jeudi 4 décembre 2025

La préface de Steve Murphy, deux phrases !

Je ne peux pas rendre compte pour l'instant de l'exemplaire que j'ai reçu du livre de fac-similés en couleurs des manuscrits des Illuminations, j'ai d'autres priorités, mais je tiens à cibler deux phrases de la préface fournie par Steve Murphy.
A propos de la pagination, voici ce que Murphy écrit : "on admet aujourd'hui l'ordre des 24 premiers feuillets publiés ensemble dans La Vogue".
C'est tout !
Ce n'est pas un libellé scientifique, mais une opinion. Aucun scientifique n'admettra qu'on s'en remette ainsi à un consensus.
Aucun spécialiste du droit ne peut manquer d'observer que l'argument cherche moins à convaincre (appel à la rasion) qu'à persuader (jeu sur les sentiments) au plan rhétorique. Il s'agit d'un argument où on invite le lecteur à s'en remettre en confiance à une autorité. Les gens rompus à l'enseignement de la rhétorique, dans le droit, dans la philosophie, n'accepteront jamais de valider l'argument comme preuve.
Pour un scientifique, un philosophe ou un juriste, l'argument n'est pas recevable.
Il faut ajouter le problème de définition vague du consensus derrière le pronom indéfini "on". Il y a trois sites rimbaldiens dominants sur internet : le mien, celui de Jacques Bienvenu et celui d'Alain Bardel. Deux sur trois n'admettent pas la pagination. On peut dire que les sites internet ne représentent pas le consensus des universitaires, mais au plan de l'édition rimbaldienne André Guyaux dans la collection de La Pléiade a édité les Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud et il n'admet pas non plus la pagination comme fiable. André Guyaux a par ailleurs publié un livre Poétique du fragment dans la décennie 1981-1990 où il a déjà fait entendre qu'il ne considérait pas la pagination comme autographe, et les ouvrages étudiant les manuscrits des Illuminations sont rares. Bouillane de Lacoste est le premier et le principal rimbaldien à avoir étudié les manuscrits des poèmes en prose avec des contributions décisives que Guyaux ni Murphy n'ont pu atteindre par la suite. Or, lui non plus n'adhère pas à la thèse de la pagination autographe. Entre les trois principales personnes qui ont fourni des études longues sur les manuscrits des Illuminations, nous retrouvons cette proportion de deux contre un, en faveur de la non pagination autographe. Il est vrai qu'il est question du consensus actuel et Bouillane de Lacoste n'est plus là pour s'exprimer, mais son travail n'a-t-il plus voix au chapitre ? En tout cas, même en retirant Bouillane de Lacoste, il n'y a pas de consensus entre Guyaux et Murphy.
Passons à un autre plan ! Pour qu'il y ait consensus, il faut que les autres rimbaldiens s'expriment sur le sujet. Plusieurs rimbaldiens importants sont décédés : Fongaro, Claisse, Ascione. Certains se sont retirés depuis longtemps, ne lâchant qu'un rarissime article : Jean-Pierre Chambon. D'autres ont des sujets de prédilection et évitent de s'attaquer à un travail sur les manuscrits : Benoît de Cornulier. Quant aux éditions courantes des poésies de Rimbaud, celles de Forestier (collection "Bouquins" chez Robert Laffont, collection "Poésie Gallimard", collection "Folio"), de Jean-Luc Steinmetz chez Garnier-Flammarion (en trois volumes refondus en un seul sans remaniements majeurs), de Pierre Brunel (en plusieurs volumes ou en un seul dans la collection "La Pochothèque"), elles sont toutes antérieures à l'article de 2001 de Steve Murphy où il a été affirmé que la pagination était autographe. Il n'y aurait aucun sens à impliquer leurs éditions dans le consensus ! La seule édition de référence postérieure à 2001 est celle de Guyaux dans la collection "La Pléiade" et elle s'oppose à la pagination autographe.
Enfin, parmi les quelques rimbaldiens qui se sont exprimés en faveur de la pagination autographe, il faut prendre compte de ceux qui ont renoncé à cette conviction. Yves Reboul a pris fait et cause pour cette pagination dans son livre de 2009 Rimbaud dans son temps, au sujet du poème "Barbare" interprété comme une sorte de conclusion ou tout du moins comme formulant un jugement rétrospectif sur d'autres poèmes de l'ensemble. Notons que défenseur de la pagination autographe, Bardel a jugé lui-même absurde la thèse de lecture de Reboul. Reboul ne s'est plus jamais exprimé sur le sujet, et son étude de 2009 est antérieure aux articles de Jacques Bienvenu démentant l'article de Murphy de 2001 sur la pagination autographe. Quant à Michel Murat, il continuait de soutenir la pagination autographe dans sa version augmentée de son livre L'Art de Rimbaud paru en 2013, mais il a changé d'avis dans le Dictionnaire Rimbaud où il concède que la pagination autographe n'est pas prouvée.
Sur deux rimbaldiens connus pour avoir formulé leur adhésion, il n'en reste plus qu'un seul, un sur deux, ça ne fait aucun consensus, et pire encore il y a une évolution en défaveur de cet ordre des feuillets.
Prendre le temps de mentionner tous les rimbaldiens qui auraient formulé leur adhésion est problématique, puisque nous ne pouvons déterminer si la majorité silencieuse n'a pas jugé important de se prononcer ou s'ils n'y croient tout simplement pas.
Qui plus est, avec tous les phénomènes de cooptation universitaire, de brossage dans le sens du poil entre collègues, l'exercice devient rapidement dérisoire.
Il ne le serait pas si massivement les rimbaldiens se prononçaient en faveur de la pagination autographe, ce qu'ils ne font pas, et j'ajoute que la fin de non-recevoir de Murat dans le Dictionnaire Rimbaud a été concertée et validée. Les trois directeurs du Dictionnaire Rimbaud : Alain Vaillant, Yanné Frémy et Adrien Cavallaro ont considéré que Murat pouvait légitimement mettre en doute la thèse de la pagination autographe. L'avant-propos de l'ouvrage précisait clairement qu'il s'agissait de faire un tri dans l'état des recherches rimbaldiennes en 2021.
Ce consensus se résume à deux rimbaldiens : Alain Bardel et Steve Murphy, en l'état actuel de nos connaissances.
Notons qu'en préfaçant ce livre fac-similaire, Murphy est censé apporter la caution du scientifique qui aurait établi la preuve d'un manuscrit confectionné par Rimbaud jusqu'à la pagination. On n'attend pas de lui qu'il rapporte avec distanciation un consensus ou une opinion. Il n'est pas dans son rôle. Ou il se tait sur le sujet ou il consolide son argumentation ancienne, mais il ne peut pas dire évasivement que la majorité des rimbaldiens pensent qu'il a raison, surtout quand en épluchant les écrits des rimbaldiens on se rend compte que ce consensus n'est pas vrai, ou du moins n'existe pas publiquement.
J'ajoute que je vois un autre défaut à la phrase de Steve Murphy : en toute rigueur, il devait écrire qu'il y avait un consensus des experts en études rimbaldiennes sur la pagination autographe, mais pas formuler qu'il y avait une tendance de tous à s'en remettre à l'ordre des feuillets tel qu'il nous est parvenu, ce qui n'est pas du tout le même propos. Oui, les éditeurs publient les poèmes des Illuminations en tenant compte de la pagination, voire des paginations, mais il ne s'agit que d'une conséquence aléatoire de l'histoire des éditions des manuscrits. Ils suivent le modèle initial de publication, celui qui s'est imposé avec le temps. Ils n'ont pas vraiment de marge de manœuvre et personne ne leur en fait un reproche non plus. Le consensus dont parle Murphy n'a aucun sens, ne suppose aucun débat, et il n'implique pas que la pagination soit considérée comme autographe.
Ensuite, je relève cette autre phrase à propos des manuscrits qui ne font pas partie de la suite de 24 pages : "on ne peut inférer un ordre auctorial sûr pour le reste des textes de La Vogue et de l'édition Vanier de 1895". Il y a déjà un vice caché dans l'argumentation, puisque, et les experts en philosophie et en linguistique peuvent le remarquer d'emblée, cette phrase fait une assertion qui passe au premier plan tout en s'appuyant sur une affirmation placée à l'arrière-plan. Si on ne peut rien inférer pour le reste, c'est qu'on sous-entend qu'on peut inférer quelque chose sur les 24 pages". Vous pensez que c'est ce qui a été fait, mais détrompez-vous. La première phrase que j'ai citée de Murphy ne montre pas qu'on puisse inférer quoi que ce soit, mais le consensus exhibé n'est pas sur le même plan. Il y a une acceptation passive de la pagination par les éditeurs des poésies de Rimbaud et par les lecteurs et de l'autre l'impossibilité d'affirmer l'ordre voulu par le poète pour l'ensemble des poèmes qui ne font pas partie des vingt-quatre pages. Cette opposition n'est pas valable. Il est impossible d'inférer l'ordre auctorial tant pour le reste des manuscrits que pour l'ensemble de 24 pages ! Puisque l'acceptation éditoriale passive de l'ordre paginé ne signifie pas la conviction que nous avons affaire à un ordre auctorial. Qui plus est, même si on veut soutenir que le consensus porte sur la pagination comme auctoriale, autographe, il y a un écart entre "on admet" et "on infère".
Notons que, contrairement à Bardel, Murphy ne part pas en croisade pour soutenir que le reste des manuscrits a été publié dans un ordre déterminé par Rimbaud. Ni Murphy ni Bardel ne signalent à l'attention le cas du manuscrit autographe non paginé de "Promontoire", mais nous avons deux thèses très contrastées du coup entre la thèse de Bardel qui parle d'un seul manuscrit des Illuminations, ce qui suppose une minimisation critique du cas des feuillets volants dont les paginations ne relèvent pas d'un système unifié, et la thèse de Murphy que nous n'aurions qu'une partie du recueil dans un état figé ou fixé, concession explosive s'il en est !
Chef d'orchestre des éditions fac-similaires actuelles, Bardel ne peut pas s'appuyer sur une adhésion pleine et entière de Murphy, lequel défend plus que mollement sa propre thèse de la pagination autographe. J'ajoute que, si la gazette Ombres blanches nous invite à nous reporter au site internet Arthur Rimbaud d'Alain Bardel pour des études détaillées de mise au point sur les indices des manuscrits d'un travail auctorial ou non, à part les hypothèses sur la vie de Rimbaud pour les manuscrits en-dehors des 24 pages, Bardel ne fait jamais que reprendre des éléments qui tous étaient déjà dans l'article de 2001 de Steve Murphy dans le numéro 1 de la revue Histoires littéraires : étude sur les "filets de séparation", etc. Il ne s'agit pas d'un débat contradictoire avec des éléments nouveaux, et ces éléments n'ont pas la portée que Bardel prétend leur donner non plus. La thèse de Murphy portait très clairement sur la pagination des 24 pages manuscrites, et c'est ça qui a été contesté avec deux arguments massue.
Murphy lui-même disait qu'il n'y avait pas de milieu, la pagination était soit le fait des éditeurs, soit le fait de Rimbaud seul, cela sans mélange. Or, pour tout ce qui est au-delà de la suite de 24 pages, il n'y a déjà aucune pagination unifiée et il est facile d'identifier des paginations en fonction des éditions originales des poèmes en question. Et le manuscrit autographe de "Promontoire" n'est pas paginé, alors que le manuscrit allographe est paginé 1 et 2, avec la pagination "3" subséquente de "Scènes", comme l'a montré Jacques Bienvenu en janvier 2025 dans un article de son blog Rimbaud ivre. Même le décalage "3" a son importance, puisque la pagination suppose un manuscrit en deux pages de "Promontoire" et non en une seule. C'est le seul manuscrit autographe non paginé, au moins pour l'ensemble publié initialement dans les numéros 5, 6 et 7 de la revue La Vogue. Et la pagination pour le numéro 7 implique des poèmes en vers nouvelle manière.
Pour les 24 pages, je le dis et répète, nous avons une convergence maximale autour de la page 9 qui prouve que la pagination a été conduite par la revue La Vogue.
Initialement, la revue avait prévu de ne publier que le contenu des neuf premières pages. La mention "Arthur Rimbaud" apparaît au bas de la neuvième page et les neuf premiers chiffres de la pagination au crayon ont été repassés à l'encre. On constate que le dos du manuscrit paginé 9 est précisément plus sale, c'est Guyaux qui le faisait déjà remarquer dans Poétique du fragment sans faire le lien comme je l'ai fait avec la mention "Arthur Rimbaud" et le repassage à l'encre des neuf premiers chiffres. La page 9 est déjà le point de convergence des trois faits suivants : verso maculé d'un manuscrit ayant servi d'enveloppe externe, fin du repassage des chiffres de la pagination de un à neuf et mention du nom d'auteur "Arthur Rimbaud". A cela s'ajoute un quatrième fait convergent : la manière de souligner les titres de la page 1 à 9 avec des crochets < et >. Au-delà, les titres ne sont pas soulignés ou ils sont encerclés, ce qui prouve que l'opération de soulignement des titres n'a pas été exécutée d'une seule traite.
En toute rigueur, un rimbaldien ne doit pas se contenter d'étudier les chiffres de la pagination, il doit étudier les convergences entre les indices.
Or, le nom au bas de la page 9 "Arthur Rimbaud", qu'on n'a pas considéré comme autographe que nous sachions et qui n'a aucune raison de venir d'un auteur supposé constitué un recueil tout d'une seule traite, c'est précisément la mention qui clôt la première série des Illuminations publiée dans le numéro 5 de la revue La Vogue. Cette série englobe dans leur ordre la série de poèmes qui va de la page 1 à la page 14 du dossier manuscrit tel qu'il nous est parvenu. Et, justement, on observe que de la page 10 à la page 14, les titres ne sont pas soulignés, mais que le soulignement des titres reprend à partir de la page 15 ! A un moment donné, il faut peut-être arrêter d'être obtus ! Pour démentir que la pagination ait été menée par la revue La Vogue, il faut sans arrêt faire passer des indices pour des coïncidences.
Je précise que Rimbaud avait un système pour indiquer les titres, placer un point après le dernier mot ou signe "xxx." ou allonger la dernière lettre par un trait horizontal. Or, les titres tels qu'ils ont été soulignés n'ont pas tenu compte de ce système, notamment pour le poème bref qui suit "Being Beauteous" : "Ô la face cendrée..." Ils n'ont pas compris que les trois croix faisaient office de titre, et n'ont donc pas identifié le petit point qui suivait ces trois croix. Notons qu'on ne voit pas pourquoi Rimbaud lui-même aurait manqué d'identifier les titres "Les Ponts" ou "Fête d'hiver", vu qu'il connaissait ses poèmes comme personne. Ces deux titres manquent justement dans l'édition de la revue La Vogue, signe que ces titres n'ont pas été identifiés par les protes de la revue La Vogue, et cela peut se comprendre si lors de l'opération on construit séparément les lignes des titres et les textes des poèmes, car tout cela sent le défaut d'assemblage dans une procédure qui n'est pas vraiment celle d'un lecteur. Pour "Les Ponts", aucun titre n'est souligné sur les manuscrits de la page 9 à 14, pour "Fête d'hiver", c'est le seul titre non souligné sur le manuscrit, preuve d'un oubli, et nouvelle preuve que les titres sont soulignés dans la précipitation par les premiers éditeurs.
A cette aune, vous devez prendre en considération aussi que la manière de souligner les titres change significativement dans l'intervalle de la page 9 à la page 10, puis dans l'intervalle de la page 14 à la page 15 !
Vous ne pouvez pas imposer à vos lecteurs témoins de ne prendre en considération qu'un élément après un autre, vous ne pouvez pas vous réjouir qu'ils ne voient pas la preuve par les convergences, parce que vous dispensant de leur en indiquer le déroulé vous vous réjouissez que l'évidence ne leur saute pas aux yeux. Il faut prendre le temps d'une synthèse de ces éléments convergents, quitte à faire un montage de petits extraits fac-similaires qu'on placerait sur deux pages en vis-à-vis.
Ce montage-là mettrait bien la preuve sous les yeux que la pagination des 24 pages vient de la revue La Vogue, même si on omettait de photographier les pages clefs de l'édition originale dans les numéros 5 et 6 de la revue La Vogue.
 
