Dans les précédents articles, nous avons vu de nombreuses erreurs méthodologiques dans les approches métriques de Cornulier et Gouvard. Malgré la célébrité du rejet "l'escalier / Dérobé" au début du drame Hernani, les études métriques ont sous-évalué l'importance des rejets et contre-rejets d'épithètes au dix-neuvième siècle. Malgré la célébrité de la versification assouplie d'André Chénier, les métriciens n'ont pas étudié de si près les suites de l'influence initiale de Malfilâtre, Roucher et bien sûr Chénier. Nous avons vu aussi que l'étude statistique avait prédominé au détriment d'une réflexion sur l'influence des poètes entre eux, au détriment des jeux de réécriture pour dire vite.
On a vu aussi que l'ouvrage Critique du vers était paradoxal, puisque derrière une apparence d'analyse statistique, et donc scientifique, il n'y avait aucune rigueur dans l'établissement des données. Les dates de publication de certains vers ne sont pas vérifiées, et cela vaut pour de nombreux vers clefs, pas seulement pour les vers de madame Blanchecotte. Pour Villiers de l'Isle-Adam, le titre de Premières poésies d'un recueil de 1859 a entraîné l'occultation du recueil initial de 1858 Deux essais de poésie. On pouvait croire que les deux "essais" étaient repris tels quels dans le recueil de 1859, ce qui n'est pas le cas et ne va pas sans incidence sur les relevés statistiques. Gouvard nous demande de croire sur la foi d'une opinion d'un critique anglais que "Le Mariage de Roland" de Victor Hugo a été publié, avec un état définitif, en 1846, que Baudelaire a composé le poème "Un voyage à Cythère" en 1851 et "A une charogne" en 1846. Mais que cela soit vrai ou non, il nous faut une référence. Ce problème se pose aussi quand, arbitrairement, Gouvard choisit l'année 1858 comme un tournant. Il dit qu'en 1858 Glatigny fait partie d'un groupe restreint de poètes qui ont déjà produit un vers déviant, liste qui n'inclut pas Banville malgré ses Odes funambulesques. Mais de quel vers déviant peut-il s'agir, puisque Glatigny a publié son premier recueil Les Vignes folles en 1860 et puisque Gouvard lui-même date toutes les premières audaces de Glatigny de 1860 et pas du tout de 1858 ? Enfin, Gouvard séparait les vers de théâtre et les vers lyriques, tout en écartant des vers lyriques isolés de la décennie 1830.
En démêlant tout cela, nous avons pu montrer l'équilibre logique suivant à propos de l'emballement des césures dites "CP6" dans la décennie 1850. Il faut écarter un vers des Odelettes de Nerval publié en 1853, dans la mesure où certains poèmes de ce recueil semblent dater de la décennie 1830. Il s'agit donc d'un écho à une mode de sa jeunesse si on peut dire. Hugo présente encore quelques difficultés. Il est l'initiateur de tout l'édifice des alexandrins à césures CP6 au XIXe siècle, mais vu qu'il se retreignait en poésie lyrique tout au long des années trente, il reste à déterminer si c'est indépendamment de Baudelaire et de ses contemporains que Victor Hugo a remis la main à la pâte avec un "jusqu'à" dans Châtiments, un nouveau "si" à la césure dans Les Contemplations et bien sûr le "sans" du "Mariage de Roland" est le plus important à étudier : coïncidence ou réaction à ce qui se passe à l'époque de publication (1859) ? Je n'ai pas toujours les réponses.
Toutefois, contrairement à Gouvard, nous avons souligné les dates de publication : pré-originale des Fleurs du Mal dans la Revue des deux mondes, publication des Chants modernes de Maxime du Camp et du second recueil de Leconte de Lisle Poëmes et Poésies, tout cela a eu lieu en 1855, et ce sont les trois œuvres qui lancent la mode des CP6 dans les alexandrins. Vu que cette configuration n'apparaissait pas dans les vers très sages du premier recueil de Leconte de Lisle en 1852, vu que la césure "comme un" de "Un voyage à Cythère" sera régulièrement imitée, vu que Verlaine et d'autres attribueront, même si c'était à tort, les innovations à la césure à Baudelaire, je pars du principe que Baudelaire est le vrai modèle de départ pour cette génération-là et celles qui vont suivre. Maxime du camp n'y consacre qu'un vers d'érudit imitant une audace ancienne de Voltaire. Seuls Baudelaire et Leconte de Lisle vont s'y lancer avec application entre les trois. Leconte de Lisle fournit tout un recueil et reste modéré en 1855.
