jeudi 19 septembre 2024

Pour prendre conscience du tournant romantique dans l'histoire de la poésie et du vers

Il existe une série de difficultés qui nous empêchent de prendre pleinement conscience du tournant romantique de la décennie 1820-1830.
Depuis un nombre élevé de décennies, les gens qui aiment lire de la poésie en se fiant au choix des éditions courantes sont soumis à un parcours qui déforme la perception des événements d'époque.
Nous pouvons lire les poésies complètes d'André Chénier, seul poète qui surnage du dix-huitième siècle, puis nous passons directement à la lecture des quatre grands romantiques : Lamartine, Hugo, Vigny et Musset.
Tout cela n'est pas sans conséquences.
Les poètes du dix-huitième s'inscrivent dans la continuité des règles strictes du classicisme. La proscription de certaines césures et de certains rejets à l'entrevers demeurait intangible. J'ai déjà insisté sur le fait que le dernier vers du poème "Le Mondain" contient un rejet d'épithète tout à fait exceptionnel. En-dehors des poésies de Chénier, vous ne trouvez pas un autre enjambement d'adjectif épithète dans les vers recueillis dans l'anthologie du XVIIIe siècle par Lagarde et Michard, à l'exception donc de ce vers : "Le paradis terrestre est où je suis." Vous comprenez aisément l'intérêt d'un jeu de mise en relief après la césure de l'adjectif "terrestre" pour qualifier le nom "paradis". Vous constatez aussi que ce rejet est pratiqué dans un vers plus court que l'alexandrin, où un premier hémistiche de quatre syllabes favorise nettement la tentation de se libérer des contraintes maximales de versification.
Les rejets d'épithète, de compléments du nom, de verbes par rapport à un sujet, ou de complément d'objet, bannis au cours du XVIIe siècle, ont fait un retour dans les alexandrins grâce à trois poètes : Malfilâtre, Chénier et Rouher. Malfilâtre est le précurseur (1732-1767). Signalé à l'attention par Marmontel pour des débuts prometteurs ("Le Soleil fixe au milieu des planètes"), Malfilâtre a traduit en alexandrins une quantité importante des Géorgiques de Virgile. Ce biais de la traduction de vers latins a son importance, puisque, comme le faisait remarquer Ronsard au XVIe siècle dans, si je ne m'abuse, sa préface à sa Franciade, les poètes latins pratiquaient des rejets grammaticaux plus prononcés que les poètes français du XVIe siècle eux-mêmes. Malfilâtre a d'ailleurs été très réservé en fait de rejets dans ses alexandrins traduisant du Virgile, puisque, dans mon souvenir, après une lecture complète des traductions en vers de Malfilâtre, je n'avais récolté aucun rejet percutant au niveau de la césure, et seulement deux en tout et pour tout à l'entrevers. Un adjectif "Lamentable" était rejeté au vers suivant, et il était aussi question d'un complément du nom du profil : "troupeaux / De Cée". Je n'ai rien trouvé d'autres. Signalons que le rejet du complément du nom n'est pas connu des historiens du vers qui ne le citent jamais à ma connaissance, alors que le rejet de l'adjectif "Lamentable" a été signalé à l'occasion par quelques historiens du vers français, puisque c'est parce que j'en avais repéré la citation dans des ouvrages sur la versification que j'ai eu l'idée de lire les quatre tomes de l'ouvrage Le Génie de Virgile qui figurait déjà sur le site Gallica de la BNF il y a près de vingt ans de cela.


Je cite moi-même le passage en question :
Des spectres infernaux, dans l'horreur des nuits sombres,
Se traînaient au milieu du silence et des ombres ;
On entendait au loin retentir une voix
Lamentable, et des cris sortis du fond des bois.
Gouvard relèverait la césure sur la locution prépositionnelle "au milieu + du..." comme pré-romantique, ce que je trouve contestable. Moi, ce qui me frappe, c'est ce rejet de l'adjectif "Lamentable" qui passe au-delà du mot à la rime et se retrouve isolé en attaque de vers. Joachim du Bellay a pu produire de tels rejets d'épithètes. Il y a une poignée tout à fait dérisoire de rejets d'épithètes dans les pièces en vers de Molière et de Corneille, mais je crois qu'il ne doit y avoir pas plus de deux ou trois rejets d'épithètes sur toutes les pièces de Corneille, chaque pièce faisant au moins 1700, sinon 1800 alexandrins. Je vous laisse imaginer la rareté du fait. Les rejets d'épithètes ne concernent que les toutes premières comédies en vers de Molière, vous n'en trouverez pas dans Tartuffe, L'Ecole des femmes, Les Femmes savantes et Le Misanthrope, il me semble.
Je vous confirme aussi que le rejet est bien "troupeaux / de Cée" pour l'autre rejet remarquable de Malfilâtre :