En voilà assez ! Je ferai prochainement un compte rendu de l'ouvrage lui-même, en m'intéressant à la qualité des photographies. Je prévois aussi de faire un tableau de l'évolution de l'ordre des poèmes de la revue La Vogue à l'édition en plaquette, édition qui comportait alors les poèmes en vers "nouvelle manière", parce que cela aussi est intéressant et passe à l'as !
Je terminerai en disant non pas qu'il faut admettre que la pagination n'est pas de Rimbaud, mais qu'il est prouvé qu'aucune pagination des manuscrits des Illuminations n'est de Rimbaud, celle en vingt-quatre pages comprise, et je me contrefiche de savoir si cela fait consensus ou non, encore que cela peut m'inquiéter au sujet de mes contemporains. Seule l'expertise scientifique m'intéresse.

dimanche 30 novembre 2025

Léon-Paul Fargue, du Rimbaud sur le mode mineur ?

Edité le premier décembre, ajout sous les astérisques plus bas ! 
 
Avant l'an 2000, je lisais énormément de recueils de poésies. Je pratiquais des sondages dans les librairies, je lisais les recueils accessibles dans les bibliothèques universitaires. J'achetais aussi des livres, mais à plusieurs reprises j'ai dû m'en défaire étant donné les aléas de l'existence. Le volume de Léon-Paul Fargue Epaisseurs suivi de Vulturne dans la collection Poésie Gallimard m'avait marqué. Je sentais qu'une certaine magie verbale opérait, que cela pouvait coller jusqu'à un certain point avec une forme d'héritage rimbaldien dans le phrasé. Je n'ai pas acheté ce recueil, il s'agit donc d'observations précoces de ma part, entre 1996 et 1998 peut-être. Ce poète n'est pas très connu, il en est bien d'autres qu'on cite avant lui comme références pour la littérature du vingtième siècle. Or, je me suis enfin acheté ce volume pour deux euros et c'est l'occasion d'en parler et d'éprouver mes intuitions.
Je ne lis pas le recueil tout d'une traite. Il y a des recueils que je dévore, d'autres où je suis plus patient. Je prends le temps de les lire. Pour l'instant, j'ai lu le début du recueil Epaisseurs avec le poème liminaire en vers de sept syllabes "Gammes", puis les poésies en prose "La Drogue", "Colère", et je me suis arrêté à la quatrième page de "Mirages".
Pourquoi rendre compte d'une lecture inachevée ? Mais parce que je ne veux pas que mes pensées s'échappent, et mieux parce que je n'ai pas envie de suspendre les réflexions. C'est ainsi que je dois agir si je veux les mener à maturité et ne rien délaisser.
Voici donc mes premières nouvelles impressions. Pour l'instant, je n'ai pas encore retrouvé la vivacité à la lecture que mes souvenirs font entendre. J'imagine que cela peut venir plutôt du second recueil Vulturne ou bien il va y avoir un moment où le récit s'emballe dans "Mirages", mais j'ai deux confirmations. Premièrement, Léon-Paul Fargue sait écrire et il offre le relief d'une écriture dans la continuité de la prose rimbaldienne. Rimbaud est né en 1854, Léon-Paul Fargue en 1876, ce qui fait une génération d'écart. Rimbaud et Fargue partagent du côté de l'écriture en prose une manière d'expression moins lyrique et plus fortement encadrée par une sorte d'élégance qui caractérisait aussi Théophile Gautier et qui a l'air aussi d'une langue élégante favorisée par un enseignement scolaire propre au dix-neuvième siècle. Deuxièmement, Fargue a une maîtrise réelle et spontanée du vocabulaire, ce qui fait que facilement l'intérêt de sa lecture est rehaussé, on se sent en confiance. Enfin, il y a un troisième point qui se confirme, c'est l'influence directe de Rimbaud. Et, pourtant, malgré tous ces éléments favorables, Fargue ne va pas devenir un poète important du vingtième siècle et là c'est peut-être un aspect d'avenir de mon investigation actuelle, puisque je veux pouvoir expliquer ce fait.
Avant de parler des quelques poèmes que j'ai pu lire, je reviens sur la présentation générale de Léon-Paul Fargue. Il s'agit d'un enfant naturel qui n'a pas été reconnu par son père avant l'âge de seize ans, mais ce qui m'intéresse, c'est l'écart d'une génération avec Rimbaud 1854-1876 et l'importance de l'intelligence dans la lignée des Fargue. Colette, née en 1873, est elle aussi très intéressante à comparer avec Rimbaud, d'autant qu'avec la série des Claudine elle fournit des récits de son enfance rebelle et sauvage. Fargue n'a pas le même profil, mais il partage avec Rimbaud un rapport à l'intelligence. Arthur Rimbaud est très différent de son père et, malgré ses livres, ce père n'est sans doute pas le modèle le plus net d'intelligence, mais Rimbaud, différent de son frère aîné Frédéric, était un premier de la classe, du moins dans les matières littéraires, et au plan scientifique, Rimbaud est demeuré assez velléitaire, mais sa vie africaine témoigne assez qu'il aurait aimé accéder à plus de compétences de ce côté-là du monde de l'intelligence. Rimbaud n'a pas été mis sur les rails du monde scientifique et lui-même n'était pas capable de dépasser les premières difficultés. En revanche, il a été mis sur les rails dans le domaine littéraire et là il a su à un moment donné prendre les choses en mains. Léon-Paul Fargue est le fils naturel d'un ingénieur et le petit-fils d'un ingénieur plus réputé encore. Fargue a effectué de brillantes études, mais il a renoncé à être normalien pour pouvoir devenir poète. Il s'intéresse aussi à la peinture et au piano. On dit qu'il a pu suivre les cours de Mallarmé lors d'un passage à Condorcet, mais ce n'est pas très clair, puisque plus tard c'est Henri de Régnier qui l'a introduit ultérieurement aux "mardis" de Mallarmé. J'observe qu'un de ses premiers contacts littéraires n'est autre qu'Alfred Jarry, ce qui pour moi est une fausse note. Il va connaître des musiciens intéressants : Debussy, Satie, Ravel. Au plan littéraire, je suis un peu perplexe : Jarry, Larbaud, Valéry, Tristan Klingsor, etc. Rien de pertinent se dégage. Valéry est un brillant versificateur et a une aura intellectuelle, mais c'est un peu incohérent et ça sent le reportage pour amuser la galerie. Qui plus est, il publie assez peu avant la Première Guerre Mondiale, privilégie la critique d'art et les mondanités.
On mentionne ses publications comme autant d'événements anecdotiques, et la consécration des recueils EpaisseursVulturne et Sous la lampe vient particulièrement tard. Ce sont des recueils de 1928, le poète a plus de trente ans de carrière littéraire derrière lui, et cette reconnaissance vient d'une action solidaire de ses pairs pour le mettre en avant.
J'en viens maintenant aux poèmes que j'ai lu. Le poème en vers de sept syllabes "Gammes" n'est pas mauvais. Il manque toutefois une musicalité ou du moins une capacité à accentuer les rythmes. Toutefois, il y a une maîtrise de la langue qui permet quand même de capter l'attention. Il sait jouer sur la subordonnée relative en "qui" avec un verbe d'une syllabe stable : "Hachures de chair qui dansent", il est à l'aise pour placer un adjectif plus recherché, mais pas évident en soi, qui va bien se marier au débit phrastique : "saut interrogateur", sinon "allure verticale", il sait compléter habilement un nom par un groupe prépositionnel ou une subordonnée relative : "Aux confins de la rumeur" ou "Dans les rues qui se démaillent", et cela s'enchaîne naturellement avec variété et sans devenir prévisible ou forcé. Pourtant, il a des amorces pédantes, surtout quand il veut inventer des mots et qu'il a la maladresse de les énumérer : "Fantômes de caracames, / De fatagins, de marmoses, / [...]". J'aurai du mal à l'expliquer, mais il arrive aussi à mieux gérer la reprise d'une syllabe en tête de deux mots rapproches : "Dans la bouche des boutiques". Je n'ai pas acheté le recueil en Poésie Gallimard de Paul Morand, sinon j'aurais pu vous donner des exemples maladroits et forcés. Fargue est plus subtil et plus souple. Desnos aussi dans Corps et biens fournit des exemples maladroits et forcés, mais forcés par principe qui plus est.
La chute du poème "Gammes" est pleinement réussie : "C'est le nom d'un souvenir / Que mon rêve regardait."
Mais, on passe ensuite à des poèmes en prose. Or, Fargue ne fait pas ici dans le poème en prose concis, il se lance dans des récits en prose de plusieurs pages, et là mon idée c'est que au plan tactique en littérature, mais la tactique pour réussir une œuvre autant que pour plaire au public, il aurait mieux fait de s'en tenir à des poèmes pas trop longs. Il n'a pas le souffle lyrique, il ne met pas assez d'émotion dans ce qu'il écrit, ou il ne met pas assez d'effets de rythme dans son phrasé. Il ne peut que lasser. Il va plaire un temps jusqu'à ce qu'on trouve cela monotone, toujours la même chose. Et l'autre raison pour laquelle il devrait être plus court, c'est qu'un récit long de plusieurs pages qui se veut de la poésie cela suppose un énorme développement, et là on ne le sent pas le développement. On se dit que Fargue rallonge son récit. Ce que je trouve intéressant de constater, c'est que sa poésie devient un peu un emploi du langage pour faire tourner le langage sur lui-même. Il y a une sorte de vacuité qui s'installe et qui ne pardonne pas. On le sent à un moment donné qu'un poète n'a pas vraiment quelque chose à dire. Il gagnerait beaucoup à être plus concis, et notamment celui lui permettrait de mieux se consacrer à valoriser un propos et à créer une dynamique littéraire à partir de ce propos. Il devrait travailler les détails de son propos pour trouver des idées de style, etc. Là, il fait de la copie, il allonge la poésie.
Le poème "La Drogue" m'a mieux plu que le suivant "Colère" où j'ai plus senti les effets de manche, la déperdition des énumérations pour inutilement épater la galerie.
Le début du récit "La Drogue" est très bon :
    Il y avait longtemps que je m'en doutais. J'en étais sûr. Ne l'avais-je pas dit dans deux ou trois conversations ? Avais-je parlé ? Je n'avais pas vu dans leurs yeux qu'ils eussent entendu. Je ne pensais pas à la chose, elle me pensait ; je n'agissais pas, elle m'agissait. [...]
On voit la référence au "On me pense" de Rimbaud, mais la partie la mieux écrite va plus pour moi jusqu'à "entendu", à tel point que je me demande si "Avais-je parlé" n'est pas inspiré du "si je me souviens bien" du début d'Une saison en enfer. La langue de Fargue dans ce récit "La Drogue" est plus proche de celle de Rimbaud dans ses Illuminations. Parfois on pense aussi aux phrases sans verbe de la Saison : "Plus de confiance en la parole, plus de confiance en personne." Mais je tiens à insister sur la plus discrète et solide relation à la prose des Illuminations. Surtout si c'est un peu involontaire :
 
