mercredi 25 octobre 2023

Derrière Ophélie, lisez Ophélia, la véritable source au poème de Rimbaud !

A partir d'un contexte scolaire selon le témoignage d'Izambard, Rimbaud a finalement livré une composition personnelle intitulée "Ophélie" qui nous est parvenue sous trois formes manuscrites distinctes : la création poétique a été remise au professeur Izambard lui-même, au poète Paul Demeny lors de l'une ou l'autre des deux escapades douaisiennes de l'année 1870 et au poète Banville dans une lettre datée de mai 1870. L'envoi à Banville a permis d'identifier des sources probables à la composition rimbaldienne, puisque Banville a mentionnée l'héroïne à quelques reprises dans les vers des recueils qu'il a déjà publiés à l'époque, et cette mention reviendra dans des publications ultérieures. La référence à Banville permet également de fixer la rime "Ophélie" / "folie" en tant que cliché ou bien d'enregistrer la formule "pâle Ophélie" comme un emprunt de la part de Rimbaud. Par extension, on a découvert que l'héroïne shakespearienne était mentionnée également dans un des poèmes les plus réputés de Leconte de Lisle "La Fontaine aux lianes", et il est certain que Rimbaud reprend de nombreux éléments à cette pièce du poète d'origine réunionnaise. Toutefois, les noms prestigieux de Leconte de Lisle et de Banville, quand ils sont convoqués, donnent finalement un prétexte aux rimbaldiens à ne pas trop chercher l'origine du traitement de ce motif shakespearien dans la poésie française. Et c'est d'autant plus dommage que c'est le poème entier de Rimbaud qui traite le motif alors que les mentions d'Ophélie ne sont faites pour dire vite qu'en passant dans les différents poèmes de Banville et Leconte de Lisle. Pour le dire plus précisément, Banville et Leconte de Lisle traitent des sujets différents, mais incluent des allusions à l'héroïne de la tragédie Hamlet, alors que Rimbaud traite le sujet même de la noyade d'Ophélie. On peut prétexter que Rimbaud a identifié les motifs qui justifiaient les évocations d'Ophélie dans les poèmes de Banville et de Leconte de Lisle, ce qui lui a permis par exemple de créer une variante à "La Fontaine aux lianes" sur un sujet distinct qui excluait d'office tout soupçon de plagiat. Il est clair que certaines idées de "La Voie lactée" de Banville passent dans le poème "Ophélie" de Rimbaud. On peut aussi penser que la variation entre "Ophélie" et "Ophélia" dans la production en vers de Rimbaud est un clin d'œil aux habitudes onomastiques de Leconte de Lisle.
Pourtant, face à ce poème, Izambard a prétendu qu'il était le fruit d'un sujet donné par lui en classe. Et Izambard n'avait certainement pas créé un cadre compliqué pour ses élèves où à partir d'un passage de "La Voie lactée" et de l'ensemble du poème "La Fontaine aux lianes" il convenait d'écrire une version nouvelle de la noyade d'Ophélie. Il a donné pour sujet le thème d'Ophélie, et Rimbaud qui lisait attentivement les poésies parnassiennes et assimilées a retrouvé les mentions d'Ophélie dans les poèmes de Banville et de Leconte de Lisle. Mais, dans un cadre scolaire, un enseignant pouvait livrer à ses élèves des poésies plus anciennes de poètes de second ordre, qu'il suffise de citer la pièce de Jean Reboul, le poète boulanger, à l'origine des "Etrennes des orphelins" par exemple. Finalement, avant Banville et avant Leconte de Lisle, un poète n'a-t-il pas le premier en France traité du thème d'Ophélie en vers français ? Rien du côté des quatre grands romantiques : Lamartine, Vigny, Hugo et Musset ? Rien du côté des autres romantiques : Sainte-Beuve, Gautier, etc. ?
Reprenons alors les passages des poésies de Banville que Rimbaud a pu exploiter. Le poème "La Voie lactée" date de 1842. Soit Rimbaud s'est inspiré d'une production antérieure, soit le poème "La Voie lactée" a joué un rôle crucial dans le recours à ce motif parmi les poètes romantiques ou parnassiens.
Le poème "La Voie lactée" fait partie du recueil Les Cariatides dont les vers ont été remaniés par Banville. Il faut clairement distinguer la version de 1842 et la version des années 1860 connue par Rimbaud. Ce point est capital pour l'histoire des audaces de versification, puisqu'un lecteur naïf d'une édition tardive des Cariatides attribuera au Banville de 1842 une précocité d'audace pour ce qui est des césures et enjambements. Toutefois, faute de prendre le temps de bien vérifier, il est probable que les deux mentions de l'héroïne "Ophélie" étaient déjà présentes dans la version de 1842 et, de toute façon, Rimbaud possédait une édition des Cariatides assez récente, vu qu'il parle de revendre ce titre, mais pas ceux des autres recueils anciens de Banville : Stalactites, Sang de la coupe ou Odelettes, signe qu'il possédait l'édition finale regroupant tous ces recueils sous le titre principal Les Cariatides.
Banville s'accorde une longue célébration du génie de Shakespeare et c'est la première mention qui a plus particulièrement retenu l'attention de Rimbaud, mention qui lie à la rime "Ophélie" au nom "folie". Dans la mesure où nous lançons un débat sur la variante "Ophélia" fournie par Rimbaud, nous ne pouvons manquer d'élargir la citation en incluant le nom "Cordélia", même si nous verrons plus bas que ce n'est pas l'argument décisif pour expliquer le choix du jeune ardennais :

