mercredi 11 septembre 2013

Dossier du mois, Le Bateau ivre (1) : Le Bateau ivre ne revient pas en Europe, une erreur des éditeurs

Les préfaces et notes des éditions courantes des poésies d'Arthur Rimbaud ont pour but de préparer le lecteur en lui livrant des informations clés, mais elles véhiculent parfois des interprétations erronées d'autant plus dommageables qu'elles ne sont pas au coeur de l'argumentation, mais qu'elles sont formulées comme des considérations allant de soi qui servent juste de béquilles à un raisonnement plus poussé.

L'une des erreurs de lecture les plus courantes concerne Le Bateau ivre. Les commentateurs assimilent très souvent l'image de l'enfant qui joue avec un bateau frêle auprès d'une "flache" à un retour du bateau ivre lui-même en Europe. Certes, ils entendent bien que, baigné par le "Poëme de la Mer", le bateau apparaît définitivement rebelle à la servitude, ce qu'exprime le quatrain final "Je ne puis plus...", mais les rimbaldiens n'en admettent pas moins l'idée qu'un retour au port, et même sur le continent au sens littéral ("la flache"), a fait suite au "regret" de "l'Europe aux anciens parapets". 

Je n'ai pas sous la main les anciennes éditions de la Pléiade (Mouquet, Adam), ce qui est vraiment dommage, mais je peux proposer tout de même les citations et références suivantes avec des passages en majuscules ou en gras qui sont de mon fait. Les études du poème sont particulièrement confuses et beaucoup de lecteurs pourraient me lire sans être convaincus que les commentateurs ont soutenu que le bateau ivre revenait en Europe à la fin du poème, il convient donc de donner pour preuves des citations qui seront suivies chacune de commentaires.

Edition Flammarion révisée en 2000 où se mêlent les annotations de Suzanne Bernard et celles d'André Guyaux :

  • Le Bateau ivre est-il comme le dit Emilie Noulet, un écho des désenchantements de Rimbaud, à quoi s'ajoute la fatigue venue de ses essais de "voyant"? N'est-il pas surprenant de le voir aussi désillusionné au moment où, AU CONTRAIRE DE SON BATEAU, IL VA LUI-MÊME QUITTER LES HORIZONS CONNUS ET S'EMBARQUER POUR L'AVENTURE LITTERAIRE? Pour certains, le poème "prophétise" le destin de Rimbaud, ses voyages à travers le monde et SON RETOUR FINAL DANS L'EUROPE AUX ANCIENS PARAPETS. [...] il éprouvait PEUT-ÊTRE LA LASSITUDE DE LA LUTTE: il n'est peut-être pas facile tous les jours de s'encrapuler..., et il est permis au cours de cette ineffable torture d'envier parfois le sort modeste, mais tranquille, de ceux qui ont borné leur horizon à la "flache" quotidienne"

 Nota Bene : nous lisons bien "au contraire de son bateau", donc, pour comprendre la prose d'analyse, nous devons répondre à l'alternative suivante : soit le bateau n'a pas comme Rimbaud quitté les horizons connus (ce que contredit le poème), soit, alors que Rimbaud finit par partir, le bateau est lui revenu des horizons inconnus. La suite du commentaire qui envisage un parallèle entre la destinée du bateau et la vie d'Arthur parle bien d'un "retour final" qui pourrait s'envisager sous la forme d'une "lassitude de la lutte". Nous relevons aussi l'idée de borner son horizon à la "flache" quotidienne, ce qui superpose deux contresens. La "flache" est désirée par Rimbaud comme un contrepoint au sein de ce qu'il rejette d'une Europe aux anciens parapets partiellement regrettée, premier contresens : Suzanne Bernard confond "flache" et "anciens parapets", comme si les parapets protégeaient la "flache" contre la propreté par exemple. Ensuite, dans tous les cas, le dernier quatrain du Bateau ivre maintient une opposition ferme à tout retour à un horizon quotidien borné, quand, deuxième contresens, il est étrangement question de comparer la fin du récit du Bateau ivre à ce retour.

