mercredi 5 mars 2025

Vers de théâtre et mots-outils d'une syllabe à la rime...

Sur son blog Rimbaud ivre, Jacques Bienvenu a publié un article où il propose d'envisager que Rimbaud a employé le mot "comme" à la rime suite à sa lecture des poésies de Banville : cliquer ici pour lire l'article "Une rime rarissime du 'Dormeur du Val' inspirée par Banville". 
Ma perspective pour l'instant n'est pas de déterminer de qui Rimbaud s'inspire à tel moment. Je suis dans la réflexion sur une évolution d'ensemble de la versification française, et le présent article va revenir sur deux sujets : celui d'un emploi plus souple du vers au théâtre et celui des mots grammaticaux d'une syllabe à la rime, et sur ce dernier sujet je vais revenir sur l'importance dans le cas de Banville d'accéder à toutes les versions de ses recueils.
Je me permets de parler très rapidement du premier sujet sur les vers de théâtre.
L'idée des métriciens : Cornulier, Gouvard, etc., c'est de laisser à part les vers de théâtre, ce que je ne trouve pas défendable.
Effectivement, il existe un contraste entre les vers de théâtre de Victor Hugo et ce qu'il se permet dans ses poésies, poésies lyriques ou satiriques puisque Châtiments il y a. Toutefois, qu'ils écrivent en tant que dramaturge ou en tant que poète, Victor Hugo et Alfred de Musset sont les mêmes personnes et toutes leurs œuvres furent lues avec la même attention par Baudelaire, Banville et leurs divers successeurs.
Ce n'est pas tout. Selon les critères des métriciens, le seul vers déviant de Musset à la césure n'appartient pas à son théâtre en vers, mais à un poème lyrique "Mardoche": "Mais une fois qu'on les commence, on ne peut plus [...]". Tout aussi déviant selon les mêmes critères des métriciens, son "Comme une" à la rime figure, en revanche, dans une comédie en vers, mais il se trouve que cette comédie en vers fait partie du premier recueil de poésies de Musset Contes d'Espagne et d'Italie à la toute fin de l'année 1829. Marceline Desbordes-Valmore a pratiqué un tel vers déviant à la césure dans un décasyllabe de son recueil de poésies de 1830, tandis que Pétrus Borel a pratiqué l'enjambement de mots dans un poème de son recueil Rhapsodies de 1833, en se pliant, il est vrai, à la composition un peu théâtrale d'un dialogue en vers : "Adrien que je redise encore [une fois]". Défaut de mémoire de ma part pour la fin du vers, mais peu importe. Gouvard recense aussi un vers de Barbier et un autre de l'obscur Savinien Lapointe. Il faudrait une enquête sur les vers de théâtre de la décennie 1830, surtout du côté des parodies de Victor Hugo après la bataille d'Hernani. A défaut, on voit que la séparation entre vers de théâtre et vers lyriques n'est pas pleinement justifiée.
Le contraste ne concernerait pour l'instant que le seul Victor Hugo. Toutefois, il est d'autres faits à observer. Avant Cromwell, Hugo a pratiqué la forme "comme si" à la césure dans ses Odes et ballades, et de mémoire il pratiquait déjà aussi à cette époque à la césure ou à la rime l'isolement de l'adverbe "Puis" qui est un équivalent de l'adversatif "Mais" que Corneille emploie à deux reprises à la césure dans Suréna. Le "comme si" et le "Puis" reviennent à l'honneur aux césures et aux rimes des Contemplations. Mais, avec le seul cas des Odes et ballades, avec le seul cas du "comme si" devant la césure du poème "Mon enfance", la séparation pour Victor Hugo lui-même est fragilisée. Il faut y ajouter les mots grammaticaux vers d'une syllabe dans "La Chasse du burgrave", objets jadis de remarques dans le livre d'Alain Chevrier La Syllabe et l'écho : "ni" et "si".
Et ce qui devient intéressant, c'est que selon les critères des métriciens qui ont par ailleurs écarté plusieurs mots grammaticaux d'une syllabe il n'y a que six vers déviants de Victor Hugo sur l'ensemble de son théâtre en vers de 1827 à 1843, deux vers à chaque fois dans les trois drames Cromwell, Marion de Lorme et Ruy Blas. Il n'y a pas de vers déviant dans Hernani, Le Roi s'amuse et Les Burgraves. C'est essentiellement les emplois à la césure ou à la rime de "comme" qui font qu'il y a aussi des vers déviants dans Hernani et Les Burgraves. Hugo a écrit Marion de Lorme en 1829 avant Hernani, ce qui contredit le classement habituel réservé à la chronologie de ses pièces. ET cela dégage surtout que Victor Hugo a eu une période importante de remise en cause de la versification de 1825 à 1829 qui a connu ensuite une retombée dont se ressentent au théâtre Hernani et Le Roi s'amuse. Certes, le recueil des Orientales, contemporain de Marion de Lorme confirme la réalité d'un contraste dans la pratique du vers par Hugo, contraste entre théâtre et poésie lyrique, mais ce contraste est plus mince qu'il n'y paraît. Un "comme" à la rime figure dans un poème des Feuilles d'automne, ce qui fait une égalité d'audace avec la pièce contemporaine Hernani, malgré le scandale du rejet au premier vers : "escalier / Dérobé", Hugo pratiquant et le trimètre et les rejets d'épithètes dans ses poésies lyriques.
Au passage, je me demande si quand Sainte-Beuve fait dire à son Joseph Delorme que les romantiques pratiquent la césure mobile et l'enjambement libre il dissocie simplement l'enjambement à la césure et celui à la rime, puisqu'il n'y a aucun autre moyen d'opposer les deux notions.
Dans ses Odes funambulesques, Banville a publié en 1857 sa première césure déviante, il l'a fait sur le déterminant "un", ce qui est une citation pour moi très claire de Marion de Lorme. Banville l'a fait aussi dans une comédie en vers qu'il a introduite dans un recueil de poésies, ce qui coïncide avec le cas des Marrons du feu de Musset, et justement, si on passait alors du "c'est un" devant la césure au "comme une" à la rime, Banville pratique donc le "un" à la césure dans une comédie en vers et il pratique à la rime dans un poème la séquence "Dans un", poème dont le titre est une allusion à un poème célèbre de Victor Hugo : "La Tristesse d'Olympio" nous vaut une "occidentale" intitulée "La Tristesse d'Oscar", et au sein de ce poème Banville a cité l'entrevers "Comme une" de Musset qui était déjà une citation de Victor Hugo" :
 
