lundi 6 janvier 2025

Les recueils de Leconte de Lisle qui étaient lus par Baudelaire et Rimbaud

Avant-propos : plusieurs aticles en cascade en moins d'une semaine, deux ou trois en un jour, vous dites que vous ne pouvez pas suivre. Détrompez-vous, lisez les tous d'affilée, le feuilleton est passionnant. Une démonstration générale est le fil rouge de cette accumulation rapide.

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De nos jours, nous lisons les poésies de Leconte de Lisle à partir des éditions définitives qui forment une trilogie Poèmes antiques, Poèmes barbares et Poèmes tragiques, en y adjoignant éventuellement un ensemble posthume.
Si je vous dis qu'il ne faut pas confondre la première édition des Poèmes antiques en 1852 avec l'édition définitive à ce titre, ni confondre Poésies barbares et Poèmes barbares, vous me répondrez que cela va de soi, qu'il y a une variation de titre pour l'un des recueils, et que les éditions définitives sont augmentés de nombreux poèmes, puis que vous n'êtes pas sans savoir que l'auteur a pu effectuer de menus remaniements par-ci, par là.
Le problème est autre. Quand vous lisez les éditions définitives, vous lisez un mélange de poèmes aux vers réguliers et de poèmes aux césures plus audacieuses. La présence des audaces est plus diffuse et vous ne constatez que des alternatives que se donnerait le poète.
Voici donc un état des lieux qui va vous montrer l'étendue des insuffisances pour un chercheur s'il se contente de consulter les éditions définitives en appréciant dans les notes les datations approximatives poème par poème.
En 1852, Leconte de Lisle a publié son premier recueil Poèmes antiques. Il a une versification très régulière, et plus timide que celle d'un Victor Hugo, voire que celle d'un Alfred de Vigny dans la décennie 1820. Il y a une très légère présence de césures moins classiques dans deux poèmes du recueil, une présence dérisoire qui ne fait que témoigner que l'auteur ne s'interdit pas un rejet d'épithète.
Je conseille aussi la lecture de ce premier recueil aux rimbaldiens. Je ferai un jour une mise au point sur les possibles influences, les échos qui peuvent être dus à des emprunts directs de la part de Rimbaud ou à des développements sur le long terme de lieux communs d'époque.
Précisons que plusieurs poèmes avaient été publiés dans la revue La Phalange entre 1842 et 1846, ce qui conforte l'idée que ces vers ont une facture décidément quasi classique peu annonciatrice de la révolution du vers à partir de 1855.
En 1855, Leconte de Lisle a publié un second recueil intitulé Poèmes et Poésies. La versification régulière domine, Leconte de Lisle sera toujours un poète qui enjambe moins souplement qu'un Hugo ou qu'un Verlaine. Mais d'un recueil à l'autre, la versification a évolué. Il y a plus de césures de type romantique avec des rejets d'épithètes et des rejets à la Chénier jouant sur la structure grammaticale de la phrase (ou proposition phrastique).
Dans ce recueil de 1855, Leconte de Lisle pratique avec parcimonie les césures nouvelles, un "comme" à la césure à la manière de Victor Hugo, et cela au premier vers du poème "Les Eléphants", puis une césure sur la préposition "sous" : "La queue en cercle sous leurs ventres palptants," deux avant que Baudelaire ne publie une césure sur la même préposition dans le poème "Le Beau navire" : "Tes nobles jambes sous les volants qu'elles chassent," sachant qu Victor Hugo a placé la préposition "sous" à la rime dans un vers de Marion de Lorme, et notez que Rimbaud fera comme Hugo dans "Le Châtiment de Tartufe".
Le recueil date de 1855 comme le premier ensemble de Fleurs du Mal paru dans la Revue des Deux Mondes.
Il va de soi que plus que tout autre le recueil Poèmes et Poésies doit retenir l'attention, puisque son contenu a été éparpillé dans la trilogie finale Poèmes antiques, barbares ou tragiques.
En 1858, il y a eu une édition des Poésies complètes de Leconte de Lisle qui réunissait en principe les deux premiers recueils augmenté d'une section de "Poésies nouvelles".
Je n'ai pas encore pu tout vérifier et des anomalies me donnent à méditer. Pour l'instant, en m'aidant du site "Wikisource", - wiki voulant dire rapide, - je constate que le recueil Poèmes antiques est fourni à l'identique. En revanche, le recueil Poèmes et Poésies s'ouvre par une pièce inédite que Leconte de Lisle a ensuite retranchée de ses œuvres :  "La Passion", il s'agit d'un poème de commande sur les stations du Christ, je ne l'ai pas encore lu (ou relu ?). Deux pièces du recueil de 1855 ont été retirées également à s'en fier au sommaire fourni sur "Wikisource" : "Les Bois..." et "A Mademoiselle J. D." Pour le reste, l'ordre de défilement est identique. Il me faudra étudier patiemment les éventuels remaniements de vers.
Rimbaud a pu lire ce volume plutôt que les recueils de 1852 et 1855. Il faut garder cela à l'esprit.
La section de "Poésies nouvelles" contient des poèmes connus, par exemple "Le Sommeil du condor". J'aurais quelques effets métriques à commenter, mais il n'y a aucun vers à césure nouvelle dans les "poésies nouvelles". La versification est fort régulière. Cela conforte l'idée que Leconte de Lisle ne fonctionne pas de pair avec Baudelaire. Il vient après lui et comme ne l'a pas remarqué Gouvard, ce n'est qu'après 1858 que Leconte de Lisle va se lancer dans la compétition. Selon Gouvard, Baudelaire et Leconte de Lisle commencent tous deux en même temps les césures audacieuses mais parcimonieusement, et commenceraient tous deux à s'enflammer après 1858. La section de "Poésies nouvelles" tend à montrer que Leconte de Lisle est resté plus en retrait, et les audaces sont plus nombreuses chez Baudelaire avec pré-originale en 1855 et première édition des Fleurs du Mal en 1857.
Enfin, en 1862, Leconte de Lisle a publié le recueil qui porte le titre Poésies barbares.
Entre-temps, l'année 1861 a été importante pour les césures chahutées avec madame Blanchecotte, Banville et la seconde édition des Fleurs du Mal. Dans le poème "Le Voyage", Baudelaire exhibe deux vers CP6 consécutifs, ce qui est une façon de trouver une formule toujours plus audacieuse en écho à l'enjambement de mot "pensivement" de Banville dans "la Reine Omphale", à l'enjambement de mot "'l'infini" de Blanchecotte, et au "elle" devant la césure de la même Blanchecotte. Villiers a produit la césure à l'italienne de "squelette" en 1859 et Glatigny entre dans la danse, quoique parcimonieusement, avec Les Vignes folles en 1860, ce qui put intéresser les études rimbaldiennes au plan de la facure des vers, mais c'est un sujet qu'il me reste à mûrir.
en tout cas, le recueil de 1862 de Leconte de Lisle ne reprend aucune des "poésies nouvelles" de 1858, pas même "Le Sommeil du condor".
Le recueil Poésies barbares contient sa salve d'alexandrins aux césures chahutées, il entre définitivement dans la voie initiée par Les Fleurs du Mal.
Le recueil de 1862 ne contient pas son vers à la césure un peu plus poussée comme nous y avions droit en 1861 avec Banville, Blanchecotte et Baudelaire.
Le recueil se termine par "Solvet seclum", source au poème des Illuminations "Soir historique" dont l'expression : "Ce ne sera point un effet de légende" fait allusion aux vers de ce poème : "Et ce ne sera point... / Ce sera quand..." Le poème "Soir historique" contient aussi une mention des "Nornes" qui est une citation du poème "La Légende des Nornes", vous avez ainsi la rencontre de deux éléments de la phrase de Rimbaud : "légende" et "Ce ne sera point..." C'est ce que j'avais appris à Bruno Claisse, ayant constaté qu'il lisait "normes" et non "Nornes" dans "Soir historique". Il était en train de commenter l'importance de "normes" en 2023 lors d'une pause dans un séminaire à Paris, lorsque je l'ai repris pour lui expliquer la construction complète de la phrase. Je précise que le mot "nornes" était pourtant déjà considéré comme un renvoi à "La Légende des Nornes" dans la critique rimbaldienne, ainsi de l'annotation au poème en Garnier-Flammarion de Jean-Luc Steinmetz qui date de 1990 ou 1991. Je peux assurer que Claisse soutenait la lecture "normes" et qu'il a été arrêté dans son élan explicatif quand je lui ai expliqué tout le renvoi à Leconte de Lisle. En 2004, devant mes yeux, lors d'une conférence, il exhibait le poème "Solvet seclum" en source à Soir historique, mais il n'a pas repris la mention de "La Légende des Nornes" si je ne m'abuse, alors que c'est une partie de la composition de la phrase : "Ce ne sera point un effet de légende." J'avais d'autres éléments en complément à l'époque.
Enfin, le premier poème du recueil de 1862 s'intitule "La Fin de l'homme", et il contient ce tour grammatical assez particulier et rare en français, dont on a une occurrence également remarquable dans Phèdre : "La Femme a pleuré mort le meilleur de sa chair !" J'ai toujours considéré ce vers remarquable comme une source au quatrain : "L'Etoile a pleuré rose..."
De 1862 à 1871, Leconte de Lisle ne semble pas publier de nouveaux recueils. Il publie des poèmes dans des revues, avec bien sûr le cas du Parnasse contemporain. On comprend que sans référence à une revue il est délicat de dater les vers nouveaux de Leconte de Lisle tantôt de 1864, tantôt de 1869. En 1871, deux poèmes ont été publiés en plaquette et sont cités par Rimbaud dans sa lettre à Demeny du 17 avril 1871 : "Le Soir d'une bataille" figurait déjà dans les Poésies barbares, mais "Le Sacre de Paris" était une pièce inédite, et il s'agit de souligner la convergence de date, puisqu'au même moment qu'il a lu les poèmes en plaquette de Leconte de Lisle Rimbaud a composé le poème "Les Assis" avec ce rejet "aux dents" qui est si caractéristique du "Sacre de Paris" de Leconte de Lisle.
En 1864, Leconte de Lisle a publié deux poèmes dans La Revue contemporaine : "Les Planètes damnées" et "Les Etoiles mortelles", poème qui sera fortement remanié avant son intégration dans le bloc des Poèmes antiques.
Je m'arrête là, ceci est un article d'exposition.
Je vous livre un petit bonus. Le recueil de 1872 de Corra Jours de colère est une petite curiosité pour la versification. Le poète a une versification classique, bien régulière, avec un seul vers où la césure est sur une préposition d'une syllabe, la préposition "sur" au dernier vers d'un premier poème sur une logique métaphorique de bateau tutoyé qui nous rapproche du "Bateau ivre". Le poème est daté d'avril 1872 à Paris. Corra a-t-il entendu quelque chose à l'époque sur "Le Bateau ivre" dans une réunion parisienne ?
Indépendamment des études rimbaldiennes, bien qu'il soit classique, Corra s'émancipe, mais de manière incroyable, ces césures audacieuses à lui sont sur "qui", "si" ou "que".
Scotchant quand on sait ce qu'il se passait à l'époque. Il était un peu à contre-courant, mais dans un décalage intéressant à observer en soi.
Evidemment, pas une fois Gouvard ne cite un vers de Corra dans Critique du vers. Le recueil est tardif, un seul vers répondant aux critères observés, ça passe à la trappe, même si c'est inclus dans le "Corpus général".
N'hésitez pas à lancer des pétitions pour que je publie des livres aux Editions Classiques Garnier ou chez Honoré Champion. Vous avez l'intérêt d'une telle démarche constamment sous les yeux avec ce blog !