Toi, dont le fier trident fit sortir de la terre
Le superbe coursier, symbole de la guerre,
Grand dieu des mers, et toi, dont les nombreux troupeaux
De Cée, en bondissant, dépouillent les coteaux ;
[...]
On a envie de dire avec le poète Aragon : "J'ai traversé les Ponts-de-Cé". 
La mention "Cée" est accompagnée d'une note (2) de commentaire, mais elle ne porte pas sur le rejet de complément du nom, elle nous informe que "Cée" est une des Cyclades où se retira le berger après que Diane a changé son fils en cerf, victime offerte à dévorer ensuite à sa propre meute de chiens. Je n'ai jamais vu aucun relevé de rejet ostentatoire par un quelconque historien du vers français. Pour "lamentable", il en va différemment, il est cité dans des traités assez anciens, et je pense que Gautier a en tête ce rejet quand il écrit dans une rubrique sur Nerval cette phrase réunissant trois poètes maudits : "Qu'on ne vienne pas faire sur cette tombe qui va s'ouvrir des nénies littéraires, ni évoquer les lamentables ombres de Gilbert, de Malfilâtre et d'Hégésippe Moreau [...]", ou alors la coïncidence est vraiment amusante.
Pour la fin du dix-huitième siècle, deux poètes sont à mentionner : André Chénier et Jean-Antoine Roucher. Ils ont été guillotinés le même jour, le 25 juillet 1794 (le 7 thermidor de l'an II). Roucher était un poète connu, apprécié par Marceline Desbordes-Valmore et Gérard de Nerval, mais il a fini par être complètement oublié. André Chénier n'avait pour sa part publié que deux poèmes de son vivant. Son œuvre poétique sera révélée par une première publication en 1819 qui s'enrichira au cours des décennies suivantes de divers pièces inédites, ce qui explique assez bien qu'il soit une référence pour les poètes romantiques, puisque ses poésies "complètes" ont été publiées à titre posthume un an avant la parution des Méditations poétiques de Lamartine.
Je signale aussi à l'attention qu'à l'époque où j'étais toulousain, dans une thèse sur le vers français au dix-huitième siècle, de mémoire une thèse de 1947 par un certain Levet (mais se méfier de ma mémoire du nom et de la date) conservée à la bibliothèque universitaire de Toulouse le Mirail, j'avais récupéré un prélèvement de cinq vers qui étaient considérés comme des trimètres potentiels par le chercheur, ce qui était discutable, mais intéressant comme échantillon de base pour réfléchir sur les problèmes d'évolution des contraintes dans la versification.
Enfin, bref, aujourd'hui, tout le monde peut lire dans la collection Poésie Gallimard l'édition de 1872 des Poésies complètes d'André Chénier. Pour l'historien, il est idéal de d'abord lire les publications originelles, celle de 1819 au premier chef.
Quand on lit les poésies d'André Chénier, les rejets frappants et en conflit avec les contraintes du classicisme ne correspondent pas au relevé proposé par Jean-Michel Gouvard dans son récent article sur les échos d'une versification romantique chez Rimbaud. Les enjambements de Chénier sont pourtant connus des historiens de la versification, et Gouvard lui-même a produit des études des spécificités métriques du vers de Chénier. Ce que fait Chénier, c'est d'interrompre brutalement une phrase au milieu d'un hémistiche, soit après la césure, soit dans le rejet au vers suivant. Ces interruptions brutales permettent de détacher violemment un verbe, ou bien un complément du nom, un complément d'objet, et bien sûr il y a le cas des adjectifs épithètes.
Je me contenterai de citer quelques exemples des poésies d'André Chénier. Il convient de citer "Le Jeu de paume", puisqu'il a été publié du vivant du poète. C'est une pièce très longue avec une strophe très élaborée de dix-neuf vers où les alexandrins se mélangent à des décasyllabes et octosyllabes. Les strophes sont numérotées en chiffres romains. La première ne contient aucun rejet remarquable, mais la deuxième les accumule et ils ont une valeur d'autant plus exceptionnelle qu'ils sont nourris des changements de mesure : alexandrin, décasyllabe et octosyllabe. Il s'agit donc d'un moment historique de l'histoire de la versification, bien qu'il ne soit strictement jamais cité par les historiens du vers. Je vais copier-coller la transcription de la strophe II telle qu'elle apparaît dans le lien suivant qui renvoie au site "Wikisource" (sauf coquille corrigée : "éclairé" pour "éclaire") : (cliquer ici pour consulter le poème "Le Jeu de paume" dans son intégralité) 