Les notes de cette édition sont intéressantes à relever également. Voici la note 40 :
  • Le Bateau, qui se confond de plus en plus avec R. ("Mai, vrai, j'ai trop pleuré!") se sent à la fois fatigué, désillusionné, ivre de solitude et de torpeur; il voudrait voir FINIR CETTE VIE D'AVENTURES et souhaite s'engloutir dans les flots. L'interprétation de Chadwick, suivant lequel le Bateau souhaite RETOURNER A LA MER, reprendre ses navigations, me paraît tout à fait impossible, puisque le bateau souhaite que sa quille éclate: aller à la mer, c'est s'anéantir dans les flots [...]

Nota Bene : l'assimilation du bateau à Rimbaud ne me gêne pas, même si elle ne témoigne pas d'une méthode d'approche rigoureuse, mais le bateau ne dit pas qu'il "voudrait voir finir cette vie d'aventures", car, bien au contraire, il pleure parce que l'aventure a cessé et qu'après la "tempête" il est devenu "Fileur éternel des immobilités bleues". L'interprétation de Chadwick qui est citée fait état d'un souhait "de retourner à la mer", ce qui témoigne d'une lecture erronée de l'hémistiche "Ô que j'aille à la mer!" Cet hémistiche parle bien d'un désir d'éclater et de sombrer dans la mer, quand la formule "retourner à la mer" suppose un retour au port, un retour sur les fleuves impassibles, retour effectif dont il n'est bien sûr pas question dans le poème de Rimbaud. Suzanne Bernard lui oppose une fin de non-recevoir, mais celle-ci n'est pas très claire non plus. A l'interprétation prêtée à Chadwick, elle oppose certes avec raison le sens littéral de l'expression choisie par Rimbaud, mais elle établit alors à tort une alternative erronée entre l'idée de retourner naviguer et le désir de naufrage, quand le désir de naufrage vient de ce que la tempête et les visions sont du passé suite à un retour au calme. Du coup, la réplique de Suzanne Bernard qui dit "me paraît tout à fait impossible" a une résonance étrange aux oreilles des lecteurs un tant soit peu attentifs au sens profond d'un texte qui se veut de part en part un appel au "Poëme de la Mer". L'annotation universitaire est confuse, c'est le moins qu'on puisse dire. Visiblement, Suzanne Bernard ne dissocie pas la mer du "Poëme de la Mer" comme spectacle de tempête en mer.

Mentionnons au passage la note 42 :

  • [...] on voit en tout cas l'effet de contraste entre les voyages aventureux du Bateau sur les océans et la fragilité, mais aussi la sécurité du bateau d'enfant naviguant sur sa mare. /  Amertume des voyages lointains...., tristesse résignée de ceux qui ne sont jamais partis.
 Et citons enfin la note 45 :
  • Les yeux horribles des pontons... il s'agit toujours par l'évocation d'un port, de faire allusion à l'existence captive et routinière que le Bateau repousse avec horreur, lui qui non seulement A MENE UNE VIE ERRANTE ET LIBRE, mais qui a connu les torpeurs enivrantes de l'amour, qui est baigné par les langueurs des lames.

Nota Bene : le commentaire qui exploite le passé composé, ce qui s'avère une sensible reprise du poème (J'ai vu, etc.), implique que le bateau n'est plus errant ni libre.

Passons maintenant à l'édition de Pierre Brunel au Livre de poche, je possède plus précisément l'édition grand format, celle dans la collection de La Pochothèque, 1999. Un sujet imaginaire de dissertation y est cité :
  • "Un bateau , perdant son équipage, part à la dérive. Vous le ferez parler. Vous montrerez... enfin le désir qui lui vient de retrouver son port d'attaches et ses maîtres"
Nota Bene : selon ce sujet de Faurisson, le bateau éprouverait finalement le désir de rentrer dans le rang, ce que contredit sévèrement le quatrain qui clôt tout le poème : "Je ne puis plus..." Je me demande combien d'autres enseignants ont pu imposer de manière similaire à leurs élèves le même contresens ? Faurisson assimile donc à tort regret de l'Europe aux anciens parapets et jeu dans la flache, et il minimise encore la révolte clairement exprimée dans le dernier quatrain. Or, si nous suivons la lettre de la création de Rimbaud, le bateau dit ne plus pouvoir accepter de suivre la route commerciale qui lui a été imposée. Faut-il penser que le bateau plaide maintenant une retraite anticipée ? L'émotion accentuée de l'insoumission dans le dernier quatrain et le désir de mort qui l'a précédée sont-ils le moins du monde compatibles avec l'attrait de ce qui est explicitement nommé un port... d'attaches ? Et où est-il fait mention d'un tel attrait dans le poème ?