De 1855 à 1861, en termes de publication, les audaces sont en nombre faibles au-delà de Leconte de Lisle et Baudelaire. 1861 donne le véritable départ de la mode et très vite des poètes proposent trois configurations plus audacieuses que ce qu'ont osé ou qu'osent Baudelaire et Leconte de Lisle. Villiers offre la césure à l'italienne sur "squelette" en 1859, Banville et Blanchecotte offrent des trimètres à césures au milieu d'un mot, l'une jouant sur un préfixe "l'in+fini", peut-être sur le modèle de Pétrus Borel en 1833 : "re-dise", l'autre joue sur un glissement de "e" féminin dans la composition d'un adverbe : adjectif féminin "pensive" et terminaison en "-ment". Blanchecotte, que j'ai éliminée pour l'année 1855, offre un second vers exceptionnel avec une césure après le pronom "elle" qui est en deux syllabes, mais avec une seule syllabe forte et une syllabe à "e" féminin qui pour le coup nous fait une césure lyrique à la Villon. Blanchecotte demeure donc très intéressante, ainsi que sa césure sur "femme" en 1871 dans la section "Pendant le siège", mais on comprend que les nouveaux vers de Blanchecotte, Banville et Villiers sont de toute façon dans la continuité de Baudelaire et Leconte de Lisle, avec bien sûr une continuité par-delà avec Hugo et son Cromwell.
Ce cadre posé, prenez le temps d'en prendre acte, puisque nous avons un cadre qui définit comme un fait culturel que de nombreux vers CP6 soient des trimètres. Le fait n'est pas systématique, mais Gouvard et Cornulier pensent que par manque d'habitude de la dysharmonie engendrée par le CP6 nos poètes prenaient tous le pli de composer des trimètres, histoire de faire passer la pilule.
Je n'en crois rien. Cet article est pour s'attaquer au problème.
La thèse d'une évolution trimètre CP6, puis semi-ternaire CP6 avant des alexandrins CP6 bruts était développée dans Théorie du vers de Cornulier en 1982. Cette thèse n'a pas l'adhésion de tous les métriciens, notamment de Steve Murphy. Elle n'a pas du tout la mienne. C'est le moins qu'on puisse dire. Je prétends que le semi-ternaire est apparu à la toute fin du dix-neuvième siècle quand Rimbaud n'était plus poète, voire plus de ce monde, sous la plume de poètes que personne ne lit, et à cause des théories modernes sur la césure et l'accentuation du vers que dénoncent justement Cornulier et Gouvard.
Mais ce n'est pas le sujet ici.
Il y a un exercice simple à faire, prendre des listes de vers CP 6 en fonction de critères chronologiques précis, ou bien en fonction d'une œuvre unique, ou bien à partir d'un auteur isolé des autres, et dire si oui ou non on relève des trimètres, des semi-ternaires, et si les semi-ternaires sont volontaires ou non, et surtout s'il y a bien une succession chronologique trimètres, puis semi-ternaires.
Gouvard s'appuie sur deux poètes Leconte de Lisle et Coppée. Il souligne que les deux auteurs sont très différents pour l'esthétique, les thèmes abordés, ce qui influence anormalement notre jugement, puisque si leurs versifications sont similaires peu importe qu'ils soient différents pour le reste. Il y a une remarque discriminante supposée qui ne s'impose pas.
Mais la méthode de Gouvard est-elle statistique ?
Gouvard traite ce sujet dans un chapitre "Mètre ternaire et mètres semi-ternaires" des pages 194 à 202 de son livre Critique du vers. Nous avons droit à des décomptes et à des listes de vers, mais allons y regarder de plus près comme dirait le comte de Lautréamont.