Jadis, le bel Oscar, ce rival de Lauzun,
Du temps que son habit vert-pomme était dans un
       Etat difficile à décrire,
[...]
 
Il y a un autre emploi du déterminant à la rime dans un poème des Odes funambulesques, toujours dans l'édition originale de 1857, au sein du rondeau "A Désirée Rondeau" :
 
[...]
Que son éloge aurait valu mieux qu'un
              Rondeau.
 Dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", Rimbaud cite très précisément le "dans un" à la rime de "La Tristesse d'Oscar" :
 
Toi, même assis là-bas, dans une
Cabane de bambous, - volets
Clos, [...]
 
 En-dehors des critères des métriciens, il est quelques emplois de monosyllabes à la rime qui doivent être mentionnés.
Dans les Odes funambulesques, nous avons une rime "qui"/"Sakoski". De mémoire, il me semble que Banville l'a déjà employée dans un recueil antérieur, elle figure ici dans le poème "Les Théâtres d'enfants". Pour être employé à la rime, le mot "qui" doit être précédé d'un autre mot grammatical qui permet de rendre la "pause" à la rime acceptable, mais ici le "qui" est précédé d'une virgule :
 
[...]
Passez ce pantalon et ces bottines, qui
Viennent de chez Renard et de chez Sakoski ;
[...]
 Il s'agit clairement d'une rime déviante sur un mot grammatical d'une syllabe.
Le début de la comédie "Les Folies nouvelles" exhibe d'emblée des rimes sur préposition d'une syllabe : "contre" et "sur"., tandis que le premier poème du recueil "La Corde roide" offre un "Mais" à la rime.
En clair, dans ses Odes funambulesques, Banville n'a pas nettement dissocié les audaces des vers lyriques de celles des vers de comédie, même si les vers de comédie sont un peu plus provocateurs en fait d'enjambement et se réservent la mention du "un" devant la césure. Précisons que les audaces se concentrent dans les tout premiers vers, je cite le début de la première scène carrément :
 