[...]
Oh ! comme en se penchant sur cet univers sombre,
Où fourmillent ses fils et ses peuples sans nombre,
L'œil se baisse aussitôt et se ferme, ébloui
D'avoir vu rayonner dans cet antre inouï
Tant d'âmes de héros et tant de cœurs de femmes,
Déchirés et tordus par l'orage du drame !
    Qui pourrait s'empêcher de craindre et de pâlir
Avec Cordélia la fille du roi Lear,
Adorant, fille tendre, ainsi qu'une Antigone,
Son père en cheveux blancs, sans trône et sans couronne,
Parfum des derniers jours, pauvre Cordélia,
Seul et dernier trésor du roi qui l'oublia !
Qui, répétant tout bas les chansons d'Ophélie,
Ne retrouve des pleurs pour sa douce folie ?
[...]

L'idée d'élargir la citation confirme l'idée d'un Rimbaud qui ne se contentant pas de repérer les mentions d'Ophélie s'inspire des idées voisines. Rimbaud s'est intéressé à l'oeil ébloui de visions, et je m'empresse de préciser que je pourrais ailleurs dans le poème "La Voie lactée" signaler à l'attention des sources au poème "Ophélie" de Rimbaud. Quelques vers avant ma citation, il est question d'un "pays d'or" d'où viennent les créations du génie shakespearien. La pâleur est associée à Cordélia, personnage féminin d'une autre pièce shakespearienne, mais n'empêche pas la création d'une "pâle Ophélia" chez Rimbaud où on apprécie la jonction du "a" féminisant de Cordélia et de l'adjectif "pâle". L'expression "tout bas" est visiblement passée dans le poème de Rimbaud, tandis que le terme passe-partout "chansons" au pluriel est devenu le singulier "romance". Rimbaud louvoiera entre les deux leçons opposées "tout haut" et "tout bas" dans les trois différentes versions manuscrites connues de son poème. Enfin, Rimbaud n'a pas repris uniquement la rime "Ophélie" / "folie", il a repris précisément l'ensemble "Ophélie" / "douce folie" au second quatrain de son poème. Et ça ne s'arrête pas là, si Rimbaud a évité d'écrire, quelles qu'en soient les raisons et motivations, "pauvre Ophélie", à la fin de son poème, il fait se succéder entre les deux derniers quatrains, mais dans deux vers consécutifs, les mentions "pauvre fou" et "pauvre Folle". Les termes "fou" et "folle" glissent du masculin au féminin, mais reprennent "folie", tandis que "pauvre" s'impose ainsi en écho à la mention "pauvre Cordélia" du poème de Banville, qui survient deux vers avant la rime "Ophélie" / "douce folie" clairement reprise par Arthur.
Je ne vais pas développer ici les autres liens possibles qui peuvent s'établir entre "La Voie lactée" de Banville et "Ophélie" de Rimbaud, je ne voudrais pas m'éparpiller. Je rappelle que cette source est connue, et elle avait fait l'objet d'une note de Claude Zissmann dans le premier numéro de la revue Parade sauvage. La deuxième mention d'Ophélie dans le même poème de Banville est moins intéressante à relever, mais tout de même je me dois de la reporter car on y ressent encore des éléments qui ont influencé la composition rimbaldienne :