Toi-même, belle vierge à la touchante voix,
Nymphe ailée, aimable sirène,
Ta langue s’amollit dans les palais des rois,
Ta hauteur se rabaisse et d’enfantines lois
Oppriment ta marche incertaine ;
Ton feu n’est que lueur, ta beauté n’est que fard.
La liberté du génie et de l’art

T’ouvre tous les trésors. Ta grâce auguste et fière
De nature et d’éternité
Fleurit. Tes pas sont grands. Ton front ceint de lumière
Touche les cieux. Ta flamme agite, éclaire,
Dompte les cœurs. La liberté,
Pour dissoudre en secret nos entraves pesantes,
Arme ton fraternel secours.
C’est de tes lèvres séduisantes
Qu’invisible elle vole ; et par d’heureux détours
Trompe les noirs verrous, les fortes citadelles,
Et les mobiles ponts qui défendent les tours,
Et les nocturnes sentinelles.


J'ai souligné quatre passages. Il s'agit d'attaques de vers par des constructions verbales. Le rejet "Fleurit" est sensible. Il n'y a pas vraiment de rejet pour "T'ouvre tous les trésors" qui correspond à un hémistiche complet, mais il va de soi qu'il fallait souligner le dispositif complet. "Touche les cieux" correspond aussi à un hémistiche, mais il s'agit du premier hémistiche de quatre syllabes d'un décasyllabe. Seul "Dompte les cœurs", rejoint "Fleurit" en tant que rejet verbal, puisque la phrase se termine au milieu d'un octosyllabe.
Les rejets verbaux sont brusques, parce qu'aucun complément après virgule ne nous mène jusqu'à la césure ou jusqu'à la rime. Ce fait est une audace métrique à l'époque de Chénier. Il faut compléter cela par des remarques intéressantes à faire sur les décalages dans les amorces de phrase, soit au début du vers, soit au début du second hémistiche, soit au milieu d'un hémistiche ou au milieu d'un octosyllabe. Cela crée des effets assez subtils en cascade, si on peut dire.
Bien avant Baudelaire ou d'autres, Chénier pratique même le rejet d'une syllabe d'une strophe à l'autre, comme l'atteste le saisissant exemple, qui vaut calembour métrique ("Sort") à l'articulation des strophes XI et XII du poème :

XI



D’un roi facile et bon corrupteurs détrônés,
Riez ; mais le torrent s’amasse.
Riez ; mais du volcan les feux emprisonnés
Bouillonnent. Des lions si long-temps déchaînés
Vous n’attendiez plus tant d’audace !
Le peuple est réveillé. Le peuple est souverain.
Tout est vaincu. La tyrannie en vain,
Monstre aux bouches de bronze, arme pour cette guerre
Ses cent yeux, ses vingt mille bras,
Ses flancs gros de salpêtre, où mugit le tonnerre :
Sous son pied faible elle sent fuir sa terre,
Et meurt sous les pesants éclats
Des créneaux fulminants ; des tours et des murailles
Qui ceignaient son front détesté.
Déraciné dans ses entrailles,
L’enfer de la Bastille à tous les vents jeté,
Vole, débris infâme, et cendre inanimée ;
Et de ces grands tombeaux, la belle Liberté,
Altière, étincelante, armée,


XII



Sort. Comme un triple, foudre éclate au haut des cieux
Trois couleurs dans sa main agile
Flottent en long drapeau. Son cri victorieux

Tonne. À Sa voix, qui sait, comme la voix des dieux,
En homme transformer l’argile,
La terre tressaillit. Elle quitta son deuil.
Le genre humain d’espérance et d’orgueil
Sourit. Les noirs donjons s’écroulèrent d’eux-mêmes.
Jusque sur les trônes lointains
Les tyrans ébranlés, en hâte à leurs fronts blêmes,
Pour retenir leurs tremblants diadèmes,
Portèrent leurs royales mains.
À son souffle de feu, soudain de nos campagnes
S’écoulent les soldats épars
Comme les neiges des montagnes,
Et le fer ennemi tourné vers nos remparts,
Comme aux rayons lancés du centre ardent d’un verre,
Tout à coup à nos yeux fondu de toutes parts,
Fuit et s’échappe sous la terre.


