mardi 17 septembre 2013

Dossier du mois : Le Bateau ivre (3) : un poème communard

Sur son site, Alain Bardel propose des "Notes de lectures" sur l'article "Logiques du Bateau ivre" de Steve Murphy, paru dans la revue Littératures en 2006, dont une version parfois remaniée figure dans le livre du même Rimbaud et la Commune (Classiques Garnier, 2010). Alain Bardel attribue à Steve Murphy le renouveau d'intérêt au sujet du poème Le Bateau ivre, la mise en avant d'une lecture plus spécifiquement communarde du poème et l'élucidation des "pieds lumineux des Maries". Et il se félicite qu'un rimbaldien d'une telle autorité ait fait tout cela :

« Le Bateau ivre » n’était guère commenté, ces derniers temps, [...] je ne connaissais jusqu'ici qu'une seule analyse un tant soit peu systématique du poème émanant d’un spécialiste de Rimbaud, celle d’Émilie Noulet, une étude vieille de plus d’un demi-siècle et qui est essentiellement consacrée aux sources du poème. C’est donc avec le plus grand intérêt que l’on doit accueillir cet article de la revue Littératures dans lequel un des principaux éditeurs et commentateurs actuels de Rimbaud entreprend de faire le point sur ce poème emblématique. [...] Comme on le voit, les points 1 et 3 recoupent les interprétations les plus traditionnelles du « Bateau ivre » tandis que les points 2 et 4 portent davantage la marque propre de l’auteur, la Murphy’s touch (si je puis me permettre). [...] L'article a le mérite d’établir de façon convaincante (et avec la garantie supplémentaire qu’apporte à cette thèse son autorité d’érudit rimbaldien) la présence dans le poème d’une dimension politique que le commentaire traditionnel a quelque peu négligée. [...]  Les nouvelles gloses communardes apportées par l'article de Murphy, bien qu'elles me laissent souvent sceptique, sont toutefois de nature à ébranler ces vieilles certitudes. [...] Murphy propose de considérer comme des symboles de l'oppression religieuse sur le peuple. [...] « L'image des pieds qui 'forcent le mufle aux océans poussifs', écrit Murphy, repose sur une symbolique de la subjugation qu'on retrouve dans « L'homme juste » (« quand les plantes / Froides des pieds divins passeraient sur mon cou »)» (p.66). [...]


Or, un article mien a été publié au même moment que celui de Steve Murphy où tout ce qui est développé ci-dessus s'y retrouve. Il s'agit de mon article "Trajectoire du Bateau ivre" paru dans le numéro 21 de la revue Parade sauvage. Et si mon article est paru après celui de Murphy, suite à une prise de retard dans la publication, il n'en reste pas moins que mon article a pour lui l'antériorité. Après la lecture de mon article, Steve Murphy m'a demandé par courriel l'autorisation de publier concurremment sa propre étude sur ce poème, ce que je n'avais aucune raison d'empêcher comme je lui ai répondu, et dans l'article même de Steve Murphy on observe plusieurs allusions à mon article et notamment la note suivante : "nous remercions David Ducoffre de nous avoir permis de lire son article avant sa publication". L'intégralité de l'article de Steve Murphy est postérieure à cette lecture.

Or, c'est notre article en préparation depuis 2004 qui est la cause d'un regain d'intérêt pour Le Bateau ivre, poème auquel nos lecteurs verront bien que nous sommes particulièrement sensible, c'est notre article qui accentue comme jamais auparavant l'idée d'une allégorie communarde, et l'identification des bougies auprès de statues votives, dont nous nous sommes rendus compte que d'autres l'avaient également remarquée, se trouve déjà dans notre étude : "L'image renvoie aux bougies votives que les femmes des pêcheurs mettent aux pieds de la Vierge Marie et correspond exactement au 'Tu n'iras pas plus loin' que Dieu dit aux flots dans les poèmes d'Hugo et Lamartine." Une comparaison peut s'observer avec la vierge éclairée à la proue du bateau pris dans la tempête au début de L'Homme qui rit de Victor Hugo. C'est aussi dans mon article qu'il est dit que les "juillets" qui donnent des "coups de trique" et font basculer les "cieux ultramarins" dans les "ardents entonnoirs" font allusion au 14 juillet et qu'il n'y a pas qu'une allusion à une période d'orage, mais qu'il y a métaphore de la Révolution.

