mardi 3 octobre 2023

"Le Saule" de Musset et "Larme" de Rimbaud, instant de réflexion littéraire

Quand nous lisons le poème "Larme" de Rimbaud, nous ne sommes pas connectés à l'âme de Rimbaud pour partager avec lui les sources d'inspiration qu'il avait au moment d'écrire ces vers, et pourtant le poème est inévitablement investi de renvois culturels implicites. Rimbaud évoque une "bruyère" et ce n'est pas un mot de dictionnaire adressé aux lecteurs, ce n'est pas non plus faire réaliste et intime auprès du lecteur en lui disant que dans une clairière au bord du bois on peut trouver de la bruyère et des noisetiers.
Dans son analyse du poème "Larme" de son livre paru en 1996 Douze études sur les Derniers vers de Rimbaud (titre approximatif de mémoire pour aller vite), Bernard Meyer s'en tient à une lecture assez littérale, autrement dit il s'en tient à la lettre du texte pour ne pas trop risquer d'être accusé de lecture subjective en mobilisant des références qui seront déclarées personnelles et non imposées par Rimbaud en ses vers. C'est un résultat qui fait consensus mais qui reste décevant. Toutefois, l'auteur nous précise que le mot "bruyère" a ses lettres de noblesse en poésie et il cite un passage célèbre du René de Chateaubriand. On aurait aimé une mise au point nous expliquant ce que sont ces lettres de noblesse.
Je n'ai pas remarqué spécialement la présence du nom "bruyère" dans les poésies de Marceline Desbordes-Valmore, ni dans les poésies de Banville, et je sais bien qu'il y a la "bruyère en fleur" dans "Demain dès l'aube..." de Victor Hugo, mais ce n'est pas un lien aussi mince que je recherche et je n'ai pas l'impression que Victor Hugo a souvent créé un contexte de poète perdu ou isolé dans les bruyères. Il va de soi qu'il me reste à tout relire en ayant cette idée constamment à l'esprit. D'ailleurs, je me prévois une grande et massive relecture de poètes du dix-neuvième siècle avec un relevé attentif des rimes "anges" / "étranges", d'autres encore, histoire de faire des mises au point sur leur emploi.
Au sujet des bruyères, je prévois aussi de relire Lamartine, mais en tout cas j'ai relu par sondages des poèmes de Musset et je constate que ça répond à mes attentes. Il existe différentes éditions des poésies de Musset, et je recommande en particulier l'édition au Livre de poche de Frank Lestringant, tant elle est exhaustive et bien annotée. La plupart du temps, les éditeurs privilégient deux recueils tardifs complémentaires auxquels il manque les pièces de théâtre en vers considérées comme des poésies pourtant et jamais éditées d'ailleurs dans la section théâtre de Musset. Il y a un recueil dit de "Premières poésies" et un second recueil intitulé "Poésies nouvelles". Plusieurs classiques de Musset figurent dans les Poésies nouvelles, notamment les quatre "Nuits", mais le premier recueil a son lot de poésies célèbres, avec bien sûr les célèbres poèmes des débuts avec leurs petites provocations, avec les chansons en vers courts, etc. Les poèmes longs du premier recueil correspondent plutôt à des récits en vers enlevés "Don Paez", "Portia", "Mardoche", "Suzon" et "Namouna". Nous aurons "Rolla" en ouverture des Poésies nouvelles, mais dans ce dernier recueil où abonde tout de même les pièces de circonstance nous avons aussi les grandes pièces romantiques de Musset, les quatre "Nuits", "Souvenir", "Lettre à M. de Lamartine", et d'autres.
Tout cela pour dire que le fragment "Le Saule" occupe une place un peu à part dans le premier recueil. C'est la pièce romantique d'une certaine étendue du recueil. Sa longueur et le fait de la publier inachevée témoignent de l'importance que pouvait lui accorder l'auteur, et un lecteur, Rimbaud ou nous, pouvons difficilement en faire fi.
Le fragment "Le Saule" contient deux mentions du nom "bruyère" au moins et l'arbre du titre devient un ustensile théâtral tel qu'il est présenté dans le poème "Mémoire" de Rimbaud : "Font les saules". D'autres éléments peuvent retenir l'attention à condition encore de ne pas les laisser filer passivement.