[...]
    Oh ! lorsque tes cheveux aux magiques reflets
Inondent ton beau cou, fille des Capulets !
Quand on a vu pendant cette nuit enchantée
Rayonner ton front blanc sous la lune argentée !
Et toi qu'à ton destin le ciel abandonna,
Toi qui nous fais pleurer, belle Desdémona,
Toi qui ne croyais pas, pauvre ange aux blanches ailes,
Qu'on pût voir parmi nous des amours infidèles,
Desdemona candide, ange qui va mourir,
Quand on a dans son cœur entendu ton soupir,
Et ce que tu chantais en attendant le More :
La pauvre âme qui pleure au pied du sycomore !
Quand on connaît vos sœurs, ces anges gracieux,
Evoqués une nuit de l'enfer ou des cieux,
Miranda, Cléopâtre, Imogène, Ophélie,
Ces rêves éthérés que le même amour lie !
Quelle femme ici-bas ferait vibrer encor
Le cœur extasié par vos cithares d'or ?
[...]

Desdemona confirme l'influence de Banville sur le recours au "a" féminisant final pour le nom "Ophélia", sauf que Banville lui-même s'est contenté de la note féminine déjà évidente en français : "Ophélie". Desdémone, quel nom superbe pour une femme des enfers, mais je m'égare, ce n'est pas un être infernal chez Shaekespeare et ce n'est pas mon sujet. Notez tout de même que Banville en joue, quand il écrit "ange qui va mourir", il met en tension je n'en doute pas la lecture fantasque "démone" dans "Desdemona" et dans la rime "More"/"sycomore" il joue de la même façon à faire entendre le mot "mort", mais contentons-nous de ce que Rimbaud a pu reprendre. Nous avons la mention des "rêves éthérés", la mention d'une "pauvre âme", la présence des arbres, la mention du verbe "vibrer" et du complément de nom "d'or" après "cithares". Nous avons les notations érotiques avec le cas flagrant de la "chevelure aux magiques reflets" que Rimbaud fait passer d'un personnage shakespearien à un autre en réadaptant tout cela : il parle à son Ophélie du vent "tordant [s]a grande chevelure" dont on sait qu'elle s'épand au gré des flots. Banville parle de "cheveux" qui "Inondent un beau cou". Rimbaud reprend les pleurs, le fait de mourir (même si c'est attendu et si le choix de terminaison verbale a quelque chose de cornélien) "tu mourus", il reprend le mot "soupir" au pluriel dans une construction qui a à voir avec Hugo et Nerval : "Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits[.]" Nous avons aussi la liaison du "coeur" au sens de l'ouïe avec passage du verbe "entendre" (Banville : "entendu") au verbe "écouter" (Rimbaud : "Que ton cœur écoutait...").
Nos deux extraits semblent la source principale au poème de Rimbaud et il convient alors d'évaluer l'influence potentielle d'ensemble du poème "La Voie lactée".
Nous le savons, d'autres poèmes ont compté, notamment "La Fontaine aux lianes" de Leconte de Lisle. Le poème "La Fontaine aux lianes" a l'intérêt d'être composé en quatrains d'alexandrins à rimes croisées, tout comme le poème de Rimbaud, et le premier quatrain de "La Fontaine aux lianes" a peut-être été démarqué par Rimbaud. Cela nous semble plausible au plan des rimes, puisque la rime de Rimbaud "lys"/"hallalis" a une base vocalique en "i" commune à la rime "nids"/"rajeunis" de "La Fontaine aux lianes, avec toutefois un contraste saisissant entre les deux mentions finales de premier quatrain : "hallalis" s'opposant quelque peu à "rajeunis". Et la comparaison peut s'étendre à la confrontation de la rime "plages" et "feuillages" à celle choisie par Rimbaud "étoiles" et "longs voiles", puisqu'il n'est pas absurde de mettre en écho d'un côté l'ouverture de la fantaisie des mots "plages" et "étoiles" et de l'autre l'effet de couverture des mots "feuillages" et "voiles". Nous notons aussi que la mention participiale "ondulant" est de la famille du nom "onde" choisi par Rimbaud et qu'elle crée une emphase rythmique légèrement similaire à celle du poème de Rimbaud, alors même que dans la suite des quatrains de Leconte de Lisle cette ressemblance rythmique ne s'impose plus vraiment.