Au meurtre ! épargnez un bourgeois ! [...] J'ai donné contre
Un mur, et j'ai cassé le verre de ma montre !
Mon chapeau défoncé s'est tout aplati sur
Ma tête. C'en est fait ! je suis mort à coup sûr !
C'est un bourgeois qui parle, et ses enjambements peuvent amener à conclure qu'il ne sait pas parler en vers, mais l'enjambement est ici le sel comique du poète.
Le contraste existe entre les vers de théâtre et les vers lyriques ou satiriques, mais il est faible que ce soit chez Hugo, chez Musset ou chez Banville. Notez que la comédie de Banville inclut plusieurs chansons en vers, ce qui vaut comme autre référence à Hugo et Musset.
Je prévois prochainement de faire un sort complet aux césures et rimes de Banville, mais j'aimerais accéder aux versions originelles de ses recueils, en particulier Les Cariatides. Le recueil Le Sang de la coupe est daté de 1857, mais en réalité il y a eu une édition des poésies complètes de Banville en 1854 ou 1855, là encore il me faudrait mettre la main dessus, car dans sa préface au Sang de la coupe Banville explique que les poèmes ont été publiés dans ce volume de 1854, mais sans les notes et dates explicatives.
Il me faut un historique des rimes déviantes de Banville, vu que sur les césures il a un temps de retard sur Baudelaire et Leconte de Lisle. Or, dans ses Odes funambulesques de 1857, pour un déterminant "un" devant la césure, on en a deux à la rime.
Il y a d'autres sujets à traiter sur les Odes funambulesques. Sa préface peut éclairer l'humour de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" comme du "Bateau ivre", ce que Michel Murat a déjà envisagé dans son livre L'Art de Rimbaud. La rime "hyacinthe"/"Hyacinthe" ne serait-elle pas l'origine de la rime "hyacinthes"/"jacinthes" d'un dizain de l'Album zutique ? Banville écrit un an après la publication des Contemplations qui contient "Réponse à un acte d'accusation". Banville utilise le titre "Triolets rythmiques" qui a son importance dans la parodie "Le Martyre de saint Labre" de Daudet. Il y a d'autres choses encore...
Mais, j'en reviens aux vers de théâtre. Avec Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand est revenu sur la versification de Cromwell et comme son époque en avait vu d'autres il commet des audaces inconnues du Cromwell de 1827. Rostand est un versificateur assez médiocre, mais au plan de l'histoire du vers l'analyse de sa pièce est essentielle, et je relève aussi la mention "triolet" à la rime qui suppose aussi une référence à Banville. Il y a en particulier plusieurs enjambements de mots qui permettent de dire si oui ou non Rostand pratiquait ce semi-ternaire que Martinon, puis les métriciens attribuent à Hugo et d'autres poètes du dix-neuvième siècle. Rostand situe aussi l'action à l'époque de Corneille ce qui nous rapproche encore une fois de Marion de Lorme, drame romantique complètement inconnu de la critique universitaire, mais alors complètement.
Je ferai une revue sur la pièce de Rostand dans un prochain article.

lundi 3 mars 2025

"Credo in unam" et ses allusions à des poèmes de Lamartine !

 

Hymne au soleil

 

Vous avez pris pitié de sa longue douleur !

 

Tel est le premier vers du poème des Méditations poétiques. Baudelaire l’a réécrit dans « Les Litanies de Satan ». Ne minimisez pas la réécriture en prétextant que Lamartine et Baudelaire se réfèrent à la liturgie chrétienne et que cela ne suppose pas une intention maligne de la part de Baudelaire envers la pensée de Lamartine :

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !

 

Le vouvoiement de Lamartine s’adresse à Dieu, comme l’atteste le deuxième vers :

 

Vous me rendez le jour, Dieu que l’amour implore !

 

Dans « Les Litanies de Satan », l’alexandrin qui réécrit un vers de Lamartine est répété quinze fois. Nous avons quatorze mentions de ce vers isolé en guise de refrain par contraste avec des distiques couplets, puis nous avons une quinzième occurrence de ce vers en tête d’une séquence finale de sept vers.

Le poème de Baudelaire parle de l’Ange déchu et nous avons la formulation d’un exil au sein d’un monde dualiste, ce que souligne les rejets de la séquence finale, avec mention de l’adjectif clef « fécond » :

 

Ô Satan, prends pitié de ma longue douleur !

Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs

Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs

De l’Enfer où, fécond, tu couves le silence !

Fais que mon âme un jour, sous l’Arbre de Science,

Près de toi se repose, à l’heure où sur ton front

Comme un Temple nouveau ses rameaux s’épandront !

 

Sans chercher à affirmer que Rimbaud a pris en considération « Les Litanies de Satan » lorsqu’il composait « Credo in unam », il faut remarquer les convergences. Baudelaire se tourne vers Satan contre Dieu qui l’a banni, Rimbaud se tourne vers Vénus qui a été bannie par l’avènement du christianisme. Il est question d’une ancienne royauté de Satan, et le motif de l’Homme Roi est central dans la composition de Rimbaud. Il est question de « l’Arbre de Science » dans la pièce baudelairienne, et il est question de savoir et de ne pas rester des ignorants dans le poème de Rimbaud. La notion d’exil est inévitable avec une évocation de l’Angé déchu, l’exil est aussi une notion clef du poème rimbaldien quoique sur un plan plus exclusivement métaphorique (pour Satan, il y a un plan concret lié au récit disons "biblique"). Le poème de Baudelaire se clôt sur une image de temple à rapprocher des marbres à la fin de la pièce rimbaldienne.

