mardi 6 mai 2025

"Bonne pensée du matin", la lettre de "Jumphe 72", la mer au soleil, les chansons de Desaugiers et les mélodies de Joseph Méry.

Le poème "Bonne pensée du matin" commence par cette mention "A quatre heures du matin, l'été [...]". On peut penser à la lettre datée de "Jumphe 72" que Rimbaud a écrite à Delahaye. La lettre est postérieure à la première version manuscrite connue de "Bonne pensée du matin" qui est datée de mai 1872, et nous pouvons nous dire que l'évocation de l'aube dans cette lettre est une nouvelle inspiration qui vient bien après celle que nous voulons cerner dans "Bonne pensée du matin". Toutefois, Rimbaud y décrit précisément un moment de contemplation de l'aube vécu en mai 1872 dans son précédent appartement :
 
   Maintenant c'est la nuit que je travaince. De minuit à cinq du matin. Le mois passé, ma chambre, rue Monsieur-le-Prince, donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis. Il y avait des arbres énormes sous ma fenêtre étroite. A trois heures du matin, la bougie pâlit : tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c'est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisi par cette heure indicible, première du matin. Je voyais les dortoirs du lycée, absolument sourds. Et déjà le bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards. - Je fumais ma pipe-marteau, en crachant sur les tuiles, car c'était une mansarde, ma chambre. A cinq heures, je descendais à l'achat de quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi. Je rentrais manger, et me couchais à sept heures du matin, quand le soleil faisait sortir les cloportes de dessous les tuiles. Le premier matin en été, et les soirs de décembre, voilà ce qui m'a ravi toujours ici.
 Ce rapprochement entre la lettre et le poème a déjà été effectué, ce dont Steve Murphy rend compte dans son étude consacrée au poème. Il cite des passages discontinus de cette lettres aux pages 735 et 736 de son Rimbaud et la Commune, ,puis met à distance avec des modalisateurs et du conditionnel l'intérêt du rapprochement : "Selon Coulon", "dans cette hypothèse", "serait", "serait localisable", "Seulement", "Assimilant trop mécaniquement". Je prétends au contraire qu'il faut s'y arrêter.
Nous apprenons plein de choses intéressantes par ce rapprochement.
Quand il écrit la lettre de "Jumphe 72", Rimbaud réside désormais à l'Hôtel de Cluny, dans la rue Victor-Cousin.  Le nom avait été donné tout récemment à cette rue, en 1864, suite à des travaux, trois ans avant la mort du philosophe. Rimbaud n'avait qu'à traverser la rue pour entrer à la Sorbonne. A l'Hôtel de Cluny, Rimbaud logeait au rez-de-chaussée comme il le dit "dans une chambre jolie, sur une cour sans fond mais de trois mètres carrés." Cette chambre a été démolie visiblement entre 1970 et 1990. A la place, et tout le monde peut désormais y accéder, nous avons la salle des repas du matin de l'Hôtel de Cluny et deux étroites pièces de cuisine et de stockage. C'est là qu'était la "chambre jolie" de Rimbaud, et la cour sans fond était à gauche en entrant dans la salle des repas.
 


Localisation de la cour sans fond de trois mètres carrés. On a un témoignage direct ici du décor réellement connu par Rimbaud, la cour sans fond étant plutôt vers l'entrée de la pièce si j'ai bien compris.
 

 Entrée désormais du souvenir de la chambre de Rimbaud
 

On cerne une partie de la chambre de Rimbaud dans l'espace de la salle de restauration.
 


Le lieu des soifs de Rimbaud en "Jumphe 72"...

Je situe bien les choses. En juin, Rimbaud ne loge pas dans une mansarde, il loge dans une pièce visiblement peu ajourée du rez-de-chaussée, qui explique qu'il ne voie pas le matin désormais ! La chambre est jolie, mais il étouffe, et la cour sans fond était à l'intérieur de l'immeuble.
En revanche, au mois de mai, il résidait dans une mansarde de la rue Monsieur-le-Prince qui donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis, fréquenté par Baudelaire, Coppée, etc. Ce jardin a disparu et la résidence de Rimbaud a été détruite également. C'est par erreur qu'on estime que Rimbaud a logé à l'Hôtel d'Orient, actuel Hôtel Stella, à côté du restaurant Polidor, puisqu'on n'y voit pas le jardin et les anciens dortoirs du lycée Saint-Louis. Le jardin a été détruit et a été remplacé par un allongement de la rue de Vaugirard qui débouche directement sur la place de la Sorbonne. Le bâtiment où logeait Rimbaud est actuellement l'emplacement de l'hôtel luxueux Trianon, et c'est de la fenêtre d'une chambre de cet hôtel que nous pouvons voir les fenêtres des anciens dortoirs du lycée.
 

 




 
Maintenant que nous avons ces bonnes représentations en tête, passons à l'intérêt du rapprochement. La lettre souligne trois éléments clefs du titre et du premier vers du poème qui nous intéresse : un nombre élevé de mentions précises de l'heure comme "A quatre heures du matin", la mention "du matin" qui passe justement du titre au premiers vers du poème, et la mention "l'été".
J'énumère soigneusement les passages à rapprocher : "De minuit à cinq du matin", "A trois heures du matin", "cette heure indicible, première du matin", "A cinq heures", "c'est l'heure", "C'est l'heure de se soûler", "et me couchais à sept heures du matin", "Le premier matin en été". Le mot "matin" revient à cinq reprises dans le récit, les heures sont égrenées et au sein de ce récit l'idée d'un début d'aube à quatre heures du matin est suggérée, puisque la "bougie pâlit" à trois heures" et à "cinq heures" le poète descend acheter du pain. Donc, de trois à cinq heures, c'est là qu'il lui a été imposé de regarder l'aube, la première heure du matin comme il dit. J'ajoute que cette lettre confirme la confusion printemps/été, puisqu'en mai nous sommes encore au printemps. Cette confusion concerne les poésies elles-mêmes avec le titre "Bannières de mai" devenu "Patience d'un été" et bien sûr la mention "l'été" à la rime du premier vers de "Bonne pensée du matin" poème pourtant daté de mai 1872.
On peut remarquer que le poème "L'Eternité" qui, je le rappelle décrit une aube et non pas un couchant, correspond à une révélation qui va de pair avec le propos tenu dans la lettre de "Jumphe 72" à Delahaye, et cela établit bien une passerelle entre la "mer allée / Avec le soleil" et l'attente du "bain dans la mer, à midi". On comprend aisément que les poèmes "Bonne pensée du matin", "Bannières de mai", "Chanson de la plus haute Tour" et "L'Eternité" ont dû être composés l'un après l'autre dans un assez court laps de temps lorsque Rimbaud résidait dans cette mansarde remplacée par l'actuel Hôtel Trianon, face à un jardin de lycée devenu la prolongation de la rue de Vaugirard, moyennant un petit crochet au niveau de la rue Monsieur-le-Prince. Et cette mansarde a eu une influence décisive sur l'inspiration du poète à composer de tels poèmes et aussi sur sa méthode de travail consistant à privilégier la nuit.
Il faut bien vous représenter l'idée que le poème "L'Eternité" a dû être composé de nuit face au spectacle de Paris vu d'une mansarde à proximité du Lycée Saint-Louis entre trois et cinq heures du matin. Rimbaud est alors saisi par une révélation qui lui fait dire que l'éternité est retrouvée, et il parle bien d'une nuit si nulle vaincu par le jour en feu, d'un dégagement et d'un envol, de "Braises de satin" aperçues. La vision de l'aube naturelle sert à Rimbaud à polémiquer avec la foi chrétienne : "Nul orietur" ou "pas d'espérance". L'église peut beaucoup pardonner, mais pas l'absence d'espoir. Et cet espoir de l'Eglise, c'est celui d'une éternité selon la foi qui n'est qu'une promesse de dupes. Rimbaud place l'éternité dans le sentiment de vie que confère l'évidence du lever du soleil le matin. C'est une sorte de révélation ontologique.
Il manque certes la mer dans le décor parisien, mais cela ne change rien aux conclusions déjà fixées quant à l'interprétation du poème "L'Eternité".
Reprenons le cas de "Bonne pensée du matin". Rimbaud crée une rime "chantier"/"charpentiers" au second quatrain qui finit par appeler le mot "Ouvriers" au quatrième quatrain, avec effet de rime interne. Cela rejoint là encore très clairement le propos de Rimbaud dans sa lettre de "Jumphe 72". Rimbaud est fasciné par l'aube et s'arrête de travailler. Il a opté pour la création "travaince". Et évidemment, il faut y voir un premier lien avec les ouvriers ou charpentiers qui eux commencent leur journée de travail. Dans "Bonne pensée du matin", on peut dire que "les charpentiers" qui "Déjà s'agitent" remplacent cette image de "tous les oiseaux" qui "crient à la fois dans les arbres". Dans la lettre, le cri des oiseaux annonce une fin de la nuit "C'est fini", et observez bien la symétrie. Riumbaud cesse alors lui de travailler, et au contraire en phase avec la vie des oiseaux les ouvriers commencent leur journée. On a une triple indication de la fin de la nuit par les êtres : les oiseaux crient le début du jour, les ouvriers vont au travail et Rimbaud s'arrête net de travailler. La nuit fait place au bruit également, avec notamment dans la lettre la mention des "tombereaux sur les boulevards", leur "bruit  saccadé, sonore" est aussi qualifié de "délicieux", ce qui fait écho à une expression du poème "Les Corbeaux" composé vers février-mars 1872, expression que Rimbaud venait de reprendre en mai dans le poème "La Rivière de Cassis". Rimbaud finit par mentionner les ouvriers aussi dans sa lettre avec un délai quelque similaire de "tombereaux" à "Les ouvriers sont en marche partout." L'expression "en marche" avait, je dis bien avait par référence au présent, une signification politique au dix-neuvième siècle. Dans le poème, la mention "s'agitent" est plus neutre.
Nous pouvons aussi comparer le fait que Rimbaud devine ce qu'il se passe au lointain dans la lettre avec la mention "là-bas" du poème. Pour le "sommeil d'amour" qui "dure encore", il a son équivalent dans l'idée des dortoirs encore "absolument sourds" du lycée Saint-Louis...
Enfin, il y a un autre élément de comparaison qui ne doit pas passer inaperçu. Dans les deux derniers quatrains de "Bonne pensée du matin", le poète fait une prière à Vénus, avec en arrière-plan l'idée de l'étoile du matin, où il sollicite le don d'une eau-de-vie. Dans le poème, on comprend que au moment où le poète fait cette prière, c'est lui qui est le premier concerné : "C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi." Il fait une transposition de son propre cas aux ouvriers. Enfin, pour ce qui est de la mer, il y a une explication facile, mais fort plausible. Puisque l'aube se joue dans un ciel encore obscur, la "mer" est peut-être tout simplement le ciel bleu qui rejoint le soleil, et cela concernerait à la fois la chute de "Bonne pensée du matin" et le refrain du poème "L'Eternité". Il était question d'un "éther sans oiseaux" dans "Le Bateau ivre" composé peu de temps auparavant au tout début de l'année 1872, et finalement la mention de "la mer" serait une métaphore appliquée au bleu du ciel dans "Bonne pensée du matin" et "L'Eternité", mais comme nous n'en avons pas été avertis nous avons boudé cette solution toute simple des décennies durant. La métaphore de la mer permet de justifier l'extase du sentiment d'immersion qui commence avec l'aube et se poursuit avec le plaisir d'une belle journée de mai considérée comme de l'été.
Evidemment, il y a maintenant à considérer un certain nombre d'éléments du poème "Bonne pensée du matin" qui ne sont pas pris en considération dans cette réécriture, variante ou autre version de l'extase matutinale que constitue le récit fait à Delahaye en juin. Mais, avant d'abandonner cette lettre, j'insiste aussi sur les éléments de contraste entre les deux dernières résidences de Rimbaud. A l'Hôtel de Cluny, malgré la "chambre jolie", Rimbaud ne bois plus que "de l'eau toute la nuit" et il ne "voi[t] pas le matin". Il ne dort même plus, il étouffe. Voilà qui ne favorise pas une lecture purement ironique des extases racontées dans les poèmes "Bonne pensée du matin" et "L'Eternité", même si à la fin de sa lettre et suite à sa nouvelle situation, Rimbaud fait un tour de pirouette en s'écriant : "Et merde aux saisons."
Ce qu'il y a d'inédit au poème "Bonne pensée du matin", c'est d'un côté la prise en considération en tiers de gens qui connaissent l'amour et le sommeil prolongé. Ce dispositif est mis en place dans le premier et le quatrième quatrain du poème, et sa note se fait entendre implicitement dans la fin du troisième quatrain : "Où la richesse de la ville / Rira sous de faux cieux". Rimbaud ne décrit pas les dortoirs du lycée, ni sa propre situation où justement il ne dort pas, mais il évoque ceux qui ont une nuit profitable. le vers 2 : "Le sommeil d'amour dure encore[,]" décrit la situation des privilégiés, dont il ne fait pas partie puisque lui travaille la nuit ! Il décrit ceux qui jouissent de la vie et ceux qui n'ont pas pour autant à posséder le monde en se levant tôt. Dans le quatrième quatrain, Rimbaud précise à qui il pense, mais sous une forme de périphrase qui finalement nous paraît paradoxalement énigmatique : "les Amants, / Dont l'âme est en couronne." Je n'adhère pas le moins du monde à l'hypothèse de lecture obscène fournie par Fongaro, lecture qui a le problème de restreindre sans apporter un supplément de sens. Il est évident que le poète décrit TOUS ceux qui jouissent de l'amour en ayant pas les obligations des ouvriers, et l'expression : "l'âme est en couronne", quelle que soit délicate l'analyse syntaxique, signifie clairement que ces gens se sentent rois de leur destinée à jouir pleinement de l'amour. Rimbaud donne l'envers de la royauté de l'Homme dans "Credo in unam" avec la mention des "Amants" qui sont un peu les profiteurs du travail de la société. On peut les appeler les "Bergers", car cet élément du quatrain final les décrit directement avec une précision plus grande encore quand on jauge tout le substrat arcadien du mot.
Il est question aussi au premier quatrain de "l'odeur du soir fêté" et à cette aune il suffit de reprendre tous les poèmes du dix-neuvième siècle, de Victor Hugo et d'Alfred de Musset en particulier, qui mettent un nom sur ceux qui jouissent avec une grande fréquence de ces fêtes en soirée. Les "bosquets" précisent un cadre. Est-ce exclusivement une référence satirique contre ces "Amants" ? Pas forcément, il faudrait travailler un peu plus habilement à déterminer si tel est le cas ou non. La compassion de Rimbaud est manifestée aussi dans différents poèmes de Victor Hugo, par exemple.
La satire est plus sensible dans l'idée que la ville va rire sous de faux cieux.
Pour la mention "leur désert de mousse", elle est ironique, mais ironique parce qu'elle suppose une référence au confort de ceux qui jouissent du "sommeil d'amour" prolongé. L'expression "tranquilles" se teinte également d'une certaine ironie, surtout à la suite de l'expression suggestive : "s'agitent" au vers précédent.
La prière du poète confirme ce point. L'abrutissement par l'eau-de-vie est un lot consolation qui maintiendrait leurs forces en paix. Il s'agit d'un oubli de la souffrance et des frustrations par l'alcool.
Dans l'ensemble, la lecture du poème ne pose guère de problème, surtout si on résout la difficulté de la mention de la mer par l'identification à un ciel bleu qui baigne la ville.
Il reste pourtant ce vers 8 : "Vers le soleil des Hespérides". Yves Reboul y voit une désignation des travaux urbains d'époque du côté des quartiers riches, ce qui fusionne complètement avec la lecture littérale du poème établie ci-dessus. Je voudrais relire son article de près dans les prochains jours.
Ici, moi, mon problème, c'est l'interprétation du vers 8, car la lecture de Reboul pourraît être juste, tout en étant fondée sur une interprétation forcée du vers 8.
Certes, le vers 8 suppose une référence géographique : "Vers le soleil des Hespérides" qui va de pair avec la mention "là-bas", et la lettre de "Jumphe 72" et la datation au bas du poème "Mai 1872" confirment que le poème parle des "lambris précieux" que se donne la ville même de Paris. Moi, ce qui me dérange, c'est de dire que "Vers le soleil des Hespérides" est une expression tarabiscotée pour dire l'ouest. Pour moi, l'expression "soleil des Hespérides" est plutôt une expression chargée d'une signification lourde. Le "soleil des Hespérides", c'est pas désigner l'ouest. Le soleil n'est pas l'aurore d'une part, et l'aube est ici décrite de toute façon comme un phénomène tel quel. Il n'y a pas à opposer l'aube de quatre heures du matin qui évapore l'odeur du soir fêté et le soleil des Hespérides. J'estime que "soleil des Hespérides" c'est une représentation idéale comme on a "printemps des Hespérides" dans les poèmes de Joseph Méry. Et je veux éprouver l'idée d'un Rimbaud se référant à des clichés du monde de la chanson populaire pour mieux préciser le sens réel, pas hypothétique, du morceau rimbaldien.
Je vais commencer par Marc-Antoine Desaugiers. Il est intégré à l'élite des poètes français dans l'anthologie de Crépet parue en 1861 et 1862, tout comme Béranger. Desaugiers a un poète célèbre quasi homonyme, mais surtout il est épicurien, écrit des chansons à boire, a un discours licencieux et libertin, et certains de ses poèmes comme "Le panpan bachique", un de ses plus connus, ressemblent quelque peu à "Âge d'or" dans l'expression bouffonne en vers courts :
 