Comme le flot des mers ondulant vers les plages,
O bois, vous déroulez, plein d'arôme et de nids,
Dans l'air splendide et bleu, vos houles de feuillages ;
Vous êtes toujours vieux et toujours rajeunis.
Rimbaud reprend encore la mention "bois" dans le premier quatrain du poème "Ophélie", et il reprend un peu plus loin la mention "nids" au singulier : "Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile[.]"
Les quatrains qui suivent dans "La Fontaine aux lianes" nous éloignent du poème "Ophélie" en traitant de l'espèce d'éternité des arbres face au monde humain changeant, et pourtant Rimbaud trouve encore le moyen d'y reprendre des éléments, en tout cas le verbe "incliner" qui passe des arbres aux roseaux :

Vous inclinez d'en haut, au penchant des ravines,
Vos rameaux lents et lourds qu'ont brûlés les éclairs ; (Leconte de Lisle)

Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux. (Rimbaud)
Pour un peu, le poème "La Fontaine aux lianes" fait plutôt écho au poème "Soleil et Chair" : "Le soleil de midi fait palpiter vos sèves[.]" Et parfois on pense à une influence à venir pour composer "Le Bateau ivre" à cause de ne fût-ce qu'un seul mot frappant : "Par-delà les verdeurs des zones maternelles", et j'ai même envie de dire que "bois natals" a quelque chose d'annonciateur de "bois sidérals" dans "Les Poètes de sept ans". En fait de rapprochement, on exigera de moi de raison garder.
Cependant, le contexte chantant de la nuit s'installe, sans que le poème de Leconte de Lisle ne se fixe résolument à ce contexte nocturne :
[...]
Mais la nuit, épanchant la rosée et les rêves,
Apaise et fait chanter les âmes et les bois.
L'image des nids s'éveillant vient bien décidément de ce poème de Leconte de Lisle :

Au bord des nids, ouvrant ses ailes longtemps closes,
L'oiseau disait le jour avec un chant plus frais.
Cherchant à exhiber ses propres rimes, Rimbaud s'inspire pourtant clairement toujours de passages de "La Fontaine aux lianes" quand il écrit le vers : Le vent baise ses seins et déploie en corolle", puisqu'il reprend à son modèle l'idée du "rite amoureux du vent dans les forêts" et la mention au pluriel "corolles" quelques vers à peine plus loin : "[...] livrant le trésor de leurs corolles frêles". Et suivant l'ordre de défilement du poème de Leconte de Lisle, Rimbaud reprend très clairement la mention des nénuphars en amorce du quatrain suivant : "Les nénuphars froissés" viennent de la mention "Les larges nénuphars..." Il est également aisé de lier le vers suivant : "Vers la sainte Nature à qui mon cœur parlait" au vers : "Que ton cœur écoutait le chant de la Nature". Rimbaud reprend bien évidemment le verbe "flottaient" dont les "larges nénuphars" sont le sujet avec les "lianes errantes", et nous avons droit par le rapprochement à une explicitation de la comparaison de couleur entre les nénuphars et les voiles d'Ophélie :
Les larges nénuphars, les lianes errantes,
Blancs archipels, flottaient enlacés sur les eaux,
[...]
Et c'est alors que nous avons la description en quelques quatrains d'un mort dont la comparaison à Ophélie est en réalité quelque peu niée, quatrains qui ont été également rapprochés de la description du "Dormeur du Val" :

Et sous le dôme épais de la forêt profonde,
Aux réduits du lac bleu dans les bois épanché,
Dormait, enveloppé du suaire de l'onde,
Un mort, les yeux au ciel, sur le sable couché.