Il va de soi que le dualisme Ciel et Terre du poème de Rimbaud n’est pas le dualisme des pôles Ciel et Enfer du poème baudelairien. Cependant, nous avons bien deux poèmes de révolte contre Dieu ou le christianisme.

Venons-en à un autre détail troublant. Lamartine parle d’une douleur, avec un renvoi grammatical imprécis à la troisième personne du singulier « sa » que la lecture de la suite du poème « Hymne au soleil » est censée éclairer. Rimbaud parlera dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871 de « générations douloureuses prises de visions », mais le mot « douleur » est lui-même absent du poème « Credo in unam », même s’il est question d’une « route » « amère ». Passons au mot « misère » employé par Baudelaire. Rimbaud l’emploie plutôt vers le début du poème pour introduire la fausse prétention de l’Homme à un savoir sur les choses :

 

Misère ! Maintenant, il dit : je sais les choses,

Et va, les yeux fermés et les oreilles closes :

– Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l’Homme est Roi,

L’Homme est Dieu ! Mais l’Amour, voilà la grande Foi !

 

Vous notez que cela coïncide avec le lancement du motif du règne de l’Homme. Et il est question de l’Amour comme Foi, et avant de montrer en quoi ça fait écho au poème de Lamartine lui-même, je voulais citer un dernier point de convergence, plus discret, entre « Credo in unam » et « Les Litanies de Satan ». J’ai cité la séquence finale de sept vers et forcément le vers aux quinze occurrences, mais il y a aussi quatorze distiques dans ce poème, et parmi ces distiques il en est un assez provocateur sur l’amour sexuel, ce qui coïncide avec l’appel à Vénus du poème de Rimbaud. Baudelaire attribue presque à Satan l’invention du plaisir sexuel, puisque les vers suivants l’en remercient :

 

[Toi…]

 

Qui même aux parias, ces animaux maudits,

Enseignes par l’amour le goût du Paradis[.]

 

Etant donné que le poème « J’aime le souvenir de ces époques nues… » est un autre poème des Fleurs du Mal qui offre des liens étroits de pensées de Baudelaire à Rimbaud, il n’est pas à négliger la possibilité que Rimbaud ait médité aussi la lecture de tels poèmes précis de Baudelaire en composant « Credo in unam ». Mais cela n’est défendable que s’il est justifié de comparer « Hymne au soleil » de Lamartine à « Credo in unam » de Rimbaud, et justement le poème offre quelques prises. Le titre justifie un rapprochement « Hymne au soleil », et vous avez des vers sur l’éveil de la Nature dans le poème de Lamartine, et nous allons les citer pour vous faire remarquer la mention mythologique de « Vénus » en personne :

 

Mais la nature aussi se réveille en ce jour !

Au doux soleil de mai nous la voyons renaître ;

Les oiseaux de Vénus autour de ma fenêtre

Du plus chéri des mois proclament le retour !

Guidez mes premiers pas dans nos vertes campagnes !

[…]

 

Je me dois aussi de citer la première séquence de sept vers de « Hymne au soleil ». Il s’agit d’un préambule à l’hymne, puisque Lamartine s’adresse à Dieu, mais nous avons la mise en place du dispositif métaphorique où le soleil rend à l’être les couleurs de la vie, répand une chaleur dans le corps qui vient circuler dans le sang même, et cela devient chaleur de l’amour communiqué à un corps qui revit. C’est exactement la métaphore qui lance le poème de Rimbaud, et les deux poètes étendent le processus à la nature entière et le verbe « aimer » est l’ultime plan métaphorique des deux poèmes, par-dessus l’image de réchauffement de vie du soleil !

 

Vous avez pris pitié de sa longue douleur !

Vous me rendez le jour, Dieu que l’amour implore !

Déjà mon front couvert d’une molle pâleur,

Des teintes de la vie à ses yeux se colore ;

Déjà dans tout mon être une douce chaleur

Circule avec mon sang, remonte dans mon cœur :

           Je renais pour aimer encore !

 

**

 

Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,

Verse l’amour brûlant à la terre ravie,

Et, quand on est couché sur la vallée, on sent

Que la terre est nubile et déborde de sang ;

Que son immense sein, soulevé par une âme,

Est d’amour comme dieu, de chair comme la femme,

Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons,

Le grand fourmillement de tous les embryons !

