lundi 23 septembre 2024

Coup de projecteur sur Baudelaire et Rimbaud, lecteurs de Lamartine !

Tout au long du vingtième siècle, les gens de la critique littéraire, en incluant les rimbaldiens, ont privilégié la recherche sous le lampadaire, la recherche de ce qui est déjà éclairé. Et cela s'accompagne d'une autre tendance majeure : ramener l'auteur qu'on étudie à un débat avec la postérité qu'il a engendré. Rimbaud parlera avec les surréalistes, les romanciers du vingtième siècle, etc. On lit encore Baudelaire de nos jours, mais sur l'étagère il n'est pas à côté des poètes de son siècle, mais parmi des tonnes de livres du vingtième siècle, sinon parmi des volumes de ces cinquante dernières années.
Au-delà de Rimbaud et Baudelaire, les poètes du passé semblent être lus en passant, et cela vaut pour les enseignants à l'Université et pour les étudiants en Lettres modernes, classiques, etc.
Dans un précédent article, je montrais par des preuves irréfutables que le célèbre sonnet de Félix Arvers (pensez au "Ousqu'est mon sonnet" de Verlaine) s'inspirait d'un poème des Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine : "L'Abbaye de Vallombreuse". Vous pouvez vous dire que ce n'est pas si évident que ça à découvrir, sauf que cette idée m'avait déjà traversé l'esprit par le passé et qu'en lisant à nouveau le poème en question de Lamartine l'idée m'est revenue brutalement à l'esprit. Je n'ai fait aucun effort pour y penser. Je lis simplement les poèmes de Lamartine, avec de bien autres objectifs d'investigation en tête, et puis je tombe sur un vers qui ressemble de près au premier vers du sonnet de Félix Arvers, et je lis le vers suivant, et lui aussi me rappelle un vers du même sonnet d'Arvers. Puis je creuse le sujet.
Vous me direz que personne ne lit Lamartine, vous n'en trouvez pas d'exemplaires dans les librairies voisines de votre domicile, vous êtes le seul de votre entourage à lire de toute façon de la poésie, voire de la littérature classique. Mouais ! Il existe quand même un vivier d'étudiants dans les sections littéraires universitaires. De 18 à 20 ou 22 ans, il y a des gens qui vivent dans un milieu de si pas futurs collègues, du moins dans un milieu de gens qui aiment lire des classiques et qui en lisent encore plus par la situation d'obligation et de prédilection dans laquelle ils se trouvent, et ces gens sont encadrés par des professeurs qui eux ont toute une vie à passer dans les classiques de la Littérature. Comment se fait-il que cette masse de gens ne fait pas le lien entre le sonnet d'Arvers et "L'Abbaye de Vallombreuse" de Lamartine ? Et comment se fait-il que, dans le passé, où la littérature avait une autre importance et étant autrement consommée par le public, personne n'ait fait le rapprochement ? Je pense que vers 1833 les gens ont bien vu qu'Arvers s'inspirait de la publication toute récente des Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine, mais ça ne s'écrivait pas ainsi dans la presse. En revanche, au vingtième siècle, et à plus forte raison depuis l'avènement d'une critique littéraire donnant son importance aux sources dans les années quatre-vingt-dix, il aurait été naturel que le constat soit balancé à de multiples reprises dans des articles de critique littéraire.
Ce blocage est vraiment étonnant.
Mais il est plus radical encore qu'on ne l'imagine.
Les Fleurs du Mal de Baudelaire, c'est le volume de poésies françaises le plus lu. Ni Rimbaud, ni Hugo ne rivalisent. Or, Baudelaire passe pour une rupture de modernité dans l'histoire de la poésie, ce qui fait qu'on se détourne d'une recherche des sources du côté de ses prédécesseurs, alors même que pour se former à la poésie Baudelaire a, évidence de La Palice, plutôt lu ceux qui étaient venus avant lui que ceux qui sont venus après.