Dans son commentaire, Brunel dit à son tour : "même s'il tombe au moment du retour dans la flache ardennaise..." Il s'agit d'une formule de restriction qui tendrait à s'opposer à la thèse précédente, mais cette formule de restriction n'en véhicule pas moins l'idée que le bateau est bien lui-même revenu en Europe (il tombe, retour dans).

Pour moi, la flache est désirée par le bateau en tant qu'elle est ce qui s'oppose au décor de l'Europe aux anciens parapets: "Si je désire une eau d'Europe..." C'est un premier point. Mais il faut aussi ajouter que le bateau ne fait que désirer la flache et qu'il ne saurait être confondu avec le bateau frêle tenu dans ses mains par un enfant. Le bateau se projette dans un rêve, il est encore en mer et il s'imagine que s'il lui faut revenir en Europe l'idéal ce serait sous cette forme-là, utopique au demeurant puisqu'il est un bateau authentique et non un jouet miniature. Il voudrait être ce jouet significativement piloté par un enfant, il n'est pas ce jouet : il est un bateau pour adultes.

 L'amalgame du Bateau ivre au "bateau frêle" qui est un jouet d'enfant est courante chez les rimbaldiens, et dans la foulée ils perdent de vue que le quatrain du jeu dans la "flache" n'est qu'une projection mentale, un désir imaginaire. Il est très clair qu'une erreur d'inattention a traversé les décennies et s'est fortement répandue dans les études du poème.

Voici un extrait de l'annotation d'André Guyaux dans la nouvelle édition de la Pléiade en 2009 :

  •  Si l'on accorde foi au témoignage de Delahaye, il faut en retenir aussi l'intention du jeune provincial de jeter ses vers aux oreilles blasées des poètes parisiens : il relève un motif ancien, aussi vieux que l'Odyssée, celui du bateau, jouet du sort ou caprice des dieux, et qui veut rentrer au port, retrouver la patrie, Ithaque ou l' "eau d'Europe", "la flache / Noire et froide" (v 93-94) Rimbaud comprend la vanité du voyage : le bateau ivre est une figure de son destin.
 Nota Bene : la fin du poème relèverait d'une stratégie de réception pour des oreilles blasées, la désillusion étant difficile à mettre au compte d'un adolescent jouissant de la promotion d'une montée à Paris. Précisons au passage que le témoignage de Delahaye est invérifiable et suspect, mais nous reviendrons sur le sujet de la datation du poème. On remarque que le quatrain du jouet pour enfant devient le motif applicable à l'ensemble du poème, le bateau serait le jouet du sort ou des flots comme le bateau miniature doit subir les caprices d'un enfant. Le poème ne dit pourtant pas cela : le bateau déclare que son choix porterait sur la flache en laissant deviner que cette flache, choisie par l'enfant, peut être un espace de "liberté libre" juvénile, et tout cela laisse apparaître l'idée qu'il lui plairait d'être le jouet d'un enfant plutôt que des adultes, il n'est donc pas loisible d'assimiler cette image au motif triste du jouet du sort. Le commentaire insiste toujours sur l'idée d'un bateau qui veut rentrer en port, ce qui est donné une portée de sens au vers "Je regrette l'Europe aux anciens parapets", que l'enchaînement des cinq derniers quatrains a pour tâche justement de récuser. La formule de "vanité du voyage" vient de ce que le poème est souvent associé, à tort, au poème Le Voyage de Baudelaire qui clôt le recueil des Fleurs du Mal. Il vient aussi d'une mise en vedette d'un passage de la fin du poème : "Les Aubes sont navrantes / Toute lune est atroce et tout soleil amer", mais ce motif n'est pas le centre du poème, puisqu'elles servent non pas à accabler, mais à marquer qu'il ne sert à rien de se lamenter "Mais, vrai, j'ai trop pleuré". Les visions ne se résument pas pour autant à l'atroce, à l'amer et au navrant, et il est question ici d'accepter la part douloureuse de la liberté libre, ce qui est très différent, et ce qui permet d'apprécier l'articulation précise de l'antépénultième quatrain qui commence par "Mais, vrai, j'ai trop pleuré!" et finit par "Ô que j'aille à la mer!" La tension entre ces deux phrases ponctuées chacune par un point d'exclamation montre que la volonté suicidaire n'est justement pas un abandon dépressif, mais un acte volontaire où le bateau se ressaisit !
 