[...] Il me souvenait de certaines périodes ardentes et dissimulées de mon enfance, pleines de rumeurs, de rayons humides et de larmes de plaisir, d'états de colère ou de silence, où le médecin de mes parents discernait de légers troubles, imputables, disait-il,  à mon activité précoce, excédée d'impressions vives, que je n'avais garde de trahir, et qui me criblaient de baisers amers, de la part de quelque merveille implacable comme un coquillage dans une vitrine, l'atlas d'un dictionnaire d'histoire naturelle, un navire en miniature au musée de la marine, ou quelque jouet absurdement riche et que je ne pouvais posséder. [...]
 Passons sur le côté ampoulé de l'amorce : "Il me souvenait..." On a peu d'adjectifs et ici quand on en a ce sont presque des expressions toutes faites "impressions vives", "histoire naturelle" ou bien on a un adjectif précis mais basique : "baisers amers", on a des constructions simples de groupes nominaux : nom préposition et nom : "larmes de plaisir", mais en balance avec une construction nom et adjectif : "rayons humides", et justement on a aussi ces formules binaires peu lyrique : "d'états de colère ou de silence", on a les subordonnées qui ont aussi une résonance d'une certaine époque du style où Rimbaud avait sa place : "et que je ne pouvais posséder", et qui me criblaient de baisers amers", on a la rencontre de "quelque (jouet)" et "absurdement riche". Fargue privilégie des successions de phrases où on repart sur un sujet bref et un verbe. Il y a des juxtapositions de phrases aux amorces verbales comme simples, mais rythmiquement ordonnées : "J'avais mis mes affaires en ordre. Je me hâtais comme un voiturier que la nuit gagne." Ou bien : "Je me suis levé, je suis parti, comme on court jouer, quand on sent la veine." Et dans les deux cas que je viens de citer, même les comparaisons insérées ont une sorte d'aura de nonchalance rimbaldienne. On a tel suspens dans une phrase qui se refuse au lyrisme : "Le prévenu, moutonné, s'est mis à table." Fargue se perd dans le récit, où là il ressemble à la plus grande masse des romanciers avec l'enchaînement narratif des verbes à l'indicatif passé simple, et par moments il se ressaisit : "Son allure devint saccadée, puis onduleuse, sa tête s'ourla d'un liséré bizarre, les bords de son corps, puis le centre, commencèrent à s'éclaircir [...]". J'observe qu'il y a un certain art de la phrase d'allure lacunaire mais précise dans le domaine descriptif, ça aussi ça concerne Rimbaud ou Théophile Gautier. Et là il faudrait tout relire une deuxième fois pour réveiller tout ce que j'ai pensé à la lecture de tout à l'heure, mais je vous donne déjà un peu les bases de mon constat et bien sûr je vous retrouve les indices que Fargue s'appuie aussi sur des citations de Rimbaud pour justifier sa propre écriture, ce qui pour le coup apparaît comme des effets de manche maladroits à mon regard expert : "Ah ! je suis un fantôme occidental actif !" "Colère" se pare d'injonctions rimbaldiennes, et y va de sa petite note ésotérique : "musique muette des nombres". Certaines suites verbales sont très proches de passages rimbaldiens : "les rais s'épointent, les souffles s'attristent, l'uranie s'endort contre vos plaques, vos chevaux de pierre montent dans le ciel, vos larmiers verdissent,...", mais le côté hirsute du vocabulaire dessert mal le projet poétique. A un moment j'ai trouvé "prendre du dos" et non "renversant de ventre" dans un passage où j'étais en train de me dire que définitivement le phrasé de Fargue est plus proche de celui de Rimbaud, alors même qu'il s'inspire des Chants de Maldoror. il y a ensuite un passage sur le regard du pou qui confirme l'influence d'Isidore Ducasse, mais l'influence de Ducasse va être plus intellectuelle, alors qu'au plan grammatical et lexical Fargue n'a aucun mal à se rapprocher de Rimbaud, parce que cela lui est tout simplement naturel. Evidemment, Fargue n'a pas du tout les capacités poétiques de Rimbaud, mais il part de codes stylistiques comparables acquis visiblement dans le cadre scolaire, une sorte de langue littéraire scolaire d'époque mais qui est infra-littéraire, qui peut modeler l'élégance de nombreux écrits non voués à être de la poésie, qui peuvent être de la vulgarisation scientifique ou de la littérature sans prétention, mais Rimbaud, Fargue ou Gautier sont dans ce secteur de déploiement de leur style littéraire en prose. Je le perçois, et il faut que j'arrive à bien poser cela, à mettre une vraie connaissance experte là-dessus avec des mots.
J'ai relevé d'autres allusions voilées à Rimbaud dans les quelques pages lues de Fargue. J'ai des petites idées subtiles, mais je vous ai exposés quelques exemples qui donnent une idée du fonctionnement des poètes du début du vingtième siècle qui tous citent Rimbaud en le singeant, en l'incorporant à leur propos par une petite imitation, par une petite citation qui vient comme donner de l'importance à leur propre déploiement littéraire. Répéter une idée de Rimbaud, c'est comme planter une graine dans sa propre création pour la vivifier. Et ça se fait sur la bande. On va démarquer un passage de Rimbaud auquel le lecteur ne pensera même pas directement, mais d'évidence beaucoup de poètes de la première moitié du vingtième siècle jouaient avec cette astuce. Cela devait contribuer à les rassurer sur eux-mêmes, j'imagine.
 
***
 
Fatigué, j'ai interrompu ma rédaction plus tôt que je ne voulais.
Je donne ici un florilège des allusions les plus nettes à des passages en prose de Rimbaud. Ma lecture inclut les textes suivants de Fargue : "La Drogue", "Colère" et cette fois l'intégralité de "Mirages", pas seulement les quatre premières pages d'introduction.
Dans "La Drogue", j'ai relevé deux échos significatifs. Je cite d'abord l'allusion surprise au "Je est un autre" : "On t'a fait ton pardessus dans un café ? Ne cherche pas, ce n'est pas un autre." Ce passage est suivi immédiatement par le développement sur le pou qui s'inspire des Chants de Maldoror, et c'est à très peu de distance que  nous tombons sur la formule rare "prendre du dos" :
 
[...] Si tu fixes sur la grève un pour de mer entre mille poux de mer, si tu ne le quittes pas des yeux, tu le fascines. Les autres s'en vont, dans un frémissement multiplié, sassés par la peur, lui reste sur place avec son gros oeil. Tu en fais autant pour un insecte dans la campagne. Ton regard lui pèse. Tu peux le voir prendre du dos, cisailler à vide avec ses pinces, [...]
 Loin de la thèse de lecture exclusivement obscène des rimbaldiens, Fargue analyse "prendre du dos" comme le fait de grossir son dos, J'ai déjà cité une occurrence contemporaine de Rimbaud où "prendre du dos" s'employait pour les livres, et plus loin dans le même recueil, dans "Mirages", Fargue écrit ceci : "des livres qui faisaient le gros dos."
De toute évidence, Fargue a effectué une recherche lexicale correcte autour de l'expression rare déployée par Rimbaud dans "Parade".
Dans "Colère", Fargue cite cette fois le mot d'ordre du poème "Vagabonds" des Illuminations : "vous ne pouvez pas trouver la formule[.]"
Je soupçonne que le rapprochement des mots "nègres" et "enfer" au début de "Mirages" est une conséquente mécanique de la lecture de "Mauvais sang", ce que confirmerait la mention "marais" venant de "L'Impossible" : "les grandes dames conquises en mangeant des plats nègres, la virée de l'enfer dans le marais salant du jour[.]"
Fargue à très peu de distance un peu après cite "Matinée d'ivresse" : "mais nous avons foi dans son poème". Et puis, il fond les allusions à "Enfance V" et "Nuit de l'enfer" : "A présent, je suis maître des transformations de force en matière et des réciproques..." Il faut dire que je soupçonne des influences plus ténues des récits de la série "Enfance" de Rimbaud, des "Déserts de l'amour", etc., et je ne cite que ce qui s'impose avec évidence. Vers la fin de "Mirages", je vous donne un exemple de rapprochement troublant, mais qui n'a pas le même statut d'évidence : "Des machines toussent sourdement dans la nuit". J'ai pensé spontanément à "De petits enfants étouffent des malédictions le long des rivières." Pourtant, la construction grammaticale n'a rien à voir. Si j'allonge la citation à cet endroit, je vois une allusion possible à la "mélancolique lessive d'or du couchant" qui se superpose : "La grande fille se fait les ongles, la ménagère lave son deuil. - Des machines toussent sourdement dans la nuit, jusqu'à l'aube [...] jusqu'à l'heure où les eaux tièdes rinceront pour un jour les vitamines." Ces rapprochements sont plus délicats à justifier, mais il est clair qu'il y a de la matière. Je pense aussi à "Enfance V" et aux brumes qui s'assemblent pour cet extrait. Selon moi, Fargue crée sous l'impression forte de passages divers des poésies en prose de Rimbaud. J'ai d'autres idées dans le genre, et évidemment j'ai mis un point d'honneur à mentionner ce qui s'apparente à des quasi citations, à de quasi reprises telles quelles. Parce que si je relève plusieurs faits saillants, c'est que je ne dois pas vraiment me tromper de beaucoup sur les rapprochements plus flous.
En continuant ma lecture de "Mirages", j'ai eu la surprise de constater que j'avais raison sur le mythe de l'intelligence chez Fargue, il mentionne l'intelligence comme acteur, la confronte à la bêtise et son récit se termine sur une évocation du père ingénieur qui vient de la réalité biographique. Je précise aussi qu'il est question de "souvenirs d'enfance" dans "Mirages", ce qui justifie aussi les allusions à la série "Enfance " rimbaldienne au plan de la filiation littéraire que veut établir Fargue.
Il y a un autre passage où l'imitation de Ducasse est très nette, la séquence où Fargue répète à plusieurs reprises l'apostrophe "homme". Et, à ce moment-là, par exception, la prose de Fargue parvient à faire entendre un peu de la note des Chants de Maldoror dans son phrasé.
Pour le plan rimbaldien, Fargue joue donc sur la reprise rythmique des pronoms "Je", "Il" en tête de phrase, sur la juxtaposition de phrases qui commencent par sujet et verbe. Il joue aussi sur des énumérations de segments syllabiques de longueur moyenne, ce qu'on retrouve chez Rimbaud, il y a une longueur rythmique moyenne qui se dégage. Fargue joue à imiter les reprises soudaines par Rimbaud avec des phrases négatives marquées, sans verbe : "Plus de...", etc. Il le fait assez souvent. Il joue avec les injonctions, comme tant d'autres, mais on sent le modèle rimbaldien vu les convergences de style et de thèmes. Il y a un rythme de phrases plus sèches aussi qui apparaît : "Un papier glisse de la table. Le monôme des ombres traverse la chambre." On peut noter que l'emploi de l'article indéfini "un" peut très vite devenir un marqueur de littérature hermétique de tendance rimbaldienne.
Je vais continuer à mener des recherches de cet ordre.
J'ai aussi une réflexion à conduire sur les formes participiales et leurs équivalents adjectivaux, ou bien une réflexion sur les prépositions. Fargue ne va pas correspondre complètement à Rimbaud, mais je pense que j'arrive à m'orienter dans ma recherche au fur et à mesure. L'exercice définitoire s'affine.
Et puis, moi aussi, je peux imiter l'emphase mystique rimbaldienne. Même si ce blog n'a pas le nombre élevé de lecteurs qui mérite son sujet, un seul lecteur suffit pour l'avenir : la transmission a lieu, la poésie est sauvée.