Le titre Les Fleurs du Mal ne serait pas de Baudelaire lui-même, mais d'Hippolyte Babou. Notons malgré tout que le titre Les Fleurs du Mal résonne finalement comme une inversion du titre Harmonies poétiques et religieuses, avec une équivalence de "Fleurs" à "Harmonies poétiques" pour une opposition du mot "Mal" avec "religieuses". A cela s'ajoute l'idée d'une remise en cause de la notion d'harmonie qui peut être celle du Mal, alors que le mot "harmonie" suppose clairement l'idée du Bien chez Lamartine. Baudelaire a écrit un poème au titre "Harmonie du soir", mais après le poème liminaire son recueil des Fleurs du Mal s'ouvre par un poème intitulé ironiquement "Bénédiction" qui ne peut manquer de faire écho encore une fois à Lamartine, et à ce titre de poème "Bénédiction du poème" qui fait partie du recueil de 1830 Harmonies poétiques et religieuses. Les lecteurs des Fleurs du Mal sont plus familiers du Baudelaire rédigé par Sartre que des tartines poétiques du grand romantique... Pourtant, ils en apprendraient beaucoup plus sur les soubassements de la poétique baudelairienne en "s'ennuyant" à lire du Lamartine qu'à se pâmer sur les spéculations subjectives et frêles de Jean-Paul Sartre.
Le poème "Elévation", le troisième de la section "Spleen et Idéal" du recueil des Fleurs du Mal, me fait lui aussi nettement penser à plusieurs vers de Lamartine qui évidemment envisage plutôt l'élévation vers Dieu en refusant ce monde. Lamartine parle d'une élévation à Dieu par l'expérience de la mort qui est une voie d'accès à l'éternité, à l'immortalité, la vie dans ce monde-ci étant une souffrance. L'hémistiche "La Nature est un temple" au début du sonnet "Les Correspondances", le quatrième poème numéroté des Fleurs du Mal, vient lui aussi tout droit des vers de Lamartine, il s'agit d'un hémistiche repris tel quel à Lamartine en fait. Et le vers final du poème liminaire des Fleurs du Mal, qui tout le monde en conviendra est une citation de chrétien déformée, reprend son moule lui aussi à un vers de Lamartine :
Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère !
Baudelaire cite un vers du poème intitulé rien moins que "La Foi", poème qui fait partie du recueil essentiel de Lamartine que sont les Méditations poétiques :
Homme, semblable à moi, mon compagnon, mon frère !
Je trouve vraiment ça impressionnant qu'aucun spécialiste de Baudelaire n'ait jamais fait le rapprochement. Je ne comprends pas comment un tel blocage mental est possible.
J'ai déjà mentionné cette source à plusieurs reprises ces vingt dernières années, mais personne ne relaie l'information...
Pour l'hémistiche "La Nature est un temple", vous vous reportez à nouveau à l'édition originale des Méditations poétiques, ce qui limite votre lecture à un ensemble de vingt-quatre poèmes, et vous constatez que le titre d'un des vingt-quatre poèmes est précisément "Le Temple". De quoi parle ce poème de Lamartine ? Le terme "temple" y est-il métaphorique ?
Il est en fait question d'une architecture créée à des fins religieuses, mais le temple mentionné à trois reprises est qualifié à la première occurrence de "rustique" :
[...]
Qu’il est doux de porter ses pas religieux
Dans le fond du vallon, vers ce temple rustique
Dont la mousse a couvert le modeste portique,
Mais où le ciel encor parle à des cœurs pieux !
La suite immédiate de ce que je viens de citer établit tout de même une relative ambiguïté, puisque le salut s'élargit à l'environnement du bois lui-même :
Salut, bois consacré ! Salut, champ funéraire,
Des tombeaux du village humble dépositaire ;
Je bénis en passant tes simples monuments.
Je cite la deuxième occurrence du mot "temple" dans ce poème en vous prévenant que, plus bas, nous allons parler du poème "Les Phares" de Baudelaire :
Oui, malgré la terreur que ton temple m’inspire,
Ma bouche a murmuré tout bas le nom d’Elvire ;
Et ce nom répété de tombeaux en tombeaux,
Comme l’accent plaintif d’une ombre qui soupire,
De l’enceinte funèbre a troublé le repos.