Le poème "Le Saule" fait le récit de la vie d'une actrice américaine Georgina Smolen en intégrant un récit d'une de ses prestations lyriques. L'actrice a l'art de susciter les larmes, larmes qui fonctionnent sur les spectateurs parce que nous avons une communion de cœurs incités à se souvenir d'émotions dont Musset nous dit qu'il n'est pas possible que nous n'ayons jamais enfoui en nous les souvenirs aptes à les ressentir face à l'art évocatoire de l'actrice. En clair, cette théorie de la larme qui est une valeur positive réveillant un souvenir précieux que nous trouvons répétée à satiété dans les poésies de Desbordes-Valmore est un lieu commun romantique auquel Musset sacrifie également massivement et qu'en plus il théorise au sein même de sa production en vers.
Rimbaud dans "Larme" joue clairement à montrer comment lui personnellement répond à ce lieu commun romantique. Et c'est un cliché lié à la recherche du vrai amour. Rimbaud n'emploie pas le mot "amour" dans "Larme", mais vous avez tous lu "Vies" des Illuminations, "A une Raison", "Génie", et bien sûr Une saison en enfer.
Rimbaud avait lu très attentivement les poésies de Musset avant de les critiquer en mai 1871, et même s'il critique Musset, c'est une référence qu'il lit et relit sans aucun doute bien au-delà de mai 1871, ne fût-ce que pour travailler à le contredire, ne fût-ce que pour vérifier qu'il ne s'est pas trompé dans son jugement réprobateur, ne fût-ce que pour garder présent à l'esprit ce à quoi il pourrait se laisser aller alors qu'il a annoncé une ambition supérieure.
Au printemps 1872, Rimbaud vire de bord comme l'a écrit Verlaine et fait dans l'exprès trop-simple. Il s'agit bien d'un virage à 180 degrés pour dire vite dans la pratique poétique, donc par rapport à ce qui pouvait être dit dans la lettre du 15 mai 1871. Et dans ce virage, Rimbaud ne peut pas s'inspirer des mêmes poètes comme si de rien n'était, il doit forcément se replonger dans ce qui en esprit correspond à l'exprès trop-simple, de l'apparente naïveté.
Notons que derrière le "a" italien pour Georgina et Bella, il y a un air de ressemblance du suffixe entre "Georgina" et "Marceline", Musset n'ose pas "Georgine", mais risque "Georgette" dans son poème.
Et Marceline récitait en public des vers ou jouait des personnages féminins sur scène. Cela fait un point commun conséquent avec Georgina Smolen. Une fois qu'on voit cela, il n'est pas absurde de rapprocher "Le Saule" des poésies de Desbordes-Valmore en tant que références conjointes auxquelles renvoie le poème "Larme".
Et à un moment donné, puisque nous n'avons pas un Rimbaud pour nous dire lui-même qu'il a lu telle source décisive et puisque nous pourrions sur une source plus probante, il ne saurait être question de se priver de l'intérêt du poème "Le Saule" comme témoignage de la tradition lyrique à laquelle se rattache le poème "Larme". Le garde-fou selon lequel Rimbaud n'a pas nécessairement songé à ce poème de Musset en mai 1872 n'empêche pas de tirer parti des implications d'un poème que de toute façon il a lu quantité de fois en 1870 ou 1869...
Si vous préférez voir en "Larme" des réminiscences inconscientes, vous êtes obligés de prendre au sérieux l'idée d'une influence du "Saule", vous ne pourrez pas rejeter la source au prétexte qu'elle n'est pas assez liée explicitement à "Larme", puisque vos principes supposent par définition des liens plus flous au mépris (abusif de votre part) des réécritures en tant que telles.
Voici comment est introduite sa prestation, on pourrait y voir un sizain aux rimes anormalement inversées comme dans "Les Corbeaux", mais il s'agit d'un poème rimé assez librement et où le découpage par des blancs correspond à des séquences, autrement dit des ensembles de vers de longueur variable qui n'ont rien à voir avec des strophes, ce qui ne doit pas empêcher de soupçonner un fait exprès en matière de sizain inversé, tout comme les indices d'une réécriture de vers célèbres de Phèdre quand le sujet est une pièce de Shaekespeare :