 

Et tout croît, et tout monte !

[…]

 

Je note la mention du nom « vallée » et je rappelle que cette image d’homme chéri du soleil « couché sur la vallée » est liée à une résurrection solaire dans « Le Dormeur du Val ». Les mots « vallée » et « val » chez Rimbaud favorisent l’idée que Rimbaud a présent à l’esprit les thèses de Lamartine, l’auteur du poème « Le Vallon » entre autres.

Dans son « Hymne au soleil », Lamartine superpose Dieu et le soleil dans son déploiement métaphorique, et Dieu confondu au soleil est celui qui « verse( ) la vie et la fécondité ! » :

 

Dieu ! que les airs sont doux ! Que la lumière est pure !

Tu règnes en vainqueur sur toute la nature,

Ô soleil ! et des cieux, où ton char est porté,

Tu lui verses la vie et la fécondité !

[…]

L’univers tout entier te reconnut pour roi ;

Et l’homme, en t’adorant, s’inclina devant toi !

[…]

 

Les phrases exclamatives en « que » font nettement penser au lyrisme de certains autres poèmes de Baudelaire, mais notez aussi la mention « vainqueur » à opposer aux mentions « trahi » et « vaincu » des vers 2 et 5 des « Litanies de Satan ». Nous avons la mention du règne ici aussi, comme dans les deux poèmes de Rimbaud et Baudelaire. Et les échos sont plus évidents encore avec le poème de Rimbaud. L’homme s’est incliné et tout le discours de Rimbaud est pour l’inviter à se relever en se libérant de tous ses dieux. Il est évident que Rimbaud veut jeter la contradiction au discours lamartinien. Nous avons un emploi commun d’une forme conjuguée du verbe « verser », mais dans un cas le Soleil est l’argument du Dieu chrétien, dans l’autre l’argument d’une Vénus explicitement opposée au Dieu qui nous « attelle à sa croix ». Le mot « vie » employé par Lamartine est exhibé à la rime dans le poème de Rimbaud, tandis que « fécondité » remplacé par « tendresse » est ensuite remplacé par les mentions plus fortes : « amour brûlant » et « nubile ». Le mot « vie » a deux autres mentions à la fin de « Hymne au soleil », d’un vers à l’autre, avec une occurrence finale à la rime, rime qui sera la dernière du poème :

Je n’avais pas goûté la volupté suprême

De revoir la nature auprès de ce que j’aime,

De sentir dans mon cœur, aux rayons d’un beau jour,

Redescendre à la fois et la vie et l’amour !

Insensé ! j’ignorais tout le prix de la vie !

Mais ce jour me l’apprend, et je te glorifie !

 

Outre la mention clef de « glorifie », je relève la forme conjuguée « ignorais », puisque Rimbaud dénonce une ignorance qui s’oppose clairement à la thèse lamartinienne.

Croyez-vous vraiment que Rimbaud et Lamartine n’entrent ici en résonance qu’à cause d’un recours à de mêmes clichés éculés dans la composition en vers ? Vous pensez que Rimbaud s’inspirerait exclusivement des poèmes mythologiques de Leconte de Lisle, de Banville, de Victor Hugo, de divers parnassiens, mais pas du poème de Lamartine, sous prétexte que le poème de Lamartine n’est pas inscrit dans un cadre mythique païen ?

Lamartine cite « Vénus » et le poème de Rimbaud règle des comptes avec le christianisme. Certes, il y a un partage de clichés plus anciens, mais le poème de Rimbaud est une réponse directe au discours de Lamartine dans « Hymne au soleil », et on va voir que d’autres poèmes de Lamartine sont ciblés. Si Rimbaud ne parle pas pour ne rien dire, forcément qu’il réplique au discours de Lamartine avec un traitement inversé des mêmes images. C’est du pur bon sens pour un lecteur !

Il n’est pas utile de citer tous les échos possibles entre « Credo in unam » et « Hymne au soleil », je vais me contenter des liens clefs. Nous avons donc une séquence de phrases interrogatives avec emploi du verbe « croire » à la rime :

 

Mais ton sublime auteur défend-il de le croire ?

N’es-tu point, ô soleil ! un rayon de sa gloire ?

Quand tu vas mesurant l’immensité des cieux,

Ô soleil ! n’es-tu point un regard de ses yeux ?