Citons maintenant la note de Forestier dans l'épais volume de la collection Bouquins :

  • Après quoi, LE RETRAIT DANS LES EAUX MORTES DE LA VIEILLE EUROPE ne sera pas, à proprement parler, un échec puisqu'il y aura eu vision préalable.
J'ai combattu cette idée d'un retour du bateau ivre en Europe à la fin du poème dans mon article de 2006 intitulé "Trajectoire du Bateau ivre" (revue Parade sauvage n°21). Dans l'article qu'il a rédigé à la suite du mien, article publié dans la revue Littératures en 2006 et repris dans son livre Rimbaud et la Commune, Steve Murphy insiste sur cet aspect important de mon étude :

  • Comme l'a brillamment montré David Ducoffre [2006], à la fin du texte, le bateau n'est pas revenu en Europe comme on l'écrit si souvent, il ne "court" plus (v.77) comme au début (v.11), il est "perdu" (v.69), il a été "jeté" (v.70), incapable de décider de son parcours [...]
Toutefois, je ne suis pas souvent d'accord avec l'étude proposée par Steve Murphy et j'abrège même cette citation où il me donne raison pour ne pas avoir à préciser toutes les idées avec lesquelles je ne suis pas d'accord. Il me semble que Murphy n'a pas clairement suivi toutes les implications de mon analyse, puisqu'il oppose étrangement la course au passé simple du vers 11 à celle à l'imparfait du vers 77, mais encore au fait d'être "jeté" et "perdu", alors que tout cela se situe sur le même plan du "Poëme de la Mer": c'est dans la tempête et la série des visions que figurent "courus", "courais", "perdu", "jeté", et il n'y a pour moi aucun lien entre le fait d'être "perdu" et "jeté" et celui de ne plus connaître de mouvement, me contentant d'accepter l'ellipse du poème, puisque le poète a volontairement omis de nous dire pourquoi la mer était redevenue immobile, l'expression "Fileur éternel des immobilités bleues" n'étant pas sous le signe de la vitesse supposée par son mot initial "Fileur", mais sous le signe de vagues lentes que suggèrent les mots "éternel" et "immobilités".
Je ne peux qu'à nouveau essayer d'expliquer ce poème qui n'a guère été compris depuis que Rimbaud l'a écrit.