    Maîtresse jolie
    Perd de sa folie,
    Se fane et s'oublie,
Victime des hivers.
    Mais ma Champenoise,
    Grise comme ardoise,
    En est plus grivoise,
Et me dicte ces vers :
 
Lorsque le champagne, etc.
 Je cite un extrait de "Âge d'or" pour bien vous édifier :
 
Quelqu'une des voix
Toujours angélique
- Il s'agit de moi, -
Vertement s'explique :
 
[...]
 
Et je peux citer aussi la mention "etc." que Rimbaud allonge de points de suspension, comme on le faisait à son époque :
 
Et c'est ta famille !... etc...
 Puisque la "Maîtresse" dicte ses vers à Desaugiers, on peut comparer aussi le "Je chante avec elle".
Notez aussi que l'extrait cité de Desaugiers offre un faible écart de mesure entre des vers de cinq syllabes et d'autres de six syllabes. Nous avons précisément affaire à des dérèglements similaires de la part de Rimbaud, soit au plan de l'allongement des strophes ou séquences, soit au plan de variation du vers dans "Comédie de la soif", autre chanson à boire dont forcément Desaugiers est un modèle de notoriété publique. L'une des plus célèbres chansons de Desaugiers exhibe le "comme" à la rime, et Desaugiers est mort en 1827, l'année même où Hugo va commencer à l'employer à la rime et à la césure dans Cromwell. En effet, dans le même morceau "Le panpan bachique", nous rencontrons ces vers avec la rime identique à celle d'Agrippa d'Aubigné au début des Tragiques et cela suit une rime "goguette"/"guinguette"/"grisette" dont l'intérêt ne peut échapper aux rimbaldiens...
 
   Qu'Horace en goguette,
   Courant la guinguette,
   Verse à sa grisette,
 Le falerne si doux ;
    S'il eût, le cher homme,
    Connu Paris comme
    Il connaissait Rome,
Il eût dit avec nous :
 
Lorsque le champagne, etc.
 Il y a un moment où il est clair comme de l'eau de roche, pardon de l'eau-de-vie, que "Bonne pensée du matin" et "Âge d'or" sont des poèmes-chansons, justifiés par des vers célèbres de Ronsard en tant que grande poésie lyrique, et des poèmes-chansons à la manière plus frivole des chansonniers populaires Desuagiers et Béranger. Le dispositif de "Âge d'or" est une référence explicite à celui appliqué par Desaugiers dans "Le panpan bachique". Or, il est une autre chanson très célèbre de Desaugiers qui s'intitule "Tableau de Paris à cinq heures du matin". On peut comparer les fins des deux titres "Tableau de Paris à cinq heures du matin" et "Bonne pensée du matin". Et en se substituant à "Bonne pensée", l'expression "A quatre heures" rend presque évidente l'allusion au titre de Desaugiers : "A quatre heures du matin, l'été," puisque seul le chiffre "cinq" est remplacé par le chiffre "quatre". Or, ce qui était presque évident, ne le devient-il pas tout à fait quand on enregistre que les vers 3 et 4 du poème de Rimbaud réécrivent les premiers vers du morceau de Desaugiers en lui reprenant la mention rare à la rime du verbe "évapore", Rimbaud évitant simplement sa forme prononimale ? Qu'on en juge par la citation des deux l'un après l'autre :
 
      L'ombre s'évapore,
      Et déjà l'aurore
      De ses rayons dore
      Les toits d'alentour ;
      Les lampes pâlissent,
      Les maisons blanchissent,
      Les marchés s'emplissent,
      On a vu le jour.
 
Sous les bosquets l'aube évapore
     L'odeur du soir fêté.
Au lieu de "L'ombre s'évapore", nous avons "l'aube évapore". Au lieu d'une évaporation de l'ombre, une évaporation de "l'odeur du soir fêté". Au lieu des "marchés", les "charpentiers" sur un "chantier". Et notez aussi qu'au vers "Les lampes pâlissent" fait écho la phrase courte : "La bougie pâlit" de la lettre à Delahaye.
Les "tombereaux" ont leur source dans la charrette de Suzon du couplet suivant :
 
 
   De la Villette,
   Dans sa charrette,
   Suzon brouette
Ses fleurs sur le quai,
[...]
Notez que Desaugiers joue sur une alternance entre couplets, et que ce couplet commence par des vers de quatre syllabes et revient soudain au vers de cinq syllabes. Rimbaud ne recourt pas aux vers de cinq syllabes dans "Bonne pensée du matin", qui est une "fête de la patience" quelque part, mais il s'y adonne ensuite dans trois des quatre "Fêtes de la patience" composée dans la foulée, puisqu'après "Bannières de mai" en octosyllabes comme l'est en partie et à peu près "Bonne pensée du matin", nous avons "Chansons de la plus haute tour", "L'Eternité" et "Âge d'or" qui sont tous les trois en vers de cinq syllabes, cas à part des versions tardives.
Desaugiers est une référence clef de Rimbaud quand il compose "Bonne pensée du matin", les quatre "Fêtes de la patience" et on peut aller plus loin encore avec "Comédie de la soif" notamment.
Il y a tout de même une altération dans "Bonne pensée du matin" avec passage du vers de six syllabes en fin de quatrain à un vers de quatre syllabes à la fin du second quatrain, et cet unique vers anormal de quatre syllabes commence par l'adverbe "Déjà" qui apparaissait "déjà" si j'ose dire au second vers du "Tableau de Paris..." cité plus haut : "Et déjà l'aurore". Cet adverbe est le support d'une anaphore entre vers de cinq syllabes (et non quatre) au sein de la troisième strophe :
 
Déjà l'épicière,
Déjà la fruitière,
Déjà l'écaillère
Saute à bas du lit.
L'ouvrier travaille,
L'écrivain rimaille,
Le fainéant bâille,
Et le savant lit.
En clair, Desaugiers énumère ceux pour qui le sommeil ne se prolonge pas. Il y mêle un peu hypocritement l'écrivain et le savant, fait un cas bizarre pour le fainéant qui si il bâille s'est tout de même levé. L'expression "saute à bas du lit", au singulier forcée puisque le vers a pour sujet les trois femmes épicière, fruitière et écaillère, est source de l'inversion : "Le sommeil d'amour dure encore". Il est clair que l'expression "Déjàç s'agitent" est chez Rimbaud un résumé de ce couplet du chansonnier. Notez qu'un autre couplet évoque une bonne qui au son de carillon que fait l'huissier quitte le lit du maître, sorte d'amant dont l'âme est en couronne, et regagne le sien. Un des couplets met à la rime l'expression en quatre syllabes "et cetera" à la suite d'une idée de danse et chant. Et il est question aussi d'une belle qui feint d'aller au bain pour mieux appelée par l'amour se diriger "vers Cythère". Et la fin du poème correspond exactement au discours tenu par Rimbaud à Delahaye : "me couchais à sept heures du matin" :
 
Tout Paris s'éveille...
Allons-nous coucher.
 