mercredi 26 novembre 2025

Une saison en enfer : pourquoi c'est beau ! (contestation de la lecture d'André Guyaux dans La Pléiade)

Pour des raisons de prestige, une édition des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud dans la collection de La Pléiade a valeur de référence critique, mais il y a déjà eu plusieurs éditions par divers intervenants dans cette collection et la dernière en date, celle d'André Guyaux, doit elle aussi être située dans son contexte, celui de l'année 2009. Et cela est essentiel dans le cas du livre Une saison en enfer. Pourquoi ? Les poésies en vers et Une saison en enfer ont été mis au programme du concours de l'Agrégation en 2010, ce qui a entraîné à la fin de l'année 2009 et au début de l'année 2010 un certain nombre de publications intéressantes dont André Guyaux n'a pas pu tenir compte. Nous sommes désormais proche de passer en 2026, et il y a eu depuis 2009 d'autres publications au sujet d'Une saison en enfer, notamment lors du cent cinquantenaire de sa publication en 2023 avec les livres, en réalité mitigés, d'Alain Bardel et d'Alain Vaillant, ce dernier ayant tout de même produit une étude peu habituelle et juste du récit "L'Eclair". Il faut ajouter la réédition du livre L'Art de Rimbaud de Michel Murat avec une partie inédite consacrée à Une saison en enfer, en 2013 je crois.
Ainsi, Guyaux n'a pas profité d'une fournée de nouveaux articles intéressants par une grande diversité d'intervenants. Quand il écrit, Une saison en enfer est encore un parent pauvre des études rimbaldiennes où on salue essentiellement deux publications qui ont pour points communs d'avoir été publiées par l'éditeur José Corti en 1987 : l'édition critique de Pierre Brunel et l'essai Combat spirituel ou immense dérision ? de Yoshikazu Nakaji, auquel on adjoint le volume paru à La Baconnière de Danielle Bandelier Se dire et se taire. Le livre plus ancien de Margaret Davies de 1973 était alors minimisé, malgré l'estime profonde que lui témoignait Nakaji dans l'Introduction de son livre de 1987. Le seul volume collectif de référence était alors une publication liée au centenaire de la mort de Rimbaud : Dix études sur Une saison en enfer, livre dirigé par Guyaux. Et on en arrive à un autre élément important de contexte. Guyaux est sous l'influence de l'article de Jean Molino publié dans ce volume collectif, article qui, dans la continuité des écrits de Jean-Luc Steinmetz, soutient que la "charité" dont il est question dans la Saison, n'est pas la vertu théologale.
Pour explorer le discours de Guyaux sur Une saison en enfer, il faut se reporter à la section "Notices, notes et variantes" en fin d'ouvrage. L'ensemble des remarques sur Une saison en enfer va du bas de la page 921 au haut de la page 939 et se divise en "Notice", "Note sur le texte", "Bibliographie", "Notes" et "Appendice" portant sur les brouillons.
La bibliographie ne mentionne pas l'édition critique de Pierre Brunel, mais les livres de Danielle Bandelier, Margaret Davies, Yann Frémy et Yoshikazu Nakaji, quelques articles épars, mais peu nombreux, et bien sûr le collectif Dix études sur "Une saison en enfer".
Pour ce qui est de la "Note sur le texte", j'en profite pour faire remarquer que Guyaux envisage une autre coquille dans l'édition originale : "j'ai toujours été race inférieure" qui devrait être lu avec une syntaxe plus châtiée : "j'ai toujours été de race inférieure". La lecture ellipitique est tellement plaisante qu'on a envie de l'attribuer à Rimbaud, notons que c'est à rapprocher du cas : "Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds" où on pourrait soupçonner aussi un tour elliptique inhabituel : "de retour des pays chauds". Mais ce n'est pas le sujet ici.
Ce qui m'intéresse d'emblée, c'est le discours tenu sur "La charité est cette clef" dans la prose liminaire. Cette phrase est l'objet d'une note 2 fournie à la page 927 :
 
   2. " S'il est vrai que 'la charité est cette clef', alors cela prouve qu'auparavant je rêvais", observe Jean Molino, qui réfute l'interprétation assimilant cette 'charité' à la charité chrétienne et opposant, de part et d'autre du tiret, la 'charité' (chrétienne) à l' "inspiration" qui préside à l’œuvre ("La Signification d'Une saison en enfer", dans Dix études sur "Une saison en enfer", éd. André Guyaux, Neuchâtel, A la Baconnière, 1994, p. 24-28 ; voir aussi Jean-Luc Steinmetz, "La Cruelle Charité d'Arthur Rimbaud", Reconnaissances : Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Nantes, C. Defaut, 2008, p. 307-329).
 
 Cette lecture était relayée à l'époque par Alain Bardel sur son site internet Arthur Rimbaud, mais il s'en est strictement éloigné dans son essai de 2023, reconnaissant qu'il est clairement question de la vertu théologale. Toutefois, je remarque un problème logique dans la manière dont Guyaux expose l'affrontement entre la notion de charité chrétienne et une charité selon Rimbaud, au plan de la lecture qu'il attribue à ceux qu réfuterait Molino. Guyaux dit que cette opposition se fait "de part et d'autre du tiret". En clair, dans l'expression : "La charité est cette clef", il est bien question de la vertu théologale, mais Rimbaud aurait sa propre "inspiration" qui présiderait à l'oeuvre et qui serait une autre forme de charité, ce qui n'a aucun sens à la lecture immédiate de l'alinéa en question de la prose liminaire :
 
    La charité est cette clef ! - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
 
 Si on écoute cette thèse, nous aurions ce discours incongru : "La charité chrétienne est la clef du festin ancien ! - L'inspiration que j'ai d'une quête nécessaire de la charité prouve que j'ai rêvé !
 Je n'arrive pas à comprendre qu'on propose cela comme une lecture de l'alinéa en question. Il est clair que "Cette inspiration" avec le déterminant démonstratif désigne la phrase précédente :
 
    La charité est cette clef ! - Ce que je viens de dire prouve que j'ai rêvé !
 
 Rimbaud ne pouvait pas se contenter d'une reprise par un simple pronom :
La charité est cette clef ! - Ceci prouve que j'ai rêvé !
 Il a évité la forme peu littéraire "ce que je viens de dire" et a choisi le nom "inspiration" qui a l'intérêt de suggérer l'expression plus fournie "inspiration divine" :
 
            La charité est cette clef ! - Cette inspiration divine prouve que j'ai rêvé !
 
Et l'humour qui est une des beautés poétiques de cet alinéa, c'est bien évidemment la chute de la qualification "divine" :
 
La charité est cette clef ! - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
On ne peut pas lire le mot "inspiration" comme désignant l'idée qui préside à la conception du livre Une saison en enfer. Vous constatez que, réellement, il y a eu de 1991 à au moins 2009, une grande influence de l'article de Jean Molino, une grande influence aussi des écrits plus anciens encore de Jean-Luc Steinmetz. Même si l'article de Jean Molino est difficile à trouver, à moins de se rendre dans une bibliothèque universitaire bien fournie en ouvrages sur Rimbaud, vous voyez que cette étude est mise en avant dans une édition de référence qui coûte cher, mais qui est accessible à tous. Sur son site internet Arthur Rimbaud, Alain Bardel a mis en ligne des commentaires à l'époque qu'il n'a pas fait disparaître. Sur une page intitulée "Prologue d'Une saison en enfer" ( cliquer ici ), Alain Bardel écrit de "La charité est cette clef" que cela correspond à la "voie du réarmement moral", à une "forme de conversion", ce qui veut bien dire que Bardel n'identifiait pas la pourtant limpide mention de la charité comme vertu théologale. Plus bas, Bardel pense que l'enjeu est de ne plus mettre sa destinée "sous le signe de la haine" et de "retrouver le chemin de la 'charité', c'est-à-dire de l'amour".
Je rappelle qu'en 1875 Verlaine se plaindra que Rimbaud lui tienne des discours immoraux où il faut savoir duper les autres. Je rappelle qu'à la fin d'Une saison en enfer le poète ne trouve pas si important de "trouver une main amie", se félicitant de "posséder la vérité" pour lui seul en jouissant de se moquer des autres et de leurs couples menteurs. Vous notez que Bardel veut faire du mot "charité" un synonyme du mot "amour", alors que Rimbaud emploie clairement le mot en tant que renvoi à la vertu théologale.
La page à laquelle je vous renvoie d'Alain Bardel contient trois autres liens dont deux sont datés : "Panorama critique et bibliographie", "Lecture méthodique (2004)", "Lecture linéaire (2009)". C'est du fait de mon combat sur internet, avant 2009, et du fait de mes articles de 2009 que le monde rimbaldien est revenu à l'évidence, Rimbaud refuse la vertu théologale brutalement, avec l'exception de Yannick Haenel qui dans sa préface à l'édition d'Une saison en enfer en Poésie Gallimard en 2023 s'inscrit dans la continuité des études de Steinmetz, Molino et Guyaux. Yoshikazu Nakaji ne développait pas cette lecture dans son essai de 1987, mais il s'est ensuite aligné sur cette lecture, lecture qui a été accompagnée un certain temps par Bardel.
Or, il est intéressant de citer ce qu'écrivait Nakaji en 1987.  Je cite les premières phrases de sa conclusion, à la page 225 :
 
    Du début à la fin, Une saison en enfer se déroule sous le signe du christianisme. La complexité du récit, la difficulté de saisir l'enchaînement de phrase en phrase sont dues à la relation ambivalente de 'je'-protagoniste = narrateur avec le christianisme. Il est attiré par les valeurs religieuses tout en haïssant la religion. [...]
 Je cite maintenant ce que dit précisément Nakaji de cette mention de la "charité" au sein de son étude du "prologue", à la page 31 :
 
   La "charité", "clef" du festin ancien, est la troisième vertu théologale après "la foi" et "l'espérance". Un certain nombre de termes de ce récit du Prologue, tel que "justice", "espérance", "joie", sont typiques de la théologie chrétienne. Le narrateur les emploie comme une reprise plus ou moins parodique (volontaire ou non) du système des valeurs théologiques. Il ne faudrait donc pas oublier le sens théologique de "charité" : elle porte d'abord sur Dieu comme bonté souveraine et ensuite sur le prochain en tant que créature de Dieu. Dans le langage courant, c'est presque exclusivement le second aspect que le mot désigne. Mais dans un texte comme le nôtre qui baigne dans une atmosphère fortement théologique (bien qu'il s'agisse de l'envers de la théologie), on devrait retenir le sens originel aussi.
Notez que malgré une argumentation limpide et appuyée Nakaji laisse passer une sorte de concession maladroite : "on devrait retenir le sens originel aussi" ou "Il ne faudrait donc pas oublier..." Non, il peut dire avec assurance que le sens du mot "charité" est celui de la vertu théologale. Comme beaucoup d'autres, Nakaji fait remarquer que du coup nous avons une mention de deux des trois vertus théologales, l'espérance et la charité, et d'une vertu cardinale, la justice, face à l'invitation aux "péchés capitaux" par Satan dans le même prologue, ce que double les mentions de divers péchés capitaux par le poète dans "Mauvais sang", le texte suivant dans l'économie du livre. Nakaji fait un excellent commentaire en particulier de l'occurrence "justice" dans la prose liminaire, à la page 22 :
 