Cependant, dès le quatrième poème des Méditations poétiques, la pièce hautement significative du recueil intitulée "L'Immortalité", d'ailleurs recueillie dans l'anthologie Lagarde et Michard sur la littérature française du XIXe siècle, vous avez droit à l'hémistiche qui ouvre le sonnet "Les Correspondances" de Baudelaire :
Dieu caché, disais-tu, la nature est ton temple !
Baudelaire a modifié le déterminant : article indéfini "un" au lieu du possessif "ton". Le modèle métaphorique suivi par Baudelaire vient de Lamartine qui l'exprime explicitement ici. Et bien sûr il convient d'apprécier le déplacement d'un cadre d'adoration chrétienne à un cadre où la présence de Dieu est plus hypothétique.
Vous avez ensuite un poème moins connu et sans doute de moindre qualité au sein des Méditations poétiques qui porte pourtant un titre bien significatif "La Prière" et où apparaît un hémistiche apparenté à celui que nous venons d'exhiber. Je vous le cite : "L'univers est le temple", mais au milieu d'un extrait lui-même important à connaître pour apprécier l'évidence de l'influence de Lamartine sur le sonnet "Les Correspondances" :
Voilà le sacrifice immense, universel !
L’univers est le temple, et la terre est l’autel ;
Les cieux en sont le dôme : et ces astres sans nombre,
Ces feux demi-voilés, pâle ornement de l’ombre,
Dans la voûte d’azur avec ordre semés,
Sont les sacrés flambeaux pour ce temple allumés :
Et ces nuages purs qu’un jour mourant colore,
Et qu’un souffle léger, du couchant à l’aurore,
Dans les plaines de l’air, repliant mollement,
Roule en flocons de pourpre aux bords du firmament,
Sont les flots de l’encens qui monte et s’évapore
Jusqu’au trône du Dieu que la nature adore.
Précisons que de manière différente ces métaphores de Lamartine ont inspiré pas mal de poèmes de Victor Hugo. Quand dans Les Contemplations Hugo parle de la Lune comme d'une hostie, parle de vision de sept lettres d'or dans le ciel, il s'inspire d'antécédents lamartiniens. Il suffit de lire Méditations poétiques et Harmonies poétiques et religieuses pour comprendre ce sur quoi Hugo renchérit.
Dans "La Prière", le "temple est sans voix", dans "Les Correspondances", nous avons de "confuses paroles".
Je précise que les passages les sons, les parfums, les couleurs se répondent ont eux aussi des formulations en écho dans plusieurs passages en vers de Lamartine. Je m'excuse de parfois lire les poèmes de Lamartine sans prendre des notes, mais lisez les recueils de Lamartine, et vous verrez bien...
Evidemment, il est d'autres occurrences du mot "temple" dans les Méditations poétiques où il est question de sanctuaires religieux, il y a même une autre mention telle quelle "temple rustique", mais dans le poème intitulé "Dieu", vous retrouvez l'élargissement métaphorique de la notion de "temple" à la Nature entière, cette idée d'un univers sanctuaire :
Nature ! firmament ! l’œil en vain vous contemple ;
Hélas ! sans voir le Dieu, l’homme admire le temple,
Il voit, il suit en vain, dans les déserts des cieux,
De leurs mille soleils le cours mystérieux !
Il ne reconnaît plus la main qui les dirige !
Un prodige éternel cesse d’être un prodige !
Je n'ai pas l'impression de vous avoir beaucoup forcé la main pour vous rendre à l'évidence que Baudelaire cite plusieurs fois le très célèbre premier recueil de Lamartine au début des Fleurs du Mal. Je trouve ça un peu ballot de lire Les Fleurs du Mal sans voir la logique de contre-modèle au plan poétique religieux lamartinien.
Lamartine est le poète d'un seul recueil de vingt-quatre poèmes dans notre perception, les Méditations poétiques. Personne ne lit plus guère son second volume de référence que sont les Harmonies poétiques et religieuses, et il en va de même pour Jocelyn ou La Chute d'un ange qui passent pour des récits fatigants par leurs longueurs. Il y a quelques poèmes épars de Lamartine qui ont une réputation par la suite, mais l'essentiel c'est bien son premier recueil. On oublie un peu vite son poème La Mort de Socrate publié isolément en 1822. Les Nouvelles Méditations poétiques de 1823 était un recueil de restes d'époque fait dans l'urgence pour profiter du succès du recueil initial de 1820.
Cependant, ce recueil de 1820 contient une série conséquente de pièces d'un impact majeur dans l'histoire de la littérature et de la poésie françaises. On cite inévitablement "Le Lac", "L'Isolement", "Le Vallon" et "L'Automne", sachant que trois de ces poèmes ont des petits larcins du côté de la poésie du XVIIIe siècle, mais il ne faut pas oublier les pièces ambitieuses avec un vrai propos métaphysique que sont "L'Homme", "L'Immortalité", etc., et même un poème tel que "Le Soir" tout en octosyllabes a eu son impact. Les poèmes aux titres apparemment platement religieux : "La Prière", "La Foi", "Dieu", ont leur importance.
J'insisterais tout particulièrement sur l'importance du poème "L'Homme" qui s'adresse à Byron, ce poème "L'Homme" a eu une influence considérable sur Baudelaire et aussi sur Musset, et des vers célèbres de "La Nuit de mai" sont nés de la lecture du poème "L'Homme".
De manière incroyable, les spécialistes de Baudelaire et de Musset, sur cent ans au moins, n'ont jamais lu les six poèmes les plus marquants des Méditations poétiques de Lamartine. Ils n'ont jamais lu "L'Homme" ou "L'Immortalité", pas même quand ce dernier est cité dans un Lagarde et Michard.
Voilà le monde de culture dans lequel nous vivons. Il n'y a pas de quoi pavoiser.
Au passage, il y a plusieurs vers de "Credo in unam" de Rimbaud qui témoignent bien évidemment d'une lecture de Lamartine, l'homme atome dans l'univers tourné en questions le regard au ciel, c'est un héritage de Lamartine...
Evidemment, l'attaque du poème "Credo in unam" relève d'une mise en bouche sensuelle et païenne qui nous éloigne nettement de Lamartine au profit d'autres modèles : Musset, Hugo, Leconte de Lisle, Baudelaire, Banville, quelques parnassiens, etc. Mais, vous avez quand même l'idée clef de savoir regarder le monde pour avoir la Foi, c'est le schéma lamartinien inversé bien sûr en refus du christianisme. Et la série des questions, avant même de penser aux Contemplations de Victor Hugo, c'est le moment dans "Credo in unam" où on revient au plus près de la valeur de source poétique originelle du premier recueil de Lamartine :
— Pourquoi l’azur muet et l’espace insondable ?
Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable ?
Si l’on montait toujours, que verrait-on là-haut ?
Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau
De mondes cheminant dans l’horreur de l’espace ?
Et tous ces mondes.là, que l’éther vaste embrasse,
Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix ?

