Le poème "Bonne pensée du matin" commence par cette mention "A quatre heures du matin, l'été [...]". On peut penser à la lettre datée de "Jumphe 72" que Rimbaud a écrite à Delahaye. La lettre est postérieure à la première version manuscrite connue de "Bonne pensée du matin" qui est datée de mai 1872, et nous pouvons nous dire que l'évocation de l'aube dans cette lettre est une nouvelle inspiration qui vient bien après celle que nous voulons cerner dans "Bonne pensée du matin". Toutefois, Rimbaud y décrit précisément un moment de contemplation de l'aube vécu en mai 1872 dans son précédent appartement :
Maintenant c'est la nuit que je travaince. De minuit à cinq du matin. Le mois passé, ma chambre, rue Monsieur-le-Prince, donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis. Il y avait des arbres énormes sous ma fenêtre étroite. A trois heures du matin, la bougie pâlit : tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c'est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisi par cette heure indicible, première du matin. Je voyais les dortoirs du lycée, absolument sourds. Et déjà le bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards. - Je fumais ma pipe-marteau, en crachant sur les tuiles, car c'était une mansarde, ma chambre. A cinq heures, je descendais à l'achat de quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi. Je rentrais manger, et me couchais à sept heures du matin, quand le soleil faisait sortir les cloportes de dessous les tuiles. Le premier matin en été, et les soirs de décembre, voilà ce qui m'a ravi toujours ici.
Ce rapprochement entre la lettre et le poème a déjà été effectué, ce dont Steve Murphy rend compte dans son étude consacrée au poème. Il cite des passages discontinus de cette lettres aux pages 735 et 736 de son Rimbaud et la Commune, ,puis met à distance avec des modalisateurs et du conditionnel l'intérêt du rapprochement : "Selon Coulon", "dans cette hypothèse", "serait", "serait localisable", "Seulement", "Assimilant trop mécaniquement". Je prétends au contraire qu'il faut s'y arrêter.
Nous apprenons plein de choses intéressantes par ce rapprochement.
Quand il écrit la lettre de "Jumphe 72", Rimbaud réside désormais à l'Hôtel de Cluny, dans la rue Victor-Cousin. Le nom avait été donné tout récemment à cette rue, en 1864, suite à des travaux, trois ans avant la mort du philosophe. Rimbaud n'avait qu'à traverser la rue pour entrer à la Sorbonne. A l'Hôtel de Cluny, Rimbaud logeait au rez-de-chaussée comme il le dit "dans une chambre jolie, sur une cour sans fond mais de trois mètres carrés." Cette chambre a été démolie visiblement entre 1970 et 1990. A la place, et tout le monde peut désormais y accéder, nous avons la salle des repas du matin de l'Hôtel de Cluny et deux étroites pièces de cuisine et de stockage. C'est là qu'était la "chambre jolie" de Rimbaud, et la cour sans fond était à gauche en entrant dans la salle des repas.
Localisation de la cour sans fond de trois mètres carrés. On a un témoignage direct ici du décor réellement connu par Rimbaud, la cour sans fond étant plutôt vers l'entrée de la pièce si j'ai bien compris.
Je situe bien les choses. En juin, Rimbaud ne loge pas dans une mansarde, il loge dans une pièce visiblement peu ajourée du rez-de-chaussée, qui explique qu'il ne voie pas le matin désormais ! La chambre est jolie, mais il étouffe, et la cour sans fond était à l'intérieur de l'immeuble.
En revanche, au mois de mai, il résidait dans une mansarde de la rue Monsieur-le-Prince qui donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis, fréquenté par Baudelaire, Coppée, etc. Ce jardin a disparu et la résidence de Rimbaud a été détruite également. C'est par erreur qu'on estime que Rimbaud a logé à l'Hôtel d'Orient, actuel Hôtel Stella, à côté du restaurant Polidor, puisqu'on n'y voit pas le jardin et les anciens dortoirs du lycée Saint-Louis. Le jardin a été détruit et a été remplacé par un allongement de la rue de Vaugirard qui débouche directement sur la place de la Sorbonne. Le bâtiment où logeait Rimbaud est actuellement l'emplacement de l'hôtel luxueux Trianon, et c'est de la fenêtre d'une chambre de cet hôtel que nous pouvons voir les fenêtres des anciens dortoirs du lycée.