Ma contre-argumentation se fonde sur une dissociation entre la "mer" et le "Poëme de la Mer"Le Poème ne concerne que l'état d'une mer déchaînée pour filer la métaphore rimbaldienne. Le "Poëme de la Mer" n'est pas une périphrase pour désigner la mer, mais un aspect possible de la mer.  Si on confond les deux idées, on ne comprend pas les subtiles articulations du poème qui font que le "Poëme de la Mer" cessant, le bateau porté par des vagues moins éblouissantes est plongé dans les atermoiements, dans un sentiment angoissant d'ennui et de mort, ce qui explique que plusieurs raisonnements s'enchaînent dans des directions parfois contradictoires dans les six derniers quatrains.Mais, en considérant que le bateau peut être dans la mer sans être dans son poème, relisons les cent vers du poème.
Le bateau n'est pas maître de ses mouvements, il a été libéré des "haleurs" par l'intervention des Peaux-Rouges et il est entraîné par la pente naturelle des fleuves vers la mer, bien qu'ils soient impassibles.La rencontre avec la mer est explicitement posée comme une expérience de tempête combinée à une comparaison d'un combat des flots contre le continent qui violent au point d'arracher des péninsules. Îles et récifs subissent des assauts dans ce poème
La pente naturelle est exprimée à deux reprises par le verbe "descendre" dans les premiers vers, avant que ne commence véritablement ce qui est à la fois un bain et une danse bénis par la tempête.
Les visions s'inscrivent dans ce cadre, puis le poème entame une longue suspension "Or moi ..." où un rappel au passé de la grande aventure (emploi de l'imparfait, par exemple "tremblais") précède un étrange aveu au présent de l'indicatif: "Je regrette l'Europe aux anciens parapets". La charpente rhétorique du poème est très claire, l'aventure passée s'oppose à un présent où le regret est possible. Il faut donc que quelque chose ait changé, et ce changement est contenu dans le vers "Fileur éternel des immobilités bleues" qui ne peut avoir aucun sens si on le rattache au passé dansant et agité de la tempête en mer avec "la houle à l'assaut des récifs". Les rimbaldiens se contentent de voir dans "immobilités bleues" une périphrase pour évoquer la mer en en signalant la beauté, alors que le mot qui fait sens est bien "immobilités". Il est clair qu'il y a eu un changement et le mot "éternel" fait lui aussi sens "Fileur éternel", c'est le renvoi à une condition comparable à celle antérieure de l'éternel labeur du porteur de cotons.L'apposition "Fileur éternel des immobilités bleues" se rapporte au pronom "Je" de la dernière phrase au présent, le mot "fileur" étant ironique, filer la mer comme de la laine et pas tellement filer à vive allure, et il faut comprendre, ce qui est normal au demeurant en termes de structure métrique des quatrains, que les deux derniers vers forment un couple qui s'oppose à l'immense coulée de 14 vers qui a précédé: "Or moi qui courais, trouais, tremblais, etc."

[redevenu]
 Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets.

Je n'ai pas fait l'école normale supérieure, Lettres classiques, je ne suis pas un grand latiniste et je n'ai pas lu Cicéron, mais je sais quand même repérer spontanément une suspension rhétorique aussi massive :

Or moi
Moi dont
Moi qui trouais
Qui courais
Quand les juillets
Moi qui tremblais

Je regrette l'Europe aux anciens parapets!

Il ne restait aux rimbaldiens qu'à déterminer si l'apposition "Fileur éternel des immobilités bleues" se rattachait aux 12 vers précédents ou à l'ultime phrase qui fait contraste

La grammaire qui rattache cette apposition au "Je" plus volontiers qu'à l'un quelconque des "Moi" précédents, la tendance à grouper par deux les vers dans un quatrain et l'incompatibilité du mot "immobilités" avec les visions de tempête, ressacs et houles, m'ont amené à trancher nettement en faveur de la deuxième possibilité. Libre à d'autres lecteurs qui s'abstiendront de publier qu'on peut lire comme on veut le poème, comme on serait libre de dire que 2 + 2 est égal tantôt à 4 tantôt à 5 selon son humeur.

La présence du mot "immobilités" impose cette lecture, sinon le poème deviendrait contradictoire.Une tempête et des "immobilités bleues" ne s'accordent pas ensemble

Les derniers quatrains présentent alors une suite plus complexe et plus rapide de changements d'humeur
Aussitôt qu'il a énoncé, - clairement honteux ("Or moi qui. . . ), - son étrange regret, le bateau se ressaisit, puisque le quatrain qui suit immédiatement cet aveu célèbre de nouveau la plénitude du souvenir d'aventure "J'ai vu . . .". Et que cette ressaisie soit en cours c'est ce que dit en toutes lettres le prochain quatrain : "Mais, vrai, j'ai trop pleuré!" dont on comprend d'autant mieux qu'il réagit contre le regret de l'Europe aux anciens parapets qu'il se caractérise par le désir de sombrer dans les flots : "Ô que j'aille à la mer!"
Nous sommes bien dans une narration où une idée peut tout à fait en chasser une autre, mais les lectures du poème font complètement fi de cette dimension de récit du poème. Les commentaires mettent sur le même plan tous les quatrains, sans tenir compte des variations d'humeur ou du degré variable d'implication du discours pour chaque quatrain.