Ce genre de rejet n'est pas au centre des préoccupations des analyses métriques issues du livre Théorie du vers de Benoît de Cornulier. Il s'agit pourtant d'un moment clairement articulé de l'histoire de la versification française.
Un exemple célèbre de ce mode de rejet verbal apparaît dans le poème "La Jeune Tarentine", et il est immédiatement suivi d'un autre tour tout aussi célèbre la répétition immédiate d'un second hémistiche en premier hémistiche du vers suivant :
[...]
Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles,
Le vent impétueux qui soufflait dans ses voiles
L'enveloppe ; étonnée et loin des matelots,
Elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots.

Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine !
[...]
Je pourrais vous conseiller la lecture d'autres poèmes réputés d'André Chénier, comme "L'Aveugle", récit qui met en scène la figure légendaire d'Homère en lui rendant hommage :

C’est ainsi qu’achevait l’aveugle en soupirant,
Et près des bois marchait, faible, et sur une pierre
S’asseyait. Trois pasteurs, enfans de cette terre,
Le suivaient, accourus aux abois turbulens
Des Molosses, gardiens de leurs troupeaux bêlans.
Pour des raisons compliquées à expliquer, il n'y a pas de rejet pour le segment "Le suivaient", mais vous le retrouvez pour la forme conjuguée "S'asseyait", qui, pour les érudits, rappellera la célèbre didascalie de Phèdre de Racine.
Admirez d'ailleurs dans le même poème l'audace de Chénier qui place un verbe d'une syllabe après la césure, ce qui était déconseillé, car cela ne favorisait pas pour les lecteurs le repérage sans effort de la césure. L'effet est voulu et vaut calembour métrique ("fuit"), c'est le même calembour métrique qu'utilise Rimbaud dans "Tête de faune", à condition de lire tout "Tête de faune" en décasyllabes normaux, et non comme le font Cornulier et ses successeurs. Et quelques vers plus loin, nous avons de nouveau une abondance de rejets verbaux sensibles :

Le quadrupède Hélops fuit l’agile Crantor ;
Le bras levé l’atteint ; Eurynome l’arrête.
D’un érable noueux il va fendre sa tête :
Lorsque le fils d’Égée, invincible, sanglant,
L’aperçoit ; à l’autel prend un chêne brûlant ;
Sur sa croupe indomptée, avec un cri terrible,
S’élance ; va saisir sa chevelure horrible,
L’entraîne, et quand sa bouche ouverte avec effort,

Crie ; il y plonge ensemble et la flamme et la mort.

Précisons toutefois que "fuit" n'est pas un rejet à la césure, comme le sont les quatre exemples "L'aperçoit", "S'élance", "L'entraîne" et bien sûr "Crie". Il ne faut pas confondre le tremblé de facture à la césure ("fuit") avec le rejet en tant que tel.
Dans le poème "Le Mendiant", appréciez cette fois un rejet à la césure :

Il tend les bras, il tombe à genoux ; il lui crie
Qu’au nom de tous les dieux il la conjure, il prie,

Et qu’il n’est point à craindre, et qu’une ardente faim
L’aiguillonne et le tue, et qu’il expire enfin.