Maintenant que nous avons ces bonnes représentations en tête, passons à l'intérêt du rapprochement. La lettre souligne trois éléments clefs du titre et du premier vers du poème qui nous intéresse : un nombre élevé de mentions précises de l'heure comme "A quatre heures du matin", la mention "du matin" qui passe justement du titre au premiers vers du poème, et la mention "l'été".
J'énumère soigneusement les passages à rapprocher : "De minuit à cinq du matin", "A trois heures du matin", "cette heure indicible, première du matin", "A cinq heures", "c'est l'heure", "C'est l'heure de se soûler", "et me couchais à sept heures du matin", "Le premier matin en été". Le mot "matin" revient à cinq reprises dans le récit, les heures sont égrenées et au sein de ce récit l'idée d'un début d'aube à quatre heures du matin est suggérée, puisque la "bougie pâlit" à trois heures" et à "cinq heures" le poète descend acheter du pain. Donc, de trois à cinq heures, c'est là qu'il lui a été imposé de regarder l'aube, la première heure du matin comme il dit. J'ajoute que cette lettre confirme la confusion printemps/été, puisqu'en mai nous sommes encore au printemps. Cette confusion concerne les poésies elles-mêmes avec le titre "Bannières de mai" devenu "Patience d'un été" et bien sûr la mention "l'été" à la rime du premier vers de "Bonne pensée du matin" poème pourtant daté de mai 1872.
On peut remarquer que le poème "L'Eternité" qui, je le rappelle décrit une aube et non pas un couchant, correspond à une révélation qui va de pair avec le propos tenu dans la lettre de "Jumphe 72" à Delahaye, et cela établit bien une passerelle entre la "mer allée / Avec le soleil" et l'attente du "bain dans la mer, à midi". On comprend aisément que les poèmes "Bonne pensée du matin", "Bannières de mai", "Chanson de la plus haute Tour" et "L'Eternité" ont dû être composés l'un après l'autre dans un assez court laps de temps lorsque Rimbaud résidait dans cette mansarde remplacée par l'actuel Hôtel Trianon, face à un jardin de lycée devenu la prolongation de la rue de Vaugirard, moyennant un petit crochet au niveau de la rue Monsieur-le-Prince. Et cette mansarde a eu une influence décisive sur l'inspiration du poète à composer de tels poèmes et aussi sur sa méthode de travail consistant à privilégier la nuit.
Il faut bien vous représenter l'idée que le poème "L'Eternité" a dû être composé de nuit face au spectacle de Paris vu d'une mansarde à proximité du Lycée Saint-Louis entre trois et cinq heures du matin. Rimbaud est alors saisi par une révélation qui lui fait dire que l'éternité est retrouvée, et il parle bien d'une nuit si nulle vaincu par le jour en feu, d'un dégagement et d'un envol, de "Braises de satin" aperçues. La vision de l'aube naturelle sert à Rimbaud à polémiquer avec la foi chrétienne : "Nul orietur" ou "pas d'espérance". L'église peut beaucoup pardonner, mais pas l'absence d'espoir. Et cet espoir de l'Eglise, c'est celui d'une éternité selon la foi qui n'est qu'une promesse de dupes. Rimbaud place l'éternité dans le sentiment de vie que confère l'évidence du lever du soleil le matin. C'est une sorte de révélation ontologique.
Il manque certes la mer dans le décor parisien, mais cela ne change rien aux conclusions déjà fixées quant à l'interprétation du poème "L'Eternité".