Trimètres, semi-ternaires et non analyse statistique

Dans les précédents articles, nous avons vu de nombreuses erreurs méthodologiques dans les approches métriques de Cornulier et Gouvard. Malgré la célébrité du rejet "l'escalier / Dérobé" au début du drame Hernani, les études métriques ont sous-évalué l'importance des rejets et contre-rejets d'épithètes au dix-neuvième siècle. Malgré la célébrité de la versification assouplie d'André Chénier, les métriciens n'ont pas étudié de si près les suites de l'influence initiale de Malfilâtre, Roucher et bien sûr Chénier. Nous avons vu aussi que l'étude statistique avait prédominé au détriment d'une réflexion sur l'influence des poètes entre eux, au détriment des jeux de réécriture pour dire vite.
On a vu aussi que l'ouvrage Critique du vers était paradoxal, puisque derrière une apparence d'analyse statistique, et donc scientifique, il n'y avait aucune rigueur dans l'établissement des données. Les dates de publication de certains vers ne sont pas vérifiées, et cela vaut pour de nombreux vers clefs, pas seulement pour les vers de madame Blanchecotte. Pour Villiers de l'Isle-Adam, le titre de Premières poésies d'un recueil de 1859 a entraîné l'occultation du recueil initial de 1858 Deux essais de poésie. On pouvait croire que les deux "essais" étaient repris tels quels dans le recueil de 1859, ce qui n'est pas le cas et ne va pas sans incidence sur les relevés statistiques. Gouvard nous demande de croire sur la foi d'une opinion d'un critique anglais que "Le Mariage de Roland" de Victor Hugo a été publié, avec un état définitif, en 1846, que Baudelaire a composé le poème "Un voyage à Cythère" en 1851 et "A une charogne" en 1846. Mais que cela soit vrai ou non, il nous faut une référence. Ce problème se pose aussi quand, arbitrairement, Gouvard choisit l'année 1858 comme un tournant. Il dit qu'en 1858 Glatigny fait partie d'un groupe restreint de poètes qui ont déjà produit un vers déviant, liste qui n'inclut pas Banville malgré ses Odes funambulesques. Mais de quel vers déviant peut-il s'agir, puisque Glatigny a publié son premier recueil Les Vignes folles en 1860 et puisque Gouvard lui-même date toutes les premières audaces de Glatigny de 1860 et pas du tout de 1858 ? Enfin, Gouvard séparait les vers de théâtre et les vers lyriques, tout en écartant des vers lyriques isolés de la décennie 1830.
En démêlant tout cela, nous avons pu montrer l'équilibre logique suivant à propos de l'emballement des césures dites "CP6" dans la décennie 1850. Il faut écarter un vers des Odelettes de Nerval publié en 1853, dans la mesure où certains poèmes de ce recueil semblent dater de la décennie 1830. Il s'agit donc d'un écho à une mode de sa jeunesse si on peut dire. Hugo présente encore quelques difficultés. Il est l'initiateur de tout l'édifice des alexandrins à césures CP6 au XIXe siècle, mais vu qu'il se retreignait en poésie lyrique tout au long des années trente, il reste à déterminer si c'est indépendamment de Baudelaire et de ses contemporains que Victor Hugo a remis la main à la pâte avec un "jusqu'à" dans Châtiments, un nouveau "si" à la césure dans Les Contemplations et bien sûr le "sans" du "Mariage de Roland" est le plus important à étudier : coïncidence ou réaction à ce qui se passe à l'époque de publication (1859) ? Je n'ai pas toujours les réponses.
Toutefois, contrairement à Gouvard, nous avons souligné les dates de publication : pré-originale des Fleurs du Mal dans la Revue des deux mondes, publication des Chants modernes de Maxime du Camp et du second recueil de Leconte de Lisle Poëmes et Poésies, tout cela a eu lieu en 1855, et ce sont les trois œuvres qui lancent la mode des CP6 dans les alexandrins. Vu que cette configuration n'apparaissait pas dans les vers très sages du premier recueil de Leconte de Lisle en 1852, vu que la césure "comme un" de "Un voyage à Cythère" sera régulièrement imitée, vu que Verlaine et d'autres attribueront, même si c'était à tort, les innovations à la césure à Baudelaire, je pars du principe que Baudelaire est le vrai modèle de départ pour cette génération-là et celles qui vont suivre. Maxime du camp n'y consacre qu'un vers d'érudit imitant une audace ancienne de Voltaire. Seuls Baudelaire et Leconte de Lisle vont s'y lancer avec application entre les trois. Leconte de Lisle fournit tout un recueil et reste modéré en 1855.
De 1855 à 1861, en termes de publication, les audaces sont en nombre faibles au-delà de Leconte de Lisle et Baudelaire. 1861 donne le véritable départ de la mode et très vite des poètes proposent trois configurations plus audacieuses que ce qu'ont osé ou qu'osent Baudelaire et Leconte de Lisle. Villiers offre la césure à l'italienne sur "squelette" en 1859, Banville et Blanchecotte offrent des trimètres à césures au milieu d'un mot, l'une jouant sur un préfixe "l'in+fini", peut-être sur le modèle de Pétrus Borel en 1833 : "re-dise", l'autre joue sur un glissement de "e" féminin dans la composition d'un adverbe : adjectif féminin "pensive" et terminaison en "-ment". Blanchecotte, que j'ai éliminée pour l'année 1855, offre un second vers exceptionnel avec une césure après le pronom "elle" qui est en deux syllabes, mais avec une seule syllabe forte et une syllabe à "e" féminin qui pour le coup nous fait une césure lyrique à la Villon. Blanchecotte demeure donc très intéressante, ainsi que sa césure sur "femme" en 1871 dans la section "Pendant le siège", mais on comprend que les nouveaux vers de Blanchecotte, Banville et Villiers sont de toute façon dans la continuité de Baudelaire et Leconte de Lisle, avec bien sûr une continuité par-delà avec Hugo et son Cromwell.
Ce cadre posé, prenez le temps d'en prendre acte, puisque nous avons un cadre qui définit comme un fait culturel que de nombreux vers CP6 soient des trimètres. Le fait n'est pas systématique, mais Gouvard et Cornulier pensent que par manque d'habitude de la dysharmonie engendrée par le CP6 nos poètes prenaient tous le pli de composer des trimètres, histoire de faire passer la pilule.
Je n'en crois rien. Cet article est pour s'attaquer au problème.
La thèse d'une évolution trimètre CP6, puis semi-ternaire CP6 avant des alexandrins CP6 bruts était développée dans Théorie du vers de Cornulier en 1982. Cette thèse n'a pas l'adhésion de tous les métriciens, notamment de Steve Murphy. Elle n'a pas du tout la mienne. C'est le moins qu'on puisse dire. Je prétends que le semi-ternaire est apparu à la toute fin du dix-neuvième siècle quand Rimbaud n'était plus poète, voire plus de ce monde, sous la plume de poètes que personne ne lit, et à cause des théories modernes sur la césure et l'accentuation du vers que dénoncent justement Cornulier et Gouvard.
Mais ce n'est pas le sujet ici.
Il y a un exercice simple à faire, prendre des listes de vers CP 6 en fonction de critères chronologiques précis, ou bien en fonction d'une œuvre unique, ou bien à partir d'un auteur isolé des autres, et dire si oui ou non on relève des trimètres, des semi-ternaires, et si les semi-ternaires sont volontaires ou non, et surtout s'il y a bien une succession chronologique trimètres, puis semi-ternaires.
Gouvard s'appuie sur deux poètes Leconte de Lisle et Coppée. Il souligne que les deux auteurs sont très différents pour l'esthétique, les thèmes abordés, ce qui influence anormalement notre jugement, puisque si leurs versifications sont similaires peu importe qu'ils soient différents pour le reste. Il y a une remarque discriminante supposée qui ne s'impose pas.
Mais la méthode de Gouvard est-elle statistique ?
Gouvard traite ce sujet dans un chapitre "Mètre ternaire et mètres semi-ternaires" des pages 194 à 202 de son livre Critique du vers. Nous avons droit à des décomptes et à des listes de vers, mais allons y regarder de plus près comme dirait le comte de Lautréamont.
Gouvard isole un vers de théâtre comme exception chez Leconte de Lisle. Il s'agit d'un vers de la pièce "Les Erinnyes" datée de 1873. Ce vers ne saurait être semi-ternaire et son excuse c'est qu'il appartient au genre du théâtre comme cela a été appliqué à plusieurs vers de Victor Hugo :
(K) Elle est bonne ! et je m'en glorifie. / (T) Ah ! maudite !
Note : K pour Klytaimnestra et T pour Talthybios.

