Hymne
au soleil
Vous avez pris
pitié de sa longue
douleur !
Tel
est le premier vers du poème des Méditations
poétiques. Baudelaire l’a réécrit dans « Les Litanies de Satan ».
Ne minimisez pas la réécriture en prétextant que Lamartine et Baudelaire se réfèrent
à la liturgie chrétienne et que cela ne suppose pas une intention maligne de la
part de Baudelaire envers la pensée de Lamartine :
Ô Satan, prends
pitié de ma longue misère !
Le
vouvoiement de Lamartine s’adresse à Dieu, comme l’atteste le deuxième
vers :
Vous me rendez le
jour, Dieu que l’amour implore !
Dans
« Les Litanies de Satan », l’alexandrin qui réécrit un vers de
Lamartine est répété quinze fois. Nous avons quatorze mentions de ce vers isolé
en guise de refrain par contraste avec des distiques couplets, puis nous avons
une quinzième occurrence de ce vers en tête d’une séquence finale de sept vers.
Le
poème de Baudelaire parle de l’Ange déchu et nous avons la formulation d’un
exil au sein d’un monde dualiste, ce que souligne les rejets de la séquence
finale, avec mention de l’adjectif clef « fécond » :
Ô Satan, prends
pitié de ma longue douleur !
Gloire et louange
à toi, Satan, dans les hauteurs
Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l’Enfer où, fécond, tu couves le silence !
Fais que mon âme
un jour, sous l’Arbre de Science,
Près de toi se
repose, à l’heure où sur ton front
Comme un Temple
nouveau ses rameaux s’épandront !
Sans
chercher à affirmer que Rimbaud a pris en considération « Les Litanies de
Satan » lorsqu’il composait « Credo
in unam », il faut remarquer les convergences. Baudelaire se tourne
vers Satan contre Dieu qui l’a banni, Rimbaud se tourne vers Vénus qui a été
bannie par l’avènement du christianisme. Il est question d’une ancienne royauté
de Satan, et le motif de l’Homme Roi est central dans la composition de
Rimbaud. Il est question de « l’Arbre de Science » dans la pièce
baudelairienne, et il est question de savoir et de ne pas rester des ignorants
dans le poème de Rimbaud. La notion d’exil est inévitable avec une évocation de
l’Angé déchu, l’exil est aussi une notion clef du poème rimbaldien quoique sur
un plan plus exclusivement métaphorique (pour Satan, il y a un plan concret lié
au récit disons "biblique"). Le poème de Baudelaire se clôt sur une image de temple à
rapprocher des marbres à la fin de la pièce rimbaldienne.
Il
va de soi que le dualisme Ciel et Terre du poème de Rimbaud n’est pas le
dualisme des pôles Ciel et Enfer du poème baudelairien. Cependant, nous avons
bien deux poèmes de révolte contre Dieu ou le christianisme.
Venons-en
à un autre détail troublant. Lamartine parle d’une douleur, avec un renvoi
grammatical imprécis à la troisième personne du singulier « sa » que
la lecture de la suite du poème « Hymne au soleil » est censée
éclairer. Rimbaud parlera dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871 de « générations
douloureuses prises de visions », mais le mot « douleur » est
lui-même absent du poème « Credo in
unam », même s’il est question d’une « route »
« amère ». Passons au mot « misère » employé par Baudelaire.
Rimbaud l’emploie plutôt vers le début du poème pour introduire la fausse
prétention de l’Homme à un savoir sur les choses :
Misère !
Maintenant, il dit : je sais les choses,
Et va, les yeux
fermés et les oreilles closes :
– Et pourtant,
plus de dieux ! plus de dieux ! l’Homme est Roi,
L’Homme est
Dieu ! Mais l’Amour, voilà la grande Foi !
Vous
notez que cela coïncide avec le lancement du motif du règne de l’Homme. Et il
est question de l’Amour comme Foi, et avant de montrer en quoi ça fait écho au
poème de Lamartine lui-même, je voulais citer un dernier point de convergence,
plus discret, entre « Credo in unam »
et « Les Litanies de Satan ». J’ai cité la séquence finale de sept
vers et forcément le vers aux quinze occurrences, mais il y a aussi quatorze
distiques dans ce poème, et parmi ces distiques il en est un assez provocateur
sur l’amour sexuel, ce qui coïncide avec l’appel à Vénus du poème de Rimbaud.