Reprenons le cas de "Bonne pensée du matin". Rimbaud crée une rime "chantier"/"charpentiers" au second quatrain qui finit par appeler le mot "Ouvriers" au quatrième quatrain, avec effet de rime interne. Cela rejoint là encore très clairement le propos de Rimbaud dans sa lettre de "Jumphe 72". Rimbaud est fasciné par l'aube et s'arrête de travailler. Il a opté pour la création "travaince". Et évidemment, il faut y voir un premier lien avec les ouvriers ou charpentiers qui eux commencent leur journée de travail. Dans "Bonne pensée du matin", on peut dire que "les charpentiers" qui "Déjà s'agitent" remplacent cette image de "tous les oiseaux" qui "crient à la fois dans les arbres". Dans la lettre, le cri des oiseaux annonce une fin de la nuit "C'est fini", et observez bien la symétrie. Riumbaud cesse alors lui de travailler, et au contraire en phase avec la vie des oiseaux les ouvriers commencent leur journée. On a une triple indication de la fin de la nuit par les êtres : les oiseaux crient le début du jour, les ouvriers vont au travail et Rimbaud s'arrête net de travailler. La nuit fait place au bruit également, avec notamment dans la lettre la mention des "tombereaux sur les boulevards", leur "bruit saccadé, sonore" est aussi qualifié de "délicieux", ce qui fait écho à une expression du poème "Les Corbeaux" composé vers février-mars 1872, expression que Rimbaud venait de reprendre en mai dans le poème "La Rivière de Cassis". Rimbaud finit par mentionner les ouvriers aussi dans sa lettre avec un délai quelque similaire de "tombereaux" à "Les ouvriers sont en marche partout." L'expression "en marche" avait, je dis bien avait par référence au présent, une signification politique au dix-neuvième siècle. Dans le poème, la mention "s'agitent" est plus neutre.
Nous pouvons aussi comparer le fait que Rimbaud devine ce qu'il se passe au lointain dans la lettre avec la mention "là-bas" du poème. Pour le "sommeil d'amour" qui "dure encore", il a son équivalent dans l'idée des dortoirs encore "absolument sourds" du lycée Saint-Louis...
Enfin, il y a un autre élément de comparaison qui ne doit pas passer inaperçu. Dans les deux derniers quatrains de "Bonne pensée du matin", le poète fait une prière à Vénus, avec en arrière-plan l'idée de l'étoile du matin, où il sollicite le don d'une eau-de-vie. Dans le poème, on comprend que au moment où le poète fait cette prière, c'est lui qui est le premier concerné : "C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi." Il fait une transposition de son propre cas aux ouvriers. Enfin, pour ce qui est de la mer, il y a une explication facile, mais fort plausible. Puisque l'aube se joue dans un ciel encore obscur, la "mer" est peut-être tout simplement le ciel bleu qui rejoint le soleil, et cela concernerait à la fois la chute de "Bonne pensée du matin" et le refrain du poème "L'Eternité". Il était question d'un "éther sans oiseaux" dans "Le Bateau ivre" composé peu de temps auparavant au tout début de l'année 1872, et finalement la mention de "la mer" serait une métaphore appliquée au bleu du ciel dans "Bonne pensée du matin" et "L'Eternité", mais comme nous n'en avons pas été avertis nous avons boudé cette solution toute simple des décennies durant. La métaphore de la mer permet de justifier l'extase du sentiment d'immersion qui commence avec l'aube et se poursuit avec le plaisir d'une belle journée de mai considérée comme de l'été.
Evidemment, il y a maintenant à considérer un certain nombre d'éléments du poème "Bonne pensée du matin" qui ne sont pas pris en considération dans cette réécriture, variante ou autre version de l'extase matutinale que constitue le récit fait à Delahaye en juin. Mais, avant d'abandonner cette lettre, j'insiste aussi sur les éléments de contraste entre les deux dernières résidences de Rimbaud. A l'Hôtel de Cluny, malgré la "chambre jolie", Rimbaud ne bois plus que "de l'eau toute la nuit" et il ne "voi[t] pas le matin". Il ne dort même plus, il étouffe. Voilà qui ne favorise pas une lecture purement ironique des extases racontées dans les poèmes "Bonne pensée du matin" et "L'Eternité", même si à la fin de sa lettre et suite à sa nouvelle situation, Rimbaud fait un tour de pirouette en s'écriant : "Et merde aux saisons."
