Pris
au pied de la lettre, le récit du Bateau
ivre n’est pas tellement compliqué à comprendre, si ce n’est que nous
énumèrerons discrètement par des chiffres coincés chacun dans une parenthèse
les éléments qui ont pu échapper à la perspicacité de la plupart des études
antérieures. Voici ce que nous proposons :
Un
bateau dont nous apprendrons à la fin du poème qu’il est à la dérive (1) témoigne
de l’expérience de liberté et poésie qu’il a vécue. De sauvages Peaux-rouges
ont massacré les haleurs et le bateau a été entraîné par les fleuves jusqu’à la
mer, où là il a connu une tempête qui s’est révélée pour lui un sacre de poésie
(2). Pas plus effrayé par le spectacle des noyés que par la perte de l’équipage,
le bateau a découvert alors un univers inconnu dont il essaie de rendre par le
verbe quelques visions. Il aurait aimé que les enfants fussent aussi sur le
bateau pour apprécier le même spectacle (« J’aurais voulu montrer aux
enfants », qui donc auraient été sur le pont) (3). Mais, dans son récit,
le bateau procède soudain à une longue suspension rhétorique (4) (« Or moi
qui... ») pour dire que, malgré tout cela, malgré toutes ces visions,
toute cette danse de l’embarcation dans la tempête, il « regrette l’Europe
aux anciens parapets ». Ici, il faut prendre garde qu’il parle de la
tempête au passé et que son regret concerne un instant présent où la mer est
redevenue immobile (5). C’est ce changement qui précipite le regret. Voilà le
résumé que nous pouvons proposer des 21 premiers quatrains. Les quatre derniers
quatrains vont alors prendre en charge le refus d’un tel regret (6). Le 22ème
quatrain célèbre à nouveau les visions, ce qui s’oppose à la tentation du
regret, mais la question du lieu où trouver la « Vigueur » laisse une
place à l’incertitude. Le 23ème quatrain refuse les pleurs. Il faut
accepter que l’expérience ait un revers atroce, amer et blessant (étymologie de
« navrant »). Il s’agit du quatrain qui réprime le regret (7) et le
bateau fait le choix de la mer (et non de l’Europe !) en exprimant un
désir de mort que réaliserait le naufrage (« Ô que j’aille à la mer ! »),
il s’agit d’une communion dans la continuité de la pente naturelle initiale qui
a été suivie par le bateau libéré des « haleurs ». Le bateau voulait
aller à la mer, maintenant il veut y mourir. Suite à cette résolution, les deux
derniers quatrains se chargent de justifier le refus d’un retour en Europe. Le
24ème quatrain formule que, dans le cas d’un éventuel retour, seule
la flache dans laquelle un enfant à la fois joue avec son bateau et fait jouer
son bateau pourrait lui convenir, image rehaussée par ailleurs de tristesse.
Les commentaires du poème ont généralement sous-évalué ce conditionnel : « Si
je désire une eau d’Europe... », qui laisse pourtant entendre que le
bateau n’est pas revenu (8), la confusion entre « mer » et « Poëme
de la Mer » est nettement à l’origine de cette méprise, non pas parce que
le bateau a dit explicitement que le « Poëme » avait cessé, mais
parce qu’il a parlé au passé de cette expérience de « Poëme de la Mer ».
C’est pour cela que la dissociation entre « mer » et « Poëme de
la Mer » est essentielle à la compréhension de la fin du Bateau ivre. Enfin, après l’idée d’exclusion,
seule la flache lui conviendrait comme milieu de navigation européen, le bateau
exprime dans le dernier quatrain que l’imprégnation poétique a été décisive et
qu’il n’est plus possible pour lui d’accepter la loi ancienne, surtout en
songeant au regard terrible qui émane des pontons et qui évoque un drame
implicite à l’horizon de cette aventure en cent vers.
Dans
mon article de 2006, je rappelle la critique d’Etiemble : ce poème ne
serait qu’une variante du motif du bateau parnassien lancé sur les flots et sa
composition serait décousue au point qu’une interversion des strophes passerait
inaperçue. J’ose dire que le résumé qui précède est déjà cruel à ce jugement et
que l’image du poète en vaisseau sur les flots est romantique avant d’être
parnassienne, il suffit de lire les premiers recueils d’Hugo et Lamartine pour
s’en rendre compte. Les interversions de quatrains dont parle Etiemble ne sauraient
guère concerner à la limite que les seuls quatrains de visions, ceux qui la
plupart du temps sont introduits par la reprise « J’ai vu... », ce
qui ne saurait rien avoir d’étonnant. Dans sa propre étude, Steve Murphy a cité
la phrase significative que j’opposais au jugement d’Etiemble : « Or,
si nous avons affaire à une forme narrative lacunaire qui élude les liens
logiques, c’est une pétition de principe que de supposer absente une finesse de
composition qui n’a pas été vue. » Et Steve Murphy cite lui-même le
commentaire étonnant d’un autre rimbaldien connu, Jacques Rivière, lequel
envisage l’idée d’une composition au fil de la plume : « on retrouve
l’improvisateur prodigieux » et
cela
semble écrit au courant de la plume, au moment où il trace le premier vers, le
poète ne sait absolument pas quel sera le second, le mouvement général du poème
est essentiellement synthétique, il n’arrive même pas à finir, à se rassembler,
la dernière strophe prête aussi bien que les précédentes, plus même que celle
qui la précède immédiatement, à de nouveaux départs.