Le "et" à la quatrième syllabe et le "ri" central de "glorifie" excluent la lecture en trimètre comme en semi-ternaire, ce que confortent la découpe phrastique et le changement d'interlocuteur.
Il y a 36 alexandrins CP6 de Leconte de Lisle qui ont été relevés par Gouvard de 1960 à 1975, nous venons d'écarter l'exception, il n'en reste plus que trente-cinq. Sur ces trente-cinq, Gouvard parle de "20 candidats au 4-4-4." Et au sein de ces vingt candidats, Gouvard prétend cerner une évolution chronologique, je cite précisément son discours :
[...} Confirmant l'hypothèse que le rythme "romantique" 4-4-4 s'efface dès le début des années 1860, les CP6 de 1860-1875 de Leconte de Lisle comptent seulement 3 ternaires fortement ponctués après les quatrième et huitième syllabes, dont deux dès 1860 (à partir de maintenant, et pour tout ce paragraphe, j'emploierai un double slash pour marquer les coupes accompagnées d'une ponctuation subséquente, un seul slash pour les coupes sans ponctuation subséquente) :
[...}
Je ne comprends pas comment Cornulier, Murat, Gouvard lui-même, et tant de métriciens et d'universitaires peuvent laisser passer sans rien dire un tel paragraphe !
Puisque les vers CP6 sont dérisoires avant 1860, puisqu'ils ne sont pas tous des trimètres, puisqu'en poésie lyrique seuls Baudelaire et Leconte de Lisle en ont émis plusieurs, et plutôt vers 1859-1860 qu'auparavant, par quel tour de passe-passe Gouvard peut-il soutenir que dès 1860 les trimètres CP6 diminuent ? Cela n'a aucun sens. D'ailleurs, le 4-4-4 rythme "romantique" s'efface-t-il en général ou simplement au niveau des CP 6 ? L'écriture du paragraphe est sans rigueur précise aucune. Le propos n'es pas scientifique, ce n'est même pas une opinion, c'est une absurdité au sens fort du terme.
Et il faut ajouter que la date de 1860 pose un autre problème. Leconte de Lisle a publié des recueils poétiques en 1852, 1855, 1858 et 1862. Si on date un vers de Leconte de Lisle de 1860, c'est qu'il s'agit d'une pré-originale dans une revue, sinon d'une réalité manuscrite, ou alors on prend pour argent comptant des datations imprimées au moment de la publication.
Dans tous les cas, Gouvard va citer par petits groupes les vers CP6 de Leconte de Lisle qu'il associe à la période 1860-1875, et même en lui faisant confiance sur les dates son relevé ne suffit pas à confirmer le propos théorique qu'il est censé illustrer !
A la page 196, Gouvard cite les trois 4//4//4 de Leconte de Lisle, il y en a deux de 1860, et un de 1869. C'est peu ! La décennie 1860-1869 (si on décale d'un an) est encadrée. Qu'est-ce que ce relevé peut bien prouver ?
1860 Voici venir, // pour la curée, // ô Roi sanglant,
1860 Mais de ceci, // pour mon malheur, // ne sachant rien,
1869 Car il connut, // dans son esprit, // que c'était là
Je ne discute pas la référence volontaire au trimètre de la part de Leconte de Lisle, d'autant que les deux premiers vers sont clairement fabriqués l'un à partir de l'autre "pour la curée" contre "pour mon malheur" et parallèle "Voici" et "ceci". Le problème, c'est qu'on nous fournit une liste et on nous demande d'avaler une conclusion sortie de nulle part.
Gouvard cite ensuite la configuration qu'il prend soin de dire "à l'opposé" avec une liste de 10 alexandrins CP6 ans aucune ponctuation après les syllabes métriques 4 et 8. Nous avons deux vers de 1860, un vers de 1863, un de 1866, un de 1868 et un de 1869, puis trois vers de 1873 et un autre de 1874. En gros, nous avons deux vers contemporains de la configuration supposée être initiale en 1860. Puis, par rapport à l'année 1869, il y a six vers qui sont concernés par cette configuration, six vers contemporains des trimètres accentués. Il reste alors la petit marge de quatre vers de la décennie 1870. Certes, le trimètre reflue, mais la configuration plus souple a toujours été disponible, elle est même plus présente (six contre un) pour la période 1860-1869. La thèse de Gouvard ne consiste pas seulement à parler du reflux du trimètre, elle consiste à poser la prédominance initiale du trimètre. Sur ce plan-là, les relevés sont en contradiction avec les propos de Gouvard et Cornulier.
Etudions maintenant de plus près cette liste de 10 candidats trimètres. Plusieurs ne sont même pas des trimètres en tant que tels, à commencer par le premier des deux qui sont datés de 1860 :

