vendredi 20 septembre 2024

Le scoop du jour : une source au sonnet de Félix Arvers : "Mon âme a son secret, ma vie a son mystère !"

Je ne voulais pas faire de l'ombre à mon article précédent qui décrit le moment précis de la "révolution" dans la versification dans la période 1819-1825, mais je n'arrête pas de faire des découvertes intéressantes. Je précise que l'article d'hier est très problématique pour les historiens de versification et les spécialistes de poésie. Des spécialistes de versification, on en a depuis deux siècles au moins : Martino, Lote, etc., etc., bien avant l'ère de réajustement des analyses avec Roubaud et Cornulier, ère commencée il y a cinquante ans déjà dans les années 70. Il y en a des tonnes de publications désormais qui tiennent compte des conclusions de La Vieillesse d'Alexandre et surtout de Théorie du vers. Et cette histoire du vers ne concerne pas que les études sur Verlaine et Rimbaud, elles concernent les spécialistes de Baudelaire, de Victor Hugo, de Vigny, de Musset. Les gens qui publient sur Baudelaire, Hugo, Musset et Vigny ne sont pas les mêmes que ceux qui publient sur Rimbaud et Verlaine. Et il y en a encore d'autres qui publient sur Lamartine, Gautier, Leconte de Lisle, Chénier. Il faut imaginer le néant des études universitaires que je pointe du doigt !
J'ai encore plein de choses à dire et à redire sur l'histoire du vers d'ailleurs !

Pour l'instant, je dois relire tout Chénier pour retrouver ses propres rejets d'adjectifs épithètes, et je lis tout Lamartine en ce sens, mais dans le cas de Lamartine, ça va plus loin. Je veux constituer un dossier sur les influences multiples de la poésie de Lamartine.
Récemment, j'ai commenté des vers du "Lac" et de "L'Isolement" qui s'inspiraient de poèmes obscurs du dix-huitième siècle, et il faut aussi inclure des saluts à l'automne de Lamartine qui ressemblent à d'autres bien connus des lecteurs de l'anthologie de Lagarde et Michard sur le dix-huitième siècle.
Je montre que Lamartine à partir de 1825 a commencé à s'inspirer des césures de Vigny, et donc de procédés à la Chénier pour dire vite, mais il l'a fait parcimonieusement. Trois rejets d'épithètes dans deux poèmes peu connus : Le Dernier chant du pèlerinage de Lord Harold et à plus forte raison Le Chant du sacre, ou deux seulement, je dois encore les relire et les retrouver. Mais, à la lecture des Harmonies poétiques et religieuses, on se rend compte que Lamartine n'emboîte pas le pas. Sa métrique est traditionnelle et ce n'est que de temps en temps qu'il se permet un effet "moderne" à la Vigny.
J'ai relevé tout de même un vers assez curieux dans le poème "Poésie ou Paysage dans le golfe de Gênes" :
« Mais où donc est ton Dieu ? » me demandent les sages.
Mais où donc est mon Dieu ? Dans toutes ces images,
             Dans ces ondes, dans ces nuages,
Dans ces sons, ces parfums, ces silences des cieux,
Dans ces ombres du soir qui des hauts lieux descendent,
Dans ce vide sans astre, et dans ces champs de feux,
Et dans ces horizons sans bornes, qui s’étendent
Plus haut que la pensée et plus loin que les yeux !
Le second hémistiche que j'ai souligné ne mérite pas d'être traité comme un rejet moderne à la Vigny, il pourrait se trouver sans problème dans une poésie classique du XVIIe ou du XVIIIe, mais même dans un cadre de poésie classique l'esprit du poète peut jouer avec la notion de césure et pratiquer une sorte de calembour, et c'est sensiblement le cas ici avec l'expression enjambante "sans bornes". Le rejet est évité par l'allongement de la relative. Il s'agit d'un "tremblé de facture".