Ce n'est pas Jacques Dutronc, ou alors celui du tronc tranquillement allongé.
Or, avec la mention "Hespérides" à la rime et le choix d'un quatrain conclu par un vers plus court, on comprend que Rimbaud s'est inspiré aussi des poésies de Joseph Méry, lequel compose aussi des poèmes pour inviter à boire, lequel s'intéresse à l'instant de midi en particulier, lequel met à la rime soit "printemps des Hespérides", soit "fleurs des Hespérides". Comme Hugo, Desaugiers et Amédée Pommier, Joseph Méry pratique les vers courts acrobatiques. Enfin, Méry permet peut-être d'introduire le motif du "soir fêté", parce que Méry comme Rimbaud admire en extase les lumières du ciel, l'aube, l'apparition des étoiles, et il a une vie mondaine qui introduit ce motif du poète qui séduit les femmes auxquelles il tient compagnie dans des soirées de fête, en chantant la Péri, l'almée, etc.
Et tout cela je vais essayer de l'approfondir prochainement.
Retenez déjà que le "bain dans la mer, à midi" qui a quelque chose de la note du "Bateau ivre" et qui est effectivement une autre idée de "la mer allée / Avec le soleil" est probablement une vision d'ivresse du ciel bleu comme une mer dans laquelle on s'immerge comme en un bain imaginaire, et vous commencerez à vous dire qu'il y a peu d'éléments hermétiques à proprement parler dans "Bonne pensée du matin".
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

dimanche 4 mai 2025

"Soleil des Hespérides", pierre d'achoppement du commentaire rimbaldien !

Le poème "Bonne pensée du matin" a fait l'objet de nombreux commentaires, mais un vers retient tout particulièrement l'attention : "Vers le soleil des Hespérides".
Je n'ai pas les articles d'Yves Reboul et de Bernard Meyer directement sous la main, mais j'y reviendrai dans de prochains articles.
L'idée, c'est que les deux articles de référence sont depuis environ 2006 les études respectives d'Yves Reboul et de Steve Murphy qui donnent un sens politique au poème. Mario Richter est réputé avoir fait une étude de synthèse qui fut auparavant l'étude de référence, et il y a la lecture réputée pour ses scrupules philologiques de Bernard Meyer. Et Fongaro s'est essayé à plusieurs reprises à lire le poème de manière obscène avec notamment sa lecture de "l'âme est en couronne". Toutefois, dans les ouvrages collectifs du type dictionnaire ou édition annotée des poésies d'Arthur Rimbaud, les interventions sont plus sommaires. Dans l'édition du centenaire, Oeuvre-Vie, la notice a été confiée à Daniel Leuwers, qui était l'éditeur des poésies de Rimbaud au Livre de poche à l'époque, sauf qu'il n'a rien d'un chercheur rimbaldien. Il fournit une note de neuf lignes qui, sans la disposition en trois paragraphes, n'en feraient plus que sept. Il s'agit d'une "paraphrase" du poème. Je dis ça sans ironie pour l'exercice de la paraphrase, mais on comprend qu'elle n'a pas la prétention d'éclairer réellement le sens d'un écrit supposé hermétique. Cette paraphrase est lacunaire et flanquée de calembours qui sont autant d'hypothèses avouées stériles sur les sous-entendus possibles du poème : " 'l'eau-de vie' (à la vie, à la mort) et le 'bain dans la mer' (dans la mer ou la mère ?)." Dans le Dictionnaire Rimbaud, comme pour "Voyelles", la notice a été confiée à un rimbaldien non compétent Alain Bardel, ce qui tend à indiquer que la consigne était de ne pas mettre en avant l'une ou l'autre des lectures concurrentes de Murphy et Reboul. Le fait de confier la notice à Bardel permet de créer un écran de fumée et de ne pas dire trop clairement que la lecture continue de poser problème. Dans le cas de "Voyelles", confier la notice à Bardel permettait, comme la notice sur "Le Bateau ivre" confiée à Pierre Brunel, de partir du principe que si je n'étais pas cité ou pas mis en avant c'était la liberté de l'auteur de la notice. Vous vous doutez bien que tout ça est très politique et vous avez au contraire sur pas mal de sujets des notices qui ont été confiées à des rimbaldiens qui en ont fait un cheval de bataille ou qui ont produit une étude considérée comme ayant une certaine importance.
Bardel commence par fournir rapidement une paraphrase un peu meilleure que celle de Leuwers en 1991, où il souligne l'ironie d'ensemble ("parfum de religiosité" et eau-de-vie que Vénus est priée de fournir aux travailleurs matutinaux). Et dans un second temps, sans vraiment étayer sa réflexion, en l'affirmant abruptement, Bardel déclare que tout cela relève d'un piège puisque l'eau-de-vie sert selon lui à acheter la "paix sociale". Puis, signe que les lectures politiques ne font pas consensus, Bardel formule l'interrogation suivante, en adoptant le tour impesonnel qui ne nomme aucun chercheur ("comme on l'a dit") : "Ce royaume des illusions est-il, pour Rimbaud, comme on l'a dit, le Paris d'après la Commune ?" Bardel répond en normand, puis suppose que l'ironie se retourne aussi contre le poète qui serait au lit pendant que les travailleurs s'agitent... La ligne du commentaire de Bardel est loin d'être claire, c'est du charabia. Les inférences tombent comme un cheveu sur la soupe. Et surtout, même si le poète peut adopter la parole de quelqu'un d'autre, il faut quand même un minimum de cohérence dans l'énoncé. Le poète ferait une prière pour piéger les travailleurs dont il se sent solidaire en ironisant sur sa paresse complice de l'ordre établi, ça n'a aucun sens. Si cette prière est un leurre auquel le poète n'adhère pas, il faut au moins poser la référence à ce discours au-delà du poète lui-même. Bref, il n'y a aucune logique dans ce que raconte Bardel. Il y a un dernier paragraphe sur la forme versifiée, mais c'est juste un état des lieux informé, mais pas expert. Je note simplement l'idée répétée d'un lien entre le "bain dans la mer, à midi" et l'expression "la mer mêlée / Au soleil" du poème "L'Eternité".
La bibliographie est assez maigre et ne mentionne même pas l'article de Mario Richter.
Cette notice a été validée par les trois directeurs de publication, donc elle confirme qu'il y a un problème d'interprétation du poème qui persiste, puisque ni Murphy ni Reboul ne sont des rimbaldiens que l'équipe de ce dictionnaire rechignerait à citer.
La lecture de Murphy est la dernière en date en quelque sorte. Elle est reprise dans son livre Rimbaud et la Commune paru en 2010 aux éditions Classiques Garnier. Elle s'étend sur 49 pages (pages 721 à 769). Je n'ai pas encore tout relu. Je vais me concentrer sur "soleil des Hespérides".
L'article est composé de pas mal de sous-parties, et la deuxième insiste sur un lien découvert par Margaret Davies avec le poème V de La Bonne chanson de Verlaine, sauf que malgré le mot "s'agite" à la rime les liens thématiques concernent surtout le début de "Bonne pensée du matin", son premier quatrain. Je ne suis pas contre l'intérêt de ce lien, mais il faut comprendre qu'il ne saurait avoir qu'un intérêt restreint.
Mais derrière cette subdivision en plusieurs parties, il y a une faille qui me frappe aussi dans l'étude de Murphy. Il y a une proportion élevée de pages qui ne commentent pas véritablement le poème. Cela peut se justifier comme autant d'éléments de contexte qu'il faut fournir aux lecteurs, mais j'ai un peu l'impression que cette matière-là vit sa propre vie sans revenir réellement aux détails du poème. Je vais devoir prendre du temps avec cet article et il est temps de me concentrer sur l'expression "soleil des Hespérides".
L'étude de Murphy s'intitule "Mauvaise pensée du matin" et dans l'introduction, dès la première page, il y a l'affirmation de sources avérées : "ceux-ci s'appuient sur l'existence d'intertextes (Verlaine, Flaubert, la Bible)". Je viens de parler du poème de Verlaine, et pour Flaubert on apprend bien plus loin à la page 739 qu'il s'agit d'un passage de La Tentation de Saint-Antoine dans la première version publiée par Flaubert en 156 dans la revue L'Artiste. Il a déjà existé un débat sur l'influence de la version de juin 1874 sur "Barbare" et ses "rafales de givre" ou sur la série "Jeunesse" : "Tu en es encore à la tentation d'Antoine." Et finalement, les manuscrits des poèmes en prose ayant été recopiés, selon l'information livrée par jacques Bienvenu, en février 1875, et non d'avril à juin 1874 en Angleterre, cette influence de Flaubert est hautement probable sur les poèmes en prose. Toutefois, on revient ici au serpent de mer de l'influence des versions successives de La Tentation de Sainte-Antoine de Flaubert tout au long de la carrière poétique de Rimbaud. Je me permets d'être sceptique.
L'extrait qui serait un intertexte est cité à la page 739, je vais le reproduire à mon tour. Il s'agit de propos rapportés du personnage Apollonius desquels Rimbaud aurait repris les expressions rapprochées : "là-bas", "pomme des Hespérides", "l'amour" et "Nous nous baignerons dans le lac". Voici :
 
Au-delà des montagnes, bien loin, là-bas, nous allons cueillir la pomme des Hespérides, et chercher dans les parfums la raison de l'amour. Nous nous baignerons dans le lac, d'huile rose de l'île de Junonia. [...]
 La citation est allongée sans raison de plusieurs autres lignes ou phrases avec des mots soulignés tout aussi aléatoirement, surtout le dernier : ""l'odeur" et "s'exhalent".
Je ne vois en rien s'imposer le rapprochement avec "Bonne pensée du matin". Le seul point commun, c'est la mention des "Hespérides", les autres rapprochements ne sont pas logiques, ne sont pas fondés. Mais pourquoi citer cette mention des "Hespérides" plutôt qu'une autre ?
Passons maintenant au commentaire de l'expression lui-même. Le poème a pour cadre une aube à quatre heures du matin, forcément en plein été. Et, bien avant les articles de Reboul et Murphy, on déclare que "Vers le soleil des Hespérides" désigne l'ouest, puisque le jardin des Hespérides est à l'ouest au plan d'une interprétation géographique des données de la mythologie grecque, ce qui s'oppose à l'orient où se lève l'aube. Dans cette optique, Yves Reboul a considéré que si les constructions sont à l'ouest c'est qu'il est question des nouvelles constructions à l'ouest de la ville de Paris. Pourtant, à la lecture du poème, il n'est pas évident de songer à Paris, malgré "immense chantier", "richesse de la ville" et "Sujets d'un roi de Babylone", d'autant qu'il faut expliquer la proximité de la "mer".
Consacrant du temps à l'idée de source pour l'extrait cité plus haut de Flaubert, Murphy finit par dire entre les pages 740 et 741 de son livre Rimbaud et la Commune que "l'une des difficultés présentées par ce poème est la localisation paradoxale des Hespérides." Pour quelqu'un de non averti, le discours farci de jargon universitaire est difficile à suivre, puisque Murphy a l'air de présupposer que tout le monde perçoit spontanément comme lui la difficulté posée par l'expression : "Vers le soleil des Hespérides". Il écrit : "Il est tentant de supposer l'existence ici de ce qu'on a pu appeler une agrammaticalité (Michale Riffaterre), ou encore un 'déclencheur herméneutique' (Georges Kliebenstein), autrement dit une formulation d'apparence illogique, destinée en réalité à provoquer les réflexes herméneutiques du lecteur selon une logique dont la force paradoxale serait souvent tirée de la force d'inertie même du topique."
Citant Marc Eigeldinger, Murphy précise enfin que Rimbaud semble placer les Hespérides à l'est au lieu de les situer à l'Occident comme Hésiode.
Personnellement, je ne perçois pas vraiment le problème ainsi à la lecture du poème. L'aube est décrite dans le premier quatrain, et le vers "Vers le soleil des Hespérides" est une indication d'ordre spatiale à propos d'une réalité éloignée "là-bas", et si j'emploie l'expression "soleil d'Espagne" je ne me dis pas que l'Espagne étant à l'ouest l'expression n'a pas de sens, le soleil n'étant pas l'aube dans tous les cas.
J'ai un peu l'impression que les rimbaldiens nous vendent une fausse évidence selon laquelle "soleil des Hespérides" est à opposer à la situation du soleil à quatre heures du matin pour le locuteur supposé parisien du poème. Que l'action ait lieu à Paris ne supposerait même pas nécessairement que "soleil des Hespérides" veut dire à l'ouest.
Puis, Rimbaud ne va pas employer le mot "Hespérides" sans raison. Il faut aussi qu'il ait lu ce tour-là quelque part ou quelque chose en tout cas d'approchant, et ce n'est pas le cas du texte de Flaubert qui s'en tient à la lettre du mythe : "pomme des Hespérides".
Plus loin, Murphy va revenir sur cette expression en attribuant un satisfecit à Mario Richter pour avoir suggérer le calembour "désespère" dans "des Hespérides", sauf que le calembour peut difficilement être évité. Il fait partie de l'expression figée en français : "jardin des Hespérides", "pomme des Hespérides" et "soleil des Hespérides". Le jeu de mots est approximatif qui plus est. Donc, moi, je n'y crois pas.
Je me suis toujours dit que Rimbaud s'inspirait d'un texte précis.
Or, voici, pour connaître les grands poètes de son siècle, et éviter de s'en remettre au hasard d'achats compulsifs en librairie, Rimbaud pouvait se reporter aux mentions des poètes entre eux, aux préfaces des recueils de poésies, à des revues littéraires d'époque et bien sûr à des anthologies, et il se trouve qu'en 1861 et 1862 il y a eu une anthologie en quatre tomes Les Poètes français qui va du Moyen Âge au présent avec un quatrième tome sur le seul dix-neuvième siècle qui fait une large part non seulement aux premiers romantiques, mais encore à la génération de Baudelaire, Banville et consorts. Cerise sur le gâteau, les notices sont rédigées par des poètes en général, et si certains sont obscurs ou secondaires certaines notices offrent des patronages illustres, en particulier celle de Charles Baudelaire à propos de Marceline Desbordes-Valmore qui a dû marquer Rimbaud, puisque aux dires de Verlaine lui-même Rimbaud a dû le forcer à lire tout Desbordes-Valmore qu'il ignorait superbement.
Dans ce volume, nous avons, à la suite de la rubrique consacrée à Victor Hugo lui-même, une longue notice par Philoxène Boyer, poète sans grand intérêt mais qui a tout de même une collaboration mise en relief avec Banville, à propos de "Méry", son prénom Joseph étant laissé de côté. Et puis, nous avons un ensemble de poèmes qui sont cités, et il s'agit souvent de poèmes tirant quelque peu vers la légèreté de la chanson, poèmes tirés de recueils qui comportent le mot "Mélodies".
Dans ce recueil qui est l'une des plus probables lectures de jeunesse de Rimbaud, et sans doute aussi une lecture plus abordable pour lui dans le cadre de son exil provisoire en mars et avril 1872, nous avons donc un poème de Méry qui contient l'expression  "printemps des Hespérides" à la rime et cela dans un quatrain en vers de huit syllabes :
 