Vous reconnaissez des procédés hugoliens dans tous ces vers d'André Chénier que je cite. Et j'en reviens au problème des éditions courantes actuelles de recueils de poésies. Ce que vous ignorez, c'est qu'après la mort de Roucher et Chénier, de 1794 à 1819, les césures acrobatiques disparaissent à nouveau. Delille ne pratique pas les audaces d'André Chénier, ni les autres poètes de cette époque, Millevoye, Parny, etc. Cette versification plus souple ne concerne pas Casimir Delavigne. En 1819, la publication des poésies de Chénier a donc eu un effet saisissant auprès des poètes. Ils pouvaient rencontrer de telles audaces dans les vieux recueils de poètes du XVIe siècle : Marot, Ronsard, du Bellay, Agrippa d'Aubigné, sinon du début du XVIIe siècle : Mathurin Régnier, mais pratiquer ces audaces était exclu pour eux.
Ce moment historique de la publication des poésies d'André Chénier en 1819 n'a pas eu une incidence immédiate.
Le recueil des Méditations poétiques de Lamartine paraît en 1820, et comme le précise l'avertissement préfaciel il s'agit de poèmes parfois déjà anciens de quelques années qui étaient connus d'intimes et qui sont enfin réunis en volume. Les audaces de versification d'André Chénier, de Malfilâtre et de Roucher, sont résolument absente des premières publications en vers de Lamartine de 1820 à 1823 : Méditations poétiques, La Mort de Socrate et Nouvelles Méditations poétiques. Lamartine ne va pratiquer des césures audacieuses qu'à partir de 1825 avec Le Chant du sacre et Le Dernier chant du pèlerinage de Lord Harold, et encore ce sera avec une très forte parcimonie. Je vais vous citer quelques vers intéressants pour leurs césures des Harmonies poétiques et religieuses, mais il s'agira d'une poignée dérisoire de vers aux césures plus souples.
Le poète qui a d'emblée suivi le modèle fourni par Chénier n'est autre qu'Alfred de Vigny, lequel antidatera certains de ses poèmes de 1815 pour faire croire qu'il n'a subi aucune influence de Chénier. Il est bien connu que la versification de Vigny s'inspire de celle de Chénier. Il y a eu un article à ce sujet au début du vingtième siècle dans La Revue d'histoire littéraire de la France, revue toujours en activité à ma connaissance, mais je ne saurais en retrouver ainsi la référence. Mais cet article n'avait pas relevé certains faits précis comme les rejets d'épithètes. Ayant remarqué que Vigny s'ingéniait à poursuivre dans la voie des rejets étonnants de la poésie de Chénier, Victor Hugo a lui-même suivi cette voie. Malheureusement, Vigny et Hugo ont continuellement remanié leurs premiers recueils respectifs, et quand nous lisons aujourd'hui les recueils de Vigny et d'Hugo nous consultons les formes tardives et décisives. Nous ne lisons pas le premier recueil de Poèmes de Vigny, ni la première version intitulée Poèmes modernes et contemporains, mais la version finale bien remaniée de 1837. Nous ignorons alors l'importance de la publication du poème "Dolorida" en 1823 qui, dans une revue dirigée par les frères Hugo, exhibait un rejet d'épithète à la césure, et nous ignorons l'existence du poème de 1819 "Héléna" qui en exhibait les plus précoces exemples de la part de Vigny, puisque cette pièce a été retranchée du recueil définitif. Et nous lisons d'une traite le recueil Odes et ballades de Victor Hugo dans sa version tardive de 1828, alors que pour l'histoire du vers il faut lire l'absence de césures acrobatiques du recueil initial de 1822 Odes et poésies diverses pour découvrir leur amorce dans le recueil de 1824 Nouvelles Odes qui, d'évidence, témoigne d'une réaction à la publication du poème "Dolorida" de Vigny en octobre 1823.
Il existe des rejets d'adjectifs épithètes dans les vers de Chénier, mais ils sont extrêmement rares, à tel point que je peine à en retrouver un exemple. Dans mon souvenir, il me semble qu'il existe un poème avec une mention du profil "moissons jaunes" à cheval sur la césure, où "jaunes" est en rejet, mais j'échoue pour l'instant à la retrouver. Peu importe, cela n'en donne que plus de prix à l'exemple antérieur cité plus haut de Malfilâtre avec l'adjectif "Lamentables". Je rappelle que, dans son poème "L'Isolement" qui ouvre ses Méditations poétiques, Lamartine s'inspirait d'un célèbre sonnet de la seconde version augmentée du recueil L'Olive de Joachim du Bellay. Des rejets d'épithète, nos poètes pouvaient en rencontrer dans les poésies de Marot, Ronsard, du Bellay, Aubigné et quelques autres, notamment dans les toutes premières pièces en vers de Molière, son Sganarelle inclus si je ne m'abuse, et il y en a un exemple rarissime dans une pièce de Corneille postérieur aux quatre tragédies que sont Le Cid, Horace, Cinna et Polyeucte, mais il me faudrait du temps pour le retrouver, c'est peut-être dans une comédie héroïque, ou dans Le Menteur ou La Suite du Menteur, je ne sais plus, à moins que ce ne soit dans Polyeucte même, j'ai du mal à faire remonter cela à la mémoire.
Je choisis d'illustrer cela par non pas des rejets d'épithètes après la césure, mais par des suspensions d'épithètes à la césure, autrement dit par des contre-rejets d'épithètes, avec deux exemples tirés des Antiquités de Rome de Joachim du Bellay. Les deux poèmes concernés sont consécutifs dans l'économie du recueil, sonnets XIV et XV, le premier est en alexandrin avec contre-rejet à la césure, le second est en décasyllabes avec contre-rejet à la rime :

Comme on voit les couards animaux outrager
Le courageux lion gisant dessus l'arène,
[...]