Baudelaire attribue presque à Satan l’invention du plaisir sexuel, puisque les vers
suivants l’en remercient :
[Toi…]
Qui même aux
parias, ces animaux maudits,
Enseignes par
l’amour le goût du Paradis[.]
Etant
donné que le poème « J’aime le souvenir de ces époques nues… » est un
autre poème des Fleurs du Mal qui
offre des liens étroits de pensées de Baudelaire à Rimbaud, il n’est pas à
négliger la possibilité que Rimbaud ait médité aussi la lecture de tels poèmes
précis de Baudelaire en composant « Credo
in unam ». Mais cela n’est défendable que s’il est justifié de
comparer « Hymne au soleil » de Lamartine à « Credo in unam » de Rimbaud, et
justement le poème offre quelques prises. Le titre justifie un rapprochement
« Hymne au soleil », et vous avez des vers sur l’éveil de la Nature
dans le poème de Lamartine, et nous allons les citer pour vous faire remarquer
la mention mythologique de « Vénus » en personne :
Mais la nature
aussi se réveille en ce jour !
Au doux soleil de
mai nous la voyons renaître ;
Les oiseaux de
Vénus autour de ma fenêtre
Du plus chéri des
mois proclament le retour !
Guidez mes premiers
pas dans nos vertes campagnes !
[…]
Je
me dois aussi de citer la première séquence de sept vers de « Hymne au
soleil ». Il s’agit d’un préambule à l’hymne, puisque Lamartine s’adresse
à Dieu, mais nous avons la mise en place du dispositif métaphorique où le
soleil rend à l’être les couleurs de la vie, répand une chaleur dans le corps
qui vient circuler dans le sang même, et cela devient chaleur de l’amour
communiqué à un corps qui revit. C’est exactement la métaphore qui lance le
poème de Rimbaud, et les deux poètes étendent le processus à la nature entière
et le verbe « aimer » est l’ultime plan métaphorique des deux poèmes,
par-dessus l’image de réchauffement de vie du soleil !
Vous avez pris
pitié de sa longue douleur !
Vous me rendez le
jour, Dieu que l’amour implore !
Déjà mon front
couvert d’une molle pâleur,
Des teintes de la
vie à ses yeux se colore ;
Déjà dans tout mon
être une douce chaleur
Circule avec mon
sang, remonte dans mon cœur :
Je renais pour aimer encore !
**
Le Soleil, le
foyer de tendresse et de vie,
Verse l’amour
brûlant à la terre ravie,
Et, quand on est
couché sur la vallée, on sent
Que la terre est
nubile et déborde de sang ;
Que son immense
sein, soulevé par une âme,
Est d’amour comme
dieu, de chair comme la femme,
Et qu’il renferme,
gros de sève et de rayons,
Le grand
fourmillement de tous les embryons !
Et tout croît, et
tout monte !
[…]
Je
note la mention du nom « vallée » et je rappelle que cette image
d’homme chéri du soleil « couché sur la vallée » est liée à une
résurrection solaire dans « Le Dormeur du Val ». Les mots
« vallée » et « val » chez Rimbaud favorisent l’idée que
Rimbaud a présent à l’esprit les thèses de Lamartine, l’auteur du poème
« Le Vallon » entre autres.
Dans
son « Hymne au soleil », Lamartine superpose Dieu et le soleil dans
son déploiement métaphorique, et Dieu confondu au soleil est celui qui
« verse( ) la vie et la fécondité ! » :
Dieu ! que
les airs sont doux ! Que la lumière est pure !
Tu règnes en
vainqueur sur toute la nature,
Ô soleil ! et
des cieux, où ton char est porté,
Tu lui verses la
vie et la fécondité !
[…]
L’univers tout
entier te reconnut pour roi ;
Et l’homme, en
t’adorant, s’inclina devant toi !
[…]
Les
phrases exclamatives en « que » font nettement penser au lyrisme de
certains autres poèmes de Baudelaire, mais notez aussi la mention
« vainqueur » à opposer aux mentions « trahi » et
« vaincu » des vers 2 et 5 des « Litanies de Satan ». Nous
avons la mention du règne ici aussi, comme dans les deux poèmes de Rimbaud et
Baudelaire. Et les échos sont plus évidents encore avec le poème de Rimbaud.