Il ne sommeillait pas, calme comme Ophélie,
Et, souriant comme elle, et les bras sur le sein ;
Il était de ces morts que bientôt on oublie ;
Pâle et triste, il songeait au fond du clair bassin.
Autant que du "Dormeur du Val", nous pourrions parler ici des "noyés" du "Bateau ivre" et ce serait raison. Nous pouvons apprécier l'emploi verbal "dormait" qui concerne le poème "Ophélie", nous devons aussi remarquer que des éléments non repris dans le poème de Rimbaud laissent entendre une influence du poème de Banville "La Voie lactée" sur la composition de "La Fontaines au lianes", ainsi du verbe "oublie" rimant avec "Ophélie", puisque plus haut nous avons cité une suite de quatre vers avec les quatre mots consécutifs à la rime : "Cordélia", "oublia", "Ophélie" et "folie" !
Et comme j'ai bien envie de vous surprendre, je vous livre ici une de mes idées normalement en réserve. Le poème "Larme" évoque une eau qui se noie sur le sable bordant le ruisseau, et outre que la mention du sable va être présente dans une source au poème "Ophélie" de Rimbaud que nous convoquerons plus bas, il y a vraiment de quoi s'interroger sur un rapprochement entre "Ophélie" et "Larme" où nous passerions de la figure poétique valorisante d'Ophélie à la "mauvaise enseigne d'auberge". Ophélie se confond avec les nénuphars, tandis que le poète de "Larme" se défausse quelque peu au sujet de la "gourde de colocase" où colocase renvoie à une espèce de nénuphar et ces nénuphars, "fleurs pour verres" comme dit "La Comédie de la Soif", n'apportait qu'une "liqueur d'or fade et qui fait suer". Observons que le poème de Leconte de Lisle emploie précisément ce mot "liqueur" pour parler de la soif de ce mort plongé dans une fontaine :
Jeune homme, qui choisis pour ta couche azurée
La fontaine des bois aux flots silencieux,
Nul ne sait la liqueur qui te fut mesurée
Au calice éternel des esprits soucieux.
La suite du poème de Leconte de Lisle que nous ne citons pas ci-dessous mais qu'il convient de lire développe une interrogation métaphysique ample proche de celle du poème "Ophélie", et le questionnement permet d'entrer en résonance avec la concision mystérieuse du poème "Larme".
Le poème de Leconte de Lisle se termine sur l'idée d'une indifférence de la Nature à la souffrance humaine, développement comparable au silence de Dieu qu'interroge Vigny dans Les Destinées, ce qui est différent de l'approche de Rimbaud et Banville, mais d'autres éléments sont pourtant repris par Rimbaud, "pâle étranger" motive le glissement de "pauvre fou" à "pauvre Folle" et l'avant-dernier quatrain de "La Fontaine aux lianes" reprend la mention des nénuphars, crée un effet léger de bouclage par reprise d'idées du premier quatrain, par reprise du quatrain : "Les larges nénuphars", puisque Rimbaud va lui reprendre beaucoup d'éléments de son premier quatrain dans le dernier, et surtout l'avant-dernier quatrain est lancé par la préposition "Sur..." qui lançait le poème de Rimbaud :
Sur le blanc nénuphar l'oiseau ployant ses ailes
[...]
Nous pourrions nous arrêter là et estimer que "La Voie lactée" et "La Fontaine aux lianes" sont les deux principales sources d'inspiration du poème "Ophélie" de Rimbaud. J'ajoute que par le passé j'ai déjà signalé que la forme "Voici plus de mille ans..." s'inspirait d'un poème de Leconte de Lisle que je ne saurais retrouver pour l'instant, sinon d'un poème de Gautier, mais dans mon intuition il s'agissait d'un poème de Leconte de Lisle. J'ajoute qu'il y a une mention similaire dans un poème intitulé "Spleen" de Baudelaire, mais ne nous éparpillons pas.
Revenons aux mentions d'Ophélie dans les vers de Banville. J'ai effectué une recherche dans les poèmes de Banville à partir du site canadien qui lui est consacré. Il me faut écarter les pièces en vers plus tardives des recueils Rimes dorées et Nous tous, ainsi que le poème de 1874 intitulé "Baudelaire". Dans l'absolu, il ne serait pas oiseaux de citer ces exemples, mais je veux aller à l'essentiel.
Banville a surtout cité "Ophélie" dans ses Odes funambulesques ("Académie royale de musique" et "Mascarades") et dans la plaquette des Odelettes. Le poème "Rouvière" des Exilés a aussi l'intérêt d'associer le mythe d'Ophélie à un alter ego du poète, l'acteur Rouvière. Le poème "Mascarades" est intéressant à citer, il est en vers très courts, mais il a plus d'une fois retenu l'attention de Rimbaud, il fait partie de ceux qui véhiculent la mention du nom "Keller" à la rime par exemple, et il a l'intérêt d'offrir une rime "roseaux" / "fleur des eaux" qui a été reprise quelque peu par Rimbaud au troisième quatrain. Malgré l'emploi du vers court, l'intonation des deux poèmes est similaire :
Que la pâle Ophélie
En sa mélancolie,
Cueille dans les roseaux,
    Les fleurs des eaux.