Ce qu'il y a d'inédit au poème "Bonne pensée du matin", c'est d'un côté la prise en considération en tiers de gens qui connaissent l'amour et le sommeil prolongé. Ce dispositif est mis en place dans le premier et le quatrième quatrain du poème, et sa note se fait entendre implicitement dans la fin du troisième quatrain : "Où la richesse de la ville / Rira sous de faux cieux". Rimbaud ne décrit pas les dortoirs du lycée, ni sa propre situation où justement il ne dort pas, mais il évoque ceux qui ont une nuit profitable. le vers 2 : "Le sommeil d'amour dure encore[,]" décrit la situation des privilégiés, dont il ne fait pas partie puisque lui travaille la nuit ! Il décrit ceux qui jouissent de la vie et ceux qui n'ont pas pour autant à posséder le monde en se levant tôt. Dans le quatrième quatrain, Rimbaud précise à qui il pense, mais sous une forme de périphrase qui finalement nous paraît paradoxalement énigmatique : "les Amants, / Dont l'âme est en couronne." Je n'adhère pas le moins du monde à l'hypothèse de lecture obscène fournie par Fongaro, lecture qui a le problème de restreindre sans apporter un supplément de sens. Il est évident que le poète décrit TOUS ceux qui jouissent de l'amour en ayant pas les obligations des ouvriers, et l'expression : "l'âme est en couronne", quelle que soit délicate l'analyse syntaxique, signifie clairement que ces gens se sentent rois de leur destinée à jouir pleinement de l'amour. Rimbaud donne l'envers de la royauté de l'Homme dans "Credo in unam" avec la mention des "Amants" qui sont un peu les profiteurs du travail de la société. On peut les appeler les "Bergers", car cet élément du quatrain final les décrit directement avec une précision plus grande encore quand on jauge tout le substrat arcadien du mot.
Il est question aussi au premier quatrain de "l'odeur du soir fêté" et à cette aune il suffit de reprendre tous les poèmes du dix-neuvième siècle, de Victor Hugo et d'Alfred de Musset en particulier, qui mettent un nom sur ceux qui jouissent avec une grande fréquence de ces fêtes en soirée. Les "bosquets" précisent un cadre. Est-ce exclusivement une référence satirique contre ces "Amants" ? Pas forcément, il faudrait travailler un peu plus habilement à déterminer si tel est le cas ou non. La compassion de Rimbaud est manifestée aussi dans différents poèmes de Victor Hugo, par exemple.
La satire est plus sensible dans l'idée que la ville va rire sous de faux cieux.
Pour la mention "leur désert de mousse", elle est ironique, mais ironique parce qu'elle suppose une référence au confort de ceux qui jouissent du "sommeil d'amour" prolongé. L'expression "tranquilles" se teinte également d'une certaine ironie, surtout à la suite de l'expression suggestive : "s'agitent" au vers précédent.
La prière du poète confirme ce point. L'abrutissement par l'eau-de-vie est un lot consolation qui maintiendrait leurs forces en paix. Il s'agit d'un oubli de la souffrance et des frustrations par l'alcool.
Dans l'ensemble, la lecture du poème ne pose guère de problème, surtout si on résout la difficulté de la mention de la mer par l'identification à un ciel bleu qui baigne la ville.
Il reste pourtant ce vers 8 : "Vers le soleil des Hespérides". Yves Reboul y voit une désignation des travaux urbains d'époque du côté des quartiers riches, ce qui fusionne complètement avec la lecture littérale du poème établie ci-dessus. Je voudrais relire son article de près dans les prochains jours.
Ici, moi, mon problème, c'est l'interprétation du vers 8, car la lecture de Reboul pourraît être juste, tout en étant fondée sur une interprétation forcée du vers 8.
Certes, le vers 8 suppose une référence géographique : "Vers le soleil des Hespérides" qui va de pair avec la mention "là-bas", et la lettre de "Jumphe 72" et la datation au bas du poème "Mai 1872" confirment que le poème parle des "lambris précieux" que se donne la ville même de Paris. Moi, ce qui me dérange, c'est de dire que "Vers le soleil des Hespérides" est une expression tarabiscotée pour dire l'ouest. Pour moi, l'expression "soleil des Hespérides" est plutôt une expression chargée d'une signification lourde. Le "soleil des Hespérides", c'est pas désigner l'ouest. Le soleil n'est pas l'aurore d'une part, et l'aube est ici décrite de toute façon comme un phénomène tel quel. Il n'y a pas à opposer l'aube de quatre heures du matin qui évapore l'odeur du soir fêté et le soleil des Hespérides. J'estime que "soleil des Hespérides" c'est une représentation idéale comme on a "printemps des Hespérides" dans les poèmes de Joseph Méry. Et je veux éprouver l'idée d'un Rimbaud se référant à des clichés du monde de la chanson populaire pour mieux préciser le sens réel, pas hypothétique, du morceau rimbaldien.