[...] Ayant pris conscience de sa propre "transmutation" à travers la rencontre avec la "Beauté", 'je' va matérialiser sa révolte. Il dit que c'est une révolte contre la "justice". Il va s'allier aux forces du Mal. Il s'agit donc d'une tentative "satanique". Comme nous en parlerons plus loin, les mots clefs de ce récit du prologue sont des termes théologiques par excellence. Dans le contexte chrétien, l'homme est dit "juste" lorsqu'il observe intégralement les commandements de Dieu (ou lorsqu'il devient, par la foi, participant de Dieu). Corrélativement, Dieu est dit "juste" lorsqu'il juge ou rétribue selon les œuvres (ou lorsqu'il conduit l'homme vers le salut). La révolte contre "la justice" de 'je' signifie la négation de cette relation de réciprocité qui relie la foi humaine à la miséricorde divine.
Ce qui me dérange dans la lecture d'ensemble du prologue par Nakaji, c'est que sous l'influence de références intellectuelles désormais quelque peu datées, il applique l'idée d'un schéma initiatique poussant jusqu'au rituel ou anti-rituel. Je ne suis pas d'accord avec cet aspect de sa lecture. Les mentions des lettres dites "du voyant" donne un semblant de justification au parcours initiatique, et les attentes de Satan vont en ce sens, mais il faut se garder de faire parler tous les textes comme un discours unique. Dans la Saison, la révolte du poète n'a rien d'une initiation satanique. Le poète se révolte spontanément et devient de ce fait un être voué à Satan, ce n'est pas de la littérature satanique en tant que telle. L'idée d'initiation n'a pas sa place ici. Quant à l'anti-rituel que Nakaji pense définir, il est justement refusé par Rimbaud qui ne veut pas mourir. J'observe que sans y venir Nakaji approche de très près ma lecture limpide de "Gagne la mort" comme une inversion de "perds la vie". Nakaji ne va pas jusque-là, mais il identifie et commente l'ironique perversion du verbe "gagner" : "gagne la mort" comme on gagne un bon rhume. Il a identifié la duperie verbale de Satan.
Mais, son idée d'un poète se faisant initier l'éloigne quelque peu de la dérobade réelle de Rimbaud qui refuse la mort.
J'y tiens, Rimbaud n'a pas pour objectif d'éviter de mourir en état de péché, ni de revenir à une charité tant la haine lui semble une impasse. Rimbaud exprime qu'il ne veut pas mourir. La grande idée, c'est qui nous n'avons probablement que cette vie sur Terre qui nous est assurée, et dans "L'Eclair", le poète dit qu'il se "révolte contre la mort" et la section suivante se termine par une invitation limpide : "Esclaves, ne maudissons pas la vie." Et à partir de là, le poète peut enfin dire "Adieu" au séjour infernal. La morale est clairement exprimée dans "Matin" : "ne maudissons pas la vie." Les mots "vie" et "mort" sont des antonymes bien sûr, et vous avez deux phrases qui se font écho l'une à l'autre de "L'Eclair" à "Matine" : "je me révolte contre la mort", "ne maudissons pas la vie." Se damner, c'est maudire son existence.
Certains penseront que la clausule de "Alchimie du verbe" va dans le même sens : "Je sais aujourd'hui saluer la beauté." Cependant, la clausule de "Alchimie du verbe" précède le récit de "L'Impossible" et bien sûr la proclamation de "L'Eclair" : "A présent, je me révolte contre la mort." Ceci invite à ne pas confondre la clausule de "Alchimie du verbe" avec celle de "Matin". J'ajoute que la mention de la "beauté" renvoie bien sûr à son allégorie avec majuscule "injuriée" au second alinéa de la prose liminaire et cette "beauté", comme le fait remarquer entre autres Nakaji est liée à la "justice", vertu cardinale dans la théologie chrétienne.
Et j'en viens un peu au titre provocateur de mon article : "Une saison en enfer : pourquoi c'est beau !"
Même si, selon moi, l'ensemble de la prose liminaire n'est pas particulièrement hermétique, les rimbaldiens éprouvent une difficulté de lecture maximale au sujet des deux premiers alinéas.
Le poète commence par poser qu'il a pu avoir une enfance heureuse. Puis, il y a eu une rupture et une révolte, et à un moment où le poète s'interroge sur sa trajectoire en voulant éviter la mort il se dit que finalement il a rêvé de croire qu'il a eu une enfance initialement heureuse.
Comme Nakaji le remarque dans son essai de 1987, ce prétendu souvenir heureux de l'enfance concerne à la fois le début de la prose liminaire et les premières lignes de "Matin". Dans les deux cas, le souvenir heureux est mis en doute, comme une supercherie.
Restons-en au cas de la prose liminaire.
Les rimbaldiens ont un problème de lecture qui est paradoxalement causé par leur référence à la structure narrative limpide du récit. Il y a une situation initiale pour parler le jargon du schéma narratif et puis un événement perturbateur : "Un soir, [j'ai injurié la Beauté]." Or, un peu plus loin, le poète dit que le souvenir du festin ancien n'est pas vrai, ce n'est qu'un rêve. Et donc, il n'y a plus de "Jadis", mais il reste un moment de bascule : "Un soir". C'est cela que n'arrive pas à dépasser les rimbaldiens. Il n'y a plus une situation initiale et une chute, le poète a "toujours été race inférieure" pour citer "Mauvais sang". Ce déplacement des lignes est insupportable aux rimbaldiens et ils cherchent à le compenser ou maintiennent que ce temps heureux n'est pas complètement, il planerait toujours une incertitude sur sa réalité. Puis, surtout, puisque le poète a assis la Beauté sur ses genoux et l'a injuriée, il y a bien un "Jadis" qui était mieux à vivre que la révolte qui a suivi.
Je me bats contre cette lecture en déployant des catégories logiques qui s'appuient sur les échos internes au texte rimbaldien. Dans "Mauvais sang", le poète s'exclame : "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme." Cela veut dire que Rimbaud a les souvenirs de la réalité dans laquelle il vit, et on observe qu'il assimile à des souvenirs les enseignements des livres d'Histoire sur les ancêtres, et à côté de cela il a un souvenir du christianisme, souvenir pensé paradoxalement comme un enfermement : "pas plus loin". Il va de soi que dans le premier alinéa où le poète hésite sur le statut d'un souvenir, il est question donc d'un de ces prétendus souvenirs du christianisme évoqués dans "Mauvais sang", et ce souvenir est celui d'une origine non individuée dans une charité divine entre les êtres : "un festin où s'ouvraient tous les cœurs". Il est clair qu'il s'agit d'une scène de communion chrétienne sous le régime de la charité, et cela suppose la référence à une origine divine des êtres humains qui ne font qu'un séjour en ce monde. Et, alors que certains rimbaldiens comme Mario Richter identifie la "beauté" à une allégorie baudelairienne, celle du sonnet "La Beauté" ou celle bien distincte du poème "Hymne à la beauté", moi j'identifie clairement la "Beauté" comme référence au festin où tous les vins coulaient. Vous ne remarquez donc pas que dans le glissement du premier au second alinéa la Beauté assise sur les genoux du poète correspond à l'image du "festin où tous les cœurs s'ouvraient" et que la Beauté est une image du festin ? Même Nakaji, plus proche de ma lecture, n'atteint pas à ce constat. Et "saluer la beauté" est une image dérivée de l'ouverture des cœurs entre eux. Et c'est ici que j'en viens au jeu sur la notion de charité. Vous connaissez tous l'expression : "Charité bien ordonnée commence par soi-même". Rimbaud joue précisément sur ce dicton quand vers la fin de "Mauvais sang" il écrit :
 
   Chacun a sa raison, mépris et charité : je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens.
Comme cette phrase apparaît dans "Mauvais sang", le lecteur peut être tenté de la taxer de mauvaise pensée que le poète a bien dû dépasser pour sortir du séjour infernal. En tout cas, cette phrase vient tellement tôt dans le récit que le lecteur peut ne pas y prêter vraiment attention et n'y pense plus quand il arrive à la fin du récit avec la section "Adieu", et pourtant, cette phrase est capitale et est une anticipation du mot de la fin. Dans le séjour infernal, le poète prend conscience de l'hypocrisie de la société, comme il le clame dans "Nuit de l'enfer" : "Puis, jamais personne ne pense à autrui." A partir du moment où dans le récit rétrospectif de la prose liminaire vous avez le rejet radical de la charité comme clef d'un festin ancien, vous savez en lisant "Mauvais sang" que ces deux pensées de "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer" n'ont pas été récusées au fur et à mesure du récit. Et vous ne pouvez pas nier leur mise en pratique dans les dernières lignes de la section "Adieu" : "pas une main amie", mais peu importe, le poète peut posséder pour lui seul la vérité et rire des autres, et s'il rit, c'est qu'il passe au mode de l'hypocrisie en société qui est bien un reste sulfureux qui explique que les feuillets du carnet de damné soient in fine dédiés à Satan.
Et à cette aune, vous devez être en mesure de comprendre que "je sais aujourd'hui saluer la beauté", c'est avant la révolte contre la mort un début de mise en pratique d'une morale "absolument moderne" de mépris sous des apparences de concession à la charité. Et, effectivement, la morale d'Une saison en enfer rien de religieux, rien non plus d'une forme de conversion approximative. Non, ce n'est pas approximatif, c'est un jeu de dupes, cette morale que Verlaine dit reprocher à Rimbaud dans un courrier à Delahaye de 1875, et ce jeu de dupes suppose une patience qui va permettre au poète Rimbaud de dépasser la damnation à laquelle son intransigeance l'avait condamné.
C'est ça le discours profond d'Une saison en enfer.
Et évidemment, je ne suis pas du tout d'accord avec les lectures biographisantes qui veulent que le "dernier couac" soit une allusion au coup de feu à Bruxelles et le "lit d'hôpital" un effet de réel dans la référence aux soins apportés à Rimbaud après sa blessure au poignet.
Non ! Mais, dans ses notes et commentaires pour son édition dans la collection de La Pléiade en 2009, Anfré Guyaux soutient lui aussi, comme beaucoup de rimbaldiens, ces lectures biographiques. La première note à propos de la prose liminaire concerne précisément le "dernier couac" identifié à l'incident de Bruxelles :
   1. Allusion aux coups de revolver et aux menaces de Verlaine à Bruxelles, le 10 juillet 1873 (voir "Vie et documents", p. 420-436).
J'ose croire que vous commencez à prendre conscience que cette prétendue allusion escamote la dimension métaphysique d'ensemble du récit rimbaldien. Rimbaud ne veut pas dire que son attitude de révolte lui a fait connaître des risques mortels, Rimbaud signifie clairement que sa révolte supposait de maudire la vie et était une course vers la mort, ce que Satan fait entendre comme une course pour la mort, et c'est là que Rimbaud a réagi. Lui, il veut refuser la charité sans maudire sa vie, son trésor, et c'est ainsi qu'il va conjurer Satan. Le drame bruxellois ne cadre pas avec la lettre du récit fait dans Une saison en enfer. Quand le poète se décrit sur "un lit d'hôpital", c'est là qu'il dit qu'il se révolte à présent contre la mort. Il s'est donc retrouvé sur un lit d'hôpital parce qu'il se laissait aller à la mort, comme cela est développé dans "Alchimie du verbe" notamment, mais par rapport à l'incident du 10 juillet une révolte contre la mort sur le lit où on le soigne d'une blessure au poignet n'a aucun sens narratif conséquent. Au plan biographique, on peut comprendre que le poète se refuse à mourir sous l'effet d'une crise de Verlaine et il décide donc de prendre ses distances, de rompre sa relation, mais ça n'a rien à voir avec la révolte contre la mort dont parle le poète, dans un discours qui vient à la suite d'un positionnement critique contre le travail.
Et justement, pour faire sentir que cette lecture biographique est erronée, il convient de citer d'autres propos de Guyaux dans son édition de 2009. A quelques reprises et notamment dans les pages de la "Notice" d'ensemble consacrée à Une saison en enfer, Guyaux dit quelque chose d'invraisemblable, mais qui est un propos courant parmi les commentateurs du livre de Rimbaud de 1873. A cheval sur les pages 922 et 923 de son édition dans La Pléiade, Guyaux écrit que, malgré la lettre à Delahaye de mai 1873, l'essentiel de l'ouvrage est conditionné par le drame entre lui et Verlaine du 10 juillet à Bruxelles :
 
[...] rien n'est connu des progrès du texte. Quand et où Rimbaud a-t-il écrit et travaillé ? A quel rythme ? Quel rôle ont eu les événements de juillet dans l'établissement du texte ? Le plan n'a sans doute pris sa forme définitive qu'à la fin de l'été et l'essentiel du travail de rédaction s'est vraisemblablement déroulé à ce moment, à Roche, à l'écart du monde. On a pu imaginer que l'ébauche des premières parties, "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", et d'"Alchimie du verbe" - correspondant aux brouillons retrouvés -, avait précédé le séjour à Londres et à Bruxelles et s'identifiait aux "histoires atroces" dont Rimbaud parle à Delahaye en mai, et que le psychodrame londonien et son issue tragique à Bruxelles, qui ont une implication immédiate dans "Vierge folle", avaient déterminé l'état d'esprit qui fit aboutir l’œuvre : Rimbaud fait allusion aux événements de Bruxelles dans la page liminaire de son livre - "tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! " - et dans "L'Eclair" - "Sur mon lit d'hôpital" -, c'est-à-dire dans des parties ou des moments de l’œuvre qui peuvent coïncider avec la mise au net de l'achèvement.
 