Dites, esprits (ainsi les ténébreuses
Rives du Styx non passables au retour,
[...]
Vigny a repéré ce phénomène et l'a pratiqué à son tour dans le poème "Héléna" de 1819 qu'il a publié dans la première version de son recueil, puis dans une revue dirigée par les frères Hugo Vigny a publié un autre rejet d'épithète à la césure au sein du poème intitulé "Dolorida" qui va entrer à son tour dans le recueil remanié de ses premières poésies.
Appréciez ce premier exemple, avec deux adjectifs coordonnés en rejet à l'entrevers sur les modèles verbaux cités plus haut de Chénier et sur le modèle "Lamentables" de Malfilâtre" cité ici encore plus haut :

On a dit que surtout un de ces jeunes hommes,
Voyageant d’île en île, allait voir sous les chaumes,
Dans les antres des monts, sous l’abri des vieux bois,
Quels Grecs il trouverait à ranger sous ses lois :
Leur faisait entrevoir une nouvelle vie
Libre et fière ; il parlait d’Athènes asservie,
D’Athènes, son berceau, qu’il voulait secourir.
Qu’il y fut fiancé, qu’il y voulait mourir ;
Qu’il fallait y traîner tout, la faiblesse et l’âge,
Armer leurs bras chrétiens du glaive de Pélage,
Et faisant un faisceau des haines de leurs cœurs,
Aux yeux des nations ressusciter vainqueurs.
Cet exemple qui concerne donc un passage entre deux vers se situe au début du poème, au sein du premier des trois chants. Le poème offre quelques exemples de rejets verbaux sur le modèle de ceux que nous avons cités plus haut d'André Chénier. Or, dans le troisième chant, nous avons une action dramatique où la mise en récit dynamique rend naturelle leur accumulation, c'est à la suite d'une abondance de rejets verbaux à la Chénier qu'apparaissent deux rejets d'épithètes après la césure cette fois.
Je cite l'extrait conséquent avec les soulignements en gras qui permettent de tout de suite s'assurer de la validité de mon propos, en faisant encore remarquer que le premier exemple souligné est un rejet de complément du nom comparable à "troupeaux / De Cée" mais à la césure :

On entendait, au fond de l’église en tumulte,
Des hurlements, des cris de femmes, et l’insulte,
Et le bruit de la poudre et du fer. Cependant
Un nuage de feu sortait du toit ardent.
« Mon ami, disait-elle, ô soutenez mon âme !
« Rendez-moi forte : hélas ! je ne suis qu’une femme ;
« Quand je vous vois, je sens que j’aime encor le jour ;
« Il ne me reste plus à vaincre que l’amour ;
« Pour l’autre sacrifice, il est fait. » Et ses larmes
Qu’elle voulait cacher, l’ornaient de nouveaux charmes.
Lui, la priait de vivre, et ne comprenait pas
Quels chagrins l’appelaient à vouloir le trépas.
Elle était sur son cœur ; sa tête était penchée.
On croyait qu’à ses cris elle serait touchée ;

Mais la porte du temple est ouverte, et l’on voit
Tous ceux que menaçait le poids brûlant du toit :
Tous les Turcs étaient là ; mais, chacun d’eux s’arrête,
Croise ses bras, jetant son fer, lève la tête,
Et sur la mort qui tombe ose fixer les yeux.
Un seul cri de terreur s’élève jusqu’aux Cieux ;
Le dôme embrasé craque, et dans l’air se balance.
« Je les reconnais tous ! » dit-elle. Elle s’élance,
Et sur le seuil fumant monte. « Je meurs ici !
« — Sans ton époux, dit-il. — Mes époux ? les voici !
« Je meurs vengée ! Adieu, tombez, murs que j’implore ;
« Les Cieux me sont ouverts, mon âme est vierge encore ! »
Et le clocher, les murs, les marbres renversés,
Les vitraux en éclats, les lambris dispersés,
Et les portes de fer, et les châsses antiques,
Et les lampes dont l’or surchargeait les portiques,
Tombent ; et dans sa chute ardente, leur grand poids
De cette foule écrase et la vie et la voix.
Long-temps les flots épais d’une rouge poussière
Du soleil et du ciel étouffent la lumière ;
On espère qu’enfin ses voiles dissipés
Montreront quelques Grecs au désastre échappés ;

Mais la flamme bientôt, pure et belle, s’élance,
Et sur les morts cachés brille et monte en silence.