1860 Par coups de foudre / et par rafa/les emporté,

Ce premier vers n'est pas un trimètre sans ponctuation, car ce n'est pas un trimètre. La césure à l'italienne n'a jamais été pratiqué par Leconte de Lisle à l'époque, il ne la pratiquera qu'en 1869 avec son "Kaïn" et avec des remords puisqu'il la chassera de l'édition en recueil du poème. Personne, à part Villiers en 1859, ne pratique de césure à l'italienne, et Gouvard nous invite à en identifier une dans un trimètre. Ce que Leconte de Lisle et tous s'interdisent après la sixième syllabe, ils se l'autoriseraient à la huitième syllabe. Cette thèse de Gouvard et Cornulier n'a pas le sens commun. A la limite, Gouvard peut plaider le semi-ternaire, mais il est clair que dans son esprit Leconte de Lisle a perçu la suite "rafales emporté" comme d'un seul tenant, c'est précisément son second hémistiche. Leconte de Lisle a passé à caler la forme "et par" devant la césure, mais son second hémistiche ne résulte d'aucune combinaison, c'est un second hémistiche normalement configuré comme tant d'autres : "rafales emporté". C'est une lubie de l'esprit d'appliquer le découpage "rafa/les". La lecture n'est absolument pas naturelle de la sorte. On peut hacher la lecture du vers après "foudre", mais on sent bien que la lecture glisse "rafales emporté" dans le second hémistiche. Je suis incapable de lire ce vers en trimètre.
Pour le second vers, la séparation de l'auxiliaire et de sa base participiale est jouable, avec des exemples à la césure chez les classiques et de plus nombreux dans les dernières prestations hugoliennes, il n'en reste pas moins que spontanément les lecteurs ne s'amusent pas à marquer cette séparation si elle n'a pas lieu d'être. Dans le vers suivant la seconde arre oblique n'est jamais qu'une lubie du critique métricien :

1860 Toujours est-il / qu'il s'en était / débarrassé.

Je trouve plus naturel de passer immédiatement au semi-ternaire :

Toujours est-il / qu'il s'en était débarrassé.
Je ne suis pas en train de dire que j'identifie un semi-ternaire. Je dis simplement que la lecture en trimètre est peu crédible. Or, le but de Gouvard c'est de montrer que d'abord les poètes composent d'abondants trimètres avant de passer à l'étape du semi-ternaire. Or, les vers CP6 datés de 1860 de Leconte de Lisle ne sont pas spécialement des trimètres. C'est plutôt ennuyeux au plan théorique, non ?
Certes, dans cette liste de candidats, il y a des candidats trimètres que je vais moins contester dans d'autres, mais prenez celui-ci de 1868 il a lui aussi une césure à l'italienne autour de la huitième syllabe, et donc tout aussi logiquement que le vers de 1860 traité un peu plus haut ce ne peut pas être un trimètre :

1868 Parmi ces cris / et ces angois/ses et ces fièvres,
Pour Leconte de Lisle et tous les poètes à l'époque, cas à part de Villiers, il est moins grave de mettre le déterminant "ces" à la césure que de faire un effet à l'italienne du type "angoisses". Par conséquent, Cornulier en 1982 et Gouvard dans Critique du vers soutenaient anormalement qu'on pouvait identifier des trimètres avec des césures à l'italienne. La césure à l'italienne "angois/ses" servirait à faire passer la pilule de la césure sur "ces", sauf que si pour nous en 2024 ça semble passer crème, c'était un point d'achoppement plus fort pour les poètes Leconte de Lisle, Baudelaire, et compagnie. L'allure ternaire est pourtant indiscutable. Leconte de Lisle en joue explicitement avec les trois déterminants "ces", mais il n'y a pourtant aucune mesure 444 imposée en tant que telle dans ce vers. Justement, parce que le but est d'exhiber la contrariété de la césure sur "ces" oserais-je dire en guise d'hypothèse alternative.
Pour le vers suivant :
1869 Ils s'en venaient / de la montagne / et de la plaine,
la lecture en trimètre est-elle si évidente dans la mesure où l'unité grammaticale favorise plutôt la lecture en semi-ternaire 48 : "Ils s'en venaient / de la montagne et de la plaine"?
On le voit, les critères d'identification des trimètres et semi-ternaires n'ont pas été rigoureusement définis. La liste proposée est subjective.
Deux autres vers ont une césure à l'italienne à la quatrième syllabe métrique dans cette liste :
1873 Comme des spec/tres nous errons / à la lumière.

1873 Que je te traî/ne par les pieds / ou les cheveux !
Leconte de Lisle pensait-il ces deux vers comme des trimètres potentiels ? Cela n'a même pas été prouvé !
Enfin, comme les deux autres vers de 1873 et 1874 sont des variantes du "comme un" de "Voyage à Cythère", et qu'ils sont admis comme des candidats trimètres par Gouvard, on ne voit pas en quoi se dessinerait une réelle émancipation métrique de la part de Leconte de Lisle. Je cite les deux vers avec les barres obliques que leur a mis Gouvard, mais libre à vous de n'en tenir aucun compte et de plutôt souligner par une barre oblique la césure normale :

1873 Je le tuerai / comme on égorge / un porc immonde !

1874 Fit pétiller / comme une averse / étincelante

Je le fais pour vous :

1873 Je le tuerai comme on / égorge un porc immonde !

1874 Fit pétiller comme une / averse étincelante
Vous voyez une évolution là-dedans ? Moi, pas !
Passons à la troisième liste. Gouvard cite sept CP6 où il y a un signe de ponctuation après la quatrième syllabe, et nous avons deux vers de 1860 à nouveau, un vers de 1861, un autre de 1862, un de 1871 et un de 1873. Le premier vers de 1860 a une césure à l'italienne, ce qui est contradictoire avec le fait qu'il soit annoncé comme fortement ponctué après la quatrième syllabe, le signe de la virgule suivant en réalité la cinquième syllabe qui se fonde sur un "e" féminin :
1860 A ma natu//re, sans colère / et sans excès,
Je vous cite le vers sans barres obliques :

A ma nature, sans colère et sans excès,

Je vous le cite maintenant avec une barre oblique à la césure normale :

A ma nature, sans / colère et sans excès,

Je vous le cite maintenant avec une barre oblique après le signe de ponctuation :