L’homme s’est incliné et tout le discours de Rimbaud est pour l’inviter à se
relever en se libérant de tous ses dieux. Il est évident que Rimbaud veut jeter
la contradiction au discours lamartinien. Nous avons un emploi commun
d’une forme conjuguée du verbe « verser », mais dans un cas le Soleil
est l’argument du Dieu chrétien, dans l’autre l’argument d’une Vénus
explicitement opposée au Dieu qui nous « attelle à sa croix ». Le mot
« vie » employé par Lamartine est exhibé à la rime dans le poème de
Rimbaud, tandis que « fécondité » remplacé par
« tendresse » est ensuite remplacé par les mentions plus
fortes : « amour brûlant » et « nubile ». Le mot
« vie » a deux autres mentions à la fin de « Hymne au
soleil », d’un vers à l’autre, avec une occurrence finale à la rime, rime
qui sera la dernière du poème :
Je
n’avais pas goûté la volupté suprême
De
revoir la nature auprès de ce que j’aime,
De
sentir dans mon cœur, aux rayons d’un beau jour,
Redescendre
à la fois et la vie et l’amour !
Insensé !
j’ignorais tout le prix de la vie !
Mais
ce jour me l’apprend, et je te glorifie !
Outre
la mention clef de « glorifie », je relève la forme conjuguée
« ignorais », puisque Rimbaud dénonce une ignorance qui s’oppose
clairement à la thèse lamartinienne.
Croyez-vous
vraiment que Rimbaud et Lamartine n’entrent ici en résonance qu’à cause d’un
recours à de mêmes clichés éculés dans la composition en vers ? Vous
pensez que Rimbaud s’inspirerait exclusivement des poèmes mythologiques de
Leconte de Lisle, de Banville, de Victor Hugo, de divers parnassiens, mais pas
du poème de Lamartine, sous prétexte que le poème de Lamartine n’est pas
inscrit dans un cadre mythique païen ?
Lamartine
cite « Vénus » et le poème de Rimbaud règle des comptes avec le
christianisme. Certes, il y a un partage de clichés plus anciens, mais le poème
de Rimbaud est une réponse directe au discours de Lamartine dans « Hymne
au soleil », et on va voir que d’autres poèmes de Lamartine sont ciblés.
Si Rimbaud ne parle pas pour ne rien dire, forcément qu’il réplique au discours
de Lamartine avec un traitement inversé des mêmes images. C’est du pur bon sens
pour un lecteur !
Il
n’est pas utile de citer tous les échos possibles entre « Credo in unam » et « Hymne au
soleil », je vais me contenter des liens clefs. Nous avons donc une
séquence de phrases interrogatives avec emploi du verbe « croire » à
la rime :
Mais ton sublime
auteur défend-il de le croire ?
N’es-tu point, ô
soleil ! un rayon de sa gloire ?
Quand tu vas
mesurant l’immensité des cieux,
Ô soleil !
n’es-tu point un regard de ses yeux ?
Ne
m’opposer pas trop vite les séquences interrogatives d’autres poètes, notamment
Victor Hugo, puisque ce dernier et les autres s’inspirent eux aussi précisément
du succès des Méditations poétiques
en 1820 ! Cette séquence interrogative a son équivalent dans « Credo in unam » et le terme
« immensité » a pas mal d’équivalents chez Rimbaud (« immense
Creuset », « immense splendeur de la riche nature »,
« immense sein ») :
Son double sein
versait dans les immensités
[…]
Qui jadis,
émergeant dans l’immense clarté
Des flots bleus,
[…]
Et monter
lentement, dans un immense amour,
[…]
Le Monde vibrera
comme une immense lyre
Dans le
frémissement d’un immense baiser :
[…]
Et
une occurrence de « immense » est incluse dans une séance
interrogative comparable à celle de suspens métaphysique du poème
lamartinien :
Un Pasteur
mène-t-il cet immense troupeau
De mondes
cheminant dans l’horreur de l’espace ?
Et
nous avons justement une mention au pluriel des « pasteurs » dans
« Hymne au soleil » :
Et c’est l’heure
où déjà sur les gazons en fleurs
Dorment près des
troupeaux les paisibles pasteurs !
