de faire un tri dans l'état des recherches rimbaldiennes en 2021.
Ce consensus se résume à deux rimbaldiens : Alain Bardel et Steve Murphy, en l'état actuel de nos connaissances.
Notons qu'en préfaçant ce livre fac-similaire, Murphy est censé apporter la caution du scientifique qui aurait établi la preuve d'un manuscrit confectionné par Rimbaud jusqu'à la pagination. On n'attend pas de lui qu'il rapporte avec distanciation un consensus ou une opinion. Il n'est pas dans son rôle. Ou il se tait sur le sujet ou il consolide son argumentation ancienne, mais il ne peut pas dire évasivement que la majorité des rimbaldiens pensent qu'il a raison, surtout quand en épluchant les écrits des rimbaldiens on se rend compte que ce consensus n'est pas vrai, ou du moins n'existe pas publiquement.
J'ajoute que je vois un autre défaut à la phrase de Steve Murphy : en toute rigueur, il devait écrire qu'il y avait un consensus des experts en études rimbaldiennes sur la pagination autographe, mais pas formuler qu'il y avait une tendance de tous à s'en remettre à l'ordre des feuillets tel qu'il nous est parvenu, ce qui n'est pas du tout le même propos. Oui, les éditeurs publient les poèmes des Illuminations en tenant compte de la pagination, voire des paginations, mais il ne s'agit que d'une conséquence aléatoire de l'histoire des éditions des manuscrits. Ils suivent le modèle initial de publication, celui qui s'est imposé avec le temps. Ils n'ont pas vraiment de marge de manœuvre et personne ne leur en fait un reproche non plus. Le consensus dont parle Murphy n'a aucun sens, ne suppose aucun débat, et il n'implique pas que la pagination soit considérée comme autographe.
Ensuite, je relève cette autre phrase à propos des manuscrits qui ne font pas partie de la suite de 24 pages : "on ne peut inférer un ordre auctorial sûr pour le reste des textes de La Vogue et de l'édition Vanier de 1895". Il y a déjà un vice caché dans l'argumentation, puisque, et les experts en philosophie et en linguistique peuvent le remarquer d'emblée, cette phrase fait une assertion qui passe au premier plan tout en s'appuyant sur une affirmation placée à l'arrière-plan. Si on ne peut rien inférer pour le reste, c'est qu'on sous-entend qu'on peut inférer quelque chose sur les 24 pages". Vous pensez que c'est ce qui a été fait, mais détrompez-vous. La première phrase que j'ai citée de Murphy ne montre pas qu'on puisse inférer quoi que ce soit, mais le consensus exhibé n'est pas sur le même plan. Il y a une acceptation passive de la pagination par les éditeurs des poésies de Rimbaud et par les lecteurs et de l'autre l'impossibilité d'affirmer l'ordre voulu par le poète pour l'ensemble des poèmes qui ne font pas partie des vingt-quatre pages. Cette opposition n'est pas valable. Il est impossible d'inférer l'ordre auctorial tant pour le reste des manuscrits que pour l'ensemble de 24 pages ! Puisque l'acceptation éditoriale passive de l'ordre paginé ne signifie pas la conviction que nous avons affaire à un ordre auctorial. Qui plus est, même si on veut soutenir que le consensus porte sur la pagination comme auctoriale, autographe, il y a un écart entre "on admet" et "on infère".
Notons que, contrairement à Bardel, Murphy ne part pas en croisade pour soutenir que le reste des manuscrits a été publié dans un ordre déterminé par Rimbaud. Ni Murphy ni Bardel ne signalent à l'attention le cas du manuscrit autographe non paginé de "Promontoire", mais nous avons deux thèses très contrastées du coup entre la thèse de Bardel qui parle d'un seul manuscrit des Illuminations, ce qui suppose une minimisation critique du cas des feuillets volants dont les paginations ne relèvent pas d'un système unifié, et la thèse de Murphy que nous n'aurions qu'une partie du recueil dans un état figé ou fixé, concession explosive s'il en est !
Chef d'orchestre des éditions fac-similaires actuelles, Bardel ne peut pas s'appuyer sur une adhésion pleine et entière de Murphy, lequel défend plus que mollement sa propre thèse de la pagination autographe. J'ajoute que, si la gazette Ombres blanches nous invite à nous reporter au site internet Arthur Rimbaud d'Alain Bardel pour des études détaillées de mise au point sur les indices des manuscrits d'un travail auctorial ou non, à part les hypothèses sur la vie de Rimbaud pour les manuscrits en-dehors des 24 pages, Bardel ne fait jamais que reprendre des éléments qui tous étaient déjà dans l'article de 2001 de Steve Murphy dans le numéro 1 de la revue Histoires littéraires : étude sur les "filets de séparation", etc. Il ne s'agit pas d'un débat contradictoire avec des éléments nouveaux, et ces éléments n'ont pas la portée que Bardel prétend leur donner non plus. La thèse de Murphy portait très clairement sur la pagination des 24 pages manuscrites, et c'est ça qui a été contesté avec deux arguments massue.
Murphy lui-même disait qu'il n'y avait pas de milieu, la pagination était soit le fait des éditeurs, soit le fait de Rimbaud seul, cela sans mélange. Or, pour tout ce qui est au-delà de la suite de 24 pages, il n'y a déjà aucune pagination unifiée et il est facile d'identifier des paginations en fonction des éditions originales des poèmes en question. Et le manuscrit autographe de "Promontoire" n'est pas paginé, alors que le manuscrit allographe est paginé 1 et 2, avec la pagination "3" subséquente de "Scènes", comme l'a montré Jacques Bienvenu en janvier 2025 dans un article de son blog Rimbaud ivre. Même le décalage "3" a son importance, puisque la pagination suppose un manuscrit en deux pages de "Promontoire" et non en une seule. C'est le seul manuscrit autographe non paginé, au moins pour l'ensemble publié initialement dans les numéros 5, 6 et 7 de la revue La Vogue. Et la pagination pour le numéro 7 implique des poèmes en vers nouvelle manière.