Gouvard isole un vers de théâtre comme exception chez Leconte de Lisle. Il s'agit d'un vers de la pièce "Les Erinnyes" datée de 1873. Ce vers ne saurait être semi-ternaire et son excuse c'est qu'il appartient au genre du théâtre comme cela a été appliqué à plusieurs vers de Victor Hugo :
(K) Elle est bonne ! et je m'en glorifie. / (T) Ah ! maudite !
Note : K pour Klytaimnestra et T pour Talthybios.
Le "et" à la quatrième syllabe et le "ri" central de "glorifie" excluent la lecture en trimètre comme en semi-ternaire, ce que confortent la découpe phrastique et le changement d'interlocuteur.
Il y a 36 alexandrins CP6 de Leconte de Lisle qui ont été relevés par Gouvard de 1960 à 1975, nous venons d'écarter l'exception, il n'en reste plus que trente-cinq. Sur ces trente-cinq, Gouvard parle de "20 candidats au 4-4-4." Et au sein de ces vingt candidats, Gouvard prétend cerner une évolution chronologique, je cite précisément son discours :
[...} Confirmant l'hypothèse que le rythme "romantique" 4-4-4 s'efface dès le début des années 1860, les CP6 de 1860-1875 de Leconte de Lisle comptent seulement 3 ternaires fortement ponctués après les quatrième et huitième syllabes, dont deux dès 1860 (à partir de maintenant, et pour tout ce paragraphe, j'emploierai un double slash pour marquer les coupes accompagnées d'une ponctuation subséquente, un seul slash pour les coupes sans ponctuation subséquente) :
[...}
Je ne comprends pas comment Cornulier, Murat, Gouvard lui-même, et tant de métriciens et d'universitaires peuvent laisser passer sans rien dire un tel paragraphe !
Puisque les vers CP6 sont dérisoires avant 1860, puisqu'ils ne sont pas tous des trimètres, puisqu'en poésie lyrique seuls Baudelaire et Leconte de Lisle en ont émis plusieurs, et plutôt vers 1859-1860 qu'auparavant, par quel tour de passe-passe Gouvard peut-il soutenir que dès 1860 les trimètres CP6 diminuent ? Cela n'a aucun sens. D'ailleurs, le 4-4-4 rythme "romantique" s'efface-t-il en général ou simplement au niveau des CP 6 ? L'écriture du paragraphe est sans rigueur précise aucune. Le propos n'es pas scientifique, ce n'est même pas une opinion, c'est une absurdité au sens fort du terme.
Et il faut ajouter que la date de 1860 pose un autre problème. Leconte de Lisle a publié des recueils poétiques en 1852, 1855, 1858 et 1862. Si on date un vers de Leconte de Lisle de 1860, c'est qu'il s'agit d'une pré-originale dans une revue, sinon d'une réalité manuscrite, ou alors on prend pour argent comptant des datations imprimées au moment de la publication.
Dans tous les cas, Gouvard va citer par petits groupes les vers CP6 de Leconte de Lisle qu'il associe à la période 1860-1875, et même en lui faisant confiance sur les dates son relevé ne suffit pas à confirmer le propos théorique qu'il est censé illustrer !
A la page 196, Gouvard cite les trois 4//4//4 de Leconte de Lisle, il y en a deux de 1860, et un de 1869. C'est peu ! La décennie 1860-1869 (si on décale d'un an) est encadrée. Qu'est-ce que ce relevé peut bien prouver ?
1860 Voici venir, // pour la curée, // ô Roi sanglant,
1860 Mais de ceci, // pour mon malheur, // ne sachant rien,
1869 Car il connut, // dans son esprit, // que c'était là
Je ne discute pas la référence volontaire au trimètre de la part de Leconte de Lisle, d'autant que les deux premiers vers sont clairement fabriqués l'un à partir de l'autre "pour la curée" contre "pour mon malheur" et parallèle "Voici" et "ceci". Le problème, c'est qu'on nous fournit une liste et on nous demande d'avaler une conclusion sortie de nulle part.