A ma nature, / sans colère et sans excès,
La double barre oblique influence indûment le lecteur dans la liste fournie par Gouvard. Il est vrai que l'effet trimètre est recherché, mais le signe de ponctuation n'est pas où on le signale par la double barre oblique. Ce type de vers vient du théâtre de Victor Hugo (Hernani, Ruy Blas) et il suppose très précisément que le trimètre ne soit qu'un effet de rythme perçu comme secondaire face à la structure de l'alexandrin en deux hémistiches. Voici l'illlustration avec un vers du drame Hernani de 1831 :
C'est l'Allemagne, c'est l'Espagne, c'est la Flandre.
Face à un tel vers plus ancien de Victor Hugo, l'idée d'une évolution est encore une fois fragilisée.
Gouvard fournit ensuite un vers unique dans une quatrième liste, les trimètres avec une forte ponctuation seulement après la huitième syllabe. Gouvard en induit que Leconte de Lisle trouve plus naturel le semi-ternaire 48 que le semi-ternaire 84. Il y a ici une esquisse d'argument statistique, mais il y a deux contre-arguments. Premièrement, Gouvard n'étudie le profil semi-ternaire que pour les vers CP6, alors qu'il faut une étude générale étendue à tous les vers alexandrins. L'argument de Gouvard ne vaut que pour les CP6 à la limite. Mais il existe des vers avec rejets d'épithètes, rejets de compléments du nom ou compléments d'objets directs, rejets brusques d'un verbe sans complément, sans oublier d'autres configurations possibles. Donc, l'étude du semi-ternaire sur les autres vers a du sens. Puis, le seul vers présenté comme 84 est certes tardif, mais il a une césure à l'italienne sur la 8e syllabe, alors que dans les 6 vers présentés comme 48 deux ont une césure à l'italienne. Bref, il y a un paradoxe pour l'analyse. Leconte de Lisle est mal à l'aise pour créer précocement un 84, mais il n'est pas mal à l'aise pour en faire immédiatement un vers estompé par une césure à l'italienne.
Encore une fois, les conclusions de Gouvard ne s'imposent pas statistiquement pour peu qu'on prenne le temps d'observer tout ce qui doit l'être. La théorie du semi-ternaire pose un problème d'approche superficielle. Je précise que je ne conteste pas l'importance de l'accompagnement diffus du trimètre, même dans ces cas de césure à l'italienne. Je suis plus réservé quant à la fixation précoce de l'idée du semi-ternaire 48 ou 84. Je rappelle qu'à partir du moment où la coquille "rives" des "Poètes de sept ans" de Rimbaud a été corrigée par "rios" Cornulier a profondément revu à la baisse la théorie des trimètres et semi-ternaires compensatoires comme il l'a exprimé dans une étude du sonnet "Ma Bohême" publié en 2006 dans un numéro spécial Rimbaud de la revue Littératures dirigé par Yves Reboul. Il a donc dû remettre en cause son appréciation de passages de Théorie du vers et bien sûr du livre Critique du vers de Gouvard.
Ici, je fais ce qui n'a jamais été fait, je m'attaque au corps du problème, la fausse impression d'évidence d'un recours spontané des poètes à une compensation par le trimètre et le semi-ternaire.
Il n'y a pas une succession chronologique des trimètres CP6 suivis par les semi-ternaires CP6 suivis par les CP6 bruts. Hugo, Borel, Dorimond et d'autres ont pratiqué immédiatement les CP6 et même M6 sans compensation ternaire ou semi-ternaire. Malgré une prégnance du trimètre, où est-il établi que pendant un certain temps Baudelaire ou les autres se soient interdits le CP6 brut ou le CP6 simplement semi-ternaire (semi-ternaire à envisagger comme involontairement semi-ternaire qui plus est).
C'est ça le débat musclé auquel nous prenons part !
Gouvard poursuit de fournir des listes dans son livres et il passe donc aux candidats semi-ternaires. Nous avons une liste de 8/4 et 8//8 qui réunit 6 vers dont quatre sont datés de 1860, un de 1865, un de 1869, aucun pour la période 1870-1875. C'est le contraire de l'évolution chronologique qu'on prétend établir. Et nous terminons par une liste de neuf vers 48 dont quatre ont une ponctuation forte après la quatrième syllabe., deux de ces neuf vers ont une césure à l'italienne à la quatrième syllabe. Nous avons deux vers de 1860, deux de 1863, un de 1864, trois de 1869, un de 1873.
Bref, trimètres ou semi-ternaires, les listes ont toutes pas mal de vers de 1860 à exhiber. Il n'y a aucune évolution chronologique sensible. On peut à la limite minauder sur quelques détails. L'opposition du semi-ternaire 48 au semi-ternaire 84 n'est pas claire : on en tirerait plutôt la conclusion que Leconte de Lisle pense le semi-ternaire 48 et pas du tout la réalité du semi-ternaire 84, loin donc du raisonnement sur une préférence que fournit Gouvard.
On passe ensuite aux listes de vers de Coppée.
J'ai envie de me garder cette étude sous le coude, parce que je prévois de traiter d'un parallèle entre Verlaine et Coppée. Je pense avoir bien montré que l'étude du semi-ternaire est un ventre-creux des études métriques rien qu'avec les listes de CP6 de Leconte de Lisle.

dimanche 5 janvier 2025

La versification française au XIXe siècle : la lumière sur ce qu'il s'est passé

Au début du XIXe siècle, les poètes s'inscrivent naturellement dans la continuité de la versification classique héritée de l'Ancien Régime, héritée plus précisément du XVIIIe siècle dans la mesure où certaines restrictions furent définitivement imposées après même l'âge d'or de Corneille, Racine et Molière. On l'a oublié, mais Voltaire fut un versificateur prolifique et il s'est autorisé quelques excentricités, tandis que l'obscur Régnier-Desmarais a commencé à attirer l'attention sur un décasyllabe de chanson aux deux hémistiches de cinq syllabes, fatalement concurrent du décasyllabe traditionnel. Vers la fin de l'Ancien Régime, Malfilâtre dans sa traduction des Géorgiques a laissé deux enjambements de mots étonnants entre ses vers, un rejet d'épithète "Lamentable" et un rejet de complément du nom "De Cée". André Chénier et dans une moindre mesure Roucher ont commencé à revenir à une pratique enjambante des vers et des césures sur le modèle soit des poètes antiques, soit des poètes français du XVIe siècle. Il s'agit pour l'essentiel de rejets brusques de verbes, de rejets de compléments du nom ou de complément du verbe. Chénier a pratiqué à la suite de Malfilâtre quelques rejets d'épithètes, mais assez peu sur la masse de sa production. Toutefois, Chénier n'a publié que deux poèmes de son vivant, il faut tout de même noter que l'un d'eux "Le Serment du jeu de paume" illustre une importante panoplie d'enjambements rénovés avec même un rejet verbal brusque entre deux strophes, rejet qui sera imité par Corra dans son recueil de 1872 Jours de colères, alors même que Corra pratique une versification régulière à la légère exception d'une préposition "sur" devant la césure d'un poème d'avril 1872 dont se demander s'il ne témoigne pas d'une connaissance orale du "Bateau ivre". Mais bref, ne digressons pas.
Chénier et Roucher furent guillotinés le même jour. Cela mit un terme à l'évolution en cours et la forme classique de la versification domina à nouveau exclusivement.
Les poésies de Chénier furent publiées pour l'essentiel en 1819, et elles ne furent pas imitées par Lamartine et Hugo au départ. Vigny seul s'en inspira. Et dans le poème "Héléna" Vigny pratique les premiers rejets d'épithètes d'un poète romantique ou d'un poète du dix-neuvième. Comme il a retiré ce poème de ses recueils, il faut passer au poème "Dolorida" qui contient un rejet d'épithète et qui a été publié dans une revue dirigée par les frères Hugo. A partir de là, Victor Hugo commence à composer des rejets d'épithètes à son tour "Le Chant du cirque" des Odes et ballades. Lamartine en commet trois à son tour en 1825 dans des poèmes qui ne font pas partie de l'élite de ses œuvres : "Chant du sacre" et "Dernier pèlerinage de Lord Harold", puis y renonce. Vigny va perfectionner assez peu son art, mais Hugo va étudier les vers antérieurs au classicisme, de Ronsard à Mathruin Régnier en quelque sorte, et repérer d'autres astuces, il va aussi relever les vers aux effets subtils chez Racine, Corneille et Molière.
Hugo a constaté des suspens de la parole chez Racine, chez Molière et certaines subtilités de Corneille : le trimètre ou le "Mais" à la rime, puis bien sûr le "comme" à la rime chez Agrippa d'Aubigné. Il repère aussi le jeu des monosyllabes ponctués fortement à la césure ou à la rime. Il pratique le "comme si" devant la césure dans un poème des Odes et ballades, puis il étale tout ce qu'il a découvert dans Cromwell, drame romantique dont les universitaires ne lisent en général que la préface. On sait que les créateurs des programmes officiels des cours de lycée ne pensent le roman qu'en fonction du réalisme, daubent le théâtre et la poésie de Victor Hugo, sans jamais se justifier de ces choix imbéciles.
Un vers de Marion de Lorme va ensuite joindre deux audaces, le recours au trimètre et la césure sur un proclique : le fameux "C'est un refus?" est un modèle évident de Baudelaire et des poètes qui ont suivi. Vacquerie reproduit le "C'est un refus" dans un recueil paru en 1872.
Voici le vers de Vacquerie :

Vraiment, adieu ! / C'est votre arrêt ? / Irrévocable.