— Et l’Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ?
La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ?
Si l’homme nait si tôt, si la vie est si brève,
D’où vient-il ? Sombre-t-il dans l’Océan profond
Des Germes, des Foetus, des Embryons, au fond
De l’immense Creuset d’où la Mère Nature
Le ressuscitera, vivante créature,
Pour aimer dans la rose et croître dans les blés ?…
Nous ne pouvons savoir ! — Nous sommes accablés
D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères !
Singes d’hommes tombés de la vuive des mères,
Notre pale raison nous cache l’infini !
Nous voulons regarder : — le Doute nous punit !
Le doute ; morne oiseau, nous frappe de son aile…
Dans la citation qui précède, la première séquence de sept vers est la plus proche de ce que peut écrire lui-même Lamartine en alexandrins. La suite tend à s'en éloigner par ses choix détaillés, parfois audacieux ("vulve"), mais c'est dans la continuité très nette d'une forme d'interrogation métaphysique que Lamartine a mise au fondement même de la poésie romantique.
Dans les Méditations poétiques, nous avons un poème "Hymne au soleil" précisément. On peut le comparer et l'opposer à "Credo in unam" finalement. Notez que le premier vers de "Hymne au soleil" a été réécrit par Baudelaire dans ses "Litanies de Satan" :
Vous avez pris pitié de sa longue douleur !
Ô Satan, prend pitié de ma longue misère !
Le poème "Credo in unam", réintitulé "Soleil et Chair", célèbre l'astre du jour non comme un don de Dieu, mais comme un constat d'évidence que la Nature physiquement explique nos vies et rend indésirable le modèle mortifère christique. Je n'irai pourtant pas jusqu'à dire que Rimbaud avait eu conscience que Baudelaire avait pratiqué la même inversion de révolte à partir du premier vers de ce poème de Lamartine. Ceci dit, la comparaison suivie entre "Hymne au soleil" et "Credo in unam" a beaucoup de sens. Et c'est là aussi que vous voyez que la recherche des sources pour "Credo in unam" n'aboutit pas à constater un centon camouflant les difficultés des débuts d'un poète.
Il convient de citer tels vers du poème de Lamartine :
Dieu ! que les airs sont doux ! Que la lumière est pure !
Tu règnes en vainqueur sur toute la nature,
Ô soleil ! et des cieux, où ton char est porté,
Tu lui verses la vie et la fécondité !
Le jour où, séparant la nuit de la lumière,
L’éternel te lança dans ta vaste carrière,
L’univers tout entier te reconnut pour roi !
Et l’homme, en t’adorant, s’inclina devant toi !
Vous avez une source à la revendication de l'Homme devenu Roi en se libérant de tous ses dieux, vous avez l'image du soleil qui verse la vie et la fécondité à la Nature nubile.
Prenez le temps de comparer l'attaque de "Credo in unam" avec le début de cet "Hymne au soleil" :
Vous avez pris pitié de sa longue douleur !
Vous me rendez le jour, Dieu que l’amour implore !
Déjà mon front couvert d’une molle pâleur,
Des teintes de la vie à ses yeux se colore ;
Déjà dans tout mon être une douce chaleur
Circule avec mon sang, remonte dans mon cœur
Je renais pour aimer encore !