Gouvard cite ensuite la configuration qu'il prend soin de dire "à l'opposé" avec une liste de 10 alexandrins CP6 ans aucune ponctuation après les syllabes métriques 4 et 8. Nous avons deux vers de 1860, un vers de 1863, un de 1866, un de 1868 et un de 1869, puis trois vers de 1873 et un autre de 1874. En gros, nous avons deux vers contemporains de la configuration supposée être initiale en 1860. Puis, par rapport à l'année 1869, il y a six vers qui sont concernés par cette configuration, six vers contemporains des trimètres accentués. Il reste alors la petit marge de quatre vers de la décennie 1870. Certes, le trimètre reflue, mais la configuration plus souple a toujours été disponible, elle est même plus présente (six contre un) pour la période 1860-1869. La thèse de Gouvard ne consiste pas seulement à parler du reflux du trimètre, elle consiste à poser la prédominance initiale du trimètre. Sur ce plan-là, les relevés sont en contradiction avec les propos de Gouvard et Cornulier.
Etudions maintenant de plus près cette liste de 10 candidats trimètres. Plusieurs ne sont même pas des trimètres en tant que tels, à commencer par le premier des deux qui sont datés de 1860 :
1860 Par coups de foudre / et par rafa/les emporté,
Ce premier vers n'est pas un trimètre sans ponctuation, car ce n'est pas un trimètre. La césure à l'italienne n'a jamais été pratiqué par Leconte de Lisle à l'époque, il ne la pratiquera qu'en 1869 avec son "Kaïn" et avec des remords puisqu'il la chassera de l'édition en recueil du poème. Personne, à part Villiers en 1859, ne pratique de césure à l'italienne, et Gouvard nous invite à en identifier une dans un trimètre. Ce que Leconte de Lisle et tous s'interdisent après la sixième syllabe, ils se l'autoriseraient à la huitième syllabe. Cette thèse de Gouvard et Cornulier n'a pas le sens commun. A la limite, Gouvard peut plaider le semi-ternaire, mais il est clair que dans son esprit Leconte de Lisle a perçu la suite "rafales emporté" comme d'un seul tenant, c'est précisément son second hémistiche. Leconte de Lisle a passé à caler la forme "et par" devant la césure, mais son second hémistiche ne résulte d'aucune combinaison, c'est un second hémistiche normalement configuré comme tant d'autres : "rafales emporté". C'est une lubie de l'esprit d'appliquer le découpage "rafa/les". La lecture n'est absolument pas naturelle de la sorte. On peut hacher la lecture du vers après "foudre", mais on sent bien que la lecture glisse "rafales emporté" dans le second hémistiche. Je suis incapable de lire ce vers en trimètre.
Pour le second vers, la séparation de l'auxiliaire et de sa base participiale est jouable, avec des exemples à la césure chez les classiques et de plus nombreux dans les dernières prestations hugoliennes, il n'en reste pas moins que spontanément les lecteurs ne s'amusent pas à marquer cette séparation si elle n'a pas lieu d'être. Dans le vers suivant la seconde arre oblique n'est jamais qu'une lubie du critique métricien :
1860 Toujours est-il / qu'il s'en était / débarrassé.
Je trouve plus naturel de passer immédiatement au semi-ternaire :
Toujours est-il / qu'il s'en était débarrassé.
Je ne suis pas en train de dire que j'identifie un semi-ternaire. Je dis simplement que la lecture en trimètre est peu crédible. Or, le but de Gouvard c'est de montrer que d'abord les poètes composent d'abondants trimètres avant de passer à l'étape du semi-ternaire. Or, les vers CP6 datés de 1860 de Leconte de Lisle ne sont pas spécialement des trimètres. C'est plutôt ennuyeux au plan théorique, non ?
Certes, dans cette liste de candidats, il y a des candidats trimètres que je vais moins contester dans d'autres, mais prenez celui-ci de 1868 il a lui aussi une césure à l'italienne autour de la huitième syllabe, et donc tout aussi logiquement que le vers de 1860 traité un peu plus haut ce ne peut pas être un trimètre :
1868 Parmi ces cris / et ces angois/ses et ces fièvres,
Pour Leconte de Lisle et tous les poètes à l'époque, cas à part de Villiers, il est moins grave de mettre le déterminant "ces" à la césure que de faire un effet à l'italienne du type "angoisses". Par conséquent, Cornulier en 1982 et Gouvard dans Critique du vers soutenaient anormalement qu'on pouvait identifier des trimètres avec des césures à l'italienne. La césure à l'italienne "angois/ses" servirait à faire passer la pilule de la césure sur "ces", sauf que si pour nous en 2024 ça semble passer crème, c'était un point d'achoppement plus fort pour les poètes Leconte de Lisle, Baudelaire, et compagnie. L'allure ternaire est pourtant indiscutable. Leconte de Lisle en joue explicitement avec les trois déterminants "ces", mais il n'y a pourtant aucune mesure 444 imposée en tant que telle dans ce vers. Justement, parce que le but est d'exhiber la contrariété de la césure sur "ces" oserais-je dire en guise d'hypothèse alternative.