Je vais commencer par Marc-Antoine Desaugiers. Il est intégré à l'élite des poètes français dans l'anthologie de Crépet parue en 1861 et 1862, tout comme Béranger. Desaugiers a un poète célèbre quasi homonyme, mais surtout il est épicurien, écrit des chansons à boire, a un discours licencieux et libertin, et certains de ses poèmes comme "Le panpan bachique", un de ses plus connus, ressemblent quelque peu à "Âge d'or" dans l'expression bouffonne en vers courts :
Maîtresse joliePerd de sa folie,Se fane et s'oublie,Victime des hivers.Mais ma Champenoise,Grise comme ardoise,En est plus grivoise,Et me dicte ces vers :Lorsque le champagne, etc.
Je cite un extrait de "Âge d'or" pour bien vous édifier :
Quelqu'une des voix
Toujours angélique
- Il s'agit de moi, -
Vertement s'explique :
[...]
Et je peux citer aussi la mention "etc." que Rimbaud allonge de points de suspension, comme on le faisait à son époque :
Et c'est ta famille !... etc...
Puisque la "Maîtresse" dicte ses vers à Desaugiers, on peut comparer aussi le "Je chante avec elle".
Notez aussi que l'extrait cité de Desaugiers offre un faible écart de mesure entre des vers de cinq syllabes et d'autres de six syllabes. Nous avons précisément affaire à des dérèglements similaires de la part de Rimbaud, soit au plan de l'allongement des strophes ou séquences, soit au plan de variation du vers dans "Comédie de la soif", autre chanson à boire dont forcément Desaugiers est un modèle de notoriété publique. L'une des plus célèbres chansons de Desaugiers exhibe le "comme" à la rime, et Desaugiers est mort en 1827, l'année même où Hugo va commencer à l'employer à la rime et à la césure dans Cromwell. En effet, dans le même morceau "Le panpan bachique", nous rencontrons ces vers avec la rime identique à celle d'Agrippa d'Aubigné au début des Tragiques et cela suit une rime "goguette"/"guinguette"/"grisette" dont l'intérêt ne peut échapper aux rimbaldiens...
Qu'Horace en goguette,Courant la guinguette,Verse à sa grisette,Le falerne si doux ;S'il eût, le cher homme,Connu Paris commeIl connaissait Rome,Il eût dit avec nous :Lorsque le champagne, etc.
Il y a un moment où il est clair comme de l'eau de roche, pardon de l'eau-de-vie, que "Bonne pensée du matin" et "Âge d'or" sont des poèmes-chansons, justifiés par des vers célèbres de Ronsard en tant que grande poésie lyrique, et des poèmes-chansons à la manière plus frivole des chansonniers populaires Desuagiers et Béranger. Le dispositif de "Âge d'or" est une référence explicite à celui appliqué par Desaugiers dans "Le panpan bachique". Or, il est une autre chanson très célèbre de Desaugiers qui s'intitule "Tableau de Paris à cinq heures du matin". On peut comparer les fins des deux titres "Tableau de Paris à cinq heures du matin" et "Bonne pensée du matin". Et en se substituant à "Bonne pensée", l'expression "A quatre heures" rend presque évidente l'allusion au titre de Desaugiers : "A quatre heures du matin, l'été," puisque seul le chiffre "cinq" est remplacé par le chiffre "quatre". Or, ce qui était presque évident, ne le devient-il pas tout à fait quand on enregistre que les vers 3 et 4 du poème de Rimbaud réécrivent les premiers vers du morceau de Desaugiers en lui reprenant la mention rare à la rime du verbe "évapore", Rimbaud évitant simplement sa forme prononimale ? Qu'on en juge par la citation des deux l'un après l'autre :
L'ombre s'évapore,Et déjà l'auroreDe ses rayons doreLes toits d'alentour ;Les lampes pâlissent,Les maisons blanchissent,Les marchés s'emplissent,On a vu le jour.Sous les bosquets l'aube évaporeL'odeur du soir fêté.
Au lieu de "L'ombre s'évapore", nous avons "l'aube évapore". Au lieu d'une évaporation de l'ombre, une évaporation de "l'odeur du soir fêté". Au lieu des "marchés", les "charpentiers" sur un "chantier". Et notez aussi qu'au vers "Les lampes pâlissent" fait écho la phrase courte : "La bougie pâlit" de la lettre à Delahaye.