Et voici son modèle dans Marion de Lorme :

Comme elle y va ! / C'est un refus ? / Mais je suis vôtre !


Baudelaire l'imite lui aussi dans "Semper eadem" : "Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu." Evidemment, le génie d'oralité du "C'est un refus ?" ne passe pas dans les vers prosodiquement plus plats, moins subtils de Baudelaire.
Musset a imité les vers de Cromwell, mais très peu, il le fait essentiellement dans "Mardoche" et dans "Les Marrons du feu". Baudelaire s'en inspirera, c'est à Musset qu'il reprend le "ni" d'une rime en "ni" à la césure", et le "comme une" d'une rime en "comme un" devant la césure.
Les audaces d'Hugo eurent peu d'imitateurs dans la poésie lyrique : Desbordes-Valmore, Barbier, Borel, O'Neddy, Musset s'y sont essayés une fois pour dire, deux ou trois fois pour Musset en incluant les effets à la rime. Toutefois, il manque une étude à conduire sur les parodies du drame Hernani. Toujours est-il que Victor Hugo va préférer réserver les effets les plus perturbateurs à son théâtre, même si le trimètre, les rejets d'épithètes deviennent monnaie courante dans sa poésie lyrique. Partant de là, les proclitiques à la césure disparaissent de la poésie lyrique pour près de vingt ans et ne réapparaissent qu'en 1853.
Le cas de 1853 est signulier, il s'agit d'un vers des Odelettes de Nerval, le poème "La Cousine" dont j'ignore la date de composition exacte offre un "on" à la césure, en sachant que sa mise en relief est préparée par un emploi deux vers plus haut "on se promène", le poème "La Cousine" étant par ailleurs très intéressant à comparer à "Roman" de Rimbaud.
Le vers de Nerval pose un petit problème, il semble plus une publication tardive d'un vers motivé par la mode hugolienne de Cromwell que suivirent Musset, Desbordes-Valmore ou Barbier que le coup d'archet qui lance la soudaine évolution lyrique des années 1850.
La soudaine évlution lyrique est due à l'influence de Baudelaire et de ses Fleurs du Mal, avec en point d'appui Leconte de Lisle qui a suivi.
Au plan des publications, il faut retenir l'année 1855 : pré-originale des Fleurs du Mal dans la Revue des deux mondes, second recueil de Leconte de Lisle : Poèmes et Poésies et un vers à la Voltaire dans les Chants modernes de Maxime du Camp.
Dans "Un voyage à Cythère", Baudelaire va pratiquer la césure sur "comme un", mais aussi sur "comme", ce qui visiblement n'a pas échappé à Rimbaud, vu la composition de "Accroupissements" suivie par celle de "Oraison du soir".
Je ne sais pas s'il est prouvé que Baudelaire a bien composé "Un voyage à Cythère " avec ces deux césures dès 1851, mais c'est le poème emblématique de 1855.
La même année,  Leconte de Lisle publie son second recueil avec un "comme" à la césure et une préposition "sous" à la césure. 
De son côté,  toujours la même année, Maxime du Camp puble ses Chants modernes à la versification régulière, mais avec un vers à césure audacieuse qui est en réalité une citation de Voltaire, comme l'a bien remarqué Gouvard :

Quand sans force et sans joie, on s'ennuie à Paris
(...)
Et qu'on porte envie à l'existence des pâtres, 
(...)

Rappel du vers de Voltaire :

Adieu, je m'en vais à Paris pour mes affaires.

Dans son recueil de 1872, Vacquerie imité un autre vers de Voltaire, le dernier vers du célèbre poème "Le Mondain" en decasyllabes avec un rejet d'épithète exceptionnel pour le XVIIIe siècle :

Le paradis terrestre est où je suis.

Le rejet d'épithète n'etant guère audacieux en 1872, Vacquerie opté pour une césure après préposition :

Le paradis est sur la terre ! / Celle-ci
(...)

Vacquerie est un proche de Victor Hugo. Il est la preuve que Victor Hugo et les autres poètes faisaient évoluer le vers à partir de connaissances érudite des singularités des classiques, puis des poètes contemporains comme Hugo.
A partir de 1855, le ton est donné. 
Gouvard est assez imprécis dans ses datations de vers.
Au lieu de citer des vers inédits de Victor Hugo, il doit se contenter du jusqu'à devant la césure dans "Force des choses" des Châtiments et d'une césure sur "si" dans Les Contemplations, puis d'une césure sur la préposition sans dans "Le Mariage de Roland" en la datant de 1859 date de publication de la première Légende des siècles.
Cas à part de Nerval et Hugo, du Camp étant le dedicataire du poème terminal des Fleurs du Mal en 1861, Baudelaire et Leconte de Lisle sont les deux influences décisives sur le devenir des césures. Banville et Villiers viennent après eux. Et ainsi de suite. Glatigny est un disciple de Banville publiant à partir de 1860.
Villiers est important à signaler à l'attention.
Il publié un livre Deux essais de poésie en 1858 avec de premières audaces. Puis, en 1859, il publié ses Premières Poésies où il reprend le poème Zaira, mais partiellement le premier poème satirique. Dans ce nouveau recueil, Villiers prouve sa filiation baudelairienne avec deux césures sur "comme un", mais il est aussi à l'école de Musset, tout comme Banville, et composé de longs poèmes à la manière de Mardoche, Namouna, Rolla, etc. Et ces poèmes contiennent quelques excentricités métriques. Notamment, Villiers va offrir une césure à l'italienne sur le mot "squelette" dix ans avant Leconte de Lisle sur le mot tumulte et douze avant Blanchecotte sur le mot femme, treize avant Rimbaud dans Mémoire sur saules, sautent et ombrelles.
Mais en y réfléchissant bien, ce "squelette" métrique a dû inspirer Banville quant à la création de son enjambement de mot sur "pensivement" dans "La Reine Omphale". Cas de traitement du e à l'intérieur d'un mot de decomposable. 
En 1861, une inconnue, Blanchecotte crée parallèlement à Banville un enjambement sur un mot décomposable, cette fois elle isolé le préfixe : Il me faut l'air, et l'infini, le libre espace." Dans la foulée,  elle crée une césure curieuse sur le mot "elle", curieuse car la césure est sur le "e" féminin et en même temps sur un pronom sujet place avant le verbe.
Cette curiosité est imitée par Mendes en 1863 avec l'indéfini "quelque". Dans Philomela,  Mendes pratique aussi l'engagement de mo calembour "a terr/assé".
Je m'arrête là pour l'instant. Prochain article, je déménage les affirmations statistiques de Gouvard et Cornulier sur des vers CP6 trimetres, puis semi-ternaire, puis simplement CP6.
Gouvard affirme cela dans le texte, mais il ne fournit pas des listes de vers en ce sens et quand on recoupe les informations on se rend compte qu'il n'y a aucune statistique à l'appui de ces propos. Il interprète à la louche, tout simplement. Qui plus est, il fait passer pour des trimetres ou des semi-ternaire des vers qui n'en sont pas, avec au moins une configuration criante : les césures à l'italienne des trimetres et semi-ternaires qu'il prétend identifier, tout comme Cornulier, alors que dans le même temps ils supposent que la césure à l'italienne est exclue en versification classique...