Je cite la suite immédiate du récit :
Cependant, vers le soir, les combats apaisés
Livrèrent toute Athène aux vainqueurs reposés.
Après l’effroi d’un jour que la flamme et les armes
Avaient rempli de sang et de bruit et d’alarmes,
Sur les murs dévastés, sur les toits endormis,
La lune promenait l’or de ses feux amis.
Athène sommeillait ; mais des clartés errantes,
Puis, dans l’ombre, des cris soudains, des voix mourantes,
De quelques fugitifs venaient glacer les cœurs ;
Ils craignaient les vaincus non moins que les vainqueurs :
Ils étaient Juifs. Surtout en haut de la colline
Que du vieux Parthenon couronne la ruine,
Dans ses piliers moussus, ses anguleux débris,
Ils avaient cru trouver de plus secrets abris.
J'aurais pu citer d'autres rejets verbaux propres à ce poème ou bien ce rejet d'épithète détachée d'allure attributive :

Les Turcs tombent alors vaincus ; les deux amans
D’un pied triomphateur foulaient ces corps fumans.
Ce poème a été publié en 1822, c'est le premier poème romantique à comporter de telles césures. Lamartine et Hugo n'ont encore jamais composé de tels vers.
Voici maintenant le rejet d'épithète du poème "Dolorida" passé entre les mains des frères Hugo éditeurs :

— Ô Dieux ! si jeune encor ! tout son cœur endurci !
Qu’il t’a fallu souffrir pour devenir ainsi !
Tout mon crime est empreint au fond de ton langage,
Faible amie, et ta force horrible est mon ouvrage.
Mais viens, écoute-moi, viens, je mérite et veux
Que ton âme apaisée entende mes aveux.
Le rejet porte sur l'adjectif "horrible". Des rejets sur des mots dont le sens s'efface pratiquement devant sa charge intensive et émotionnelle deviendront la marque du poète Victor Hugo précisément. C'est ce vers de Vigny qui a tout précipité. Même si le poème "Héléna" a été publié en 1822, il est sensible qu'immédiatement après la publication d'un tel vers, Victor Hugo s'est mis à composer à son tour des césures à la manière de Chénier, et s'est mis à composer des rejets ou contre-rejets d'épithètes à la césure, ou à l'entrevers. Les premiers rejets d'épithètes de Victor Hugo apparaissent dans des odes datées de l'année 1824 et les trois premiers de Lamartine en 1825 dans Le Chant du sacre et Le Dernier chant du pèlerinage de Lord Harold, poème lié à Byron comme quelque peu la pièce "Héléna" de Vigny.
Le premier rejet d'épithète de Victor Hugo, à s'en fier à la datation prônée, se rencontre dans le poème "Le Chant du cirque" et il porte sur l'adjectif "entière" avec un rappel sensible d'un vers célèbre de Phèdre : "C'est Vénus toute entière à sa proie attachée." (Note : Racine écrivait avec justesse "toute entière" (et non "tout entière"), car cela correspondait aux normes orthographiques de son époque). Voici l'extrait hugolien daté de janvier 1864 où nous observons son tout premier rejet d'épithète à la césure :

Bientôt, quand rugiront les bêtes échappées,
Les murs, tout hérissés de piques et d’épées,
Livreront cette proie entière à leur fureur. —
Du trône de César la pourpre orne le faîte,
Afin qu’un jour plus doux, durant l’ardente fête,
Flatte les yeux divins du clément empereur.
Je n'ai pour l'instant pas enquêté sur l'origine de vers où un monosyllabe tend à être suspendu devant la césure que cette suspension soit adoucie ou non par un "e" féminin à la cinquième syllabe, comme c'est le cas pour ce vers du poème "A M. de Chateaubriand" daté du 7 juin 1824 :
Il est des astres, rois des cieux étincelants,
[...]
Alors que Vigny antidatait ses poèmes de 1815 pour ne pas avouer l'influence patente de Chénier, Victor Hugo a publié en 1824 le recueil Nouvelles Odes qui contient un poème daté vaguement de 1823 et intitulé "Mon enfance". Il serait intéressant de dater plus précisément cette composition qui contient la forme "comme si" calée devant la césure d'un alexandrin. Cet acte tend à montrer que Victor Hugo voulait au plus vite supplanter Vigny et espérait laisser entendre au public qu'il ne devait se réclamer de personne en fait d'audace de versification :