Elle chanta cet air qu'une fièvre brûlante
Arrache, comme un triste et profond souvenir,
D'un coeur plein de jeunesse et qui se sent mourir ;
Cet air qu'en s'endormant Desdemona tremblante,
Posant sur son chevet son front chargé d'ennuis,
Comme un dernier sanglot, soupire au sein des nuits.
La suite immédiate est à citer également, on songe nettement au "Bateau ivre" pour la production d'ivresse et le courant qui emporte, quand bien même il n'y a strictement aucun lien sensible indéniable entre les deux poèmes :

D'abord ses accents purs, empreints d'une tristesse
Qu'on ne peut définir, ne semblèrent montrer
Qu'une faible langueur, et cette douce ivresse
Où l bouche sourit, et les yeux vont pleurer.
Ainsi qu'un voyageur couché dans sa nacelle,
Qui se laisse au hasard emporter au courant,
Qui ne sait si la rive est perfide ou fidèle,
Si le fleuve à la fin devient lac ou torrent ;
Ainsi, la jeune fille écoutant sa pensée,
Sans crainte, sans effort, et par sa voix bercée,
Sur les flots enchantés du fleuve harmonieux
S'éloignait du rivage en regardant les cieux...
Dans "Mémoire", le fleuve finit dans la "boue", mais c'est un temps un "Poème de la Mer" pour "Le Bateau ivrer" ; appréciez au passage la superposition du voyage en mer et du regard aux cieux. Dans "Larme", le pêcheur d'or peut très bien succéder à un rêve de cueilleur d'étoiles.
Orage et brouillard sont présents dans le poème "Le Saule", mais le brouillard du soir est celui du récit shakespearien.
Nous allons passer de l'émotion des larmes du récit dont l'actrice est la prestataire à la personnalisation de la douleur, puisque les vers vont maintenant traités de la douleur propre à l'actrice, et donc il y a un glissement à la poésie du personnage pour lui-même. L'évolution en sera malheureusement maladroite puisque nous tombons dans la banalité de la femme amoureuse d'un homme, avec symétrie puisque nous aurons aussi droit à un aperçu des abîmes lyriques de l'homme. Je trouve cela maladroit parce qu'on nous annonce une grande mélancolie métaphysique qui se réduit à un banal désir de compagnie amoureuse. Ce n'est pas qu'il soit regrettablement banal d'être amoureux, le problème c'est la portée littéraire du propos qui s'amenuise puisque Musset ne dit du coup plus rien de véritablement original et ne fait qu'enrober un sentiment  dans une métaphysique alors qu'il ne dit rien de plus que les autres hommes ou femmes, écrivains ou non.
Je remarque un passage qui sera ici une digression, mais je songe au savant au fauteuil sombre dans "Enfance IV", et les vers que je cite maintenant montrent qu'il y a un cliché littéraire avec lequel joue Rimbaud dans son poème des Illuminations :
Là, dans le vieux fauteuil de la noble famille,
Où les enfants priaient, où mouraient les vieillards,
S'agenouilla jadis plus d'une chaste fille
Qui poursuivait des yeux de lointains étendards.
Plus tard, c'est encor là qu'à l'heure où le coq chante,
Demandant au néant des trésors inouïs,
L'alchimiste courbé, d'une main impuissante,
Frappa son front ridé dans le calme des nuits.
Le philosophe oisif disséqua sa pensée...
La science aujourd'hui, rencontrant sous ses pieds
Les vestiges poudreux d'une route effacée,
Sourit aux vains efforts des siècles oubliés.
Sourciers, à vos baguettes de tendres bois de noisetiers !
J'aurais plusieurs autres vers à citer en passant, mais je veux au moins citer des passages à jeunes filles, villageois et oiseaux, de groupes "oisifs" :

Quelques groupes épars d'oisifs, de jeunes filles,
De joyeux villageois regagnant la cité,
Se distinguent encor, malgré l'obscurité,
Sous le chaume habité par de pauvres familles,
Des feux de loin en loin enfument les vieux toits
Noircis par l'eau du ciel dont dégouttent les bois.
[...]
Je devrais citer la suite immédiate, mais bon...
Passons à une première mention de la bruyère, au lieu de précéder l'orage elle^lui succède :