Et la succession des quatrains continue bien ici de confirmer la cohérence psychologique des propos du bateau ivre: tout lecteur devrait estimer que cette embarcation nous dit clairement que le retour au calme de la mer a pu lui faire un instant regretter son ancienne servitude, mais qu'au fond, dépassant le choc du traumatisme, elle préfère finalement sombrer sans peur dans cette mer, comme si elle l'accompagnait dans la mort, et au quatrain du désir de mort succède un discours de refus du retour aux anciens parapets, puisque le poète a recours à une forme de conditionnel : "Si je désire une eau d'Europe..." Le bateau dit clairement qu'il n'admettrait qu'un seul type de retour, celui dans la "flache", à l'exclusion donc de tout le reste. Et si une condition est mise à son retour, c'est aussi qu'il n'est pas revenu, qu'il est encore loin de l'Europe. Ce retour n'est qu'une hypothèse, le bateau ne dit pas: j'aurais préféré la flache que ce fleuve ou ce port, il dit "Si je désire une eau d'Europe..."
L'avant-dernier quatrain est une projection imaginaire teintée de rébellion que les rimbaldiens ont pris l'habitude de lire comme un retour triste et résigné en Europe, ce qui est tout de même un contresens majeur qu'il serait bon de ne plus reproduire à l'avenir dans les annotations concernant le poème

Et, ce poème étant clairement articulé, le dernier quatrain manifeste la leçon et l'héritage de révolte du "bain dans le Poëme de la Mer", il ne saurait plus être question, après une telle imprégnation, de reprendre l'ancien travail impassible, de se soumettre aux "drapeaux", tandis qu'un vers ultime révèle le traumatisme d'une répression qui éclaire aussi l'opposition entre les partisans de la mer et les partisans de" la terre: "Ni nager sous les yeux horribles des pontons"

Dans la mesure où les commentateurs n'ont jamais dissocié la mer et le "Poëme de la Mer" comme un idéal de tempête en mer, ils n'ont su proposer que des études confuses du poème et ont été victimes de nombreux contresens

Mon étude parue en 2006 a mis fin à ce problème de lecture et cette dissociation nécessaire que j'ai pointée du doigt permet à la fois de comprendre le poème, mais aussi d'apprécier un aspect de l'art savant de Rimbaud qui a su doter un objet d'une volonté . C'est un plaisir en lisant ce poème de voir comment le bateau ivre manifeste un désir de mouvement libéré alors qu'il est porté par les courants, une fois libéré des haleurs

Le bateau a une personnalité morale qui consiste à se mettre en phase avec les mouvements naturels de la mer.  Les raisons du retour au calme de cette immense mer sont tues et le dernier vers laisse entendre que la mer est une allégorie du peuple Parisien de la Commune en 1871. Il n'aurait pas été simple sans vendre la mèche de formuler que la terre avait accablé la mer pour faire cesser la tempête. Mais on observe encore que le bateau dans les derniers vers ne se trouve plus au sein du "Poëme de la Mer", mais qu'il est encore dans la mer, et qu'il y flotte en espérant devenir une épave et sombrer, et dans cette solitude il manifeste encore son refus de retourner à son ancienne fonction, mais le bateau étant un objet cela ne saurait dépendre de lui et on songe alors au vers terribles :

Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau

Dans une mer calme, le bateau sera plus facile à repêcher, mais celui-ci, qui peut très bien se trouver encore loin de tout rivage, espère faire naufrage auparavant.