Mais la nature aussi se réveille en ce jour !
Au doux soleil de mai nous la voyons renaître ;
Les oiseaux de Vénus autour de ma fenêtre
Du plus chéri des mois proclament le retour !
Le poème "Hymne au soleil" comporte quelques passages d'interrogations métaphysiques, mais pour la série des questions d'autres poèmes de Lamartine sont plus intéressants à mentionner :
Mais ton sublime auteur défend-il de le croire ?
N’es-tu point, ô soleil ! un rayon de sa gloire ?
Quand tu vas mesurant l’immensité des cieux,
Ô soleil ! n’es-tu point un regard de ses yeux ?
Les questions de Rimbaud ont pour modèle certains vers du poème "L'Homme" dont j'ai déjà dit l'importance pour Baudelaire et pour Musset. Jugez-en sur pièces : Rimbaud ne reprend pas la forme des questions à ce poème, mais il est assez clair qu'il reformule des passages de ce poème (soulignements nôtres).
[...]
Mais que sert de lutter contre sa destinée ?
Que peut contre le sort la raison mutinée ?
Elle n'a comme l’œil qu'un étroit horizon.
Ne porte pas plus loin tes yeux ni ta raison :
Hors de là tout nous fuit, tout s'éteint, tout s'efface;
Dans ce cercle borné Dieu t'a marqué ta place.
Comment ? pourquoi ? qui sait ? De ses puissantes mains
Il a laissé tomber le monde et les humains,
Comme il a dans nos champs répandu la poussière,
Ou semé dans les airs la nuit et la lumière;
Il le sait, il suffit : l'univers est à lui,
Et nous n'avons à nous que le jour d'aujourd'hui !
Notre crime est d'être homme et de vouloir connaître :
Ignorer et servir, c'est la loi de notre être.
Byron, ce mot est dur : longtemps j'en ai douté;
Mais pourquoi reculer devant la vérité ?
Ton titre devant Dieu c'est d'être son ouvrage !
De sentir, d'adorer ton divin esclavage;
Dans l'ordre universel, faible atome emporté,
D'unir à tes desseins ta libre volonté,
D'avoir été conçu par son intelligence,
De le glorifier par ta seule existence !
Voilà, voilà ton sort. Ah ! loin de l'accuser,
Baise plutôt le joug que tu voudrais briser;
Descends du rang des dieux qu'usurpait ton audace;
Tout est bien, tout est bon, tout est grand à sa place;
Aux regards de celui qui fit l'immensité,
L'insecte vaut un monde : ils ont autant coûté !
[...]
Rimbaud prend explicitement le contrepied de ce discours, et il en reprend clairement des images, expressions, "atome"... :
Misère ! Maintenant il dit : Je sais les choses,
Et va, les yeux fermés et les oreilles closes :
— Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! l’Homme est Roi,
L’Homme est Dieu ! Mais l’Amour, voilà la grande Foi !
— Oui, l’Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste,
Il a des vêtements, parce qu’il n’est plus chaste,
Parce qu’il a sali son fier buste de dieu,
Et qu’il a rabougri, comme une idole au feu,
Son corps olympien aux servitudes sales !