Les "tombereaux" ont leur source dans la charrette de Suzon du couplet suivant :
De la Villette,Dans sa charrette,Suzon brouetteSes fleurs sur le quai,[...]
Notez que Desaugiers joue sur une alternance entre couplets, et que ce couplet commence par des vers de quatre syllabes et revient soudain au vers de cinq syllabes. Rimbaud ne recourt pas aux vers de cinq syllabes dans "Bonne pensée du matin", qui est une "fête de la patience" quelque part, mais il s'y adonne ensuite dans trois des quatre "Fêtes de la patience" composée dans la foulée, puisqu'après "Bannières de mai" en octosyllabes comme l'est en partie et à peu près "Bonne pensée du matin", nous avons "Chansons de la plus haute tour", "L'Eternité" et "Âge d'or" qui sont tous les trois en vers de cinq syllabes, cas à part des versions tardives.
Desaugiers est une référence clef de Rimbaud quand il compose "Bonne pensée du matin", les quatre "Fêtes de la patience" et on peut aller plus loin encore avec "Comédie de la soif" notamment.
Il y a tout de même une altération dans "Bonne pensée du matin" avec passage du vers de six syllabes en fin de quatrain à un vers de quatre syllabes à la fin du second quatrain, et cet unique vers anormal de quatre syllabes commence par l'adverbe "Déjà" qui apparaissait "déjà" si j'ose dire au second vers du "Tableau de Paris..." cité plus haut : "Et déjà l'aurore". Cet adverbe est le support d'une anaphore entre vers de cinq syllabes (et non quatre) au sein de la troisième strophe :
Déjà l'épicière,Déjà la fruitière,Déjà l'écaillèreSaute à bas du lit.L'ouvrier travaille,L'écrivain rimaille,Le fainéant bâille,Et le savant lit.
En clair, Desaugiers énumère ceux pour qui le sommeil ne se prolonge pas. Il y mêle un peu hypocritement l'écrivain et le savant, fait un cas bizarre pour le fainéant qui si il bâille s'est tout de même levé. L'expression "saute à bas du lit", au singulier forcée puisque le vers a pour sujet les trois femmes épicière, fruitière et écaillère, est source de l'inversion : "Le sommeil d'amour dure encore". Il est clair que l'expression "Déjàç s'agitent" est chez Rimbaud un résumé de ce couplet du chansonnier. Notez qu'un autre couplet évoque une bonne qui au son de carillon que fait l'huissier quitte le lit du maître, sorte d'amant dont l'âme est en couronne, et regagne le sien. Un des couplets met à la rime l'expression en quatre syllabes "et cetera" à la suite d'une idée de danse et chant. Et il est question aussi d'une belle qui feint d'aller au bain pour mieux appelée par l'amour se diriger "vers Cythère". Et la fin du poème correspond exactement au discours tenu par Rimbaud à Delahaye : "me couchais à sept heures du matin" :
Tout Paris s'éveille...Allons-nous coucher.
Ce n'est pas Jacques Dutronc, ou alors celui du tronc tranquillement allongé.
Or, avec la mention "Hespérides" à la rime et le choix d'un quatrain conclu par un vers plus court, on comprend que Rimbaud s'est inspiré aussi des poésies de Joseph Méry, lequel compose aussi des poèmes pour inviter à boire, lequel s'intéresse à l'instant de midi en particulier, lequel met à la rime soit "printemps des Hespérides", soit "fleurs des Hespérides". Comme Hugo, Desaugiers et Amédée Pommier, Joseph Méry pratique les vers courts acrobatiques. Enfin, Méry permet peut-être d'introduire le motif du "soir fêté", parce que Méry comme Rimbaud admire en extase les lumières du ciel, l'aube, l'apparition des étoiles, et il a une vie mondaine qui introduit ce motif du poète qui séduit les femmes auxquelles il tient compagnie dans des soirées de fête, en chantant la Péri, l'almée, etc.
Et tout cela je vais essayer de l'approfondir prochainement.
Retenez déjà que le "bain dans la mer, à midi" qui a quelque chose de la note du "Bateau ivre" et qui est effectivement une autre idée de "la mer allée / Avec le soleil" est probablement une vision d'ivresse du ciel bleu comme une mer dans laquelle on s'immerge comme en un bain imaginaire, et vous commencerez à vous dire qu'il y a peu d'éléments hermétiques à proprement parler dans "Bonne pensée du matin".