Guyaux affirme que ces deux passages sont des références d'ordre biographique, mais il n'apporte aucune preuve à l'appui. Et surtout, quand des rimbaldiens prétendent identifier des allusions biographiques dans ces deux passages, c'est pour permettre aux lecteurs de rebondir à la lecture avec une meilleure compréhension des enjeux. Or, où est le profit que les lecteurs peuvent tirer de ces deux allusions biographiques ? Et plus cruellement, où est l'éclairage biographique des autres parties du texte ? Est-ce que pour tout le reste de son écrit Rimbaud avait-il eu le moindre besoin de vivre le drame du 10 juillet ? Cette question est terrible pour les tenants de l'identification de deux références biographiques. Si Rimbaud veut parler du drame de Bruxelles, il n'a pas nécessairement autre chose à dire que ce qu'il nous a laissé ?
Vous trouvez que dans "Adieu", dans "Matin", dans "L'Eclair", dans "L'Impossible" même, vous avez un infléchissement de la pensée du poète suite aux coups de revolver subis ? Je précise que les tenants de la lecture biographique sont prêts à considérer qu'une bonne partie de la Saison a tout de même été composée avant le 10 juillet, et pourtant les parties que beaucoup de rimbaldiens croient pouvoir considérer comme ayant été écrites après le 10 juillet, les quatre sections qui suivent "Alchimie du verbe", nous n'avons aucun développement se rapportant au drame de Bruxelles ! Guyaux prétend qu'il y a un lien direct dans la trame narrative d'ensemble de "Vierge folle", mais qu'entend-il par là ?
Rimbaud peut très bien avoir écrit "Vierge folle" en juin à Londres. Loin d'être une charge contre Verlaine après le 10 juillet, "Vierge folle" ne serait pas plutôt un des motifs des disputes entre Rimbaud et Verlaine à Londres, et une des causes, pas la seule, du départ précipité de Verlaine, à tel point que Rimbaud lui envoie du "seul ami" dans sa lettre datée "en mer", ce qui est évidemment piquant quand on songe à certaines phrases de "Vierge folle" et "Adieu" ?
Guyaux s'appuie sur le fait que Verlaine n'a pas conservé de brouillon de "Vierge folle", mais justement il faut ici introduire une dichotomie possible parmi les tenants de la lecture biographique de "Vierge folle", puisqu'on peut très bien avoir des lecteurs qui lisent "Vierge folle" comme une charge contre Verlaine, sauf que cette charge aurait été composée avant que Verlaine ne plante Rimbaud à Londres. D'ailleurs, le récit "Vierge folle" ne fait aucune allusion au drame de Bruxelles, à un mari qui ne sait plus s'il veut rester avec l'Epoux infernal ou retourner à son foyer conjugal, etc. Il n'y a pas de récit sur la dangerosité de la Vierge folle. Ainsi, pourquoi Guyaux trace-t-il en ligne droite que le récit "Vierge folle" se moque de Verlaine pour se venger du poignet blessé le 10 juillet ? Il n'y a rien de décelable du côté d'un règlement de comptes pour deux tels coups de feu dans "Vierge folle". Les expressions "dernier couac" et "lit d'hôpital" sont nues, complètement nues.
Quant à l'absence de brouillon de "Vierge folle" entre les mains de Verlaine, il y a plusieurs explications possibles à ce sujet. Premièrement, Rimbaud a pu éviter de les lui laisser entre les mains. Deuxièmement, Verlaine a pu éviter de les divulguer, même si ce serait un acte malheureux. Troisièmement, dans tous les cas, nous n'avons pas le début de la transcription du récit correspondant à "Alchimie du verbe", ce qui veut dire qu'il n'y a aucune raison de considérer que les trois brouillons sont l'ensemble de ce que Rimbaud avait écrit à la suite.
Enfin, Guyaux suppose que les trois brouillons correspondent aux trois "histoires atroces" que Rimbaud revendiquait avoir déjà écrites dans sa lettre à Delahaye de mai 1873. "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer" et "Alchimie du verbe", c'est entre le tiers et la moitié du livre Une saison en enfer qui aurait été déjà écrite par Rimbaud, bien avant la fin du mois de mai 1873 ! Rimbaud se serait tourné les pouces une moitié du mois de mai, tout au long du mois de juin et les dix premiers jours de juillet, cependant qu'au milieu du mois de juillet Rimbaud a eu des conditions moins favorables pour écrire, la justice considère même qu'il a souffert d'une impossibilité temporaire de travailler à cause de sa blessure.
Rimbaud aurait écrit un tiers ou une moitié du livre en quinze ou vingt jours entre avril et mai, puis l'autre moitié à cheval sur juillet et août. Je ne le crois pas un instant. De toute façon, pourquoi rabattre le témoignage auprès de Delahaye avec la réalité des brouillons détenus par Verlaine ?  Verlaine a pu détenir des brouillons jusqu'à la fin du mois de juin 1873, sinon les récupérer le 10 juillet même, avec tous les aléas de sa soudaine arrestation. La lettre à Delahaye met en avant des motifs : "païen", "nègre" et "innocence" qui ne correspondent qu'à "Mauvais sang" et éventuellement "Nuit de l'enfer". Rimbaud a renoncé à parler de lui-même comme d'un païen dans "L'Impossible" et les sections qui lui succèdent. On trouve bien une référence dans les propos attribués à "L'Epoux infernal" avec l'identification à un viking, rien dans "Alchimie du verbe". On sait par les brouillons que "Mauvais sang" est finalement un texte né de l'assemblage de trois textes distincts, sinon de deux textes distincts dans l'hypothèse où le brouillon connu de "Mauvais sang" ne serait que la fin du brouillon originel.
Enfin, Guyaux formule à plusieurs reprises que les paraphrases subversives de l'Evangile selon saint Jean pourraient avoir été écrites après les brouillons connus de la Saison, mais il est obligé d'admettre que ce n'est qu'une hypothèse qu'il ne peut pas prouver. Son argument principal vient de ce qu'il y  une continuité des brouillons qui suivent le récit de l'Evangile selon saint Jean. Mais, face à cela, qui croira que Rimbaud ait envoyé à Verlaine le texte inédit de ces proses, avec autant de lacunes de brouillon, au verso de brouillons de la Saison, quand Verlaine était en prison. Tout cela n'a aucun sens.
Les paraphrases sont des brouillons plus anciens que Rimbaud a repris pour établir des brouillons d'une partie de "Mauvais sang" et du futur texte "Nuit de l'enfer". La logique à ce sujet est plutôt difficile à parer.
Pour finir, un mot sur "Vierge folle" ! Dans son livre Combat spirituel ou immense dérision ? Nakaji s'affronte à l'alternative classique au sujet de l'interprétation du premier des deux textes réunis sous le titre "Délires". D'un côté, de nombreux rimbaldiens identifient clairement la "Vierge folle" à Verlaine. Je précise pour ma part que, dans l'alternative, je suis plutôt d'accord avec l'identification à Verlaine. Ce qui me pose problème, c'est la lecture en clef verlainienne qui selon moi ne fonctionne pas comme on le prétend. De l'autre côté, nous avons une lecture qui suppose que la Vierge folle et l'Epoux infernal sont une double allégorie de la dualité vécue par l'âme du poète Arthur Rimbaud. Nakaji pensait que cette lecture venait de Marcel Ruff avec son livre de 1968 intitulé Rimbaud je crois (je ne l'ai jamais eu entre les mains). En réalité, cette lecture vient d'un livre de 1931 de Raymond Clauzel et implique une conception politique plus sulfureuse avec le renvoi à un roman L'Homme fini d'un écrivain italien du début du vingtième siècle dont la révolte existentielle était compatible avec une apologie plus tard du fascisme auquel il semble avoir adhéré, ce qui, du coup, pose effectivement un problème qu'il vaut la peine de combattre. Je ne maîtrise pas encore ce sujet. Mais, malgré l'origine sulfureuse de la thèse de la dualité de l'âme dans "Vierge folle" et "Epoux infernal", on peut prendre la peine de considérer si l'idée est pertinente ou non. Nakaji tend à considérer que la thèse n'est pas vaine dans la mesure où la "Vierge folle" a des comportements qui ne sont pas clairement verlainiens et qui correspondent à plus d'une reprise à des propos tenus par le narrateur lui-même de l'ensemble des autres sections du livre Une saison en enfer. Lui aussi parle de soi comme d'une "pauvre âme", lui aussi parfois pleure, pose en personne repentante désireuse d'un secours divin. Et Nakaji souligne que l'Epoux infernal témoigne lui aussi de plusieurs fragilités. Personnellement, je pense qu'il y a à prendre dans l'analyse de Nakaji, je pense qu'effectivement il touche du doigt le problème, mais je reste quand même dans l'idée qu'il y  une référence à Verlaine, ne fût-ce que parce que dans la réalité biographique Verlaine est la seule expérience d'un compagnonnage de ce profil qu'ait vécu Rimbaud. Mais Nakaji a le mérite de faire remarquer que Rimbaud s'intéresse moins à rendre un portrait de Verlaine qu'à interroger une attitude dont le narrateur d'ensemble n'est pas exempt, et partant de la référence à Alexandre Dumas fils et à La Dame aux camélias Nakaji identifie dans "Vierge folle" une parodie de drame bourgeois comme il s'en représentait au théâtre à l'époque, Alexandre Dumas fils étant une gloire de ce genre de productions littéraires. Nakaji évoque plusieurs pièces de Dumas fils, pas seulement La Dame aux camélias, et je rappelle qu'il y a quelque temps sur ce blog, j'ai rapproché plusieurs phrases de "Adieu", notamment : "Il faut être absolument moderne", publiées peu de temps avant l'écriture d'Une saison en enfer, sous forme de plaquettes, tantôt par Alexandre Dumas fils, tantôt par des gens critiquant ses idées et son théâtre.
Il y a un corps de lecture qui se met en place qui ne cadre pas avec la simple interprétation de "Vierge folle" comme une charge assez vague et imprécise contre Verlaine. 

mardi 25 novembre 2025

Robert Desnos : j'aurais voulu z'être un Rimbaud !

Pour une série d'articles, le titre "Ils ont lu Rimbaud" serait clairement plus accrocheur que "Ils avaient lu Rimbaud", mais c'est bien ce dernier titre que je devrais privilégier dans bien des cas. Je vais parler ici de Robert Desnos, celui qui était réputé le plus doué des surréalistes au plan de l'écriture automatique. Dans le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Jean-Baptiste Baronian publié dans la collection "Bouquins", une notice a été consacrée par Baronian lui-même au poète Desnos (pages 207-208). Desnos a été un "grand admirateur de Rimbaud" et Baronian cite un livre que je n'ai jamais encore eu entre les mains La Liberté ou l'amour, et plus précisément son "long poème liminaire" qui s'intitule "Les Veilleurs d'Arthur Rimbaud". Baronian fait remarquer que, même si l'inspiration et le thème sont bien différents du "Bateau ivre" il y a entre "les deux textes quelques analogies de vocabulaire". La notice cite des rapprochements effectués par Paule Laborie : "Nous avons trop mangé de poissons hystériques" et "pareille aux vacheries hystériques" ou "rencontres mystiques" et "horreurs mystiques" ou "Silence ! enfants criards !" et "Peaux-Rouges criards" ou "Ah ! c'en est trop !" et "Mais vrai, j'ai trop pleuré !" Et Baronian de souligner qu'on peut proposer de tels rapprochements pour "toute une série d'autres poèmes de Robert Desnos". Avant de lire cette notice, je venais de faire une telle moisson à la lecture du recueil Corps et biens de Desnos paru dans la collection Poésie Gallimard.
Le recueil Corps et biens est nettement le plus connu des livres de Robert Desnos. Il faut dire qu'on retrouve aussi ici le problème d'accès à certains recueils de poésies du vingtième siècle. Plusieurs recueils d'Aragon, de Jaccottet, d'Henri Michaux et d'autres ne sont pas publiés dans cette collection, la plus facile d'accès. Corps et biens est préfacé par René Bertelé et il convient de s'y référer pour la mise en contexte qui est ici une mise en bouche :
 
    Quand paraît, en 1930, Corps et biens, la période héroïque, on dirait presque "innocente", du surréalisme - celle de toutes les aventures et de toutes les audaces, de toutes les provocations, celle de tant d'entreprises menées sous le signe du hasard et de la rencontre [...] est en train de passer.
 