Pour le vers suivant :
1869 Ils s'en venaient / de la montagne / et de la plaine,
la lecture en trimètre est-elle si évidente dans la mesure où l'unité grammaticale favorise plutôt la lecture en semi-ternaire 48 : "Ils s'en venaient / de la montagne et de la plaine"?
On le voit, les critères d'identification des trimètres et semi-ternaires n'ont pas été rigoureusement définis. La liste proposée est subjective.
Deux autres vers ont une césure à l'italienne à la quatrième syllabe métrique dans cette liste :
1873 Comme des spec/tres nous errons / à la lumière.
1873 Que je te traî/ne par les pieds / ou les cheveux !
Leconte de Lisle pensait-il ces deux vers comme des trimètres potentiels ? Cela n'a même pas été prouvé !
Enfin, comme les deux autres vers de 1873 et 1874 sont des variantes du "comme un" de "Voyage à Cythère", et qu'ils sont admis comme des candidats trimètres par Gouvard, on ne voit pas en quoi se dessinerait une réelle émancipation métrique de la part de Leconte de Lisle. Je cite les deux vers avec les barres obliques que leur a mis Gouvard, mais libre à vous de n'en tenir aucun compte et de plutôt souligner par une barre oblique la césure normale :
1873 Je le tuerai / comme on égorge / un porc immonde !
1874 Fit pétiller / comme une averse / étincelante
Je le fais pour vous :
1873 Je le tuerai comme on / égorge un porc immonde !
1874 Fit pétiller comme une / averse étincelante
Vous voyez une évolution là-dedans ? Moi, pas !
Passons à la troisième liste. Gouvard cite sept CP6 où il y a un signe de ponctuation après la quatrième syllabe, et nous avons deux vers de 1860 à nouveau, un vers de 1861, un autre de 1862, un de 1871 et un de 1873. Le premier vers de 1860 a une césure à l'italienne, ce qui est contradictoire avec le fait qu'il soit annoncé comme fortement ponctué après la quatrième syllabe, le signe de la virgule suivant en réalité la cinquième syllabe qui se fonde sur un "e" féminin :
1860 A ma natu//re, sans colère / et sans excès,
Je vous cite le vers sans barres obliques :
A ma nature, sans colère et sans excès,
Je vous le cite maintenant avec une barre oblique à la césure normale :
A ma nature, sans / colère et sans excès,
Je vous le cite maintenant avec une barre oblique après le signe de ponctuation :
A ma nature, / sans colère et sans excès,
La double barre oblique influence indûment le lecteur dans la liste fournie par Gouvard. Il est vrai que l'effet trimètre est recherché, mais le signe de ponctuation n'est pas où on le signale par la double barre oblique. Ce type de vers vient du théâtre de Victor Hugo (Hernani, Ruy Blas) et il suppose très précisément que le trimètre ne soit qu'un effet de rythme perçu comme secondaire face à la structure de l'alexandrin en deux hémistiches. Voici l'illlustration avec un vers du drame Hernani de 1831 :
C'est l'Allemagne, c'est l'Espagne, c'est la Flandre.
Face à un tel vers plus ancien de Victor Hugo, l'idée d'une évolution est encore une fois fragilisée.