 

Ne m’opposer pas trop vite les séquences interrogatives d’autres poètes, notamment Victor Hugo, puisque ce dernier et les autres s’inspirent eux aussi précisément du succès des Méditations poétiques en 1820 ! Cette séquence interrogative a son équivalent dans « Credo in unam » et le terme « immensité » a pas mal d’équivalents chez Rimbaud (« immense Creuset », « immense splendeur de la riche nature », « immense sein ») :

 

Son double sein versait dans les immensités

[…]

 

Qui jadis, émergeant dans l’immense clarté

Des flots bleus, […]

 

Et monter lentement, dans un immense amour,

[…]

 

Le Monde vibrera comme une immense lyre

Dans le frémissement d’un immense baiser :

[…]

 

Et une occurrence de « immense » est incluse dans une séance interrogative comparable à celle de suspens métaphysique du poème lamartinien :

 

Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau

De mondes cheminant dans l’horreur de l’espace ?

 

Et nous avons justement une mention au pluriel des « pasteurs » dans « Hymne au soleil » :

 

Et c’est l’heure où déjà sur les gazons en fleurs

Dorment près des troupeaux les paisibles pasteurs !

 

Ne pouvant tout citer, je précise que dans les deux poèmes qui suivent « Hymne au soleil » : « Adieu » et « La Semaine sainte à la Roche-Guyon », Lamartine déploie ensemble les métaphores de l’embarcation à rapprocher du « Bateau ivre » et celle du soleil qui fait renaître. Nous avons ensuite le poème « Le Chrétien mourant » et puis le poème « Dieu » qui commence par un vers que de toute évidence Rimbaud combat en reprenant l’image au profit d’une thèse inversée :

 

Oui, mon âme se plaît à secouer ses chaînes :

[…]

 

Il serait intéressant de citer plusieurs vers du poème « Dieu », avec l’idée d’un langage de la nature qui a inspiré « Les Correspondances » de Baudelaire, avec le motif explicite d’un dualisme chrétien d’origine platonicienne qui sera repris pour ses images d’envol là encore par Baudelaire, et ce dualisme suppose donc que l’homme subit un « exil » au monde terrestre, idée de l’exil que retourne aussi Rimbaud dans « Credo in unam ». Lamartine parle de l’âme en prison dans le corps, référence explicite à Platon, il parle du « monde des esprits » et imagine son âme y voler à la manière de Baudelaire dans le poème « Elévation » : « Je plane en liberté dans les champs du possible. » Lamartine écrit encore ce vers : « Aux pures régions où j’aime à m’envoler[.] » Le poète dit de sa « pensée » qu’elle est « reine de l’espace et de l’éternité ». La contrepartie, en principe absurde, c’est que Lamartine peut vivre sa pensée, mais ne saurait la formuler en paroles. Il y a deux langages, et l’un, « verbe vivant », ne peut se mettre en mots, l’autre « suffit aux besoins de l’exil où nous sommes ».

D’évidence, ce poème d’accession à l’éternité et à la vérité par un langage de projection solaire lumineuse est à rapprocher du poème « L’Eternité », ce couchant d’une majorité des critiques rimbaldiens.

Le poème « Dieu » contient plusieurs équivalents de l’hémistiche « La Nature est un temple » que Baudelaire a repris à un autre poème de Lamartine « L'Immortalité » :

 

L’espace est son séjour, l’éternité son âge ;

Le jour est son regard, le monde est son image ;

[…]

 

Il est question d’une révélation entrevue par Pythagore, Socrate et Platon, et de tenter de remonter à Dieu. Il est évident que « Credo in unam » est pensé comme une réplique à ce discours que Lamartine expose dans plusieurs autres poèmes. Et si Rimbaud s’adresse à un discours chrétien qui va au-delà du champ poétique, il n’empêche que Rimbaud écrit en tant que poète et ne saurait manquer de viser une cible aussi emblématique que les Méditations poétiques de Lamartine.

Le poème « Dieu » contient une séquence interrogative lui aussi et comme « Credo in unam » le poète s’inclut dans un groupe tombé du ciel :

Ah ! que ne suis-je né dans l’âge où les humains,

Jeunes, à peine encore échappés de ses mains,

Près de Dieu par le temps, plus près par l’innocence,

Conversaient avec lui, marchaient en sa présence ?

Que n’ai-je vu le monde à son premier soleil ?

Que n’ai-je entendu l’homme à son premier réveil ?

 

J’imagine mal comment on peut regarder l’univers naître, puisque cela suppose que nous y soyons extérieur, je ne sais pas ce que peut être la conscience du premier réveil de mon espèce, puisque je n’y ai pas accès pour mon être lui-même…

Il s’agit visiblement de communier en Dieu. Rimbaud fait clairement écho à tel type de discours quand il parle de « Singes d’hommes tombés de la vulve des mères » et quand il se demande : « La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ? »

Et insistons sur le fait que le poème « Dieu » se termine sur ce vers idéologique que contre le poème de Rimbaud :

 

L’homme cessa de croire, il cessa d’exister !