Bertelé cite plusieurs publications antérieures à 1930 d'André Breton, de Paul Eluard, de Louis Aragon, de Benjamin Péret, d'Antonin Artaud et de Densos lui-même : Deuil pour deuil et La Liberté ou l'amour, titre à comparer à celui contemporain d'Eluard L'amour la poésie.
Evidemment, on retrouve là toute une génération qui tout de suite après la Première Guerre Mondiale est passionnée plus que jamais par la poésie d'Arthur Rimbaud. La relation de Breton à Rimbaud est en réalité assez compliquée. Eluard évite d'en faire un cas personnel. Aragon se rapproche du fétichisme retors de Breton avec ses listes de poètes recommandés à l'attention. Qui plus est, Aragon s'est choisi pour muse, Elsa Triolet, la sœur de Lili Brik, muse du poète russe Vladimir Maïakovski, mais lequel a d'abord eu une relation avec Elsa Triolet. Dans la continuité de L'Amour fou et de Nadja d'André Breton, Louis Aragon va maladivement et surtout maladroitement cultivé le culte d'Elsa Triolet, ce prénom revenant sans arrêt dans ses poésies et même en titre de plus d'un de ses recueils : Les Yeux d'ElsaLe Fou d'Elsa et Elsa. Même si je trouve un charme à certains poèmes d'Eluard et si j'admire les parties des poésies de Louis Aragon où la prosodie atteint à une réelle plénitude, je pense que les surréalistes ont été désastreux dans l'histoire de la poésie française. Antonin Artaud est lui aussi pas mal lié à Rimbaud, à tel point qu'à l'époque du centenaire de la mort de Rimbaud, 1991, Jean-Pierre Verheggen a publié, en 1990, un an avant, un recueil intitulé Artaud Rimbur qui précède son recueil Ridiculum vitae dans un volume de la collection Poésie Gallimard, ce qui fera aussi l'objet d'une approche critique un jour prochain sur ce blog.
Et donc il doit être question ici de Robert Desnos, poète sur lequel la notice de Baronian, finalement succincte, ne dit pas grand-chose de précis. Et le recueil Corps et biens, publié en 1930, a l'intérêt d'être une espèce d'anthologie des débuts de la carrière poétique de Desnos. Il s'ouvre par des poèmes en vers "Le fard des Argonautes" et  "L'ode à Coco", les débuts du poète en 1919, il se poursuit par une section "Rrose Sélavy (1922-1923)", par "L'Aumonyme" et "Langage cuit" datés eux aussi de 1923, puis nous avons la section "A la mystérieuse" datée de 1926, la section de 1927 "Les ténèbres", puis nous revenons aux poèmes en vers avec plusieurs pièces datées de 1929.
Quand il écrit "Le fard des Argonautes" et "L'ode à Coco",  Desnos n'a que dix-neuf ans à peine et il vit de petits métiers, loin de sa famille. Ce n'est pas un Rimbaud, ni un Baudelaire, mais il aimerait bien. Le poème "Le fard des Argonautes" est une improvisation pédante qui imite la frappe prosodique de pas mal de vers de Baudelaire et aussi de vers de Rimbaud, et notamment du "Bateau ivre". Le poème est d'ailleurs composé par référence aux vingt-cinq quatrains de rimes croisées du "Bateau ivre", puisque le poème donne l'illusion d'être composé lui-même de tant de quatrains, sauf qu'il y a une petite liste de distorsions à observer : entre le quatrième et le cinquième quatrain, il y a un monostiche isolé, puis après le treizième quatrain, il y a deux distiques de rimes plates. Après vingt quatrain, deux distiques et un monostiche, nous avons une suite de deux quintils avant de finir sur le retour à deux quatrains de rimes croisées, le poème de Desnos étant composé de cent trois vers, chiffre gratuit, et non de cent comme "Le Bateau ivre". Il faut encore préciser que, malgré l'alignement sur les alexandrins dans le texte imprimé par la collection "Poésie Gallimard", nous relevons deux vers de quatorze syllabes avec une césure séparant un premier hémistiche de six syllabes et un second de huit syllabes (vers 10 dans le troisième quatrain et vers 71 dans le dix-septième quatrain, compte non tenu des deux distiques) :
Dans le bronze funèbre et dont le passé fit son trône
 
A des cyclopes nus couleur de prune et de cerise :
Desnos a pour modèle de référence les vingt-cinq quatrains du "Bateau ivre", mais il s'en éloigne en imitant l'esprit des distorsions rimbaldiennes dans ses poèmes plus irréguliers de 1872. Au plan des césures, Desnos marque nettement la césure, sa versification est même en quelque sorte plus régulière que celle du "Bateau ivre" dans la division en hémistiches de l'alexandrin. Il y a très peu de césures audacieuses dans le poème de Desnos, et quand il y en a une elle est assez timide, le "qui" devant virgule au vers onze par exemple :
 
Des Argonautes qui, voilà bien des années,
 Ou bien nous rencontrons de très simples rejets d'épithètes rapprochés l'un de l'autre (vers 20 et 22) :
 
Ils berçaient de chansons obscènes leurs colères
 
les devins aux bonnets pointus semés de lunes
 Et, finalement, alors que Rimbaud fournissait deux enjambements de mots audacieux pour son époque, 1871, au début, troisième quatrain du "Bateau ivre", Desnos se permet un unique enjambement à l'antépénultième strophe du poème, dans le second quintil précédant les deux quatrains finaux, au vers 94 :
 
Citant Genèse et Décalogue et Pentateuque
Notons que l'enjambement de mot se fonde sur le recours adoucissant au trimètre.
Desnos est moins audacieux que Rimbaud dans son "Bateau ivre" en fait de césures, et cela va avec une conscience nettement moins élevée des ressources métriques de la métrique, des enjambements et des rejets. Desnos singe une versification qu'il connaît visiblement mal, il ne domine pas son sujet comme c'était le cas de Rimbaud. En revanche, c'est par une autre voie non empruntée par Rimbaud que les premiers hémistiches des alexandrins de Desnos sont quelque peu déconcertants. En 1919, Desnos tend à ne tenir aucun compte des diérèses, y compris pour des mots où elle est naturelle en langue, ainsi du vers 14, au quatrième quatrain :
Que louangera Néron dans une orgie claudienne
Il faut lire /"lwangera"/ et non "louangera". Desnos ne renonce pas seulement aux diérèses poétiques classiques, ici il porte atteinte à une diérèse normale en langue. Ce vers cité illustre une autre évolution prosodique en cours avec le "e" languissant de "orgie" qui, bien que devant consonne, ne compte pas pour une syllabe. Il y a plusieurs "e" languissants qui ne comptent pas pour la mesure dans les vers du "Fard des Argonautes". Je n'ai pas trop fait attention aux hiatus, car cela demande de la concentration, mais j'ai constaté immédiatement la présence de celui-ci :
Pour y entrer la mer ne trouvait pas d'obstacle.
 Dans le vers suivant, nous avons même droit à une césure épique, un "e" languissant ne comptant pas pour la césure, "e" languissant d'une forme de pluriel en "-es" qui plus est :
 
De défaites payées en faciles victoires
 Sauf inattention de ma part, Desnos évite les élisions sur le "e" languissant de fin de mot au pluriel de type "es", comme l'atteste la conformation bien régulière du vers suivant :
Corneilles et corbeaux hurlant rauque leur peine
 Voici très peu de vers après une autre césure dite épique :
Les vagues sont venues mourir contre la proue[.]
 Et dans le même quatrain, celle-ci sur une forme au singulier :
La fortune est passée très vite sur sa roue.
 Citons d'autres exemples de "e" languissants ne comptant pas pour la mesure mais placés à l'intérieur des hémistiches, puisqu'il faut bien comprendre que les "e" languissants" à la césure et les "e" languissants à l'intérieur des hémistiches peuvent relever d'une approche métrique différente, en voici trois en deux vers successifs :

[...]
Pourrie par le vent pur et mouillée par la mer.
 
- Médée, tu charmeras ce dragon venimeux
[...]
 Et plus loin, nous avons :
 
Mais la seule toison traînée par un quadrige
 
Vers le début du poème, nous relevons aussi le "e" languissant sur nom propre masculine :
 
Mais Orphée sur la lyre attestait les augures[.] 
 
Et nous rencontrons encore une césure épique à l'avant-dernier vers :
 
Au phallus de la vie collant sa bouche blême,
[...]
Les pluriels élidés sont bien réservés aux césures épiques : "payées" et "venues". 
Il es très facile de lire tous ces vers en alexandrins, sinon en vers de quatorze syllabes pour les deux concernés, et d'en marquer les césures, en faisant abstraction de ces "e" languissants, mais il s'agit d'un procédé qui ne concernait pas "Le Bateau ivre" et qui n'est pas si marqué que cela dans les poèmes en vers de 1872 de Rimbaud, malgré "Fêtes de la faim" notamment. L synérèse violente à "louangera" est certainement l'audace la plus marquante du poème de Desnos, mais le relevé d'ensemble témoigne plus d'une désinvolture assumée et pensée comme un marqueur de modernité actuelle, plutôt qu'un art qui sent son génie. Beaucoup de vers du "fard des Argonautes" sont en réalité des pastiches prosodiques de vers de Baudelaire, Rimbaud et Heredia notamment.
Il convient de citer Heredia, modèle connu de poète impeccable parnassien pour son recueil tardif de 1885 Les Trophées. Le poète d'origine cubaine a écrit sur le thème des Argonautes, mais le poème marin de Desnos cite, outre "Le Bateau ivre", le célèbre sonnet "Les Conquérants" :
 
Partirent conquérir l'orientale toison.
 
Ils partirent un soir semé de lys lunaires,
Desnos a été hypnotisé par l'isolement d'adjectifs monosyllabiques devant la césure à la lecture de Rimbaud, mais il n'imite pas les rejets des adjectifs d'une syllabe au-delà de la césure :
 
Sur la toison d'or clair dont nous ferons conquête,

Et les perroquets verts ont crié dans les cieux.
 
Pourrie par le vent pur et mouillée par la mer.
 
A des cyclopes nus couleur de prune et de cerise ;
 
Sur la toison d'or clair s'offraient à leur conquête, 

Et nous pouvons ajouter d'autres mises en relief de mots d'une syllabe devant la césure :
 
Avait égorgé là son bouc bicentenaire.
 
Mais nous mangerons l'or des juteux ananas.
De tels relevés permettent de mesurer que, malgré les entorses, l'allure générale n'est pas tellement subversive, tant la césure classique de l'alexandrin est exaltée tout au long du poème. Elle est clairement un soutien au poète pour rehausser sa parole.
Desnos utilise à plusieurs reprises des procédés prosodiques qui accentuent le respect du rythme de l'alexandrin, avec même des répétitions caricaturales dans le premier hémistiche, même si le second peut témoigner d'une recherche :
 
Corneilles et corbeaux hurlant rauque leur peine 
 
Les tibias des titans sont des ocarinas
 On voit aussi que le poète se fatigue et ne réussit pas toujours à créer les images étonnantes les plus heureuses, le quatrain avec la rime "ocarinas"/"ananas" ne me paraît pas une franche réussite :
- Oh ! les flots choqueront des arêtes humaines,
Les tibias des titans sont des ocarinas
Dans l'orphéon joyeux des stridentes sirènes,
Mais nous mangerons l'or des juteux ananas.
Je peux en citer plusieurs autres, ainsi le quatrième quatrain :
Sur vos tombes naîtront les sournois champignons
Que louangera Néron dans une orgie claudienne
Ou plutôt certain soir les vicieux marmitons
Découvriront vos yeux dans le corps des poissons.
Il y a pas mal de vers assez ridicules et les imitations de Baudelaire ou Rimbaud glissent souvent dans un esprit de vers maladroits des poètes décadents de la décennie 1880 :
 
Ils partirent un soir semé de lys lunaires.
Leurs estomacs outrés tintaient tels des grelots
Ils berçaient de chansons obscènes leur colère
Du rut inassouvi en paillards matelots...
Les vers ont souvent une allure potache qui n'est pas du tout digne des vers obscènes de Rimbaud.
Desnos essaie pourtant de ne pas être potache, il rassemble tant bien que mal des tournures grammaticales en vers qui l'ont marqué :
Ah ! la jonque est chinoise et grecque la trirème
 Le premier des deux vers suivants éveille en moi un écho, mais sur l'instant je n'arrive pas à le préciser, Mallarmé ?
 