Il
est pour nous impossible de concilier les articulations précises et claires du
résumé proposé ci-dessus avec les commentaires d’Etiemble et Rivière. Mais,
pour en finir avec de tels jugements, nous allons montrer que la composition de
Rimbaud est rigoureuse et que son contenu est structuré au plan formel par des
faits de reprise. Le poème se compose de trois grands ensembles de cinq, douze
et huit quatrains, lesquels ont leurs propres subdivisions.
Des
quatrains 1 à 5, le bateau rejoint le Poème de la Mer :
Comme
je descendais des Fleuves
impassibles,
Je
ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des
Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles
Les
ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J’étais
insoucieux de tous les équipages,
Porteur
de blés flamands ou de cotons anglais
Quand
avec mes haleurs ont fini ces tapages
Les
Fleuves m’ont laissé descendre où je
voulais.
La
reprise « descendais » et « descendre » encadre clairement
ce premier mouvement et on appréciera que la seconde occurrence du verbe « descendre » soit placée après la césure, se détachant du verbe factitif qui l’introduit « laissé »,
ce n’est pas révolutionnaire du tout au plan métrique, mais c’est déjà l’indice
d’un léger déportement.
Dans
les clapotements furieux des marées
Moi
l’autre hiver plus sourd que les cerveaux d’enfants
Je
courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont
pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La
tempête a béni mes éveils maritimes
Plus
léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on
appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix
nuits, sans regretter l’œil niais des falots !
Plus
douce qu’aux enfants la chair des pommes sures
L’eau
verte pénétra ma coque de sapin
Et
des taches de vins bleus et des vomissures
Me
lava, dispersant gouvernail et grappin.
Une
fois que les fleuves ont conduit le bateau à la mer où il rêvait de naviguer,
celui-ci découvre une tempête en mer qui détruit les derniers éléments de
contrôle « gouvernail et grappin ». Suite à notre analyse de la
reprise du verbe « descendre », il y aurait bien des choses à dire
sur la métrique de ces trois quatrains, métrique au service d’une destruction
des derniers signes de l’ancienne main mise de l’équipage (gouvernail, grappin,
intégrité d’une coque qui, comiquement, sent le sapin (bois de cercueil)).
Mais, l’étude métrique pourra concerner un autre article de notre dossier du
mois. En tout cas, cet éclatement est préalable à la consécration du « Poëme
de la Mer ». Décidément, la première partie du poème (cinq quatrains) n’a
pas à souffrir les jugements dépréciatifs d’Etiemble et Rivière. Et Verlaine
admirait même le génie avec lequel Rimbaud était entré naturellement dans son
sujet, sans « Il était une fois », sans exposition lourde, par l’intelligente
syntaxe du premier vers « Comme je descendais... »
Des
quatrains 6 à 17, le bateau relate l’expérience enthousiaste de sa baignade :
Et
dès lors, je me suis baigné dans le Poëme
De
la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant
les azurs vers où, flottaison blême
Et
ravie, un noyé pensif parfois descend,
Où,
teignant tout à coup les bleuités, délires
Et
rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus
fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent
les rousseurs amères de l’amour.
La
formule « Et dès lors » détache le commencement véritable de l’aventure
des cinq quatrains précédents. Même si cela ne semble qu’une nuance, il
convient de distinguer la pénétration de l’eau verte, le premier lavage, et le
bain effectif qui commence au sixième quatrain, quand il n’y a plus rien pour
gouverner le bateau. La poésie vient de ce qu’il appartient désormais
complètement aux flots d’une mer démontée. Et cette expérience est associée à l’amour
et au motif de l’ivresse qui, annoncé par le titre, était déjà présent avec les
taches de vin bleu. Le traitement est
comique, la fermentation rousse de la Vénus anadyomène confond la bière et l’amour,
mais dans une célébration qui n’a rien de potache.
Suivent
des quatrains de visions qui ne pourraient pas être intervertis aussi
impunément que l’estime Etiemble et qui sont dans tous les cas réunis ensemble !
Je
sais
J’ai
vu
J’ai
rêvé
J’ai
suivi
J’ai
heurté
J’ai
vu fermenter
Glaciers,
soleils d’argent,
J’aurais
voulu montrer aux enfants
Les
verbes d’attaque sont variés, nous repérons le retour du verbe « fermenter »
qui est voulu, nous observons une énumération finale et puis un quatrain qui
met en avant cette idée que ces visions le bateau aurait voulu les partager
avec des enfants. La mise en ordre est parfaitement sensible dans ces quatrains
et nous n’irons pas ici plus loin pour montrer que l’interversion subreptice de
quatrains trahirait une composition visiblement bien concertée.
Deux
a utres quatrains prolongent ce
champ de visions et servent de transition.