Que, sensitive humaine,
Desdémone promène
Sous le saule pleureur
    Sa triste erreur.
Dans les modèles à la "Comédie de la Soif", je citerais plus que volontiers ce passage du poème "Mascarades".
Mais ce qui retient vivement mon attention, c'est le poème "A Henry Murger" des Odelettes, il s'ouvre par la reprise telle quelle de la rime "Ophélie" / "douce folie" qui est passée de "La Voie lactée" à "Ophélie" de Rimbaud :
Comme l'autre Ophélie
Dont la douce folie,
S'endort en murmurant
   Dans le torrent.
Rimbaud a repris les deux formes verbales du troisième vers : "s'endort" devient "qui dort" à la rime et "dorment" au premier vers, tandis que "murmurant" est repris simplement dans "Murmure sa romance à la brise du soir."
Je viens de relire ce poème, je savait déjà que plusieurs poèmes de Banville étaient concernés par la mention du nom "Ophélie" à la rime, mais je n'avais jamais réalisé l'importance de l'adresse "A Henry Murger". J'éviterai au passage de m'attarder sur les relations sémantiques entre "odelettes" et "romance", mais depuis quelques jours j'ai parcouru le recueil Les Nuits d'hiver d'Henry Murger, ou d'Henry de Murger, peu importe. Je connaissais cet auteur pour son roman en prose Scènes de la vie de Bohême que j'ai eu entre les mains naguère, et je savais que Murger avait compté pour Banville et j'évaluais bien sûr l'importance de Murger pour le développement du thème poétique de la bohême, mais j'avais complètement négligé de lire les productions en vers d'un écrivain qui n'était pas admis comme un poète intéressant. Mal m'en a pris. Le titre Les Nuits d'hiver a l'intérêt de rebondir sur une tradition romantique, d'origine plus spécifiquement anglaise en réalité, tradition illustrée par Musset dans le domaine de la poésie française, mais le syntagme "nuit d'hiver" si banal qu'il puisse sembler n'est pas volontiers employé tel quel en poésie et il l'est pourtant par Rimbaud dans son oeuvre en prose, la "nuit d'hiver" est mentionnée dans "Génie", et il me semble dans Une saison en enfer. identifier le motif littéraire est déjà intéressant en soi. Ensuite, dès les premiers poèmes du recueil de Murger je suis frappé par quantité d'éléments troublants, la formule "comme un bohémien" de "Sensation" a tout l'air de venir directement d'une lecture du second poème du recueil d'Henry Murger "Dédicace de la vie de Bohème" dont je cite un extrait maintenant, les deux premiers quatrains :
Comme un enfant de Bohème,
Marchant toujours au hasard,
Ami, je marche de même
Sur le grand chemin de l'art.