Au pied des montagnes arides,
Dont les fleurs couvrent les sommets,
Où le printemps des Hespérides
Commence et ne finit jamais ;
 
[...]
 
Le lien n'est pas encore bien étayé, mais on a la preuve que Rimbaud fait référence à un lieu commun d'époque et peut-être directement aux poèmes de Jospeh Méry lui-même.
Le poème "Sur la terrasse des Aygalades" est suivi par un quatrain intitulé "Pensée". Ces deux poèmes se suivent aussi au début du recueil dont ils sont tirés et qui s'intitule Mélodies poétiques, recueil paru en 1853, trois ans avant l'insignifiante mention "pomme des Hespérides" de Flaubert dans une revue.
Ce n'est pas tout, le recueil contient plus loin un poème avec la mention à la rime "fleurs des Hespérides".
En clair", "soleil des Hespérides" renvoie à tout ce fond littéraire qui nous échappe de nos jours.
Et vous voyez bien qu'il va falloir revenir sur la lecture paresseuse où "soleil des Hespérides", c'est un soleil vrai ou faux qui est à l'ouest.
 
 
 
Il me faudra du temps pour une mise au point définitive...

samedi 3 mai 2025

"Bonne pensée du matin", poésie nouvelle ou jeu sur des poncifs ?

Le poème "Bonne pensée du matin" a fait l'objet de nombreux commentaires détaillés : Brunel, Richter, Meyer, et deux études dominent actuellement avec une interprétation politico-satirique pour dire vite, celles d'Yves Reboul et de Steve Murphy. A cela s'ajoute l'idée d'une parodie en passant du poème V de La Bonne chanson.
Au plan formel, le poème fait partie des vers "nouvelle manière" et "Bonne pensée du matin" a un statut à part même en ce sein, puisqu'il y a un problème à compter les syllabes de ses vers dominants. Le poème est composé de quatrains à rimes croisées, avec exception du premier quatrain à rimes embrassées, rappel un peu de ce que faisait parfois Rimbaud en 1870, référence donc du côté d'une poésie chansonnière. Les quatrains sont en principe à base d'octosyllabes avec un vers court conclusif d'en principe six syllabes. Toutefois, un peu comme dans "Rêvé pour l'hiver", au second quatrain, le vers court conclusif ne respecte pas la contrainte, il n'est que de quatre syllabes au lieu de six. Et dans le dernier quatrain, le vers court de six syllabes ne conclut pas, mais ouvre le quatrain : "O Reine des Bergers !" Notons que l'alexandrin solitaire final avec deux hémistiches de six syllabes lui fait un petit salut rythmique, mais espiègle.
Je ne parle même pas ici des irrégularités au plan des rimes. La singularité essentielle, c'est que le décompte des syllabes est problématique. On comprend que les quatre premiers quatrains doivent s'ouvrir par trois octosyllabes, mais le décompte syllabique part en sucette. Pire encore, le premier vers est directement problématique, il atteint les neuf syllabes, et ce n'est que rétrospectivement que pour la ramener à huit syllabes on envisage l'élision de la fin au pluriel du nom "heures" : "A quatre heur' du matin, l'été," ce qui n'intéresse que les métriciens en général et pas la plupart des commentateurs des poésies de Rimbaud qui le lisent comme on lirait n'importe quel texte en prose.
Au second quatrain, l'élision s'impose à la fin de "immense" et à la fin de "chemise". Au troisième quatrain, à la fin de "mousse" et de "préparent" avec en prime synérèse à "précieux". Et provocation en sens inverse, il ne faut surtout pas abréger le vers suivant : "Où la richesse de la ville". Le quatrième quatrain ne pose aucun problème de syllabation, instant de répit, puis nous avons le quatrain final de ce poème donc en vingt vers ou cinq quatrains, avec le vers court servi en premier, et la présentation typographique fait que ce n'est pas un problème. Suivent deux octosyllabes non problématiques et enfin un alexandrin conclusif. A noter qu'en principe, l'alexandrin devrait avoir une marge qui lui est propre, il est aligné sur les octosyllabes dans les éditions du poème, tout comme le vers de quatre syllabes est aligné sur ceux de six syllabes, hérésie éditoriale. Il faudrait que j'aille moi-même inspecter le manuscrit ou vérifier ce qu'en disait déjà Murphy dans son édition philologie des vers de Rimbaud en 1999. Il est impossible d'élider le vers final, on peut élider le déterminant "le" à la limite : "En attendant l'bain dans la mer, à midi." Cependant, jusque-là, les élisions ne concernaient que des fins de mot, éventuellement devant un signe de ponctuation, et l'élision permettait de retrouver la mesure attendue. Ici, l'élision ne donnerait qu'un vers de onze syllabes isolé dans l'ensemble. Nous sommes loin de l'octosyllabe. En clair, il faut admettre l'alexandrin en tant que tel, il n'y a pas de piège métrique comme pour les vers élidés plus haut.
Face à ces constats, la critique rimbaldienne parle évidemment d'une destruction des règles, et donc d'une poésie nouvelle émancipée, tout cela a un certain sens, et je ne vais pas aller complètement contre, mais il y a tout de même quelque chose qui me chiffonne, parce que quand je lis ce poème ce n'est pas sa nouveauté qui me saute aux yeux mais son regard vers le passé de la poésie populaire chansonnière. Dans "vers le passé", je l'oppose un peu anachroniquement à l'idée de poésie avant-gardiste annonciatrice de celle du vingtième siècle tel que dans l'esprit de la critique universitaire. Rimbaud ne parle pas de la chanson tout à fait au passé, mais, pour moi, ce poème témoigne d'un Rimbaud nourri des modèles de son époque, et ça manque dans les commentaires experts qu'on propose de "Bonne pensée du matin".
L'expression "Rira sous de faux cieux" va devenir "Peindra de faux cieux" dans la version d'Une saison en enfer, ce qui veut dire que la dernière leçon en date est une citation d'un cliché de la poésie du dix-septième siècle illustrée notamment par un poème de Corneille.
Dans le second quatrain, la périphrase mythologique : "le soleil des Hespérides" est clairement un exemple de cliché de la poésie classique.
Qui plus est, cette périphrase entraîne des débats sur son sens, les Hespérides seraient à l'ouest, donc ce serait le soleil du couchant selon certains.
Si cette expression pose de tels problèmes, comment se fait-il que personne ne se concentre sur l'identification de sa source ?
Je remarque que dans l'anthologie tome IV des Poètes français d'Eugène Crépet, nous avons une longue notice en prose par Philoxène Boyer au sujet de Joseph Méry, connu encore de nos jours pour sa collaboration avec Gérard de Nerval, pour Le Chariot d'enfant. Joseph Méry est un écrivain prolifique, ami des célébrités littéraires de la première moitié du dix-neuvième siècle, et un bonapartiste. Il a écrit divers recueils de poésies, où brille la reprise du mot clef "mélodies" qui apparaît dans deux titres, et dans le recueil de 1853 Méry fait allusion au premier recueil de Lamartine avec ce titre Mélodies poétiques. Dans l'anthologie de Crépet, parmi les quelques poèmes retenus, nous avons justement une pièce "Sur la terre des Aygalades", Méry étant marseillais d'origine, où figure l'expression : "printemps des Hespérides" à la rime", et cette pièce en octosyllabes est immédiatement suivie d'un quatrain en octosyllabes intitulé "Pensée" à tel point qu'on jurerait que ce quatrain est un peu l'envoi dans une ballade la fin du poème précédent, mais tel n'est pas le cas. Les deux poèmes sont consécutifs aussi au tout début du recueil Mélodies poétiques. Les autres poèmes retenus par l'anthologie Crépet privilégient des poèmes où Méry pratique un quatrain avec un dernier vers court, ce qui crée un deuxième ordre de comparaison possible avec "Bonne pensée du matin", ou un troisième, puisque vous avez "printemps des Hespérides" à la rime dans un quatrain d'octosyllabes, le titre "Pensée" et enfin le quatrain à vers conclusif court. J'ai parcouru les poésies de Méry, du moins du recueil Mélodies poétiques, j'ai trouvé des attaques sur le poète tôt au matin pris encore dans le sommeil, sur la naissance de l'aube, j'ai le motif de la ville, j'ai l'idée de la mousse jusqu'à un certain point, j'ai l'appel aussi à boire, à vivre l'amour, à s'en remettre à Vénus, et j'ai trouvé plusieurs célébrations de l'instant de midi.
Je ne peux pas tout faire à la fois, je n'ai pas encore pu produire un article de mise au point sur l'intérêt de tous ces rapprochements, mais ça confirme qu'il y a sur "Bonne pensée du matin" une grosse lacune des rimbaldiens quant à l'horizon des sources à explorer. J'ai aussi un vague souvenir d'une ressemblance du début du poème avec une chanson de Desaugiers.
Enfin, voilà, quoi ! Trois fois rien.
 
***
 
Vous auriez préféré un article intitulé "Excalibur", un peu à la manière d'un barde toulousain.
 
Arthur Rimbaud est né à Reims l'an 1503...
- Ah bon ! mais je croyais qu'il était né à Charleville ?
- Exactement, une ville qui n'existe plus, à sa place, aujourd'hui, il y a Charleville-Mézières...
- Mais c'est simplement que Charleville et Mézières ont fusionné...
- Oui, et on a annulé pour cela les traits de séparation. Parce que voyez-vous, pour affronter les rudes veillées, les habitants de l'époque avaient pris pour habitude de bien barrer leurs 7, n'est-ce pas ?
- Oh non ! il ne va pas encore recommencer...

vendredi 2 mai 2025

Vergetures dans le singulier, singulier manuscrit des Illuminations !

Grâce au dernier article en date d'Alain Bardel sur son site Arthur Tienbon, on en sait un peu plus sur les traits de séparation du singulier, singulier manuscrit des Illuminations. Tout est une question de vergetures. Le manuscrit a voulu accoucher d'un recueil et ça s'est mal recousu. La ponte a été un peu brusque et il y a plein de vergetures un peu partout qui s'atténueront avec le temps sans jamais complètement disparaître.
Je crois qu'il fallait vous informer de cette capitale découverte. Comme dirait Molière, qu'allait donc faire Rimbaud dans ce bordel ?
 