 

Et cela s’accompagne chez Lamartine de l’image solaire :

 

Mais peut-être, avant l’heure où dans les cieux déserts

Le soleil cessera d’éclairer l’univers,

De ce soleil moral la lumière éclipsée

Cessera par degrés d’éclairer la pensée ;

[…]

 

Face à Lamartine, il y a les poètes qui ne renoncent pas à endosser la révolte d’un Byron. Le deuxième poème des Méditations poétiques de manière curieuse s’intitule « L’Homme » et est adressé « A Lord Byron ». Je dis « de manière curieuse » parce que même si ce n’est pas l’intention de Lamartine on peut être tenté de se dire que Byron est une figure de L’Homme qui se révolte.

Au passage, je remarque que le deuxième vers a une séquence à la rime « ange ou démon » à rapprocher du « ange ou pource » d’un des sonnets « Immondes », ou « Stupra » si ça vous parle plus, de Rimbaud. Au début du poème, nous avons ce tour phrastique parallèle à « la nature est ton temple » ou « Le jour est son regard » : « La nuit est ton séjour, l’horreur est ton domaine[.] » Le poète Byron est comparé à « l’oiseau qui chante ses douleurs », l’aigle. Le regard de Byron est explicitement comparé à celui de Satan : « Ton œil, comme Satan […] ». Lamartine accuse alors Byron d’avoir une « raison mutinée » et je ne peux m’empêcher au calembour « mutilée » à la lecture. Lamartine invite le poète à limiter l’exercice de sa raison, ce qui est le contraire du discours de « Credo in unam » :

 

Ne porte pas plus loin tes yeux ni ta raison :

Hors de là, tout nous fuit, tout s’éteint, tout s’efface ;

Dans ce cercle borné Dieu t’a marqué ta place.

 

Et cela est suivi de l’idée d’êtres qu’on a laissé tomber dans la vie et qui ne savent d’où ils viennent :

 

Comment ? pourquoi ? qui sait ? De ses puissantes mains

Il a laissé tomber le monde et les humains,

Comme il a dans nos champs répandu la poussière,

Ou semé dans les airs la nuit et la lumière ;

Il le sait, il suffit : l’univers est à lui,

Et nous n’avons à nous que le jour d’aujourd’hui !

 

Rimbaud refuse cet état de cécité volontaire.

Voici la suite immédiate du poème de Lamartine :

 

Notre crime est d’être homme et de vouloir connaître :

Ignorer et servir, c’est la loi de notre être.

 

Rimbaud reproche au contraire aux hommes de fermer les yeux en croyant en savoir assez sur les choses, il les invite à sonder l’univers tout illimité qu’il est, à scruter les cieux, à inspecter l’horizon… Le discours est expressément contradictoire :

 

L’Homme veut tout sonder – et savoir ! […]

 

Lamartine invite au contraire Byron à « adorer [s]on divin esclavage », à admettre ses limites de « faible atome emporté », à embrasser le « joug » et à « Descend[re] du rang des dieux qu’usurpait [s]on audace ». Le poème « L’Homme » assez conséquent se termine par un couplage des verbes « croire » et « aimer » qui sont au centre du discours tenu dans « Credo in unam » :

 

Viens reprendre ton rang dans ta splendeur première,

Parmi ces purs enfants de gloire et de lumière,

Que d’un souffle choisi Dieu voulut animer,

Et qu’il fit pour chanter, pour croire et pour aimer !

 

Par quel tour de passe-passe les rimbaldiens ne confrontent-ils jamais la thèse de Rimbaud à l’antithèse lamartinienne ?

Je peux encore faire une longue liste de citations des Méditations poétiques à mettre en tension avec le discours de « Credo in unam ». Je suis en train de parcourir les phrases interrogatives du poème « L’Immortalité »… Je compare ensuite le premier vers de « L’Immortalité » et le premier vers de « La Prière » :

 

Le soleil de nos jours pâlit dès son aurore,

[…]

 

Le roi brillant du jour, se couchant dans sa gloire,

[…]

 

Le poème « L’Immortalité » est celui qui contient l’hémistiche : « la nature est ton temple » que Baudelaire a adapté au début du sonnet « Les Correspondances » : « La Nature est un temple… »

Le poème « La Prière » contient justement lui aussi sa séquence sur le moule « la nature est ton temple » :

 

L’univers est le temple, et la terre est l’autel ;

Les cieux en sont le dôme : et ces astres sans nombre,

Ces feux demi-voilés, pâle ornement de l’ombre,

Dans la voûte d’azur avec ordre semés,

Sont les sacrés flambeaux pour ce temple allumés ;

[…]

 

Quand, dans Les Contemplations publiées en 1856, Victor Hugo compare la Lune à une immense hostie, il a derrière lui trente-six ans de méditations du premier recueil de Lamartine…

Les baudelairiens accepteront difficilement le vers suivant comme une clef de lecture pour le sonnet « Les Correspondances » :

 

La voix de l’univers, c’est mon intelligence.