Car le bateau dit sa volonté et le caractère insupportable de sa soumission aux tâches terrestres, en ne nous offrant que la seule certitude qu'il n'a pas encore été repris par les sociétés des porteurs de cotons

La présence psychologique du bateau est si forte que les rimbaldiens en ont oublié qu'il était un objet non maître de son destin, et qu'il avait simplement envie que ce destin soit dirigé par les flots et non par les haleurs. Cet oubli est aussi un élément important qui explique les contresens généralisés des amateurs de Rimbaud au sujet de ce poème. Et en même temps que les rimbaldiens l'aient oublié, parce que la volonté têtue de l'esquif manifestait une telle présence, voilà qui est à l'honneur de l'immense talent rhétorique de Rimbaud.

8 commentaires:

  1. Cette analyse nous plaît ! (mise à part la notion facile du straw-groupe « les rimbaldiens »).
    Une remarque de détail sur la formule selon laquelle « Il voudrait être ce jouet significativement piloté par un enfant ». Si le bateau « frêle » est « lach(é) » par l’enfant, il n’est pas plus « piloté » par lui qu’un bateau qui n’est plus « guidé » par ses haleurs, ou qu’une péninsule dés-amarrée (« démarrée ») ; à moins bien sûr que l’auteur n’ait prévu l’invention des jouets télécommandés. Ce lâchage peut contribuer à faire de la mare, à son échelle enfantine, un espace de liberté (comme proposé dans l’analyse), pour le bateau frêle, pas pour l’enfant.
    Licorne et Reboudin

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  2. Merci pour cette réponse.
    Effectivement, "piloté" est trop précis, mais l'enfant est à l'initiative et oriente la destinée de ce bateau. Le mot "enfant(s)" revient quatre fois dans ce poème, il y a un lien significatif entre l'enfant qui lâche son jouet et le bateau authentique qui aurait voulu montrer aux enfants l'univers où il était propulsé par les flots.
    La notion de groupe "les rimbaldiens" signifie normalement ceux qui publient sur Rimbaud (je réserve l'expression "les amateurs de Rimbaud" pour un public plus large) et cette expression me permet d'éviter de dire "ceux qui ont publié jusqu'ici", "les critiques", "nos prédécesseurs", "les commentateurs", etc., ou d'amalgamer parfois ceux qui n'ont pas forcément publié sur Rimbaud quand ce n'est pas souhaitable ("chercheurs", "universitaires"). Elle me permet aussi d'opposer un résultat tangible mien aux tendances diverses qui ont communié dans le flou ou dans une vue erronée. Je ne sais pas trop comment l'éviter.
    C'est un fait que les lecteurs vont se défier de mon argumentaire au nom des discours rimbaldiens ambiants, soit grand public, soit spécialisés. Il me semble devoir composer avec cette situation, où, tout paradoxalement aux yeux des amateurs de Rimbaud, seule la Sorbonne a hérité de l'esprit de Rimbaud, qu'elle ait pressé ou non comme du citron le meilleur des publications de son temps.

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  3. Dans leur édition Rolland de Renéville et Mouquet (car Rolland de Renéville y est pour beaucoup en ce qui concerne l'annotation) ne font que rappeler que des commentateurs ont remarqué que la fin "préfigure la destinée de Rimbaud" : "après son départ pour des contrées inconnues, son retour en Europe, où il revint pour mourir" p. 679. Ce qui ne veut pas dire que Rolland de Renéville et Mouquet partagent ce point de vue.

    Adam ne s'étend pas sur cette idée, il s'intéresse aux "intertextes" p. 915-924.

    Je n'avais pas vu que vous aviez déjà répondu à la dernière question... d'où la suppression de mon message. Auriez-vous une adresse directe (non publique) pour vous contacter ?