Ne
pouvant tout citer, je précise que dans les deux poèmes qui suivent
« Hymne au soleil » : « Adieu » et « La Semaine
sainte à la Roche-Guyon », Lamartine déploie ensemble les métaphores de
l’embarcation à rapprocher du « Bateau ivre » et celle du soleil qui
fait renaître. Nous avons ensuite le poème « Le Chrétien mourant » et
puis le poème « Dieu » qui commence par un vers que de toute évidence
Rimbaud combat en reprenant l’image au profit d’une thèse inversée :
Oui, mon âme se
plaît à secouer ses chaînes :
[…]
Il
serait intéressant de citer plusieurs vers du poème « Dieu », avec
l’idée d’un langage de la nature qui a inspiré « Les
Correspondances » de Baudelaire, avec le motif explicite d’un dualisme
chrétien d’origine platonicienne qui sera repris pour ses images d’envol là
encore par Baudelaire, et ce dualisme suppose donc que l’homme subit un
« exil » au monde terrestre, idée de l’exil que retourne aussi
Rimbaud dans « Credo in unam ».
Lamartine parle de l’âme en prison dans le corps, référence explicite à Platon,
il parle du « monde des esprits » et imagine son âme y voler à la
manière de Baudelaire dans le poème « Elévation » : « Je
plane en liberté dans les champs du possible. » Lamartine écrit encore ce
vers : « Aux pures régions où j’aime à m’envoler[.] » Le poète
dit de sa « pensée » qu’elle est « reine de l’espace et de
l’éternité ». La contrepartie, en principe absurde, c’est que Lamartine
peut vivre sa pensée, mais ne saurait la formuler en paroles. Il y a deux
langages, et l’un, « verbe vivant », ne peut se mettre en mots,
l’autre « suffit aux besoins de l’exil où nous sommes ».
D’évidence,
ce poème d’accession à l’éternité et à la vérité par un langage de projection
solaire lumineuse est à rapprocher du poème « L’Eternité », ce
couchant d’une majorité des critiques rimbaldiens.
Le
poème « Dieu » contient plusieurs équivalents de l’hémistiche
« La Nature est un temple » que Baudelaire a repris à un autre poème
de Lamartine « L'Immortalité » :
L’espace est son
séjour, l’éternité son âge ;
Le jour est son
regard, le monde est son image ;
[…]
Il
est question d’une révélation entrevue par Pythagore, Socrate et Platon, et de
tenter de remonter à Dieu. Il est évident que « Credo in unam » est pensé comme une réplique à ce discours que
Lamartine expose dans plusieurs autres poèmes. Et si Rimbaud s’adresse à un discours
chrétien qui va au-delà du champ poétique, il n’empêche que Rimbaud écrit en
tant que poète et ne saurait manquer de viser une cible aussi emblématique que
les Méditations poétiques de
Lamartine.
Le
poème « Dieu » contient une séquence interrogative lui aussi et comme
« Credo in unam » le poète
s’inclut dans un groupe tombé du ciel :
Ah ! que ne
suis-je né dans l’âge où les humains,
Jeunes, à peine
encore échappés de ses mains,
Près de Dieu par
le temps, plus près par l’innocence,
Conversaient avec
lui, marchaient en sa présence ?
Que n’ai-je vu le
monde à son premier soleil ?
Que n’ai-je
entendu l’homme à son premier réveil ?
J’imagine
mal comment on peut regarder l’univers naître, puisque cela suppose que nous y
soyons extérieur, je ne sais pas ce que peut être la conscience du premier
réveil de mon espèce, puisque je n’y ai pas accès pour mon être lui-même…
Il
s’agit visiblement de communier en Dieu. Rimbaud fait clairement écho à tel
type de discours quand il parle de « Singes d’hommes tombés de la vulve
des mères » et quand il se demande : « La voix de la pensée
est-elle plus qu’un rêve ? »
Et
insistons sur le fait que le poème « Dieu » se termine sur ce vers
idéologique que contre le poème de Rimbaud :
L’homme cessa de
croire, il cessa d’exister !
Et
cela s’accompagne chez Lamartine de l’image solaire :
Mais peut-être,
avant l’heure où dans les cieux déserts
Le soleil cessera
d’éclairer l’univers,
De ce soleil moral
la lumière éclipsée
Cessera par degrés
d’éclairer la pensée ;
[…]
Face
à Lamartine, il y a les poètes qui ne renoncent pas à endosser la révolte d’un
Byron. Le deuxième poème des Méditations
poétiques de manière curieuse s’intitule « L’Homme » et est
adressé « A Lord Byron ». Je dis « de manière curieuse »
parce que même si ce n’est pas l’intention de Lamartine on peut être tenté de
se dire que Byron est une figure de L’Homme qui se révolte.