 

— Car l’Homme a fini ! l’Homme a joué tous les rôles ! 
Au grand jour, fatigué de briser des idoles

Il ressuscitera, libre de tous ses Dieux,
Et, comme il est du ciel, il scrutera les cieux !
L’Idéal, la pensée invincible, éternelle,
Tout le dieu qui vit, sous son argile charnelle,
Montera, montera, brûlera sous son front !
Et quand tu le verras sonder tout l’horizon,
Contempteur des vieux jougs, libre de toute crainte,
Tu viendras lui donner la Rédemption sainte !
O l’Homme a relevé sa tête libre et fière !
Et le rayon soudain de la beauté première
Fait palpiter le dieu dans l’autel de la chair !
Heureux du bien présent, pale du mal souffert,
L’Homme veut tout sonder — et savoir ! La Pensée,
La cavale longtemps, si longtemps oppressée
S’élance de son front ! Elle saura Pourquoi !...
Qu’elle bondisse libre, et l’Homme aura la Foi !
Nous ne pouvons savoir ! — Nous sommes accablés
D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères !
Singes d’hommes tombés de la vulve des mères,
Notre pale raison nous cache l’infini !
Notez que le vers "Singes d'hommes tombés de la vulve des mères" entre en écho, malgré son obscénité, avec le vers suivant : "Il a laissé tomber le monde et les humains". Nous avons une claire inversion de l'idée du crime commis par les humains. Pourtant, aucun rimbaldien ne songe jamais à comparer "Credo in unam" au discours de Lamartine. J'ai signalé ce fait à quelques reprises ces quinze dernières années, mais je parle dans le vide. Ici, pour la première fois, je cite une partie conséquente du matériel que j'ai à ce sujet.
Et sur les singes tombés de la vulve des mères, et sur le reproche fait aux hommes de s'amoindrir dans l'exil subi, appréciez encore la citation suivante de toujours le même poème "L'Homme" :

Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,

L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux;

Soit que déshérité de son antique gloire,

De ses destins perdus il garde la mémoire;

Soit que de ses désirs l'immense profondeur

Lui présage de loin sa future grandeur :

Imparfait ou déchu, l’homme est le grand mystère.

Dans la prison des sens enchaîné sur la terre,

Esclave, il sent un cœur né pour la liberté ;

Malheureux, il aspire à la félicité ;

Il veut sonder le monde, et son œil est débile ;

Il veut aimer toujours, ce qu’il aime est fragile !

Les échos avec "Credo in unam" sont d'une éclatante évidence. C'est évident que le poème de Rimbaud est pour partie une réplique à Lamartine. Je pourrais citer des questions du poème "L'Immortalité" ou d'autres du recueil Harmonies poétiques et religieuses. Mais, mon idée, c'est qu'il faut croiser l'emploi des questions avec le repérage de vers de Lamartine qui ne sont pas forcément des interrogations mais qui contiennent les idées de la séquence interrogative du poème "Credo in unam". Je cite tout de même le vers final du poème "Dieu" : "L'homme cessa de croire, il cessa d'exister !" Il exprime la thèse de Lamartine contre laquelle se dresse l'antithèse rimbaldienne.
Après ses Méditations poétiques, Lamartine ne semble avoir fait que survivre poétiquement. Ce n'est pas tout à fait exact, puisque le recueil Harmonies poétiques et religieuses a lui-même une certaine importance. Mais, les contenus des productions ultérieures de Lamartine sont souvent plus didactiques et plus vagues. Il n'y a plus la force dramatique des sujets du premier recueil, ou alors c'est vraiment une fois de temps en temps de manière espacée. La lecture d'ensemble des Harmonies poétiques et religieuses est moins enrichissante malgré tout. Ceci dit, ce recueil a son lot de pièces importantes, il est admirablement écrit et il faudrait que je fasse des commentaires à ce sujet, et je me réserve de citer plus tard des pièces à comparer au poème "L'Eternité" de Rimbaud. Mais, pour l'instant, j'ai envie de citer le premier poème des Harmonies poétiques et religieuses. Il s'intitule "Invocation" et il est une source essentielle à la composition des derniers quatrains du poème "Les Phares" des Fleurs du Mal :
[...]

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium !

C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
Ce mot de la fin "éternité" entre nettement en écho avec le même procédé dans plusieurs poèmes de Lamartine. Les énumérations avec une accumulations de déterminants démonstratifs "ces" sont typiques du Lamartine des Harmonies poétiques et religieuses. Puis la notion d'écho développée est métaphoriquement aussi dans les poèmes de Lamartine avec mention précisément du nom "écho".
Le poème "Invocation" passe des alexandrins aux octosyllabes, je cite ici tout le début en quatrains d'alexandrins (soulignements nôtres), et bien sûr, avec des comparaisons et des mentions d'un "temple" n'oubliez pas de songer au poème "Les Correspondances", à un poème d'écart des "Phares" dans l'économie du recueil baudelairien : 
Toi qui donnas sa voix à l’oiseau de l’aurore,

Pour chanter dans le ciel l’hymne naissant du jour ;
Toi qui donnas son âme et son gosier sonore
À l’oiseau que le soir entend gémir d’amour ;

Toi qui dis aux forêts : Répondez au zéphire !
Aux ruisseaux : Murmurez d’harmonieux accords !
Aux torrents : Mugissez ! À la brise : Soupire !
À l’Océan : Gémis en mourant sur tes bords !


Et moi, Seigneur, aussi, pour chanter tes merveilles,
Tu m’as donné dans l’âme une seconde voix
Plus pure que la voix qui parle à nos oreilles,
Plus forte que les vents, les ondes et les bois !

Les cieux l’appellent Grâce, et les hommes Génie ;
C’est un souffle affaibli des bardes d’Israël,
Un écho dans mon sein, qui change en harmonie
Le retentissement de ce monde mortel.


Mais c’est surtout ton nom, ô roi de la nature,
Qui fait vibrer en moi cet instrument divin !
Quand j’invoque ce nom, mon cœur plein de murmure
Résonne comme un temple où l’on chante sans fin.

Comme un temple rempli de voix et de prières,
Où d’échos en échos le son roule aux autels !
Hé quoi ! Seigneur, ce bronze, et ce marbre, et ces pierres,
Retentiraient-ils mieux que le cœur des mortels ?

Non, mon Dieu, non, mon Dieu, grâce à mon saint partage,
Je n’ai point entendu monter jamais vers toi
D’accords plus pénétrants, de plus divin langage,
Que ces concerts muets qui s’élèvent en moi !

Mais la parole manque à ce brûlant délire ;
Pour contenir ce feu tous les mots sont glacés.
Eh ! qu’importe, Seigneur, la parole à ma lyre ?
Je l’entends, il suffit ; tu réponds, c’est assez.

La suite du poème de Lamartine tourne en "témoignage" précisément, en "hymne" au nom de Dieu.
La pièce suivante du recueil de Lamartine, "Hymne à la nuit" contient aussi cette énumération avec le déterminant démonstratif :
 Ces chœurs étincelants que ton doigt seul conduit,
Ces océans d’azur où leur foule s’élance,
Ces fanaux allumés de distance en distance,
Cet astre qui paraît, cet astre qui s’enfuit,
Je les comprends, Seigneur ! Tout chante, tout m’instruit
Que l’abîme est comblé par ta magnificence,
Que les cieux sont vivants, et que ta providence
Remplit de sa vertu tout ce qu’elle a produit !
On passe ensuite à des "échos" de la "vague à la vague", etc. On retrouve la qualification de l'atome pour se désigner en tant que faible humain aussi. Et pour confirmer l'évidente nécessité d'un rapprochement à faire avec "Les Phares" de Baudelaire, je cite l'ultime strophe de ce second poème :

Oui, dans ces champs d’azur que ta splendeur inonde,

Où ton tonnerre gronde,
Où tu veilles sur moi,

Ces accents, ces soupirs animés par la foi,
Vont chercher, d’astre en astre, un Dieu qui me réponde,
Et d’échos en échos, comme des voix sur l’onde,

Roulant de monde en monde,
Retentir jusqu’à toi !

J'en ai encore d'autres des choses à dire sur l'influence de Lamartine, mais ceci est déjà tellement conséquent qu'on va s'arrêter là pour cette fois.
Ces rapprochements à faire avec Rimbaud ou Baudelaire, je ne les ai jamais lus nulle part !

EDIT avant minuit : j'ai oublié de relever dans les octosyllabes du poème "Invocation", la mention "mille" elle aussi à rapprocher des "Phares" de Baudelaire : "Ces mille voix de la nature".

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