Je rêvais, comme si j’avais, durant mes jours,
Rencontré sur mes pas les magiques fontaines
Dont l’onde enivre pour toujours.
Ces événements où l'année 1823 prend une importance charnière pour la période 1819 (édition des poésies de Chénier) - 1825 (publication par Lamartine du "Chant du sacre" et du "Dernier chant du pèlerinage de Lord Harold") sont complètement inconnus de tous les historiens de la versification : Gouvard, Cornulier, Bobillot et Roubaud inclus, alors qu'ils ont le mérite d'être factuels.
L'influence de Vigny ne s'arrête pas là, puisqu'avec "Eloa" et des vers demeurés inédits sur "Satan" il est assez clairement impliqué dans la pratique romantique du trimètre, dérivée bien sûr d'une poignée d'exemples classiques. Je reviendrai sur ce sujet ultérieurement. Vigny a continué quelque temps de pratiquer les césures à la Chénier, mais il s'est assagi et a fini par y renoncer comme l'atteste les pièces du recueil posthume Les Destinées. Je tiens tout de même à citer deux vers consécutifs du poème "La Frégate", l'un offre un exemple indiscutable de rejet de deux épithètes coordonnés sur le modèle "Libre et fière" du poème "Héléna", mais à la césure cette fois, ce qu'imitera Lamartine dans un alexandrin d'un poème des Harmonies poétiques et religieuses de 1830 et le second vers peut participer à un débat très complexe sur l'émergence précoce éventuelle d'un trimètre non fondé sur des répétitions, alors qu'en-dehors de Vigny cette émancipation pour Hugo et les autres poètes ne s'est faite qu'après une longue acclimatation métrique au long du dix-neuvième siècle, acclimatation sur quelques décennies. La question du trimètre romantique n'a jamais été étudiée chronologiquement par aucun métricien, ni Cornulier, ni Gouvard, ni personne. J'ai une étude personnelle sur le sujet inachevée et jamais publiée. Voici en tout cas les deux vers intéressants du poème "La Frégate" :
Boulogne, sa cité haute et double, et Calais,
Sa citadelle assise en mer comme un palais ;
[...]
Dans le cas du second vers cité, faut-il considérer que le rejet "en mer" participe d'une volontaire manifestation de trimètre rythmique ? Loin de trancher la question, nous nous réservons d'y revenir dans une publication ultérieure.
Nous allons faire une pause, cet article étant assez conséquent. Il y aura une suite, et nous prévoyons aussi de citer d'autres vers de Chénier intéressants, ainsi que des enjambements d'épithètes admis par les classiques alors qu'ils pourraient être classés de prime abord en tant que rejets. Ne nous éparpillons pas, et demeurons sur la note d'homogénéité certaine du présent article. Nous ferons un article à part sur l'évolution métrique de Lamartine, comme nous préciserons ultérieurement les autres dates importantes pour l'évolution du vers dans la décennie 1820-1830, avec un ouvrage de Sainte-Beuve, des publications de Victor Hugo pour le théâtre, etc.
Et nous insistons encore une fois sur le caractère radicalement méconnu de la brusque évolution métrique des romantiques amorcée en 1823. Lamartine est demeuré quelque peu en marge de cette évolution, mais le constat du présent article consiste en un report des procédés de Chénier en tant que procédés définitivement socialisés par les poètes romantiques. Je rappelle que dans un article "Arthur Rimbaud et le vers romantique" paru dans un numéro spécial de la Revue des Lettres modernes, "Les romantismes de Rimbaud", Jean-Michel Gouvard a défini d'une manière que nous contestons les procédés de versification romantique perceptibles dans la poésie de Rimbaud. Les constats factuels du présent article sont de solides indices que nous avons raison, nous apportons des preuves historiques et chronologiques qui peuvent soutenir un propos sur la versification romantique, alors que Gouvard soutient une analyse théorique spéculative non fondée sur une enquête à partir des publications romantiques.

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