Au
passage, je remarque que le deuxième vers a une séquence à la rime « ange
ou démon » à rapprocher du « ange ou pource » d’un des sonnets « Immondes »,
ou « Stupra » si ça vous
parle plus, de Rimbaud. Au début du poème, nous avons ce tour phrastique
parallèle à « la nature est ton temple » ou « Le jour est son
regard » : « La nuit est ton séjour, l’horreur est ton
domaine[.] » Le poète Byron est comparé à « l’oiseau qui chante ses
douleurs », l’aigle. Le regard de Byron est explicitement comparé à celui
de Satan : « Ton œil, comme Satan […] ». Lamartine accuse alors
Byron d’avoir une « raison mutinée » et je ne peux m’empêcher au
calembour « mutilée » à la lecture. Lamartine invite le poète à
limiter l’exercice de sa raison, ce qui est le contraire du discours de « Credo in unam » :
Ne porte pas plus
loin tes yeux ni ta raison :
Hors de là, tout
nous fuit, tout s’éteint, tout s’efface ;
Dans ce cercle
borné Dieu t’a marqué ta place.
Et
cela est suivi de l’idée d’êtres qu’on a laissé tomber dans la vie et qui ne
savent d’où ils viennent :
Comment ?
pourquoi ? qui sait ? De ses puissantes mains
Il a laissé tomber
le monde et les humains,
Comme il a dans
nos champs répandu la poussière,
Ou semé dans les
airs la nuit et la lumière ;
Il le sait, il
suffit : l’univers est à lui,
Et nous n’avons à
nous que le jour d’aujourd’hui !
Rimbaud
refuse cet état de cécité volontaire.
Voici
la suite immédiate du poème de Lamartine :
Notre crime est d’être
homme et de vouloir connaître :
Ignorer et servir,
c’est la loi de notre être.
Rimbaud
reproche au contraire aux hommes de fermer les yeux en croyant en savoir assez
sur les choses, il les invite à sonder l’univers tout illimité qu’il est, à
scruter les cieux, à inspecter l’horizon… Le discours est expressément
contradictoire :
L’Homme veut tout
sonder – et savoir ! […]
Lamartine
invite au contraire Byron à « adorer [s]on divin esclavage », à
admettre ses limites de « faible atome emporté », à embrasser le « joug »
et à « Descend[re] du rang des dieux qu’usurpait [s]on audace ».
Le poème « L’Homme » assez conséquent se termine par un couplage des
verbes « croire » et « aimer » qui sont au centre du
discours tenu dans « Credo in unam » :
Viens reprendre
ton rang dans ta splendeur première,
Parmi ces purs
enfants de gloire et de lumière,
Que d’un souffle
choisi Dieu voulut animer,
Et qu’il fit pour
chanter, pour croire et pour aimer !
Par
quel tour de passe-passe les rimbaldiens ne confrontent-ils jamais la thèse de
Rimbaud à l’antithèse lamartinienne ?
Je
peux encore faire une longue liste de citations des Méditations poétiques à mettre en tension avec le discours de « Credo in unam ». Je suis en train
de parcourir les phrases interrogatives du poème « L’Immortalité »…
Je compare ensuite le premier vers de « L’Immortalité » et le premier
vers de « La Prière » :
Le soleil de nos
jours pâlit dès son aurore,
[…]
Le roi brillant du
jour, se couchant dans sa gloire,
[…]
Le
poème « L’Immortalité » est celui qui contient l’hémistiche : « la
nature est ton temple » que Baudelaire a adapté au début du sonnet « Les
Correspondances » : « La Nature est un temple… »
Le
poème « La Prière » contient justement lui aussi sa séquence sur le
moule « la nature est ton temple » :
L’univers est le
temple, et la terre est l’autel ;
Les cieux en sont
le dôme : et ces astres sans nombre,
Ces feux
demi-voilés, pâle ornement de l’ombre,
Dans la voûte d’azur
avec ordre semés,
Sont les sacrés
flambeaux pour ce temple allumés ;
[…]
Quand,
dans Les Contemplations publiées en
1856, Victor Hugo compare la Lune à une immense hostie, il a derrière lui
trente-six ans de méditations du premier recueil de Lamartine…
Les
baudelairiens accepteront difficilement le vers suivant comme une
clef de lecture pour le sonnet « Les Correspondances » :
La voix de l’univers,
c’est mon intelligence.