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  4. Je n'ai pas eu le temps de lire votre précédent message et il me faudrait inventer une adresse courriel pour éviter les publicités et autres.
    Je suis obligé de consulter les anciennes éditions de la Pléiade dans des bibliothèques, mais l'erreur de lecture est quasi inconsciente pour le dire vite et elle implique une liste importante de personnes à ne s'en tenir qu'à ceux cités ci-dessus (Bernard, Guyaux, Chadwick, Brunel, Faurisson, Forestier (qui annote trois des éditions courantes depuis des décennies)), puisque j'aurais pu puiser ailleurs encore. Ce problème de lecture n'a en plus fait réagir personne. Il s'agit d'une erreur diffuse et discrète, tout comme celle qui consiste à lire comme une pure déprime suicidaire l'hémistiche "Ô que j'aille à la mer!" et comme de purs propos d'ecclésiaste moderne "Les Aubes sont navrantes" une partie d'un quatrain introduit par l'hémistiche "Mais, vrai, j'ai trop pleuré!"
    Ceux qui n'ont pas formulé l'idée explicite d'un retour en Europe n'empêchent pas l'existence d'une vulgate critique erronée qui tend au consensus. C'est en cela que le travail de critique littéraire est ici essentiel.

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  5. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  6. Ma pensée est la suivante. Les erreurs d'interprétation sont particulièrement nombreuses dans le cas de Rimbaud tout de même, et la connaissance réelle de ses textes n'a commencé que dans les années 1980, y compris au plan des vers de 1870. Dans le cas du "Bateau ivre", j'ai publié un article en 2006 avec plusieurs éléments inédits : composition mimant l'immersion au plan des césures, éclairage de la composition par le relevé des répétitions de mots, signification révolutionnaire de la mention "juillets", approfondissement de la valeur de sources de poèmes d'Hugo par la mise à jour de réécritures de vers précis, dégagement d'une métaphore de la lutte entre la terre et la mer, distinction entre la mention "mer" et celle de "Poëme de la Mer", personnalité morale du bateau ivre (terme d'origine juridique que j'ai repris bien sûr), insistance nouvelle sur la situation du bateau qui est toujours en mer à la fin du poème et insistance sur le fait qu'il faut préciser la raison de ses pleurs et de ce soudain regret de l'Europe, bientôt dépassé.
    L'erreur d'interprétation que je dénonce concerne à la fois toute la fin du poème et l'élaboration métaphorique d'ensemble qui le constitue. Je ne veux pas qu'on ramène mon analyse à une simple erreur courante d'une partie des rimbaldiens, car c'est toute la lecture qui vient avec. C'est pour cela que je réagis quand vous m'annoncez que si certains se sont trompés, d'autres pas. Pour moi, il est clair que le poème n'a pas été compris jusqu'à présent, car dans tous les cas et au minimum les idées des lecteurs, y compris ceux qui ne publient pas et qui lisent les annotations fournies, leurs idées donc sont floues quant à la logique des derniers quatrains. Dans le même ordre d'idées, il est très net que l'importance des poèmes "Pleine mer" et "Plein ciel", jadis soulignée avec insistance, a été perdue de vue, souvent au profit du "Voyage" de Baudelaire. J'ai signalé des réécritures de vers précis de ces deux poèmes d'Hugo, mais certaines personnes me répondent "Nous savions déjà que Pleine mer et Plein ciel étaient des intertextes". Or, on ne peut pas dire ça, c'est du refoulement, la réécriture de vers précis modifie la donne. Mais, je prépare d'autres épisodes pour ce dossier. L'erreur d'interprétation que je dénonce et les vers d'Hugo, et d'autres choses encore, je veux les mettre dans une perspective d'envergure, faire voir quels sont les enjeux. cdlt

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  7. Pour "Lautréamont", les erreurs de lecture sont certainement plus nombreuses encore...
    Quant au pauvre Mallarmé, il n'est pas nécessairement mieux loti.
    Mais pour Rimbaud, si je peux me permettre, il y a un énorme pan de son "corpus" qui n'est toujours pas compris...

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    1. Vous pouvez essayer cette nouvelle adresse d.ducoffre@laposte.net

      Lautréamont n'est pas un poète du calibre d'Arthur Rimbaud, ce qui explique que la critique tarde à opérer les mises au point satisfaisantes Lautréamont et Germain Nouveau ont beaucoup perdu la cote depuis l'époque des surréalistes
      Corbière est un poète majeur
      Pour Mallarmé, la difficulté posée par ses textes n'est pas du même ordre selon moi et il faudra que j'observe où en est la critique à son sujet, je ne crois pas son hermétisme si insurmontable que ça

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