Pour les 24 pages, je le dis et répète, nous avons une convergence maximale autour de la page 9 qui prouve que la pagination a été conduite par la revue La Vogue.
Initialement, la revue avait prévu de ne publier que le contenu des neuf premières pages. La mention "Arthur Rimbaud" apparaît au bas de la neuvième page et les neuf premiers chiffres de la pagination au crayon ont été repassés à l'encre. On constate que le dos du manuscrit paginé 9 est précisément plus sale, c'est Guyaux qui le faisait déjà remarquer dans Poétique du fragment sans faire le lien comme je l'ai fait avec la mention "Arthur Rimbaud" et le repassage à l'encre des neuf premiers chiffres. La page 9 est déjà le point de convergence des trois faits suivants : verso maculé d'un manuscrit ayant servi d'enveloppe externe, fin du repassage des chiffres de la pagination de un à neuf et mention du nom d'auteur "Arthur Rimbaud". A cela s'ajoute un quatrième fait convergent : la manière de souligner les titres de la page 1 à 9 avec des crochets < et >. Au-delà, les titres ne sont pas soulignés ou ils sont encerclés, ce qui prouve que l'opération de soulignement des titres n'a pas été exécutée d'une seule traite.
En toute rigueur, un rimbaldien ne doit pas se contenter d'étudier les chiffres de la pagination, il doit étudier les convergences entre les indices.
Or, le nom au bas de la page 9 "Arthur Rimbaud", qu'on n'a pas considéré comme autographe que nous sachions et qui n'a aucune raison de venir d'un auteur supposé constitué un recueil tout d'une seule traite, c'est précisément la mention qui clôt la première série des Illuminations publiée dans le numéro 5 de la revue La Vogue. Cette série englobe dans leur ordre la série de poèmes qui va de la page 1 à la page 14 du dossier manuscrit tel qu'il nous est parvenu. Et, justement, on observe que de la page 10 à la page 14, les titres ne sont pas soulignés, mais que le soulignement des titres reprend à partir de la page 15 ! A un moment donné, il faut peut-être arrêter d'être obtus ! Pour démentir que la pagination ait été menée par la revue La Vogue, il faut sans arrêt faire passer des indices pour des coïncidences.
Je précise que Rimbaud avait un système pour indiquer les titres, placer un point après le dernier mot ou signe "xxx." ou allonger la dernière lettre par un trait horizontal. Or, les titres tels qu'ils ont été soulignés n'ont pas tenu compte de ce système, notamment pour le poème bref qui suit "Being Beauteous" : "Ô la face cendrée..." Ils n'ont pas compris que les trois croix faisaient office de titre, et n'ont donc pas identifié le petit point qui suivait ces trois croix. Notons qu'on ne voit pas pourquoi Rimbaud lui-même aurait manqué d'identifier les titres "Les Ponts" ou "Fête d'hiver", vu qu'il connaissait ses poèmes comme personne. Ces deux titres manquent justement dans l'édition de la revue La Vogue, signe que ces titres n'ont pas été identifiés par les protes de la revue La Vogue, et cela peut se comprendre si lors de l'opération on construit séparément les lignes des titres et les textes des poèmes, car tout cela sent le défaut d'assemblage dans une procédure qui n'est pas vraiment celle d'un lecteur. Pour "Les Ponts", aucun titre n'est souligné sur les manuscrits de la page 9 à 14, pour "Fête d'hiver", c'est le seul titre non souligné sur le manuscrit, preuve d'un oubli, et nouvelle preuve que les titres sont soulignés dans la précipitation par les premiers éditeurs.
A cette aune, vous devez prendre en considération aussi que la manière de souligner les titres change significativement dans l'intervalle de la page 9 à la page 10, puis dans l'intervalle de la page 14 à la page 15 !
Vous ne pouvez pas imposer à vos lecteurs témoins de ne prendre en considération qu'un élément après un autre, vous ne pouvez pas vous réjouir qu'ils ne voient pas la preuve par les convergences, parce que vous dispensant de leur en indiquer le déroulé vous vous réjouissez que l'évidence ne leur saute pas aux yeux. Il faut prendre le temps d'une synthèse de ces éléments convergents, quitte à faire un montage de petits extraits fac-similaires qu'on placerait sur deux pages en vis-à-vis.
Ce montage-là mettrait bien la preuve sous les yeux que la pagination des 24 pages vient de la revue La Vogue, même si on omettait de photographier les pages clefs de l'édition originale dans les numéros 5 et 6 de la revue La Vogue.
 
En voilà assez ! Je ferai prochainement un compte rendu de l'ouvrage lui-même, en m'intéressant à la qualité des photographies. Je prévois aussi de faire un tableau de l'évolution de l'ordre des poèmes de la revue La Vogue à l'édition en plaquette, édition qui comportait alors les poèmes en vers "nouvelle manière", parce que cela aussi est intéressant et passe à l'as !
Je terminerai en disant non pas qu'il faut admettre que la pagination n'est pas de Rimbaud, mais qu'il est prouvé qu'aucune pagination des manuscrits des Illuminations n'est de Rimbaud, celle en vingt-quatre pages comprise, et je me contrefiche de savoir si cela fait consensus ou non, encore que cela peut m'inquiéter au sujet de mes contemporains. Seule l'expertise scientifique m'intéresse.