Ils
préfèrent chercher midi à quatorze heures.
Le
poème « La Prière » est suivi par une pièce courte « Invocation »,
puis nous repartons sur un long poème en alexandrins intitulé « La Foi ».
Plus loin, nous aurons « Philosophie », puis « Le Temple »,
puis nous arriverons à « Hymne au soleil » et à « Dieu »
dont nous avons déjà parlés. En clair, c’est un peu comme si au sein des Méditations poétiques Lamartine avait
fragmenté et éparpillé les pièces d’un seul long discours métaphysique de croyant.
Le poème « Le Désespoir » fait fausse note dans l’ensemble, tandis
que certains poèmes ont des sujets plus particuliers. La critique littéraire ne
semble s’intéresser qu’aux poèmes qui ont un sujet plus particulier. Ils n’ont
pas mesuré l’importance d’un discours d’ampleur qui prédomine dans tout le
recueil et auquel furent pourtant bien sensibles les poètes du XIXe siècles
tels que Musset, Baudelaire et Rimbaud.
Lamartine
ne manque pas d’évoquer la pensée de Lucrèce dans son recueil. Je ne sais plus où,
mais il mentionne Epicure. Cela pourra faire l’objet d’un développement dans un
prochain article. Je reviendrai sur Lamartine, j’ai déjà indiqué que le « Tu
n’iras pas plus loin » que Dieu adresse aux flots est une idée qu’affectionne
Lamartine et à laquelle répond Rimbaud en disant que les pieds lumineux des
Maries (statues votives) ne sauraient faire reculer l’Océan poussif. Cette
image se rencontre en particulier dans les Nouvelles
Méditations poétiques. Toutefois, comme Lamartine cite assez peu la
mythologie grecque directement, je ne peux m’empêcher de mentionner le passage
suivant de « La Mort de Socrate » :
Et quand le doux
regard de la naissante aurore
Dissipant par
degrés les ombres qu’il colore,
Comme un phare
allumé sur un sommet lointain,
Vint dorer son
front mort des ombres du matin,
On eût dit que
Vénus d’un deuil divin suivie
Venait pleurer
encor sur son amant sans vie !
Que la triste Phœbé
de son pâle rayon
Caressait, dans la
nuit, le sein d’Endymion !
Ou que du haut du
ciel l’âme heureuse du sage
Revenait
contempler le terrestre rivage,
Et, visitant de
loin le corps qu’elle a quitté,
Réfléchissait sur
lui l’éclat de sa beauté !
Comme un astre
bercé dans un ciel sans nuage
Aime à voir dans
les flots briller sa chaste image !
A
deux vers près, il s’agit de la fin du long poème paru en plaquette « La
Mort de Socrate ». J’ai relu L’Apologie
de Socrate de Platon avant de relire ce poème de Lamartine pour évaluer à
quel point Lamartine développait une inspiration personnelle, ce qui prédomine
bien évidemment. L’image a un traitement subtil chez Lamartine au sujet du bel
Endymion puisqu’il est question d’un regard porté de soi à soi finalement.
Cette beauté compense l’attaque un peu scolaire de ma citation, avec cette imitation
paresseuse d’Homère. La rime « pâle rayon »/ « Endymion »
se retrouve à l’identique dans « Credo
in unam » : pourquoi ? Rimbaud a imité quelqu’un qui avait
imité Lamartine ? La rime est un cliché que les deux poètes peuvent
partager ? Ou Rimbaud lisait-il les vers de Lamartine avec un tant soit
peu d’attention ? C’est ce que la critique rimbaldienne n’a jamais
affronté ! Je cite la rime chez Rimbaud :
– La blanche
Séléné laisse flotter son voile,
Craintive, sur les
pieds du bel Endymion,
Et lui jette un
baiser dans un pâle rayon…
Les mentions d’Endymion et de Vénus sont à leur place dans un poème de Lamartine qui a pour cadre l’Antiquité
grecque, mais tout l’article ci-dessus a mis le doigt sur une restriction
patente de la recherche universitaire : « Credo in unam » n’était qu’un centon sur un traitement moderne
antichrétien de la mythologie grecque, sans voir que la contestation du christianisme
ouvrait une fenêtre du côté des poèmes d’expression de la foi, justement !