Et pour bâton de voyage,
Comme le bohémien,
J'ai l'espoir et le courage :
Sans cela je n'aurais rien.
Difficile de ne pas songer au poème en deux quatrains "Sensation" de Rimbaud ! Et nous pouvons songer au poème "Ma Bohême" également, bien que Rimbaud emploie l'accent circonflexe qui convient plutôt au seul lieu géographique, tandis que le recueil de Murger porte bien la transcription "enfant de Bohème" avec un accent grave. Rimbaud a très probablement lu cet auteur qui comptait pour Banville. Le poème liminaire "Au lecteur" a un humour typique des vers de Banville. On sent nettement la continuité entre les deux auteurs et l'odelette "A henry Murger" est tournée en hommage complice par Banville.
Je rappelle que comme je l'ai publié dans la revue Rimbaud vivant, Rimbaud a créé un effet de miroir entre "Rêvé pour l'hiver" et "Ma Bohême", puisque les tercets de "Rêvé pour l'hiver" sont une réécriture du poème en sizains "A une Muse folle" qui clôt le recueil Les Cariatides de 1842 avec des reprises sensibles de rimes, et les tercets de "Ma Bohême" démarquent un sizain très précis avec reprise évidente de rimes du célèbre poème conclusif des Odes funambulesques d e 1857, "Le Saut du tremplin". Rimbaud a lié "Rêvé pour l'hiver" à "Ma Bohême" en citant les conclusions de deux des plus célèbres recueils de Banville, et on peut apprécier du coup que les mentions "hiver" et "Bohême" n'excluent pas finalement une double référence à Murger par-delà Banville...
En tout cas, après cette "Dédicace à la vie de Bohème", Murger offre une section intitulée "Les Amoureux" qui s'ouvre par un poème intitulé "A Ninon", poème que nous n'hésitons pas à réunir aux autres sources que nous avons déjà établies pour le poème "Les Reparties de Nina", avec valeur prédominante de la référence à Musset. Le poème de Murger est en décasyllabes de chanson, deux hémistiches de cinq syllabes, et nous serions vite en peine de rapprocher des détails du poème de Murger de passages du poème de Rimbaud. Cependant, le poème de Murger a l'immense intérêt de dresser le portrait d'une Ninon vénale. L'amoureux lui explique que pour elle il a perdu son bien, mais aussi celui de son oncle. Il sollicite une réponse de Ninon qui ne vient pas, qu'on n'entend pas tout comme le poème de Rimbaud joue sur les silences et non-dits avant la pirouette du vers final ramassé. Citons l'avant-dernier quatrain très significatif où il ne manque même pas un pressant "n'est-ce pas ?" :

Je n'ai plus le sou, ma chère, et ton code,
Dans un cas pareil condamne à l'oubli ;
Et sans pleurs, ainsi qu'une ancienne mode,
Tu vas m'oublier, n'est-ce pas, Nini ?
Fort de tels liens sensibles, nous pouvons affirmer sans crainte de nous abuser que Rimbaud connaissait depuis longtemps le recueil Les Nuits d'hiver et que pour écrire "Ophélie" il s'est inspiré du poème qui suit immédiatement "Au lecteur", "Dédicace à la vie de Bohème" et "A Ninon", à savoir la pièce en sept quatrains de rimes embrassées "Ophélia". Le poème est à nouveau en vers de chanson aux deux hémistiches de cinq syllabes, mais il offre la transcription dans son titre "Ophélia" reprise par Rimbaud parmi les vers, il s'agit enfin d'un poème tout entier consacré comme celui de Rimbaud au seul motif de la noyée shakespearienne et de toute évidence le moule grammatical du premier vers du poème de Murger a été repris par Rimbaud qui l'a déployé plus superbement en majesté grave d'alexandrin mélancolique :

Sur un lit de sable, entre les roseaux,
Le flot nonchalant murmure une gamme
Et dans sa folie, étant toujours femme,
L'enfant se pencha sur les claires eaux.

Sur les claires eaux tandis qu'elle penche
Son pâle visage et le trouve beau,
Elle voit flotter au courant de l'eau,
Une herbe marine, à fleur jaune et blanche.

Dans ses longs cheveux elle met la fleur,
Et dans sa folie, étant toujours femme,
A ce ruisseau clair, qui chante une gamme,
L'enfant mire encor sa fraîche pâleur.