La tempête s'éloigne, et les vents sont calmés.
La forêt qui frémit, pleure sur la bruyère ;
Le phalène doré, dans sa course légère,
       Traverse les prés embaumés.
[...]
L'étoile à laquelle on s'adresse est une "larme" qui semble tomber comme une "perle au sein profond des eaux"  ! Et c'est "l'étoile de l'amour" !
Tenez, je vous offre ces vers qui font la passerelle entre la première des "Ariettes oubliées" et "Larme" :
[...]
C'est le bruit de ces flots, de ce vent qui murmure,
C'est l'aspect de ces bois, c'est toute la nature
Qui me brise le cœur, et qui me fait mourir !....
[...]
Eh oui, Rimbaud et Verlaine n'ont pas tout inventé, et ils ont puisé même chez ceux qu'ils dénigraient le plus. Et Musset lui-même n'a pas inventé ce qu'il vient d'écrire. Je m'étonne simplement que sur autant de décennies il n'y ait pas un Steinmetz, pas un Brunel, pas un spécialiste de Verlaine, pas un Forestier, pas un contributeur de la revue Parade sauvage, pas un quidam, pour se joindre à moi dans le fait de faire un état des lieux communs dont les poésies rimbaldienne et verlainienne dites hermétiques sont pourtant tributaires. Musset, il est édité au Livre de poche et en Poésie Gallimard, tous les universitaires rimbaldiens possèdent des éditions de ses poésies, et inévitablement du poème "Le Saule". Il y a des tonnes de vers de Lamartine et de Musset à rapprocher de passages de Baudelaire, Rimbaud et Verlaine. Avec tout ce déluge de publications, ça n'arrive pourtant jamais, c'est nul et non avenu.
Voici la deuxième mention du nom "bruyère" dans notre fragment d'une certaine étendue :

Au bord d'une prairie, où la fraîche rosée,
Incline au vent du soir la bruyère arrosée,
Le château de Smolen, vénérable manoir,
Découpe son portail sous un ciel triste et noir.
[...]

Il reste encore plusieurs pages de poème mais ça sera tout pour l'instant. Je suis fatigué et je ne voudrais pas que Bardel renonce à sa censure systématique, ni la revue Parade sauvage. Non non il faut qu'ils restent dans le comportement en société du côté des puissants qui daubaient un Rimbaud non encore publié. Non, je l'ai dit, ils sont bien du côté des censeurs de la revue La Renaissance littéraire et artistique, du côté du jury du troisième Parnasse contemporain. Je m'en voudrais qu'ils se donnent l'illusion d'être des admirateurs des poésies de Rimbaud. Non, non, ils admirent le titre officiel qu'est Rimbaud, mais ça ça n'a rien à voir.

Bye bye !

1 commentaire:

  1. Il y a un bug dans l'utilisation du profil peu importe.
    A propos de "La Nuit d'octobre", la réflexion est intéressante également. A priori, il n'y a aucune raison de relier cette nuit de Musset à Larme. Ceci dit, il y a des faits troublants. Le poème commence par des vers magnifiques sur le mal dont le poète se plaint en le minimisant et la Muse cherche à le faire. C'est superbement écrit et cela a inspiré Baudelaire pour certaines Fleurs du Mal. Malheureusement, on comprend que le poète minimisait son mal et le traitait de vulgaire. Il souffre de l'infidélité d'une femme et la Muse met en place une morale de vie positive selon laquelle cette souffrance est enseignement pour être heureux, et on a droit au mauvais Zadig leibnizien "elle t'a fait souffrir, mais maintenant tu as une vraie amoureuse, elle s'est sacrifiée pour affiner tes perceptions, une autre recueille les fruits, on la plaindrait. Be positive !" C'est pas terrible, et en plus Musset est volage, chante cela dans ses poèmes, ce qui fait que son drame de subir l'infidélité il sonne faux, surjoué, il sonne comme un prétexte à se complaire dans un jeu. Rimbaud n'a rien gardé dans ses poésies de cet aspect de méditation devant la Nature en relation avec une frustration amoureuse pour une personne, et à cette aune on semble pouvoir exclure tout rapprochement. Ceci dit, outre la joie de boire avec un ami près de la bruyère, outre les images de la Nature qui coïncident même sous forme de contrepoint, il y a aussi l'idée du "mal vulgaire". Rimbaud a écrit après "Larme" "Nocturne vulgaire" où on entend "Nuit" comme celles de Musset et "vulgaire" pour "mal", Rimbaud réécrit le titre de Verlaine "Nocturne parisien", il fait allusion à Vigny voire Michelet "maison de berger", à Baudelaire "Corbillard de mon sommeil" etc., etc., et sans doute à Musset, surtout que dans la Nuit d'octobre la Muse et le poète sont auprès d'un foyer. A creuser...

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