Je travaille donc en ce ce moment à peaufiner la distinction entre calembour métrique par tremblé de facture et calembour métrique par rejet en tant que tel. Ce travail n'est pas fait par Cornulier et ses successeurs qui tendent à parler d'effets à la césure, comme si la poésie classique n'avait aucun intérêt pour ses césures et ses enjambements. Ils protesteront et diront que ce n'est pas ce qu'ils pensent et en apporteront des preuves, mais c'est un effet mécanique de l'exclusivité donnée aux effets de sens des césures acrobatiques.
J'ai cité la strophe entière, parce qu'évidemment les poèmes de Rimbaud, qui bien sûr n'ont rien à voir avec les loges discrètes de la fraternité entre toutes les tendances contraires au nom du pouvoir qu'on se croit posséder dans l'ombre (pouvoir un peu perdu face à la captation américaine de toutes les données téléphoniques et internet depuis les années 90 de toute façon), oui oui la "loge" discrètement biffée dans le manuscrit de "Jeunesse", mais oui bien sûr ! Rimbaud admirateur de Blémont, de la sororité avec des anticommunards et autres fadaises, enfin bref ! Je reprends. Les poèmes de Rimbaud "L'Eternité" et "Voyelles" sont bien évidemment des résultats d'une érudition dense quant à l'histoire de la poésie.
Mais, ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est le poème qui suit immédiatement : "L'Abbaye de Vallombreuse" avec le vers :
Mes trésors sont cachés, ma joie est un mystère : / [...]
Les Harmonies poétiques et religieuses ont été publiées en 1830, et le recueil de Félix Arvers Mes heures perdues l'a été en 1833. C'est dans ce recueil de 1833 que figure le célèbre sonnet qui commence par ce vers :
Mon âme a son secret,  ma vie a son mystère :
L'équivalence "ma .... a un mystère" / "ma ... est un mystère" se passe de commentaires, et vous notez la correspondance entre "secret" et "cachés" au plan sémantique, avec même usage du déterminant possessif de première personne : "Mes trésors" / "Mon âme".
Plus fort encore, les deux vers se terminent tous deux par un double point.
On peut se demander éventuellement si ce n'est pas Lamartine qui s'inspirerait du vers d'Arvers, le sonnet d'Arvers pourrait avoir circulé depuis quelques années, mais je ne le crois pas. Arvers est né en juillet 1806, et en 1833 il est passé de vingt-six ans à vingt-sept ans seulement. On prétend que Félix Arvers aurait lu son sonnet lors d'une soirée de l'Arsenal et même que le sonnet s'adresserait à la fille de Charles Nodier, Marie, future Marie Mennessier-Nodier. Celle-ci est née en 1811, elle avait dix-neuf ans seulement quand Lamartine a publié son recueil Harmonies poétiques et religieuses. J'ignore donc tout de ce qui fait prétendre à certains historiens de la Littérature que Félix Arvers a lu son sonnet lors d'une soirée de l'Arsenal et ait été amoureux de Marie Nodier, mais ça n'a pas l'air d'être défendable pour la décennie 1820-1830. J'en reste à l'idée claire qu'Arvers s'est inspiré de Lamartine, et pas seulement du vers cité plus haut. Le sonnet de Félix Arvers est célèbre pour son énigme sur la dédicataire, pour son premier vers, mais aussi pour le charme pénétrant de sa chute, de son dernier vers.
Citons le sonnet en entier :
"Mon âme a son secret, ma vie a son mystère :
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.