Mon article a établi l'idée d'une guerre métaphorique entre la Mer-Peuple-Commune et la Terre-Ordre ancien. Des péninsules sont arrachées et la houle monte à l'assaut de récifs, de Florides, etc. Et cette métaphore à l'identique me permet d'éclairer la lecture du poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..."

Lors d'un colloque en 2004 à Charleville-Mézières, Marc Ascione a apporté un autre élément favorable à la lecture communarde. Suite au lynchage d'un mouchard par la foule peu avant la Commune, Bismarck se serait écrié : "Les Parisiens sont des Peaux-Rouges". Malheureusement, Marc Ascione n'a pas donné la moindre référence permettant de vérifier l'information dans la version écrite de sa conférence (article "Rimbaud varietur" paru dans la revue Parade sauvage, Colloque n° 5). Il se contente d'affirmer sans preuve que le mot était très connu à l'époque. Ceci dit, les communards étaient assimilés à des sauvages dans la presse de l'époque et l'identification des communards derrière les "Peaux-Rouges" n'avaient nullement attendu la source invérifiable proposée par Ascione.
Delahaye fut le premier à formuler l'idée que les pontons faisaient allusion aux communards emprisonnés, ce que les rimbaldiens assimilent à tort à une sorte d'antériorité critique permettant d'attribuer un bon point à l'ancien ami du poète, quand il s'agit plutôt du signe manifeste que l'idée vient spontanément à l'esprit. Et il va de soi que la position finale de ce mot est ostentatoire. Dans ma propre étude du Bateau ivre, j'insiste énormément sur les intertextes en provenance de l'oeuvre hugolienne, et j'ai fait remarquer que le mot "pontons" est déjà très présent dans Les Châtiments, et j'ai surtout insisté sur le fait que, très souvent, dans les poèmes des Châtiments, le terme "pontons" apparaissait en compagnie d'une conjugaison du verbe "laver", sinon d'un mot de sens équivalent. Or, mon étude appuie fortement l'idée que le poème se déclare dans le "bain" à partir du sixième quatrain, vers 21, juste après une mention au passé simple "Lava". Le terme "baigné" revient dans le dernier quatrain qui se termine précisément sur le mot "pontons". Ces mots n'ont pas été placés au hasard et leur repérage conforte et la lecture allégorique communarde du poème, et l'idée d'une stratégie d'échos recherchés avec l'oeuvre de Victor Hugo.