Parfois,
martyr lassé des pôles et des zones,
La
mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait
vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes
Et
je restais, ainsi qu’une femme à genoux...
Presque
île, ballotant sur mes bords les querelles
Et
les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds
Et
je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
Des
noyés descendaient dormir à reculons !
Des
indices de changement apparaissent dans le premier de ces deux quatrains (« lassé »
autant « martyr », « sanglot », « ventouses », « femme
à genoux »), tandis que le second qui consacre l’aventure décrite dans les
quatrains de visions par le verbe « voguais » véhicule une reprise au
pluriel du nom « noyé ». Comme j’ai signalé la reprise du verbe « descendre »
pour former une unité de deux quatrains introductifs, je n’hésite pas à
souligner que sur les douze quatrains d’expérience visionnaire de la baignade,
nous avons huit quatrains de vision précédés de deux quatrains introductifs et
suivis de deux également, le même nombre donc (deux) de quatrains de transition.
Et le nom « noyé » passant du singulier au pluriel apparaît
précisément dans le dernier vers du sixième quatrain et au dernier vers du
dix-septième quatrain, autrement dans les deux quatrains qui délimitent la
seconde partie du poème. Le « Poëme de la Mer » tue. Cela a commencé
par le massacre des haleurs et la disparition des « porteurs de cotons »,
cela a continué avec l’image du « noyé pensif », le bateau commence à
s’inquiéter car les « noyés » s’accumulent, tandis que lui-même se
perçoit « martyr » comparable à une « femme à genoux » face
à une mer qui sanglote. Et, en anticipant quelque peu (« Mai, vrai, j’ai
trop pleuré ! »), nous savons que le bateau va alors verser des
larmes. C’est vrai qu’il faut relever des indices, que Rimbaud ne dit pas
clairement les choses, mais il est incontestable que c’est aux quatrains 16 et
17 que se joue le bouleversement, ce qu’Etiemble et Rivière, encore une fois, n’ont
pas vu.
Les
huit derniers quatrains (quatrains 18 à 25) envisagent les lendemains décevants
(euphémisme) de la baignade :
Formant
une seule phrase, les quatrains 18 à 21 présentent une figure rhétorique
évidente, la suspension, tout au long des vers, on attend le propos du poète
annoncé par la conjonction « Or ». Le propos ne tient qu’en deux vers
et tout ce qui précède n’est qu’un prolongement des quatrains de visions pour
faire languir le lecteur, mais un prolongement qui introduit une variante, l’emploi
de l’imparfait insiste sur le fait que nous n’allons plus avoir le récit du bain
passé dans la mer, et effectivement nous allons passer au temps présent avec le
présent de l’indicatif. Nous observons alors le retour paradoxal du verbe « regretter »
qui apparaissait dans le groupe de trois quatrains qui servaient de préambule
au chant du « Poëme de la Mer » proprement dit : « sans
regretter l’œil niais des falots », « Je regrette l’Europe aux
anciens parapets ». Et la reprise du mot « éternel(s) » lui fait
cortège : « rouleurs éternels de victimes », « Fileur
éternel des immobilités », le motif de la noyade se faisant bien sentir.
Or
moi
Libre,
fumant
Qui
courais
Moi
qui tremblais
[...]
Fileur
éternel des immobilités bleues,
Je
regrette l’Europe aux anciens parapets !
Ou
l’abondance de morts a donné la nausée au bateau, ou bien la mer devenue
immobile donne une autre dimension à ces victimes qui roulaient jusque-là, en
étant elle-même une figure de mort. Nous privilégierons dans un autre article
de notre dossier cette deuxième thèse.
Dans
mon résumé initial, j’ai déjà longuement insisté sur l’articulation précise des
quatre derniers quatrains, en les réunissant même par couples, mais je me dois
de citer l’ultime quatrain qui contient une significative reprise du mot « baigné »
qui apparaissait au tout début du sixième quatrain, précisément au moment où la
sacralité poétique prenait corps. N’en déplaise à Rivière qui estimait que le
quatrain final semblait moins pertinent que l’avant-dernier pour clore le
récit, cette reprise du mot « baigné » permet de bien mesurer que c’est
en toute rigueur que Rimbaud ponctue son poème sur ces quatre vers :
Je
ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever
leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni
traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni
nager sous les yeux horribles des pontons
Ce
refus ultime est la conséquence des vers suivants :
Et
dès lors, je me suis baigné dans le Poëme
De
la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant
les azurs vers [...]
Ingestion
par le bateau des « azurs vers », et non « verts comme on l’écrit
fautivement, baignade aux effets irréversibles, connaissance des « astres »
par la mer et l’infusion, maternité « lactescent », tout y est.
Je
vais passer à d’autres niveaux d’analyse maintenant, tout ce que j’ai établi
ici en me contentant souvent d’ailleurs de citer le texte de Rimbaud comme
preuve est impossible à réfuter me semble-t-il, il me reste à étudier d’autres
aspects du texte : son mode allégorique, ses intertextes, son sujet
voilé, l'étrange personnification du bateau, une versification étonnante.
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