Gouvard fournit ensuite un vers unique dans une quatrième liste, les trimètres avec une forte ponctuation seulement après la huitième syllabe. Gouvard en induit que Leconte de Lisle trouve plus naturel le semi-ternaire 48 que le semi-ternaire 84. Il y a ici une esquisse d'argument statistique, mais il y a deux contre-arguments. Premièrement, Gouvard n'étudie le profil semi-ternaire que pour les vers CP6, alors qu'il faut une étude générale étendue à tous les vers alexandrins. L'argument de Gouvard ne vaut que pour les CP6 à la limite. Mais il existe des vers avec rejets d'épithètes, rejets de compléments du nom ou compléments d'objets directs, rejets brusques d'un verbe sans complément, sans oublier d'autres configurations possibles. Donc, l'étude du semi-ternaire sur les autres vers a du sens. Puis, le seul vers présenté comme 84 est certes tardif, mais il a une césure à l'italienne sur la 8e syllabe, alors que dans les 6 vers présentés comme 48 deux ont une césure à l'italienne. Bref, il y a un paradoxe pour l'analyse. Leconte de Lisle est mal à l'aise pour créer précocement un 84, mais il n'est pas mal à l'aise pour en faire immédiatement un vers estompé par une césure à l'italienne.
Encore une fois, les conclusions de Gouvard ne s'imposent pas statistiquement pour peu qu'on prenne le temps d'observer tout ce qui doit l'être. La théorie du semi-ternaire pose un problème d'approche superficielle. Je précise que je ne conteste pas l'importance de l'accompagnement diffus du trimètre, même dans ces cas de césure à l'italienne. Je suis plus réservé quant à la fixation précoce de l'idée du semi-ternaire 48 ou 84. Je rappelle qu'à partir du moment où la coquille "rives" des "Poètes de sept ans" de Rimbaud a été corrigée par "rios" Cornulier a profondément revu à la baisse la théorie des trimètres et semi-ternaires compensatoires comme il l'a exprimé dans une étude du sonnet "Ma Bohême" publié en 2006 dans un numéro spécial Rimbaud de la revue Littératures dirigé par Yves Reboul. Il a donc dû remettre en cause son appréciation de passages de Théorie du vers et bien sûr du livre Critique du vers de Gouvard.
Ici, je fais ce qui n'a jamais été fait, je m'attaque au corps du problème, la fausse impression d'évidence d'un recours spontané des poètes à une compensation par le trimètre et le semi-ternaire.
Il n'y a pas une succession chronologique des trimètres CP6 suivis par les semi-ternaires CP6 suivis par les CP6 bruts. Hugo, Borel, Dorimond et d'autres ont pratiqué immédiatement les CP6 et même M6 sans compensation ternaire ou semi-ternaire. Malgré une prégnance du trimètre, où est-il établi que pendant un certain temps Baudelaire ou les autres se soient interdits le CP6 brut ou le CP6 simplement semi-ternaire (semi-ternaire à envisagger comme involontairement semi-ternaire qui plus est).
C'est ça le débat musclé auquel nous prenons part !
Gouvard poursuit de fournir des listes dans son livres et il passe donc aux candidats semi-ternaires. Nous avons une liste de 8/4 et 8//8 qui réunit 6 vers dont quatre sont datés de 1860, un de 1865, un de 1869, aucun pour la période 1870-1875. C'est le contraire de l'évolution chronologique qu'on prétend établir. Et nous terminons par une liste de neuf vers 48 dont quatre ont une ponctuation forte après la quatrième syllabe., deux de ces neuf vers ont une césure à l'italienne à la quatrième syllabe. Nous avons deux vers de 1860, deux de 1863, un de 1864, trois de 1869, un de 1873.
Bref, trimètres ou semi-ternaires, les listes ont toutes pas mal de vers de 1860 à exhiber. Il n'y a aucune évolution chronologique sensible. On peut à la limite minauder sur quelques détails. L'opposition du semi-ternaire 48 au semi-ternaire 84 n'est pas claire : on en tirerait plutôt la conclusion que Leconte de Lisle pense le semi-ternaire 48 et pas du tout la réalité du semi-ternaire 84, loin donc du raisonnement sur une préférence que fournit Gouvard.
On passe ensuite aux listes de vers de Coppée.
J'ai envie de me garder cette étude sous le coude, parce que je prévois de traiter d'un parallèle entre Verlaine et Coppée. Je pense avoir bien montré que l'étude du semi-ternaire est un ventre-creux des études métriques rien qu'avec les listes de CP6 de Leconte de Lisle.