Une citation éclairante de cet article mémorable : "Tout prouve donc que Rimbaud, à un moment donné, a cessé de placer des traits à la fin de chacun de ses textes et que ce moment a sans doute coïncidé avec celui où il passe du papier non vergé de 15 x 20 cm au papier vergé de 13 x 20."
 
Je ne résiste pas à l'envie de vous partager celle-ci aussi que j'aime beaucoup : "Mais ici surgit une difficulté insurmontable pour ceux qui dénient à Rimbaud la paternité de l'agencement et de la pagination du recueil : pour quelle raison [O]rfer et Kahn auraient-ils inséré parmi ces calligraphies initiales un texte à l'établissement aussi problématique que "Nocturne vulgaire" et inclus dans leur pagination un recto-verso au format et à l'apparence aussi atypiques que le folio 21-22 ?"
 
Comme dirait le montpelliérain, c'est vraiment en écrivant n'importe quoi qu'on devient n'importe qui.
 
Maintenant qu'on sait dans quel ordre il faut lire les poèmes en prose des Illuminations, un nouveau programme de la NASA est lancé : établir le sens à donner à cet ordre de lecture particulier-là opposable à tout autre...
Ce n'est pas un petit programme de la Terre à la Lune, moi je vous le dis !
 

Vigny et le problème de l'origine du trimètre romantique !

Le XIXe siècle est traversé par la présence de nombreux trimètres au sein des poèmes en alexandrins. On parle alors de "trimètres romantiques" et on attribue son origine à Victor Hugo. Pourtant, on n'ignore pas qu'il existait quelques trimètres dans la poésie classique et le plus connu est celui de la dernière tragédie de Corneille Suréna : "Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir."
Je ne vais pas refaire le débat ici. Pour dire vite, de 1900 à 1980, les trimètres étaient considérés comme des substituts en tant que tels de l'alexandrin. C'était une mesure alternative considérée comme admise. Jacques Roubaud et puis Benoît de Cornulier ont mis un terme à cette hérésie de lecture des vers du passé. Pour les poètes du dix-neuvième siècle, de Victor Hugo à Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, le trimètre était une mesure apparente qui ne devait pas congédier la référence à la mesure en deux hémistiches. Les poètes du dix-neuvième siècles pensaient les enjambements et les rejets dans les vers, les lecteurs du XXe siècle identifiaient les césures à une bête lecture grammaticale pour dire vite. La disjonction entre enseignement du vers et pratique du vers commence bien au XIXe siècle avec Quicherat notamment, et il faut citer les thèses de l'abbé italien Scopa et du farfelu Wilhelm Ténint préfacé par Victor Hugo en personne en 1844. Hugo, les romantiques et les parnassiens n'ont pas dissipé le malentendu, ce qui, sans doute, les arrangeait bien, et cela ne prenait pas encore des proportions maladives. Au tournant du vingtième siècle, les théoriciens sont en roue libre, y compris le brillant Martinon, et ils attribuent des coupes métriques, des césures à des vers romantiques et parnassiens de poètes qui soit ne sont plus là, soit ne sont plus en vue. Ils enseignent donc aux nouvelles générations à versifier n'importe comment au moment même où il y a une cassure dans l'histoire de la poésie française. En effet, à partir des vingt dernières années du dix-neuvième siècle, les jeunes se réfèrent à la poésie de Rimbaud qui n'est plus là pour leur expliquer la logique qu'il a suivie, ils sont attirés par le vers libre, la poésie en prose, et ils sont attirés par la nouveauté des vers de Rimbaud, Verlaine et Mallarmé qui bafouent pas mal les règles de composition. Certes, surtout dans la décennie 1881-1890, Mallarmé, Verlaine et d'anciens parnassiens auraient pu les corriger sur une part de leurs erreurs, d'autant que Verlaine a été interrogé par Jules Huret, que Mallarmé théorisait une "crise de vers", etc. Mendès, Banville et bien d'autres anciens, obscurs ou non, auraient pu lever certaines équivoques. Mais, c'est un fait que personne n'en a pris la peine et Jules Laforgue, né en 1860, six ans après Rimbaud, est paradoxalement le dernier grand poète du dix-neuvième siècle. D'autres grands poètes sont nés à la fin du dix-neuvième siècle, mais leur talent ne s'imposera qu'au vingtième siècle (Valéry en 1871 ou Apolinnaire en 1880), mais on sent qu'il y a un creux pour les naissances de véritables grands poètes de 1860 à 1880, Valéry étant un peu une exception.
Et, de toute façon, les romantiques et les parnassiens n'ont pas expliqué clairement ce qu'ils entendaient par "césure mobile" et "enjambements libre", ils n'ont pas précisé que c'était un jeu de tension de la phrase par rapport à un cadre métrique respecté par une scansion moins visible, mais une scansion tout de même. Le trimètre est évidemment un enjeu essentiel, puisqu'il est manifeste que Victor Hugo et quelques autres font exprès d'en disséminer, sauf que la limite entre le fait exprès et l'apparence involontaire est plus ténue qu'on ne l'imagine.
Puis, Hugo a évolué dans le temps. Les trimètres qu'on lui prête figurent essentiellement dans les recueils de l'exil, et malgré un certain recours dans Les Contemplations il faudrait méditer sur La Légende des siècles telle qu'elle a été publiée en 1859, sauf que le vingtième a privilégié l'édition posthume, ce qui les a privés d'une bonne perception chronologique des faits à observer.
Et je prévois une mise au point d'ailleurs sur l'influence de La Légende des siècles de 1859 sur le recueil tardif de Banville Les Exilés.
Donc la manière de Victor Hugo a évolué, et c'est là qu'on peut fixer une méthode au débat. Dans les recueils de l'exil, le trimètre ne semble apparaître que par le rythme, alors que Victor Hugo a commencé par des trimètres ostentatoires à la manière de Corneille !
Il n'y a aucun trimètre dans les premiers recueils de Lamartine, et si je n'ai pas encore vérifié exhaustivement, je peux dire que Lamartine ne semble pas le pratiquer et ne saurait être associé à sa fortune. Il n'y a aussi aucun trimètre dans le recueil des Odes et ballades de Victor Hugo. A la lecture de Cromwell, drame où les vers enjambent sans cesse et multiplient les audaces, il est possible de croire relever plusieurs trimètres, mais deux trimètres apparaissent vers la fin de la pièce, ce qui crée une fin de non-recevoir à la qualification de trimètres pour tout ce que les autres vers de ce drame peuvent avoir de suggestif. Voici les deux premiers trimètres officiellement publiés par Hugo :
 
Malheur à vous ! Malheur à moi ! Malheur à tous !
 
Il faut qu'il marche ! Il faut qu'il roule ! Il faut qu'il aille !
 Ces deux trimètres se rencontrent dans l'Acte V, vers 5327 et 5746. Ils sont clairement sur le modèle du trimètres par anaphore de Corneille : "Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir !" Dans ce trimètre de Corneille, intuitivement on comprendre que le relief est mis sur le rejet du verbe "souffrir" à la césure, du moins quand on envisage correctement que le trimètre n'éteint pas la mesure binaire du vers. Dans les deux vers de Victor Hugo, on peut hésiter si le relief est de contre-rejet "Malheur" et "Il faut" qui ont plus de charge que le mot "toujours", du moins c'est l'intuition que j'ai, mais le relief concerne aussi les parties en rejet : "à moi" et "qu'il roule". Après tout, "Toujours", "Malheur" et "Il faut" sont déjà en relief par la répétition, voire l'anaphore. L'enjambement apporte surtout l'effet de sens des éléments en rejets : "souffrir", "à moi" et "qu'il roule". On comprend aisément la dialectique "aimer"/"mourir" avec la mise en vedette de "souffrir" dans le cas cornélien, si je puis dire ! On voit le resserrement sur soi du rejet "à moi" dans Cromwell. Le "à vous" et "à tous" sont moins chargés d'intensité que le "à moi" qui implique celui qui parle dans la malédicion. La subordonnée "qu'il roule" est remarquable par le choix dévalorisant et métaphorique "roule" qui s'oppose à "marche" et "aille".
Hugo va recourir parcimonieusement aux trimètres dans ses compositions en vers ultérieurs, et comme sa versification est plus sage, si pas dans ses drames, du moins dans sa poésie lyrique, il est sensible que nous ne rencontrons pas d'apparents trimètres dans Orientales, Les Feuilles d'automne, Les Chants du crépuscule, ce qui fait déjà un ensemble conséquent d'années de publication de 1829 à 1835. Et on relève essentiellement un trimètre dans Les Feuilles d'automne et un autre dans Les Chants du crépuscule.
Je cite le trimètre du poème "Sur le bal de l'hôtel de ville" que l'épigraphe date de mai 1832, cinq ans après la publication de Cromwell déjà, sachant que le recueil n'a été publié qu'à la toute fin de 1835, la préface étant datée du 25 octobre ! Il s'agit du dernier vers du poème, ce qui exhibe le trimètre, et l'intérêt c'est que Victor Hugo s'émancipe de l'anaphore, autrement dit la répétition bien scandée, sauf qu'il demeure dans le moule d'une symétrie grammaticale rigide :
 
Les fleurs au front, la boue aux pieds, la haine au cœur !
Vous pourriez me dire que vous ne voyez pas pourquoi mettre plus en relief le syntagme central, contre-rejet de "la boue" et rejet de "aux pieds". L'idée est d'une opposition entre les femmes riches qui vont au bal, et les femmes pauvres, les femmes du ruisseau. C'est leur naissance qui a épargné les belles qui vont au bal et qui méprisent la déchéance des femmes pauvres. Donc, ça a du sens que la césure du dernier vers rappelle par une image la thèse du poème, ces femmes sont maudites parce que nées dans la boue.
Il y a un trimètre dans Les Feuilles d'automne, mais je ne l'ai pas en tête à l'instant, et il y en a un tout petit peu dans les drames en vers, Hernani, etc.
Ni la critique hugolienne, ni la critique métrique n'ont jamais pris la mesure de cette évolution de Victor Hugo, en opposant la rareté de trimètres ostentatoires dans les recueils hugoliens des débuts et l'abondance de rythmes de trimètres dans les recueils de l'exil, où cette fois le trimètre n'est pas ostentatoire dans sa tournure, mais rendu prégnant par les échos entre plusieurs vers rapprochés qui recourent à ce rythme.
Il faudra un jour une bonne mise au point sur le fait que des sujets aussi essentiels ne soient jamais traités par un quelconque universitaire, alors qu'il y a des tonnes de thèses universitaires soutenues par an, sans parler des cascades d'articles publiés dans des revues, où la versification et la poésie du dix-neuvième siècle ont une bonne part.
Il faudra m'expliquer... C'est le je ne sais quantième sujet évident dont s'empare ce blog tenu par un pestiféré. Il faudra expliquer ça à la postérité.
Revenons à nos moutons.
En 1838, admirateur de Victor Hugo, Théophile Gautier publie un trimètre ostentatoire dans son poème "Thébaïde" :
 