Hélas ! j'aurai passé près d'elle inaperçu,
Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire,
Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre,
N'osant rien demander et n'ayant rien reçu.

Pour elle, quoique Dieu l'ait faite douce et tendre,
Elle ira son chemin, distraite, et sans entendre
Ce murmure d'amour élevé sur ses pas ;

A l'austère devoir pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle :
"Quelle est donc cette femme ?" et ne comprendra pas."
Les gens ont cherché à identifier la femme, alors qu'à la lecture il me semble évident que c'est un morceau de bravoure. L'avant-dernier vers respire l'exercice de style. L pièce est tout de même bien tournée et c'est parce qu'elle est sous influence du modèle lamartinien. Notez qu'Arvers en reprend le parfum de religiosité : "quoique Dieu l'ait faite douce et tendre", et l'idée de fermeture du dernier vers est un peu comparable aux demandes de Lamartine dans ses Méditations poétiques quand il pleure la mort de la femme aimée, quand il parle à une Elvire et clôt un poème par cette sollicitation à l'au-delà : "réponds-moi !"
Je reprends justement le poème "L'Abbaye de Vallombreuse". Je vais citer à nouveau le vers modèle de l'attaque du sonnet d'Arvers, mais je vais citer dans la foulée le vers suivant :
Mes trésors sont cachés, ma joie est un mystère :
Le vulgaire l'admire et ne la comprend pas.
Vous lisez bien en second hémistiche : "et ne la comprend pas". En clair, Arvers a mis en premier et dernier vers de son sonnet une réécriture du couple de vers du poème "L'Abbaye de Vallombreuse", et il en a repris les mots à la rime "mystère" et "pas". Le "vulgaire" est remplacé par la femme aimée inconnue du lecteur... et de la lectrice.
Sans "L'Abbaye de Vallombreuse", "mystère" rime avec "terre" et "pas" avec "ici-bas". Lamartine a composé un quatrain de rimes croisées ABAB :
"Venez, enfants du ciel, orphelins de la terre,
Il est encor pour vous un asile ici-bas.
Mes trésors sont cachés, ma joie est un mystère :
Le vulgaire l'admire et ne la comprend pas.
Le quatrain est pris dans un discours rapporté, ce qui explique la présence des guillemets en tête de quatrain, ce procédé se poursuit dans les quatrains suivants. Or, de manière étrange, Arvers a fait encadrer tout son sonnet par des guillemets, ce qui en fait un cas antérieur au poème en prose "Démocratie" de Rimbaud, sauf que dans le poème de Rimbaud les guillemets sont un indice d'ironie à l'égard d'une voix qui n'est pas celle du poète lui-même. Il ne parle pas en son nom.
En tout cas, je remarque que dans son sonnet, quand Arvers reprend "et ne la comprend pas" et l'adapte en conclusion et chute il reconduit le double point à la fin du vers 13. On a l'impression de reconductions maniaques. Les quatrain d'Arvers sont eux aussi sur des rimes croisées, mais ça n'a rien d'étonnant pour les sonnets de cette époque (1833). Mais, comme les quatrains d'Arvers sont sur deux rimes, je constate que le mot "terre" rime bien avec "mystère" aux côtés des autres mentions "taire" et "solitaire".
Accessoirement, je remarque qu'au quatrain suivante du poème de Lamartine, nous avons une rime à cadence masculine "airs"/"mers", tandis que le premier quatrain exhibait déjà une rime en "a" : "t'emporta" / "t'arrêta". Arvers n'a pas repris la rime "ici-bas" / "pas", il a joué sur l'homonymie : "élevé sur ses pas" / "et ne comprendra pas". Sans être à la rime, l'homonyme est présent dans le poème de Lamartine : "Et force malgré vous vos pas à s'approcher", et cela avec un rapprochement sensible en ce qui concerne l'ouïe, puisqu'il faut opposer la voix du torrent qui force des pas à s'approcher à des pas qui n'entendent l'élévation d'un murmure d'amour "Toujours à ses côtés". L'interrogation "Quelle est donc cette femme ?" peut également se ressentir de celles du premier quatrain du poème de Lamartine : "quel souffle t'emporta ?" (vers 2) ou "Quel charme ou quelle horreur à la fin t'arrêta ?" (vers 4) On peut  aussi comparer les métaphores du chemin : "Et cet instinct sacré qui cherche un nouveau monde / Loin des sentiers battus que foulent les humains" face à "Elle ira son chemin, distraite, et sans entendre / Ce murmure d'amour élevé sur ses pas". J'irais presque jusqu'à envisager que la quadruple rime en "u" des quatrains d'Arvers se ressent de la forme "fus" du premier quatrain de "L'Abbaye de Vallombreuse" : "Tu fus...", ce que renforce l'hémistiche "Loin des sentiers battus". L'éternité est une notion clef des poésies de Lamartine et précisément de ce nouveau recueil de 1830, et Hugo répond à Lamartine par des poèmes qui parlent de l'éternité justement. La pièce "L'Abbaye de Vallombreuse" contient un peu de l'idée avec tel vers : "Et ces arbes sans date, et ces rocs immortels", ce qui continue de rendre sensible à mon esprit qu'il y a eu une imprégnation maximale du poème de Lamartine sur Arvers en train de composer son sonnet : "Un amour éternel en un moment conçu".
Arvers a pensé son poème en fonction des grands poèmes des Méditations poétiques : "Le Lac" et "L'Isolement", et au lieu de reconduire l'idée de la séparation par la mort, il a joué sur le cliché de la frustration dans un amour cent pour cent à sens unique. L'exploitation du poème "L'Abbaye de Vallombreuse" n'en demeure pas moins intense.

Du nouveau sur Lamartine prochainement. Je continue de le relire. J'ai repéré certains vers, j'ai observé son plaisir à produire des séquences en vers de cinq syllabes, ce que je relierai à Victor Hugo et au développement des vers courts dans la poésie du XIXe siècle. Je vais revenir aussi sur mon dossier sur l'influence décisive de Lamartine sur Musset, Baudelaire et quelques autres, avec des réécritures, puisque "Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère" est de la part de Baudelaire une citation de Lamartine, puisque "La Nature est un temple" est un hémistiche de Lamartine, puisque la "Nuit de mai" s'inspire y compris pour ses vers célèbres de Lamartine. Je vais fixer tout ça dans un article conséquent.

A bientôt !

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