jeudi 2 janvier 2025

Critique du vers : effondrement de l'approche statistique

Dans Critique du vers, Jean-Michel Gouvard soutient une thèse soutenue par Cornulier dans Théorie du vers : en affaiblissant la césure de l'alexandrin qui a en principe deux hémistiches les poètes eprouveraient un remords et inconsciemment ils compenseraient le défaut d'harmonie et d'équilibre du rythme par une compensation : le vers chahuté et lui seul aurait dans un premier temps une forme de trimètre avec trois segments internes de quatre syllabes lui donnant une musique propre, puis dans un second temps nous aurions une compensation en semi-ternaire, compensation irrégulière sans symétrie interne cette fois, mais qui aurait un air familier approximatif en conservant la limite de l'hémistiche à huit syllabes, une allure mitigée entre le binaire de l'alexandrin et le ternaire du trimètre, et ce serait en gros un trimètre à moitié fabriqué qui serait perçu pour acceptable.
Je considère cette thèse comme contradictoire avec les principes prônés par Cornulier et surtout franchement erronée.  Elle s'appuie sur le fait que le semi-ternaire à été envisagé à posteriori par des critiques du vers et des poètes du XXe siècle qui ont cru pouvoir lire ainsi des vers qu'ils ne comprenaient pas.
Même si Cornulier ne se risque plus guère à parler de semi-ternaires, c'est le discours qu'il a imposé quand il s'est fait reconnaître au plan de l'analyse du vers et ce discours est toujours relayé en 2025 par des gens qui à des degrés divers se réclament de ses travaux.
Sans parler de tous les métriciens : antériorité de Roubaud, rôle de Dominicy sur la notion de "e" féminin, poursuite de la réflexion théorique de Bobillot, concept d'évaluation de la ponctuation sur des vers de Racine, diverses analyses de poèmes ou poètes par différents critiques, il y a un livre qui sert d'appui à la théorie de Cornulier, c'est le livre Critique du vers de Jean-Michel Gouvard, puisqu'il étudié un grand nombre de recueils poétiques d'une période clef pour prouver par la science statistique les propos de Cornulier.
Cette étude statistique repose sur certains biais qui ont pour conséquence de détourner l'attention des métriciens d'une thèse alternative sur les vers les plus irréguliers de Rimbaud en 1872 : il faudrait les lire en maintenant une conscience forcée des césures,  sauf que le consensus est du côté d'une évolution du vers régulier au vers sans césure en passant par les modèles compensatoires décrits plus haut.
Je vais donc ruiner cette théorie des modèles compensatoires en m'attaquant aux anomalies du livre Théorie du vers, mais surtout présentement en pointant du doigt les erreurs manifestes de livre Critique du vers.
Gouvard établit une sorte de moyenne statistique par-delà les auteurs. Normalement, l'évolution doit être propre à chaque poète.  Mais Gouvard part sur un postulat d'âme collective. Les audaces auraient lieu à telle époque chez plusieurs poètes parce que c'est l'air du temps. Gouvard fixe parmi ses repères des vers manuscrits que seul leur auteur pouvait connaître.  Je laisse de côté les vers inédits de Jules Verne, mais plusieurs vers longtemps demeurés inédits de Victor Hugo sont cités : Fin de Satan, troisième série de La Légende des siècles, Océan. On pose pour certains vers une existence théorique précoce non documentée : "Mariage de Roland" de Victor Hugo, des vers de "A une charogne" ou "Voyage à Cythère" de Baudelaire, etc.
Il y a aussi un problème de non prise en compte de l'influence des poètes entre eux. Les poètes créeraient des césures acrobatiques sans méditer celles du voisin. Gouvard envisage parfois cette influence, mais il devrait l'envisager systématiquement, ce qu'il ne fait pas, ni Cornulier. Gouvard est ainsi fort négligent sur les dates de publication des vers qui l'intéressent,  fort négligent aussi sur la question des recueils qui contiennent de premières audaces. Gouvard fait des synthèses sur des vers, mais il faut des synthèses sur des ouvrages précis, au moins sur ceux qui ont été pionniers.
Maintenant, je vais souligner concrètement des défauts de l'ouvrage.
Gouvard relève des vers aux césures chahutées bien avant 1850. Ces vers ont déjà été cités en partie par Cornulier, mais aussi par bien d'autres théoriciens du vers, farfelus ou non, depuis cent ou cent cinquante ans.
Gouvard cite notamment trois vers de Dorimond dans une comédie du XVIIe, un vers de Voltaire, et quelques vers de théâtre de Victor Hugo, quelques autresde Musset, Barbier et Savinien Lapointe.  Il les écarte de son analyse statistique, sauf que cet ensemble de vers forme une masse de vers initiaux qui invalidant la théorie selon laquelle intuitivement le poète chercherait une compensation en trimètre ou semi-ternaires. Jugez-en sur pièces :

Se corrompt avec un esprit prédestiné, 
Comme étranger je m'y naturaliserois.
Pour cela, dans son dispotaire féminin.

Il s'agit de trois vers d'une comédie du début de l'âge d'or du classicisme, L'Ecole des Cocus de Dorimond publiée en 1659.
Aucun des trois vers ne peut être un trimètre. En tirant par les cheveux, direz-vous que le premier est un semi-ternaire 84 et le second un semi-ternaire 48 ? Et si tel est votre avis, d'où viendrait ce recours intuitif au semi-ternaire sans acclimatation préalable au trimètre ?
Pensez que même si c'est de manière moins évidente ce problème se pose sans arrêt pour les poètes du XIXe siècle,  puisque Cornulier, Gouvard et d'autres se sont dispensés d'une histoire des manifestations du trimètre dans la première moitié du XIXe siècle.
Il y a un sous-entendu dans l'approche de Gouvard et Cornulier qui veut que les poètes soient acclimatés aux trimètres non parce qu'ils en élaborent, mais parce qu'ils en lisent. Mais  Hugo pratique ses premiers trimètres dans Cromwell et ils y sont ostentatoires. Il les pratique ensuite avec parcimonie dans ses recueils lyriques et dans ses drames. Peu de poètes pratiquent des trimètres dans les années 1830.
De quelle acclimatation parle-t-on ?
Dans Cromwell, Hugo pratique de premiers vers aux césures chahutées et ils sont à proximité de trimètres ostentatoires sans être eux-mêmes des trimètres.  Je ne cite pas tous les vers intéressants. Les suivants suffiront.

Je t'approuve.  / Il faut, pour ne rien faire à demi, 

Ce vers à une césure sur pour et n'est ni un trimètre, ni un semi-ternaire.

(...) puisqu'il nous invite et nous appelle,

Ce vers n'est pas un trimètre,  il est superficiellement assimilable à un semi-ternaire 84.

En revanche, le vers suivant est le modèle du trimètre dont Cornulier, Gouvard, Murphy, etc., attribuent l'invention à Baudelaire :

Comme elle y va ! / - C'est un refus ? / - Mais je suis vôtre !

Gouvard expédie l'antériorité page 111 de son étude en soutenant que Victor Hugo a profité de la "diction relativement libre des comédiens " Et la diction des lecteurs de Poésies lyriques ? Et la diction des lecteurs du drame vendu sous forme de livre ?
Pourquoi écrire en vers pour le théâtre si on prend acte que les acteurs récitent en prose ?
Pire ! Gouvard daube l'effet de sens et le magnifique rendu oral que peut avoir ce vers avec cette césure !
En clair, les premiers vers à césure chahutés, à trois époques différentes, n'avaient pas une forme de trimetre, ni de semi-ternaire ( Dorimond, Voltaire, Hugo). Seul Hugo finit par mêler la césure chahutée au trimètre,  mais cela vient dans un second temps.
Cela prouve définitivement qu'il n'y a aucune tendance psychologique inconsciente de Baudelaire à Verlaine et Rimbaud à créer une césure chahutée adoucie par un trimètre ou un semi-ternaire.
Au contraire, ce qui est prouvé,  c'est que le trimetre a césure chahuté est un fait culturel dont le vers de Marion de Lorme est l'origine. Baudelaire s'est inspiré d'Hugo, puis les autres poètes informés du procédé se sont inspirés de Baudelaire ou de Leconte de Lisle, puis de la masse.
Précisons que Gouvard n'était même pas une vérité systématique,  seulement une tendance. Il s'agit donc d'une tendance culturelle non nécessaire, toute relative.
J'ai parlé de Voltaire. Le vers est cité et exploité par Gouvard dans son livre :

Adieu, je m'en vais à Paris pour mes affaires.