Ne plus penser, ne plus aimer, ne plus haïr,
[...]
Il est évident que Gautier prend le relais de la tendance hugolienne en s'inspirant directement du vers de Suréna cité plus haut. Corneille avait créé une relation entre les trois verbes "aimer", "souffrir" et "mourir", où il avait mis l'accent sur le verbe "souffrir". Et Corneille jouait sur l'anaphore, la répétition à trois reprises d'une même attaque : "toujours". Gautier crée une attaque en deux mots "ne plus", forme négative qui a aussi un sens de l'absolu. Il préfère mettre en relief le verbe "aimer" que, malgré son sujet amoureux, Corneille avait mis de côté au profit de l'idée de souffrance. Quelque part, une symétrie plus stricte avec le vers de Corneille aurait dû nous valoir : "Ne plus aimer, ne plus penser, ne plus haïr[.]" Gautier a voulu mettre en évidence le mot "aimer" qui a du sens vu qu'il s'agit d'un poème de refuge monastique dans la solitude.
Dans ce cadre, le trimètre libéré des romantiques est postérieur, et il va surtout concerner le Victor Hugo des recueils de l'exil, les poètes parnassiens, et entre-temps la dernière grande génération romantique qui n'inclut pas Gautier, mais Baudelaire, Leconte de Lisle et Banville au sens un peu strict. Et évidemment, il faut accentuer les recherches, puisqu'Hugo est exilé et que les dates de publication sont rapprochées entre Châtiments, Contemplations, Légende des siècles, Odes funambulesques, différentes moutures des Fleurs du Mal et les premiers recueils de Leconte de Lisle superbement inconnus de nos jours puisque nous n'avons retenu que les recueils réorganisés de la fin de vie de Leconte de Lisle.
Et je précise déjà que cela intéresse le fameux vers à enjambement de mot "La Reine Omphale" de Banville publié en 1861 : "Où je filais pensivement la blanche laine[.]" Le sujet n'est vraiment pas à prendre à la légère. Je précise aussi déjà par la même occasion que bien que Banville ait plutôt chéri parmi ses oeuvres son recueil Les Exilés Rimbaud semble avoir peu puisé dans les poèmes des Exilés. Toutefois, je ferai prochainement remonter quelques suggestions, à propos de "Ophélie", à propos de "Credo in unam", à propos de "comme" à la césure, à propos aussi d'un "tous" en rejet d'un vers à l'autre... ce qui est à comparer avec "le Forgeron" et l'enjambement de mot "tricolorement" dans le zutique "Ressouvenir" s'inspire bien évidemment de celui "pensivement" de "La Reine Omphale". Dites-vous que j'ai déjà des idées d'articles à venir avec leur dose de mise au point.
Ici, je vais en revenir à la question de l'origine du trimètre romantique, même si ça ne considère pas directement la compréhension de la poésie rimbaldienne.
Donc, à lire ce qui précède, le trimètre a d'abord été la reprise du trimètre des classiques, mais ils sont devenus plus abondants, puis à partir de la décennie 1851-1860 un trimètre plus souple a commencé à proliférer sous la plume de Victor Hugo, et pour que les trimètres fussent identifiables il était alors question de les accumuler dans un seul poème pour qu'il ne soit pas discutable que l'auteur l'ait fait exprès. Face à cela, il y a un problème métrique complexe qui se pose. Baudelaire, puis Banville ont créé des apparences de trimètres non ostentatoires, dirait-on, mais sans jouer sur leur abondance, en jouant plutôt sur des césures audacieuses qui favorisaient le rapport en pensée du côté du trimètre.
Là encore, Victor Hugo a joué un rôle, Baudelaire et Banville se sont référés à des césures acrobatiques mises en avant dans les drames en vers de Victor Hugo, notamment Hernani et Ruy Blas, puisque je laisse volontairement de côté Cromwell et même Marion de Lorme pour l'instant. Il y a des problèmes de méthode qui m'imposent ce cheminement.
Hugo créait ainsi le trimètre ostentatoire :
 
C'est l'Allemagne, c'est l'Espagne, c'est la Flandre !
 Les classiques pouvaient placer brutalement le verbe "être" devant la césure, y compris pour le tour "c'est", il y a quelques "est" très cavaliers à la césure dans les vers de Racine, un "tel est" notamment, d'autres encore. Ici, l'intérêt dans Hernani est de citer le pays où se déroule l'action de la pièce en y ajoutant cette note de couleur locale un peu exotique qui n'est pas tout à fait celle de l'Espagne traitée dans les Orientales, mais il s'agit tout de même d'un terme ici chargé en significations, à cause qui plus est de la référence au Cid de Corneille.
Dans Ruy Blas, je ne cite pas le trimètre que je ne connais pas par cœur, mais Hugo va pratiquer un trimètre ostentatoire avec une anaphore sur le mot "comme", ce qui nous vaut une césure audacieuse sur le mot "comme", déjà plusieurs fois pratiquée par Hugo et qui va devenir à la mode sous les plumes de Baudelaire et Banville justement.
Ajoutons que dans le vers de Ruy Blas comme dans le vers cité plus haut du drame Hernani, Hugo assouplit le trimètre discrètement, puisque l'anaphore se déporte d'une syllabe pour les deuxième et troisième occurrences. Hugo joue sur le décalage que permet le "e" féminin de fin de mot, ici de rime interne entre "Allemagne" et "Espagne". A cause de ce "e" de fin de mot, le rythme 444 est perceptible et conservé en dépit du décalage grammatical.
Mais, j'en viens à une idée trouble d'antériorité de Vigny sur Hugo.
Je l'ai déjà montré. Vigny a pratiqué avant Hugo et Lamartine les rejets à la Chénier et surtout les rejets d'adjectifs épithètes avec les poèmes "Héléna" et "Dolorida".
Pour le trimètre, il y a une preuve de l'antériorité définitive de Vigny, mais Vigny n'a pas publié ce vers à l'époque, puisque le trimètre se trouve dans les fragments d'un poème inachevé intitulé "Satan". Ces fragments nous sont fournis dans l'édition des recueils de Vigny dans la collection Poésies Gallimard, l'édition établie par André Jarry avec une préface de Marcel Arland, où se suivent les deux recueils Poèmes antiques et modernes et Les Destinées.
L'édition se poursuit par un "Appendice" où figure le poème "Héléna" si important pour l'histoire des rejets d'épithètes, et donc les fragments réunis sous le titre "Satan". Evidemment, les éditeurs ne font aucun cas des premiers rejets d'épithètes dans "Héléna" et "Dolorida", ni de l'émergence du tout premier trimètre romantique dans "Satan". Le sujet leur échappe complètement. Ils ne songent même pas que ce sont des cas précoces. Ils ne disent même pas qu'il n'y a aucun rejet d'épithète, aucun trimètre dans Méditations poétiques, Nouvelles méditations poétiques et Mort de Socrate de Lamartine. Ils ne remarquent même pas que même dans l'édition définitive des Odes et ballades de 1828 il n'y a aucun trimètre fourni par Victor Hugo. Et évidemment comme il y a quelques rejets d'épithètes, mais peu, dans Odes et ballades, à supposer qu'ils l'aient remarqué, ils n'ont pas procédé à une étude des éditions successives du premier recueil hugolien...
Les fragments de "Satan" tiennent sur deux pages, avec moins de quarante vers (pages 254-255). Le trimètre arrive vers la fin, et il est intégré à une forme de chant : "Chœur des réprouvés". Vigny n'a pas joué sur l'anaphore, le modèle cornélien appliqué par Hugo dans Cromwell, mais il a opté pour la symétrie grammaticale avec les échos des terminaisons verbales à la manière du plus ancien trimètre connu, un alexandrin d'une des deux versions connues des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné.
 
Frappez le corps, blessez le cœur, versez le sang,
et les lecteurs de Musset n'auront aucun mal à comprendre pourquoi le rejet de l'organe des sentiments à la césure est privilégié face à "corps" et "sang".
La note sur "Satan" (pages 307-308) nous apprend que si "Eloa" devait initialement s'intituler "Satan", sachant que c'est le dernier mot du poème ! Vigny voulait écrire un second poème "Satan racheté" mis en chantier en 1824 et poursuivi en 1825, et notez bien ceci. Victor Hugo interroge par courrier Vigny sur l'avancée de son projet, et Vigny répond précisément à Victor Hugo qu'il vient d'allonger sa création d'un chant de damnés, en s'en vantant par une exclamation : "quel chant !" Cela semble correspondre au fragment du "Choeur de réprouvés" dont nous extrayons le fameux trimètre. Hugo était donc au courant, et de la fin de l'année 1825 à 1827 il compose précisément Cromwell avec de premiers trimètres. Hugo s'est donc emparé de la remise à la mode du trimètre que prévoyait d'exhiber Vigny. On ne peut pas être plus clair !
Ce n'est pas tout.
En 1824, Vigny a publié son poème "Eloa" qui contient ce que je considère comme un candidat trimètre potentiel. Il ne s'agit pas d'un trimètre ostentatoire dans la mesure où l'anaphore n'est pas ternaire, mais il a une répétition pour deux éléments tout de même, et cette répétition qui participe au sentiment de trimètre est celle de l'adverbe "toujours" qui est au centre du plus célèbre trimètre classique, celui de Suréna de Corneille.
 
Voilà pourquoi, toujours prudents, et toujours sages,
[...]
 Vu la proximité chronologique du trimètre d'un fragment d'un "Satan", poème sur le même sujet, dans la continuité de celui-ci, vous m'excuserez de ne pas trouver dérisoire mon intuition selon laquelle dans "Eloa" nous aurions le premier trimètre romantique connu, un trimètre inspiré du modèle fourni par Suréna, et d'emblée, contrairement à Hugo, sous réserve d'une étude plus poussée de Cromwell et de La Frégate La Sérieuse, Vigny pratiquait un trimètre assoupli s'éloignant déjà du trimètre ostentatoire classique. Hugo a-t-il créé des trimètres assouplis précédent les deux ostentatoires de l'Acte V dans Cromwell ? ET une confrontation aux deux candidats trimètres du poème La Frégate La Sérieuse de Vigny permet-elle de fixer ce qui s'est joué, passé ? Tout cela fera l'objet d'études ultérieures. Jamais aucun métricien n'y a pensé, ni Roubaud, ni Cornulier, ni Gouvard, ni personne d'autre. Jamais non plus un spécialiste de la poésie de Vigny ou un spécialiste de la poésie de Victor Hugo ne l'ont envisagé.
C'est dingue, non ?
J'ajoute que dans "Eloa" il y a plusieurs vers avec un contre-rejet de prépositions de deux syllabes devant la césure. J'ajoute aussi que le "comme" à la rime est exhibé par Agrippa d'Aubigné au début des deux versions des Tragiques et le trimètre de "Satan" s'inspire précisément d'un trimètre d'une des deux versions des Tragiques d'Aubigné, ce qui renforce l'évidence de discussions entre Hugo et Vigny, bien avant que Sainte-Beuve ne vienne faire le beau avec son ouvrage sur la poésie avant le classicisme qu'on cite comme une référence historique...
Il y a tout un pan de l'histoire littéraire qui a été occulté, et je rappelle que cette fois au plan métrique ce n'est plus Hugo qui se fait accaparer ses idées par Baudelaire, mais Hugo qui pique des idées à Vigny, lequel Vigny cachait sa dette à André Chénier. Tout n'était pas glorieux dans cette histoire, mais ce n'est pas une raison suffisante pour l'ignorer. L'histoire du vers est passée par là.
J'ajoute encore, et cela conteste la définition du vers romantique posée par Jean-Michel Gouvard, que dans les tragédies de Racine, qui ne sont pas nombreuses, nous avons plusieurs césures après une préposition de deux syllabes, notamment "après" qui peut être servie avec un mot subordonnant "qu'après" dans les premières tragédies ou sans rien autour dans une réplique d'Achille dans Iphigénie. Mais il y a un cas plus flagrant. Hugo s'est fait une spécialité de la césure après la forme prépositionnelle "à travers", il en a usé maintes fois et d'autres ont suivi. Or, il y a donc plusieurs césures sur des prépositions ou têtes de locutions conjonctives ou prépositionnelles dans les vers de Racine, et évidemment on peut discuter de leur degré de lexicalisation, mais la forme "au travers" ou "aux travers" est employé devant la césure par Racine, cela déjà dans Andromaque et surtout au beau milieu du célèbre récit de Théramène dans Phèdre.
Un jour, je vais vous faire une revue de tours métriques ou rimiques méconnus dans le théâtre de Racine. Prenez Phèdre : l'aviez-vu le calembour "nourrice" / "nourrisse(nt)" à propos d'Œnone ? Et j'ai d'autres calembours de cet ordre que j'ai pu repérer.
Sur l'évolution du vers, il y a clairement une histoire à réévaluer entièrement. Aussi incroyable que ça puisse paraître, même les travaux de Roubaud et Cornulier sont dépassés. Ils ne le sont pas que parce qu'on les a complétés. Ils sont dépassés, parce qu'il y a des pans méthodologiques à remettre en cause, des conclusions erronées et un retour en force de l'analyse empirique des corpus contre les méthodes surplombantes. Que ça vous plaise ou non, on en est là aujourd'hui, on en est à ce tournant. L'histoire de la critique littéraire évolue aussi, et ce blog fait évidemment date.

mardi 29 avril 2025

Une source insoupçonnée au poème "Sensation" ? Et une cascade de liens pour les trois poèmes envoyés à Banville !