Une fleur du ciel, une étoile blonde
Au front de la nuit tout à coup brilla,
Et, coquette aussi comme Ophélia,
Mirait sa pâleur au cristal de l'onde.

La folle aperçoit au milieu de l'eau
L'étoile reluire ainsi qu'une flamme,
Et dans sa folie, étant toujours femme,
Elle veut avoir ce bijou nouveau.

Elle étend la main pour cueillir l'étoile
Qui l'attire au loin par son reflet d'or,
Mais l'étoile fuit ; elle avance encor :
Un soir, sur la rive on trouve son voile.

Sa tombe est au bord de ces claires eaux,
Où la nuit, Stella, vint mirer sa flamme,
Et le ruisseau clair, qui chante une gamme
Roule vers le fleuve entre les roseaux.

Nous avons une mention en épigraphe "1843". La composition du poème est d'un an postérieure à la publication des Cariatides de Banville et donc du poème "La Voie lactée". La différence de traitement est sensible, et il est évident que les poèmes de Banville et Leconte de Lisle ont été décisifs pour permettre de passer de cette pièce railleuse un peu dérisoire au si beau poème de "débutant" de Rimbaud. Toutefois, c'est bien une source essentielle qui apparaît ici. Il faut mesurer l'importance des vers répétés qui annoncent tout les jeux de reprises particuliers à la pièce "Ophélie" de Rimbaud. Nous constatons la reprise de certains mots et aussi de rimes : "eaux" / "roseaux" et bien sûr "étoile" / "voile". Il faut s'intéresser aussi à l'idée de puiser le reflet de l'or d'une étoile dans l'eau.
Je n'ai pas encore lu le reste du recueil de Murger, tant j'étais pressé de communiquer cette découverte inattendue. Cela fait plus d'une semaine que je l'ai découverte, je n'avais pas envie d'attendre plus longtemps.
Cette année 2023 me permet décidément de revenir en force en tant que sourcier des études rimbaldiennes...

1 commentaire:

  1. Je profite de la section commentaires pour laisser en vedette l'article sur "Ophélie" tout en signalant une autre de mes pépites du moment.
    Le poème "Les Etrennes des orphelins" est limité à des renvois à des poèmes de Coppée, aux "Pauvres gens" de Victor Hugo et sans explication précise à "La Maison de ma mère" de Desbordes-Valmore. La lecture est débattue depuis peu : le poème est-il édifiant ou satiriquement grinçant ? J'estime que la lecture grinçante du dernier vers ne va pas de soi et est contradictoire avec le mouvement du poème. Qui plus est, par quels prodiges les rimbaldiens ignorent les liens d'un passage du poème avec les thèmes de "Soleil et Chair" eux aussi liés aux travaux scolaires, et puis comment ils font pour nier le problème de l'ange des berceaux et les poèmes des Contemplations où la mère parle à son enfant mort dans l'au-delà. Même pour défendre une lecture satirique, et justement pour soutenir une lecture satirique, il faudrait les citer non ?
    Mais ce qu'il manque comme source essentielle au poème "Les Etrennes des orphelins", c'est un conte pour enfants qui a servi de modèle. A mon avis, le conte écrit par Andersen en 1845 et devenu célèbrte depuis "La Petite fille aux allumettes" est un modèle suivi par Rimbaud dans la composition des "Etrennes des orphelins", nous avons le contexte de nouvel an, le rêve réchauffant de la mère morte qui contraste avec le froid de la pièce et l ' ange des berceaux correspond à la grand-mère défunte qui enlève sa fille au ciel. L'image des disputes et le motif du père bien loin ont des échos avec la fille battue qui n'ose rentrer chez elle de peur d'être battue par son père. Il fait le même froid dans la rue et elle ne sera pas battue, voilà pourquoi elle se laisse mourir en craquant la boîte d'allumettes qu'elle était censée vendre.
    On retrouve donc ce problème que je n'arrête pas de pointer, il y a une donnée fantastique du poème que les rimbaldiens refusent bizarrement de prendre en considération, comme ils refusent d'identifier la relation de sens du titre avec le dernier vers...

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