Ce vers avec césure sur "à " n'est pas un trimètre et le lire en semi-ternaire 84 est assez artificiel.
Il faut bien comprendre que dans un hemistiche d'alexandrin il est rare de mettre en relief une seule syllabe, le relief sera en général après les syllabes 23 ou 4 d'un hemistiche. Donc relevez quantité de vers qui peuvent être lus en semi-ternaires n'est qu'un effet mécanique de cette réalité.
Et de toute façon,  nous relevons des vers qui ne peuvent être ni des trimètres,  ni des semi-ternaires 84 et 48, et pour lesquels leur inventeur n'est passé par aucune acclimatation.
Après Dorimond, le second enjambement de mot au sens fort du terme que je relève dans la poésie française est le suivant de Petrus Borel en 1833 :

Adrien, que je redise encore une fois...

Borel ne peut pas faire exprès de bloquer la reconnaissance du semi-ternaire, il ne sait pas que ça peut exister dans un débat, ni même d'un trimètre.
Deuxième objection à Gouvard et Cornulier : les mêmes audaces sont pratiquées à la rime, sans qu'une compensation ne soit envisagée. Il est vrai qu'il y a la rime et la délimitation typographique, mais il s'agit d'une atteinte à la règle d'équilibre dans tous les cas.
Victor Hugo avait fait passer un "comme" à la rime au début des Tragiques d'Aubigné à la césure, Baudelaire en 1855 publié un "ni" à la césure repris à une rime du "Mardoche" de Musset dans "Au Lecteur" et dans "un voyage à Cythère " Baudelaire à pris le "Comme une" de Musset à la rime qui s'inspirant des "comme" et "comme si" à la césure de Victor Hugo pour le mettre au masculin à la césure. 
Le poème "Un voyage à Cythère " contient à la fois le "comme un" et le "comme" devant la césure, avec d'autres comparaisons éparses dans la composition.
Rimbaud a bien vu cela et s'en est inspiré pour "Accroupissements" et "Oraison du soir". Rimbaud trouvait mesquine la forme tant vantée de Baudelaire. Il avait raison. Il luttait contre le mensonge et l'illusion d'époque qui attribuait l'invention de ces césures à Baudelaire. Rimbaud a pu ignorer un petit temps les antériorité hugoliennes, mais il avait conscience que Baudelaire ne maîtrisait pas les effets de sens des enjambements.
Le "comme un" devant la césure à eu de nombreux imitateurs, à commencer par Villiers de l'Isle-Adam, puis il y aura Mallarmé,  Rimbaud, d'autres encore.
La césure sur le déterminant "un" vient du "c'est un refus ?" De Marion de Lorme, mais le "comme un" joue un rôle de relais, et même précoce avec un vers de comédie de Banville des Odes funambulesques : " Au meurtre ! Épargnez un bourgeois ! / J'ai donné contre (...)"
Je donnerai des listes plus tard, mais notez que le vers de Banville n'est pas un trimètre. Allez-vous soutenir que la compensation 84 repérable statistiquement fut immédiatement accessible aux poètes ?
Sur le "comme un", outre que je montre comment étudier les reprises soit telles qu'elles, soit dérivées (déterminant un, forme similaire), j'ai cité à escient Villiers de l'Isle-Adam.
Depuis lz début de cet article, je veux vous amener à la citation suivante de Gouvard,page 246 :

   À partir des années 1850, les vers CP6 commencent à apparaître chez plusieurs auteurs. Jusque vers 1858, ils ne sont pas employés plus d'une ou deux fois chez Blanchecotte, Glatigny, Hugo, Nerval, Du Camp, Villiers, Baudelaire ou Leconte de Lisle. (....)

La liste donne l'impression de poètes en pleine convergence involontaire, ce qui déjà posé problème, sauf qu'avec la date butoir de 1858 il faut retirer les deux vers de Blanchecotte et même le cas de Glatigny qui n'a publié qu'en 1860 et même Villiers de l'Isle-Adam qui a publié après Baudelaire qu'il admire ses Deux essais de poésie, puis ses Premières Poésies.
Il faut écarter Hugo qui est cité pour des vers inédits et qui a des antériorité.
Il faut écarter Du Camp puisque Gouvard commenté son vers comme une exception dans l'œuvre et une imitation du vers de Voltaire cité plus haut. Il faut écarter aussi Nerval dont le vers sur pronom "on" bien prosaïque est une exception peu avant sa mort.
En incluant de tels vers, on voit que la thèse du semi-ternaire et du trimètre  comme compensatoires ne s'imposent pas, mais surtout Gouvard cache que seuls Baudelaire et Leconte de Lisle ont lancé la nouvelle mode dans la décennie 1850.
Les vers isolés du du Camp et Nerval sont à problematiser en fonction de Baudelaire. Blanchecotte, Villiers et Glatigny sont des disciples de Baudelaire et Leconte de Lisle. Banville est lui aussi influencé par Baudelaire quand il s'y met.
Bref, si on constate une tendance au trimètre chez Baudelaire et Leconte de Lisle, il n'y a aucune validité scientifique à prétendre que les poètes ultérieurs recourent à la forme du trimètre spontanément par peur de choquer, puisqu'ils imitent une manière de faire.
J'ajoute que les mêmes enjambements à la césure sont pratiques dans des decasyllabes (Desbordes-Valmore sur le déterminant leur dès  1830, Baudelaire sur comme un justement, etc.).
Cela doit vous mettre la puce à l'oreille. Il est temps que sonne le glas de la théorie compensatoire du semi-ternaire en poésie,  voire la théorie des césures compensatoires ( " Tête de faune").

A suivre...

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Petit bonus auquel je tenais initialement :

Gouvard a remarqué que parmi les rares césures chahutees avant 1858 il y en a deux sur la préposition "sous" l'une de 1855 par Leconte de Lisle, l'autre par Baudelaire en 1857 dans son livre censuré. 
Le vers de 1855 de Leconte de Lisle à été qui plus est publié cette année même dans le recueil Poèmes et Poésies. Une fois n'est pas coutume, Gouvard estime que Baudelaire a repris l'idée à Leconte de Lisle, mais vu qu'il s'agit d'un fait nouveau chez Leconte de Lisle et d'un fait nouveau à l'époque en fait de césures CP6, il se trouve que la préposition est à la rime dans un vers de Marion de Lorme et que Leconte de Lisle pratique aussi la césure hugolienne après comme dans ce recueil de 1855. Comme Baudelaire, Leconte de Lisle commence par essayer à la césure une audace romantique de Musset ou Hugo à la rime, et il en profite pour placer un comme à la césure comme Baudelaire et comme Hugo, lequel avait identifié l'astuce à la rime chez Agrippa d'Aubigné. 
Ce n'est pas de la statistique, mais de l'observation poussée qui permet de considérer que non seulement Baudelaire et Leconte de Lisle imitent Hugo en connaissance de cause, mais qu'ils ont aussi repéré le modèle à la rime des Tragiques.

EDITE dans la même journée :

Je vous annonce un nouveau scoop. Gouvard n'a pas référencé la première publication poétique de Villiers de l'Isle-Adam en 1858 Deux essais de poésie où à côté d'un poème en octosyllabes "Zaira", vous avez une satire politique mal écrite, mais pleine d'enjambements à la Hugo, avec un emploi de "comme" à la rime : "... Comme / Jadis de l'île d'Elbe ?" et un vers C6 puisqu'avec le pronom "ils" devant la césure, quatre alexandrins plus loin :

N'est-ce pas ?
                       - Puis, c'est qu'il a souffert un martyre
[...}

L'influence hugolienne et la logique d'imitation est la même pour Baudelaire, Leconte de Lisle et Villiers, trois fois un jeu sur le "comme" et un premier essai inspiré des exemples d'Hugo ou Musset.
858, première publication, trois ans après la pré-originale des Fleurs du Mal dans la Revue des Deux Mondes.