Il y a plusieurs approches possibles pour identifier les sources des poésies en vers de Rimbaud. On peut identifier les emprunts, parfois d'un vers ou d'un hémistiche, parfois d'un mot rare, parfois d'une partie d'hémistiche ou de vers. On peut identifier une nette reprise d'une manière d'un autre poète. On peut identifier une similitude troublante dans le phrasé ou au plan grammatical. On peut identifier la reprise de rimes. La poésie en vers offre un avantage sur la poésie en prose : elle superpose aux ressemblances entre les phrases du modèle et de l'imitateur le cadre du vers qui affermit l'évidence de l'emprunt, qui rend aussi l'écho plus élaboré, plus saillant. On peut identifier aussi des strophes plus caractérisées ou bien l'emploi d'une mesure : alexandrin, octosyllabe, pentasyllabe, tend à conforter certaines comparaisons avec des poètes antérieurs.
Parmi les poèmes des débuts d'Arthur Rimbaud, "Sensation" occupe une place exceptionnelle. Le morceau est très court, seulement deux quatrains, mais il a une identité transcendantale et éclipse les autres poèmes que Rimbaud composait au même moment : "Credo in unam", "Ophélie", "A la Musique", ou bien "Bal des pendus" et "Les Etrennes des orphelins".
La force du poème "Sensation" est pour partie liée à son emploi du futur simple de l'indicatif :
Par les beaux soirs d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue :
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds :
Je laisserai le vent baigner ma tête nue....
 
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien....
Mais un amour immense entrera dans mon âme :
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, - heureux comme avec une femme !
 A cause de ce futur simple de l'indicatif, ces deux quatrains sont volontiers comparés à l'un des plus célèbres poèmes des Contemplations de Victor Hugo, "Demain, dès l'aube,..." :
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
 
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
 
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Il y a sept verbes au futur simple de l'indicatif dans les huit alexandrins de Rimbaud, huit dans les douze de Victor Hugo. Une seule fois dans chaque poème, le verbe à l'indicatif futur simple est à la troisième personne du singulier : "entrera" contre "sera".
La forme "irai" a deux occurrences dans les deux poèmes. Dans celui de Victor Hugo, elle forme une anaphore interne entre les hémistiches du vers 3, mais la structure du poème de Victor Hugo va de la forme "partirai" à l'occurrence "arriverai", et la répétition d'insistance "irai" est proche du départ. Dans "Sensation", la forme "irai" remplace le cadre "partirai"/"arriverai" en éliminant l'idée de destination au profit d'une propension à découvrir l'infini : "j'irai dans les sentiers", "j'irai loin". Dans le vers 3 de "Demain dès l'aube", nous avons des compléments essentiels de lieu lancés par la préposition "par", ce qu'on retrouve chez Rimbaud, mais avec une altération métaphorique du recours à la préposition : "Par les beaux soirs d'été, j'irai..." "Et j'irai loin... Par la Nature..."
On peut comprendre le poème de Rimbaud comme une inversion psychologique de la performance hugolienne : Hugo envisage un point d'arrivée et son voyage est funèbre avec un refus de l'extérieur, alors que le voyage de Rimbaud vers l'infini est heureux avec une réception d'une idée d'amour qui pénètre son âme. Les chutes des deux poèmes ont un écho sur le principe du contraste. Hugo rejoint le lieu où gît le corps mort de sa fille, ce qui apaiserait le sentiment de manque, tandis que Rimbaud imagine la Nature comme compensation au manque de la compagne amoureuse.
Si je reviens à la la liaison entre la forme conjuguée "irai" et des compléments essentiels de lieu, on peut aussi noter l'idée commune de cheminer dans la Nature :  "j'irai dans les sentiers" contre "J'irai par la forêt, j'irai par la montagne." Rimbaud a aussi son propre alexandrin qui crée une balance mélodique de deux propositions brèves se répondant au futur de l'indicatif. Au vers 3 toujours de "Demain, dès l'aube..." : "J'irai par la forêt, j'irai par la montagne[,]" fait écho le vers 5 de "Sensation" : "Je ne parlerai pas, je ne penserai rien..." Et ce vers 5, le premier du second quatrain, développe des idées qui font écho et au premier vers du second quatrain de "Demain, dès l'aube..." et au premier vers du troisième et dernier quatrain :
 
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
[...]
 
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
[...]
 Pour toutes ces raisons, il est probable que "Demain, dès l'aube,..." soit une source d'inspiration au poème en deux quatrains de Rimbaud, et j'y ajoute une petite suggestion. Le premier vers du poème des Contemplations cale à la césure l'expression "heure" avec suspens plus précisément d'une amorce en deux syllabes d'un complément de temps : "à l'heure..." Le dernier vers du "huitain" rimbaldien cale à la césure l'adjectif dissyllabique "heureux" qui phonétiquement et orthographiquement ressemble à "heure".
Toutefois, Rimbaud n'a pas repris les modulations du type trimètres des vers suivants, avec rejet de "fixés" et "courbé" :
 
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,

Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
 
Et cela est normal,  puisque les effets de sens exprimant la dépression et la position voûtée du sombre Hugo ne pouvaient être exploités dans le cadre psychologiquement inversé que suppose la création rimbaldienne.
Mais Rimbaud ne fait pas qu'inverser le poème de Victor Hugo. Ou plus précisément, Rimbaud n'inverse pas le poème hugolien pour le plaisir de l'inversion. Il avait déjà des idées sur ce qu'il voulait écrire avant d'exploiter ainsi le poème hugolien. Rimbaud avait d'autres sources d'inspiration.
Le poème "Par les beaux soirs d'été..." est étroitement lié à la genèse du poème "Credo in unam", puisque les deux poèmes sont des créations récentes réunies dans la lettre à Banville du 24 mai 1870. 
Le cliché qui attaque le poème en deux quatrains : "Par les beaux soirs d'été..." a son équivalent dans "Credo in unam" :
 
Par la lune d'été vaguement éclairée,
Debout, nue, et rêvant dans sa pâleur dorée
Que tache le flot lourd de ses longs cheveux bleus,
Dans la clairière sombre où la mousse s'étoile,
La Dryade regarde au ciel mystérieux....
- La blanche Séléné laisse flotter son voile,
Craintive, sur les pieds du bel Endymion,
Et lui jette un baiser dans un pâle rayon...
[...]
 Nous avons une correspondance entre deux hémistiches qui sont des clichés : "Par les beaux soirs d'été" contre "Par la lune d'été..." On peut remarquer que éclairée" fonde sa rime sur un écho vocalique commun au mot "sentiers". Mais j'ai allongé ma citation, "clairière" n'est peut-être pas un équivalent très strict pour "sentiers", mais vous avez l'adjectif féminin "nue" et le participe présent "rêvant" qui font écho à un mot à la rime du poème finalement intitulé "Sensation" et au substantif "Rêveur". On peut également apprécier l'écho entre les tournures factitives : "Je laisserai le vent baigner ma tête nue" et "- La blanche Séléné laisse flotter son voile". Notez que "flotter son voile" entre en résonance avec des vers du poème "Ophélie" ce que confortent la rime "étoile"/"voile", la "pâleur", le participe présent "rêvant", le flot de la chevelure et la mention à la rime du "ciel mystérieux" à rapprocher du "chant mystérieux" qui "tombe des astres d'or". Enfin, il y a le "bel Endymion" à la rime. L'origine de ce recours rimbaldien semble la toute fin du poème "La Mort de Socrate" de Lamartine, où "Endymion" rime avec "rayon", dans l'ordre inverse, mais avec la même image de la Lune qui caresse son amoureux mythologique :
 
On eût dit que Vénus d'un deuil divin suivie
Venait pleurer encor sur son amant sans vie !
Que la triste Phœbé de son pâle rayon
Caressait, dans la nuit, le sein d'Endymion !
Je n'ai pas souvenir de l'emploi de ce nom à la rime chez Banville, ni même chez Hugo, peut-être chez Leconte de Lisle si je ne me fais pas un faux souvenir. Nous avons une rime élargie : "pâle rayon"/"Endymion" et une similaire idée de caresse érotique. Et Lamartine mentionne Vénus qui est précisément la Déesse célébrée par Rimbaud dans "Credo in unam".
Gardez à l'esprit ce rapprochement lamartinien, pendant que je continue mes remarques.
L'hémistiche "Par les beaux soirs d'été" est un cliché, mais un cliché qui varie de forme : "Par un beau soir d'été," "Par ce beau soir d'été,", etc. On sait que l'hémistiche tel quel a été employé par François Coppée au début d'un poème du Reliquaire, et comme Rimbaud emprunte beaucoup aux vers de Coppée en 1870 le lien s'impose de lui-même. Il s'agit d'un second hémistiche d'alexandrin du poème "Vers le passé" :
 
Longuement poursuivi par le spleen détesté,
Quand je vais dans les champs, par les beaux soirs d'été,
[...]
 Il va de soi que nous pouvons comparer du coup l'expression "j'irai dans les sentiers" à "je vais dans les champs". Rimbaud a bien sûr évité l'expression incongrue "par les sentiers", surtout après son attaque : "Par les beaux soirs d'été", s'éloignant de la ressemblance avec Hugo : "J'irai par la forêt, j'irai par la montagne", mais sa préposition "dans" entre en résonance avec cet autre modèle ayant inspiré visiblement la création de son poème.
Là encore, Rimbaud n'a pas repris le traitement du trimètre courbé à la césure :
 
Je ris de voir, le long des bois, les fiancés
[...]
 Rimbaud a peut-être repris l'adjectif "heureux" à une rime du poème de Coppée, dont il s'est ingénié à inverser le propos.
 
Car je dédaigne enfin les baisers puérils
Et la foi des seize ans, fleur brève des avrils,
            Ephémère duvet des pêches,
Qui fait qu'on se contente et qu'on est trop heureux,
Si la femme qu'on aime a les bras amoureux,
             L'âme neuve et les lèvres fraîches.
 Rimbaud a très bien pu reprendre cette mention "heureux" et en même temps l'idée d'un autre mot à la rime dans ce sizain avec l'adjectif "fraîches" :
 
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds,
[...]
Par la Nature, - heureux comme avec une femme.
 
Rimbaud ne partage sans doute pas le mépris de la sensualité de la jeunesse d'un Coppée, mais tout de même il reprend l'idée de trouver un plaisir supérieur : la Nature sera sa compagne érotique... Pied-de-nez au chaste modèle coppéen. C'est la Nature femme qui communique sa fraîcheur aux pieds du poète et qui le rend "heureux".
Nous pourrions comparer aussi "avenir doré" à la rime dans "Vers le passé" avec "pâleur dorée" dans "Credo in unam", non pas pour parler de source d'inspiration directe, mais parce que nous cernons des indices d'une méditation longue de la part de Rimbaud sur les poèmes dont il s'inspire ce qui suppose un rayonnement de l'influence qui s'étend sur plusieurs poèmes.
Le poème décrit un retour forcé du poète à son "passé riant", ce qui peut être comparé à la structure du poème "Demain dès l'aube" de "je partirai" à "j'arriverai" et du coup à la structure d'expansion du "huitain" rimbaldien : "j'irai"/"j'irai".
Je remarque au passage qu'un vers du sizain cité ci-dessus fait écho au vers 1 de "Roman" : "On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans", poème où Rimbaud reprend précisément un hémistiche à un poème du recueil Intimités du même François Coppée, et j'ajoute que si le motif de la "rédemption" renvoie clairement à la religion chrétienne dans "Credo in unam" il s'agit tout de même d'un mot rare en poésie, et il s'agit précisément du titre du dernier poème du recueil intitulé Le Reliquaire de François Coppée. Le recueil Le Reliquaire a un poème liminaire intitulé "Prologue", puis nous avons une suite de poèmes qui va précisément de la pièce "Vers le passé" à la conclusion "Rédemption".
Rimbaud a voulu donner ses versions bien distinctes de celles de Coppée de la polarisation amoureuse et de la rédemption par l'amour. Rimbaud a aussi tendance dans les poèmes envoyés à Banville à combattre la dépression d'Hugo ("Demain, dès l'aube..."), de Lamartine ("La Mort de Socrate"), de Coppée ("Vers le passé" et "Rédemption"), de Musset ("Rolla"), de Banville lui-même ("L'Exil des dieux"). Du moins dans "Sensation" et "Soleil et Chair", puisque "Ophélie" est tout de même plus mélancolique.
Le vers 6 de "Par les beaux soirs d'été..." : "Mais un amour immense entrera dans mon âme :" est le plus scolaire de cette composition et il a son équivalent dans "Credo in unam" :
 
L'idéal, la pensée invincible, éternelle,
Montera, montera, brûlera sous son front !
[...]
Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers
L'Amour infini dans un infini Sourire !
[...]
 