Je ne vais pas proposer ici tout le détail d'une lecture communarde du poème. Le cadre est posé, et on comprendra qu'il est aisé d'en dérouler le fil. Je renvoie pour l'instant le lecteur à mon article paru en 2006, mais je voudrais tout de même revenir sur la figure des "noyés". Obnubilé par la locution adverbiale "à reculons" que je rapprochais à tort d'extraits hugoliens, je n'ai pas tranché quant à l'interprétation des "noyés" en 2006 : soit ils étaient réticents quant à la Commune, soit il s'agissait bien de martyrs communards. J'estime aujourd'hui que la seconde thèse est la bonne. Le "noyé" est "pensif", il est entraîné par le courant comme le bateau ivre et il va finir dans la mer et non échoué sur le rivage, il préfigure par sa noyade la volonté de sombrer du bateau ("Ô que j'aille à la mer"), et surtout il s'inscrit dans une continuité. Le "dormeur du val" avait une nuque "Baignant dans le frais cresson bleu", il était une figure christique du martyr pour la République en octobre 1870. Ophélie était aussi une figure de noyée pensive. Un article de Jacques Chocheyras s'était intéressé à la "signification du motif du noyé dans Ophélie, Le Dormeur du Val et Le Bateau ivre" (Parade sauvage, colloque n°2). Mais surtout, mon étude sur le poème Les Corbeaux s'appuie tout particulièrement sur une reprise de rimes au Bateau ivre : "Mât perdu" reprend l'expression "bateau perdu" et la rime "crépuscule embaumé"::"papillon de mai" est modulé en "soir charmé"::"fauvettes de mai", tandis que "papillons" au pluriel revient dans Comédie de la soif avec des implications sensiblement identiques. Or, l'image du soldat qui dort en se régénérant revient dans Les Corbeaux : "où dorment des morts d'avant-hier". Cette comparaison conforte nettement l'idée que les noyés sont les morts au combat communards. La fin du poème est marquée par le traumatisme de la semaine sanglante, le désespoir lié à cette répression étant exprimé de manière identique à la fin du poème Les Soeurs de charité daté de "juin 1871" sur le manuscrit copié par Verlaine.
Les éléments communards me permettent également de revenir sur la datation du poème, cela fera l'objet d'un autre temps du dossier, je m'appesantirai aussi sur l'importance de la relation à Hugo que refoule cette volonté systématique de comparer préférentiellement Le Bateau ivre au poème Le Voyage.
Mais il me reste à faire un sort à l'idée que Le Bateau ivre ne soit pas qu'un poème communard. Ma réponse est simple, c'est un poème dont le coeur du propos est communard, mais qui peut ménager des perspectives plus larges, notamment du fait d'une esthétique nouvelle qui permet d'envisager aussi la libération du poète qui s'émancipe pour devenir artistiquement "un voyant".
Dans son article, Steve Murphy prend aussi parti pour une lecture communarde, bien qu'il suive un autre cheminement à ce sujet, mais il l'inclut dans l'idée d'un poème allégorique plurivalent.
Steve Murphy envisage donc quatre allégories qui pourraient convenir selon lui au poème avec un plus ou moins grand degré de pertinence de chacune selon les passages du poème. Je ne crois pas du tout à un tel principe d'écriture qui me semble laborieux et peu propice aux trouvailles saisissantes.
Le poème doit être lu comme une allégorie d'un destin communard individuel traversant l'événement et sa répression, avec mise en scène d'atermoiements congédiés pour une radicalisation du refus, la lecture d'Alain Bardel insistant sur le sentiment d'échec final étant erronée. L'idée de lire le poème en fonction d'une seconde allégorie, le destin du poète "voyant" lui est subordonnée. En revanche, je ne crois pas du tout que le poème suppose une "allégorie des étapes de la vie", il n'est question que du rapport privilégié de ce bateau à des enfants et c'est un contresens que de supposer un apprentissage adulte de la vie parce que le bateau a affronté la tempête. Si le bateau est "Plus sourd que les cerveaux d'enfants", ce n'est pas par opposition aux enfants, mais il s'agit bien au contraire d'une compétition où le bateau est plus rebelle encore qu'un enfant qui ne connaît pas la discipline. Sur cette complicité, le poème est sans appel : "J'aurais voulu montrer aux enfants", "Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche / Un bateau frêle comme un papillon de mai". Quant à l'idée d'une allégorie de l'ivresse au sens propre, elle ne présente aucun intérêt. L'ivresse s'inscrit dans la métaphore du poème et est un aspect d'enthousiasme dans sa signification communarde. Le bateau ivre célèbrant son ivresse pour écrire un éloge de l'ivresse, voilà qui relèverait de la tautologie.
Les ivresses sont celles "pénitentes", pour citer Voyelles, autre poème dont nous avons montré la charge communarde, sont celles "pénitentes" de l'action communarde en laquelle Rimbaud a voulu croire.

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