Espérez-vous d'un sistre ou d'un violon magique
Charmer les matelots trop enclins à la peur ? 
Je me permets de dire ici que je suis autrement fasciné par "Les Etrennes des orphelins" ou "Credo in unam" de Rimbaud que par ce poème de Desnos qui à dix-neuf ans parvient à le faire publier en s'imaginant que le lecteur lui accordera une identité propre de poète et criera plusieurs fois au génie.
Le premier quatrain est une imitation sensible d'une grandiloquence parnassienne au vers 1, des Fleurs du Mal aux vers 1 et 2, suivie d'une démarcation nette et évidente d'alexandrins du poème rimbaldien "A la Musique" :
 
Les putains de Marseille ont des sœurs océanes
Dont les baisers malsains moisiront votre chair.
Dans leur taverne basse un orchestre tzigane
Fait valser les péris au bruit lourd de la mer.
 Desnos imite aussi "Accroupissements" :
Sur des nabots ventrus ou sur de blancs oisons.
 Par le sujet, l'imitation de vers du "Bateau ivre" est inévitable :
 Cité plus haut, "rut inassouvi" rappelle "rut des Béhémots". on relève aussi "baiser les genoux" à rapprocher de la comparaison à une femme "à genoux". Desnos imite l'emphase des "et" en fin de quatrain, dernier ou avant-dernier vers du quatrain :
Et mon doigt portera l'hyménéenne bague.
 Il est vrai que ce n'est pas spécifique au "Bateau ivre". Nous retrouvons le bateau "sans gouvernail, sans rameurs et sans voiles", ce qui peut s'élargir en référence à Mallarmé.
Loin de se caler sur le rejet "Poème / De la Mer", Desnos s'est un peu égaré avec le rejet maladroit suivant, où la phrase est  trop désarticulée :
 
Car nous incarnerons nos rêves mirifiques.
Qu'importe que Phoebus se plonge sous les flots  !
Des rythmes vont surgir, ô Vénus Atlantique !
De la mer pour chanter la gloire des héros.
 Les nombreux expressions avec des adjectifs en "-iques" à la rime sont une caricature des "horreurs mystiques" du "Bateau ivre" : "refrains nostalgiques", "oracle ésotérique", "tyrans érotiques", "cieux impudiques", "rêves mirifiques", "mers spleenétiques", "cornes symboliques", à côté des plus concrets : "violon magique" et "Vénus Atlantique". L'invocation à Vénus est rimbaldien lui aussi et la syntaxe disloquée des derniers vers fait penser à celle de Rimbaud dans les derniers vers des "Premières communions" :
 
- Va-'en, va-t'en, va-t'en, qu'un peuple ne t'entraîne
Qui voudrait, le goujat, fellateur clandestin,
Au phallus de la vie collant sa bouche blême,
Fût-ce de jours honteux prolonger son destin !
 
Rimbaud aussi imite des vers, mais ici on ne sent ni le génie de la reprise en main au plan formel, ni la densité du contenu. On a plutôt l'impression d'un discours faible assez ampoulé. On dira que l'emphase artificielle affleure aussi dans l'écriture du "Bateau ivre", sauf qu'on ne s'arrête jamais à leur réalité, on va tout de suite au-delà, tandis qu'avec Desnos il n'y a que le dispositif qui devient du coup sensible effet de manche, il faut dire que certains choix sémantiques ne favorisent pas l'élan :
- Nous reviendrons chantant des hymnes obsolètes[.]
Le pire, c'est que ce vers fait partie du système de reprise légèrement chansonnier à la fin du poème, une sorte de bouclage de loin en loin :
 
Ils revinrent chantant des hymnes obsolètes[.]
 
Je ne vous épargne pas les fins de vers à la manière symboliste, avec notamment ces deux alexandrins qui se succèdent et font dans l'invention adjectivale :
 
- J'endormirai pour vous le dragon vulgivague
Pour prendre la toison du bouc licornéen.
Desnos réussit localement un enjambement langoureux "et chaude" dans l'avant-dernier quatrain :
 
Alors, sans gouvernail, sans rameurs et sans voiles,
La nef Argo partit au fil des aventures
Vers la toison lointaine et chaude dont les poils
Traînaient sur l'horizon linéaire et roussi.
 
  On observe dans ce quatrain que Desnos imite aussi Rimbaud au plan du dérèglement des rimes "sans voiles" et "les poils", et il y a pas mal de relevés encore à faire sur les rimes irrégulières du "Fard des Argonautes". Il y a des mots à la rime qui sont orphelins, notamment "multiple". Il y a des rimes qu'on dit de singulier avec un pluriel comme chez Rimbaud. Je ne vais pas tout énumérer.
J'estime que j'ai déjà bien fait ressentir l'écart immense qu'il y a entre le génie de Rimbaud et la tentative de Desnos pour épater.
Je peux aussi analyser de la sorte le poème suivant "L'ode à Coco" qui fait clairement allusion à Gresset et son Vert-vert, le mot "lutrin" étant employé dans un vers du poème de Desnos, ce qui confirme l'allusion à Gresset inévitablement. Le poème permet à nouveau d'imiter l'esprit de voyage du "Bateau ivre". Le poème "L'ode à Coco" est séquencé par de nombreux blancs typographiques qui dégagent pas mal de quatrains, mais pas seulement. Le poème est pour l'essentiel en alexandrins. La continuité entre les deux poèmes de Desnos est sensible avec la reprise de l'expression "perroquet vert", ici à la césure du premier vers. Je relève le vers proche d'un des "Oracles" de Vigny et de "Nocturne vulgaire" :
 
Excitant aux abois la colère du dogue[.]
 
 L'ambiance potache passe mieux en ce poème qui a une meilleure unité de persiflage satirique, même si encore une fois certains passages sont déconcertants et nous sortent de l'émotion poétique :
 
Mais le cacatoès observait le persil,
Le bifteck trop saignant, la pot-bouille et la nuit,
Tandis qu'un chien troublait mon sommeil et la messe
Qui, par rauques abois, prétendait, le funeste,
Effrayer le soleil, la lune et les étoiles.
Le virage à cent-quatre-vingt degrés est sensible des trois premiers aux deux derniers vers de ce quintil.
Un fait amusant, on a une suite de quatrains qui commencent par la mention "Coco" en anaphore, et je dois dire que je songe à un parallèle avec la séquence des quatrains avec l'anaphore "J'ai vu" du "Bateau ivre", série des "J'ai vu" qui vient de Lamartine en principe :
 
Coco ! cri avorté d'un coq paralytique,
[...]
 
Coco ! femme de Loth pétrifiée par Sodome,
[...]
 
Coco ! fruit défendu des arbres de l'Afrique,
[...]
 
Coco ! petit garçon, savoure ce breuvage,
[...]
 
Plus loin, nous avons "Coco, la putain pâle" qui me fait songer à la "putain Paris" dans "Paris se repeuple". Au plan rythmique, le traitement du mot rare en poésie "putain" a l'air d'hériter des envolées lyriques de Rimbaud.
Desnos est plus maladroit quand dans le dernier quintil il crée, pour la mesure l'adjectif "volupteux" renonçant à "voluptueux" :
 
Le poison de mon être est volupteux et sûr
Et les fantasmes lourds de la drogue perfide
Ne produiront jamais dans un esprit lucide
L'horreur de trop d'amour et de trop d'horizon
Que pour moi voyageur font naître les chansons.
 On peut apprécier au dernier vers la mention "voyageur" qui va bien avec l'influence du "Bateau ivre" et quelque peu aussi de Baudelaire, sauf qu'en cette fin de poème Desnos imite moins "Le Voyage" que "Bénédiction" du début des Fleurs du Mal. On peut identifier l'influence de "Bénédiction" dans l'hémistiche "Ne produiront jamais" et dans celui "ne pourraient pas suffire" du précédent quatrain :
 
J'ai voulu ravager mes campagnes intimes,
Des forêts ont jailli pour recouvrir mes ruines.
Trois vies superposées ne pourraient pas suffire
A labeur journalier, en saccager l'empire.
 D'une manière peu claire et du coup peu convaincante, on observe que dans "Trois vies superposées" Desnos superpose la césure épique sur "e" languissant au pluriel à un non prise en compte pour la mesure d'un "e" languissant au pluriel à l'intérieur de l'hémistiche, comme si cela pouvait s'articuler habilement au plan de l'imitation voulue un tant soit peu sérieuse du poème régulier "Bénédiction" de Baudelaire.
Le poème contient aussi une séquence en vers plus courts où on glisse de manière instable du vers de sept syllabes au vers de huit syllabes avant de revenir aux alexandrins. Desnos y essaie une idée intéressante avec la rime "marchant"/"marchands", mais le résultat laisse à désirer au plan rythmique :
 
       Elle vivra, vivra marchant
En guignant de l’œil les boutiques
Où sur des tas d'or, souriant des pratiques,
D'un peu plus chaque jour engraissent les marchands.
 J'ai respecté les émargements de l'édition en Poésie Gallimard, mais nous avons une succession croissante : deux vers de huit syllabes, un vers de onze syllabes avec la césure après la cinquième syllabe, puis un alexandrin. La suite est peu perceptible en tant que vers, mais le second octosyllabe est assez maladroit avec sa cassure interne qui crée une lecture binaire sans qu'on ne passe à des hémistiches, et à la fin on a une suite assez maladroite où les mots à la rime et donc les rimes sont caricaturalement mis en relief.
Et ces deux poèmes que je viens de pas mal critiquer pour leurs défauts sont pourtant bien meilleurs que ce qui suit immédiatement.
Après ces deux poèmes en vers de 1919, nous avons droit à la section "Rrose Sélavy" où Desnos s'adonne à des imbécillités pareilles : "Dans un temple en stuc de pomme le pasteur distillait le suc des psaumes", ou "Rrose Sélavy demande si Les Fleurs du Mal ont modifié les moeurs du phalle: qu'en pense Omphale ?" Desnos énumère ses performances, il y en a cent-cinquante, toutes aussi minables les unes que les autres. C'est à vomir : "Pleurez de nénies, géants et génies, au seuil du néant." Il y a quelques jeux de mots qui passent, mais c'est de la poésie pour zinzins.
La section "L'Aumonyme" trouve aussi sa formule de connerie : "Mais le mystère qui se déroule concentriquement autour de ses seins a capturé dans son labyrinthe de macadam..." C'est désespérant.
Desnos va s'enferrer plusieurs années durant, l'âge d'or du surréalisme nous soutient-on, à produire des cacophonies : "En attendant en nattant l'attente. Sous quelles tentes mes tantes..." Je n'ai qu'une chose à dire : Jonathan Rien. On a droit à des ébahissements : "aux cheveux roux des roues"... Et c'est sans arrêt : "Vers quel verre, oeil vert, diriges-tu tes regards chaussés de vair ?" On accumule les homophones à la va comme je te pousse. C'est le nouvel Amédée Pommier, voilà le meilleur expérimentateur du surréalisme !!! Et quand on croit toucher le fond, on a droit avec la section "Langage cuit" à une expérimentation suprême du côté de la redondance répétition plate : "Sur la mer maritime se perdent les perdus", etc. Si au moins on avait des effets étonnants naissant des pléonasmes ! D'ailleurs, vous ne la trouvez pas poétique ma phrase : "Si au moins on avait des effets étonnants naissant des pléonasmes !" Je trouve ça bien meilleur que tout ce que je lis de Robert Desnos, je dois être bien vaniteux d'oser penser ça.
Enfin, en 1926, Desnos revient à la poésie avec la section "A la mystérieuse". Il s'est calmé, il s'est un peu vidé de ses délires obsessionnels. C'est un peu écrit dans l'esprit d'André Breton quand il se lance comme un lyrique en prose, ce n'est pas exceptionnel, mais au moins ça se lit. Je relève l'influence du Rimbaud des Illuminations avec le motif de l'aube et notamment dans "Les espaces du sommeil" la phrase brève "Une porte claque" est une reprise de "Une porte claqua" dans "Après le Déluge", tandis que le traitement qui suit du "Il y a" fait clairement écho à "Enfance III", Desnos ayant eu une idée propre intéressante de distribution rythmique du "Il y a" :
 
Il y a toi.
Dans la nuit il y a le pas du promeneur et celui de l'assassin et celui du sergent de ville et la lumière du réverbère et celle de la lanterne du chiffonnier.
Il y a toi.
Dans la nuit passent les trains et les bateaux [...]
Il y a toi.
Un air de piano, un éclat de voix.
Une porte claque. Une horloge.
[...]
Il y a l'immolée, toi que j'attends.
[...]
 
Enfin, ça devient intéressant. Il a mis le temps. 
Tout cela n'aura pas péri corps et biens.