 Cette équivalence coïncide avec la première césure sur préposition monosyllabique de Rimbaud, avec la préposition "dans", et en remaniant "Par les beaux soirs d'été..." qui prend alors le titre "Sensation" Rimbaud rapporte l'emploi insistant du verbe "monter" :
 
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
[...]
Un nouveau modèle entre dans la danse, puisqu'en modifiant le cliché repris tel quel à Coppée Rimbaud s'inspire cette fois d'Albert Mérat : "Par les soirs bleus d'été..." Mais Mérat n'était pas cité dans la version de mai 1870 envoyée à Banville, il n'est donc pas une source nécessaire à la composition originelle du "huitain" rimbaldien.
En revanche, on sent que les modèles conviés pour "Ophélie" ou "Credo in unam" peuvent aussi concerner "Par les beaux soirs d'été..." Avez-vous remarqué que la citation que j'ai faite toute à l'heure de Credo in unam concernait précisément le passage aux rimes croisées, comme précisément dans "Par les beaux soirs d'été..." et "Ophélie". Certes, le passage aux rimes croisées comme l'a analysé Cornulier dans "Credo in unam" permet de créer un effet autour du dévoilement sexuel d'une dryade, mais cela pourrait se superposer à un moment de création où Rimbaud songeait à "Ophélie" et à "Par les beaux soirs d'été...", comme si nous avions une pièce rapportée au sein de "Credo in unam"...
Je ne vais pas aller plus loin en ce sens, mais je tenais à signaler l'hypothèse.
Le huitain "Par les beaux soirs d'été..." a aussi des rimes particulières. La rime "menue"/"nue" retient l'attention et a son écho dans le sonnet "Le Dormeur du Val" où nous retrouvons la mention de cet adjectif féminin à la rime, avec en prime la reprise du verbe "baigner" pour exprimer là encore des sensations procurées par la Nature :

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort : il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vers où la lumière pleut.
 
[...]
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
 
Il pourrait ne pas être vain de chercher qui avant Rimbaud employait les quatre paires rimiques de "Sensation", il y a peut-être des sources à débusquer.
 On voit qu'il y a une cristallisation de mots, d'images, de rimes qui relie les poèmes entre eux. J'ai aussi indiqué que la séquence "loin, bien loin" se trouvait dans un poème "Thébaïde" de Théophile Gautier où apparaît également la rime "Ophélie"/"folie" et le nom formulé à l'italienne : "Ophélia". Et autour de l'expression "loin, bien loin", qui accessoirement se rencontre aussi dans Emaux et camées, d'autres éléments sont à rapprocher du poème "Sensation" :
 
[...]
Oui, c'est là que j'irais pour respirer ton baume
[...]
De mon cœur dépeuplé je fermerais la porte
[...]
J'effacerais mon nom de ma propre mémoire ;
Et de tous ces mots creux : Amour, Science et Gloire
Qu'aux jours de mon avril mon âme en fleur rêvait,
[...]
 Gautier s'abandonne à la solitude, il explique plus loin que lassé de vivre il ne veut pas mourir, et qu'il ne sait plus ni marcher, ni courir, et il fait allusion à la question du héros de Shakespeare : "Assez, je me suis dit, voilà la question." Décidément, "Par les beaux soirs d'été" s'attaquent aux vers dépressifs de nombre de nos poètes du XIXe siècle. Le conditionnel de Gautier le cède à l'indicatif futur simple déjà si efficace chez Hugo. Et justement, l'interrogation d'Hamlet entraîne le développement sur "Ophélie" avec un poète qui se définit "Pauvre rêveur", "pauvre" étant un terme clef dans "Ophélie" de Rimbaud, tandis que le substantif "rêveur" est en vedette dans "Sensation" :
 
Va, pauvre rêveur, cherche une solution
Claire et satisfaisante à ton sombre problème,
Tandis qu'Ophélia te dit tout haut : Je t'aime ;
Mon beau prince danois marche les bras croisés,
Le front dans la poitrine et les sourcils froncés,
D'un pas lent et pensif arpente le théâtre,
Plus pâle que ne sont ces figures d'albâtre,
Pleurant pour les vivants sur les tombeaux des morts ;
Epuise ta vigueur en stériles efforts,
Et tu n'arriveras comme a fait Ophélie,
Qu'à l'abrutissement ou bien à la folie.
C'est à ce degré-là que je suis arrivé.
Je sens ployer sous moi mon génie énervé ;
Je ne vis plus ; je suis une lampe sans flamme,
Et mon corps est vraiment le cercueil de mon âme.
 
Ne plus penser, ne plus aimer, ne plus haïr,
[...]
 Songez que pour ne pas me disperser je ne vous dis pas tout ce que je remarque, les échos avec des vers de Baudelaire, le fait que dans "Le Dormeur du Val", "Val" fait songer à "vallon" chez Lamartine ou que le vers 5 offre non pas un trimètre mais un effet de courbe à la césure : "bouche ouverte", procédé non repris dans "Par les beaux soirs d'été...", etc. J'essaie de m'en tenir à l'essentiel. Je pourrais citer la suite de "Thébaïde" quand Gautier parle de couper tout désir, et de rester prostré dans son désespoir. Je vous fais tout de même remarquer deux éléments encore dans "Thébaïde". L'emploi de "dépeuplé" n'est-il pas une allusion au plus célèbre des vers de Lamartine ? Cela va de soi puisque "Thébaïde" revendique un ensevelissement dans la solitude, tandis que le vers "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé" figure dans le premier poème des Méditations poétiques intitulé "L'Isolement", et encore une fois gardez cette référence lamartinienne à l'esprit. Et puis, vous avez noté que la marche d'Hamlet ressemble à l'autoportrait que dressera Hugo dans "Demain, dès l'aube..." Il y a même un relatif écho à la rime entre "bras croisés" pour l'un et "mains croisées" pour l'autre.
Vous remarquez le mot "âme" à la rime dans un vers qui est clairement l'inverse de celui de Rimbaud : "Et mon corps est vraiment le cercueil de mon âme" contre : "Mais un amour immense entrera dans mon âme"[.]
Rimbaud n'a pas repris plusieurs autres éléments dans son poème, et notamment ce qui lie "Thébaïde" au postérieur "Demain, dès l'aube...", mais le fait que "Thébaïde" et "Demain, dès l'aube..." soient deux sources à "Par les beaux soirs d'été...", cela donne une puissance de propos au "huitain" rimbaldien qui est vraiment vertigineuse, surtout qu'ici Gautier parle d'une marche théâtrale. Rimbaud ramène à la vie. Sans parler du "Mauvais moine" et d'autres poèmes de Baudelaire qui s'inspirent de "Thébaïde", il faut ajouter que ce poème de Gautier noue un lien étroit entre le couple "Par les beaux soirs d'été..."/"Credo in unam" et "Ophélie". Le poème "Thébaïde" confirme qu'il y a bien une unité de pensée de la part de Rimbaud quand il coince le poème "Ophélie" entre "Par les beaux soirs d'été..." et "Credo in unam". Or, il se trouve que j'ai montré que Rimbaud s'était doublement inspiré du recueil Les Nuits d'hiver d'Henry Murger. Il s'est inspiré de son poème "Ophélia" pour créer "Ophélie" et j'ai signalé la symétrie très forte entre deux quatrains isolés sur une page et le poème "Par les beaux soirs d'été" en fixant l'origine de l'hémistiche "comme un bohémien" qui de fait renvoie à un poème de l'inventeur du cliché de la bohème qu'était Murger. Et tout cela lie Gautier, Murger et Banville entre eux.
Rimbaud a d'ailleurs repris la rime "rien"/"bohémien" au deuxième quatrain du poème en vers de sept syllabes de Murger.
Je n'ai pas mené de recherches pour les autres rimes "menue"/"nue", "sentiers"/"pieds" et "femme"/"âme". En revanche, je reviens au balancement du vers : "Je ne parlerai pas, je ne penserai rien[.]" Je l'ai déjà commenté sous certains aspects, je fais remarquer que sa construction négative coïncide avec le trimètre à la Corneille de "Thébaïde" cité plus haut : "Ne plus penser, ne plus aimer, ne plus haïr," Gautier s'inspirant du trimètre de Suréna avec reprise de l'infinitif "aimer" : "Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir[.]" Notez que Rimbaud reprendrait à la foi l'insistance dans la négation et le premier verbe du trimètre "Ne plus penser" donnant "je ne penserai rien".
Face à autant de références riches dans un aussi petit poème en deux quatrains, il me reste une dernière pièce à exhiber.
J'ai plusieurs fois parlé de Lamartine et si Rimbaud veut se taire, pour ma part, je ne peux manquer de dévoiler un lien entre "Par les beaux soirs d'été..." et le poème "L'Isolement" qui ouvre les Méditations poétiques. Il s'agit d'un poème en quatrains de rimes croisées comme "Sensation". Et à cause de "Thébaïde" de Théophile Gautier, il est obligé que Rimbaud l'ait à l'esprit quand il compose "Sensation".
Vous aurez remarqué le lyrisme chantant particulier de "Sensation". Il est produit par la facile assonance des "é", et à ce propos j'ai toujours été amusé par l'attaque du second vers, "Picoté" étant un participe passé symétriquement confronté à l'infinitif "fouler". Cela m'a toujours frappé, cette symétrie mélodique du vers 2 que ne justifie pas l'analyse grammaticale : "Picoté par les blés, fouler l'herbe menue[.]"
En tout cas, il y a une certaine idée de balancement gracieux et cela se retrouve dans l'attaque du poème "L'Isolement" :
 
Souvent, sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m'assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.
 
 Je ne peux m'empêcher de comparer le balancement "Picoté par les blés, fouler l'herbe menue" à celui, grammaticalement plus rigoureux, de Lamartine entre le second hémistiches du vers 1 et le premier hémistiche du vers 2 : "à l'ombre du vieux chêne, / Au coucher du soleil," et l'emploi à la rime à la fin du premier quatrain de "à mes pieds" tend à justifier mon intuition, puisque je compare cela au vers : "Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds." Rimbaud guérissant ses modèles de leurs dépressions, ici nous avons l'inversion : "je m'assieds" par rapport aux deux quatrains de Rimbaud. L'expression "sur la montagne" fait écho accessoirement à "par la montagne" chez Victor Hugo, et nous avons aussi malgré l'inversion "je m'assieds" contre "j'irai dans les sentiers" un glissement métaphorique amusant de la part de Lamartine : "je m'assieds" mais "Je promène au hasard mes regards" avec quasi rime interne entre "hasard" et "regards". Lamartine ne décrit pas son mouvement, mais celui de la Nature : "gronde le fleuve aux vagues écumantes", "Il serpente, et s'enfonce", "le lac immobile étend ses eaux dormantes", "l'étoile du soir se lève". Par rapport à "Ophélie", on relève que les "eaux" sont "dormantes" et que c'est au sein du lac que "se lève" "l'étoile du soir". L'emploi du verbe "blanchit" suggère que "L'Isolement" pourrait aussi être une source à "Demain, dès l'aube". Le tournoiement des renvois est infini, ce qui n'est pas peu valorisant pour le prestige éternel de "Sensation" de Rimbaud, véritable OVNI culturel. Dans ce morceau, Lamartine nous dit que le soleil lui importe peu, ce que Rimbaud retourne très clairement dans le poème "Credo in unam"  dont le titre va évoluer en "Soleil et Chair" scellant l'union en idée des notions du soleil et de Vénus... Et c'est précisément dans ce moment où Lamartine méprise le soleil qu'il offre une série de phrases négatives qu'on peut confronter naturellement au vers 5 de "Sensation" : "Je n parlerai pas, je ne penserai rien..."
 
[...]
Qu'importe le soleil ? je n'attends rien des jours.
 
Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ;
Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire,
Je ne demande rien à l'immense univers.
 Lamartine envisage alors son rêve, mais en le marquant du sceau de l'hypothèse. Rimbaud lui se tait mais laisse entrer en lui un amour immense, adjectif "immense" qui fait écho ici à "immense univers", nom univers déployé dans l'extrait de "Soleil et chair" que nous avons rapproché du vers 6 de "Par les beaux soirs d'été..."
Et le choix final "Montera" s'oppose à la mise en relief en tête de vers de "Monte", verbe dont le sujet est "le char vaporeux de la reine des ombres" dans "L'Isolement". Et tout ce que j'ai indiqué comme sources dans l'article ici déroulé donne une sacrée portée de sens au vers final de Rimbaud : "Par la Nature, - heureux comme avec une femme."
C'est même magistral !