 

Ils préfèrent chercher midi à quatorze heures.

Le poème « La Prière » est suivi par une pièce courte « Invocation », puis nous repartons sur un long poème en alexandrins intitulé « La Foi ». Plus loin, nous aurons « Philosophie », puis « Le Temple », puis nous arriverons à « Hymne au soleil » et à « Dieu » dont nous avons déjà parlés. En clair, c’est un peu comme si au sein des Méditations poétiques Lamartine avait fragmenté et éparpillé les pièces d’un seul long discours métaphysique de croyant. Le poème « Le Désespoir » fait fausse note dans l’ensemble, tandis que certains poèmes ont des sujets plus particuliers. La critique littéraire ne semble s’intéresser qu’aux poèmes qui ont un sujet plus particulier. Ils n’ont pas mesuré l’importance d’un discours d’ampleur qui prédomine dans tout le recueil et auquel furent pourtant bien sensibles les poètes du XIXe siècles tels que Musset, Baudelaire et Rimbaud.

Lamartine ne manque pas d’évoquer la pensée de Lucrèce dans son recueil. Je ne sais plus où, mais il mentionne Epicure. Cela pourra faire l’objet d’un développement dans un prochain article. Je reviendrai sur Lamartine, j’ai déjà indiqué que le « Tu n’iras pas plus loin » que Dieu adresse aux flots est une idée qu’affectionne Lamartine et à laquelle répond Rimbaud en disant que les pieds lumineux des Maries (statues votives) ne sauraient faire reculer l’Océan poussif. Cette image se rencontre en particulier dans les Nouvelles Méditations poétiques. Toutefois, comme Lamartine cite assez peu la mythologie grecque directement, je ne peux m’empêcher de mentionner le passage suivant de « La Mort de Socrate » :

 

Et quand le doux regard de la naissante aurore

Dissipant par degrés les ombres qu’il colore,

Comme un phare allumé sur un sommet lointain,

Vint dorer son front mort des ombres du matin,

On eût dit que Vénus d’un deuil divin suivie

Venait pleurer encor sur son amant sans vie !

Que la triste Phœbé de son pâle rayon

Caressait, dans la nuit, le sein d’Endymion !

Ou que du haut du ciel l’âme heureuse du sage

Revenait contempler le terrestre rivage,

Et, visitant de loin le corps qu’elle a quitté,

Réfléchissait sur lui l’éclat de sa beauté !

Comme un astre bercé dans un ciel sans nuage

Aime à voir dans les flots briller sa chaste image !

 

A deux vers près, il s’agit de la fin du long poème paru en plaquette « La Mort de Socrate ». J’ai relu L’Apologie de Socrate de Platon avant de relire ce poème de Lamartine pour évaluer à quel point Lamartine développait une inspiration personnelle, ce qui prédomine bien évidemment. L’image a un traitement subtil chez Lamartine au sujet du bel Endymion puisqu’il est question d’un regard porté de soi à soi finalement. Cette beauté compense l’attaque un peu scolaire de ma citation, avec cette imitation paresseuse d’Homère. La rime « pâle rayon »/ « Endymion » se retrouve à l’identique dans « Credo in unam » : pourquoi ? Rimbaud a imité quelqu’un qui avait imité Lamartine ? La rime est un cliché que les deux poètes peuvent partager ? Ou Rimbaud lisait-il les vers de Lamartine avec un tant soit peu d’attention ? C’est ce que la critique rimbaldienne n’a jamais affronté ! Je cite la rime chez Rimbaud :

 

– La blanche Séléné laisse flotter son voile,

Craintive, sur les pieds du bel Endymion,

Et lui jette un baiser dans un pâle rayon…

 

Les mentions d’Endymion et de Vénus sont à leur place dans un poème de Lamartine qui a pour cadre l’Antiquité grecque, mais tout l’article ci-dessus a mis le doigt sur une restriction patente de la recherche universitaire : « Credo in unam » n’était qu’un centon sur un traitement moderne antichrétien de la mythologie grecque, sans voir que la contestation du christianisme ouvrait une fenêtre du côté des poèmes d’expression de la foi, justement !