samedi 13 mars 2021

"Nocturne vulgaire", poème en trois, cinq ou six alinéas ?

Pour la seconde partie du compte rendu sur le Dictionnaire Rimbaud, la date du 17 mars ne serait pas si mal, nous serions un mois après sa publication officielle. J'ai en réserve un article sur plusieurs poèmes en prose des Illuminations. Je verrai si je le mets en ligne lui aussi avant la fin du compte rendu.

Aujourd'hui, je vous offre un article qui concerne à nouveau un problème d'établissement du texte. Le poème "Nocturne vulgaire" est en général publié en cinq alinéas, mais Albert Henry a soutenu que le poème devait être édité en trois alinéas, car sur le manuscrit deux absences d'émargement valaient selon lui renoncement à deux alinéas sur le texte traditionnellement imprimé. Et, dans la notice qu'elle consacre à ce poème dans le Dictionnaire Rimbaud, Hyojeong Wi revient sur ce débat, sans vraiment le trancher :
[...] Le manuscrit autographe soulève des incertitudes concernant la disposition des paragraphes. En s'opposant aux éditions courantes qui présentent le texte en cinq paragraphes, Albert Henry avance que, dans les manuscrits de Rimbaud, c'est principalement par le retrait que se signale le début de paragraphe et que, en conséquence, ce texte n'est constitué que de trois paragraphes (§ 1 "Un souffle [...] de soie") ; § 2 "- Et nous envoyer [...] dogues" ; § 3 "Un souffle [...] foyer"). Ainsi restitué, le poème regagnerait sa tension originelle, ne présentant "pas d'arrêt dans le déroulement visionnaire ni dans l'angoisse qui monte" (Henry 1998 : 103-108). Toujours est-il qu'en dépit de cette interprétation, des problèmes, aussi philologiques qu'interprétatifs, subsistent. Pour Michel Murat, par exemple, qui réfute une hypothèse peu probante d'André Guyaux et qui, elle non plus, n'a pas été suivie (selon laquelle la ligne serait une unité poétique dans les Illuminations), la phrase qui commence par : "- Ici" est une frontière fortement marquée autant par différents signes de ponctuation que par l'articulation narrative ; il estime donc qu'un changement de paragraphe doit être marqué à cet endroit malgré l'absence du retrait à droite (Murat 2013 : 267-270).
Je n'ai jamais pu consulter directement l'ouvrage d'Albert Henry Contributions à la lecture de Rimbaud paru en 1998 et par conséquent la dizaine de pages consacrées à "Nocturne vulgaire". Qui plus est, comme l'indique subrepticement Hyojeong Wi ("elle non plus, n'a pas été suivie..."), je n'ai jamais lu le poème que constitué de cinq paragraphes. L'édition au Livre de poche de Pierre Brunel date de 1998-1999 même. Les rééditions dans la collection "Bouquins" ou en Garnier-Flammarion par Forestier et Steinmetz n'ont supposé aucun retour sur l'établissement des textes, et il ne reste alors qu'un cas à observer, celui de l'édition des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud dans la collection de la Pléiade par André Guyaux en 2009. Guyaux adopte un parti pris étonnant. Le poème est un compromis déconcertant. Il est, objectivement, en cinq alinéas, à cause des quatre retours à la ligne manifestes. En revanche, Guyaux a cru bon de ne pas émarger, sauf pour l'alinéa initial. Il est à noter que ce refus d'émarger ne coïncide pas pour autant avec le discours d'Henry qui admet l'émargement pour les deux derniers alinéas. Etrangement, sur son site, Alain Bardel nous soumet une autre excentricité, il offre une distribution en cinq alinéas, mais pour l'avant-dernier alinéa : "- Et nous envoyer,..." l'émargement est plus prononcé que pour les autres alinéas, ce qui n'a aucun sens.
D'abord, il y a un certain flottement sur les questions de scrupule philologique. Le respect des manuscrits est allé trop loin. Rimbaud sait pertinemment que ses textes comme ceux de quiconque vont être soumis à un formatage typographique. Jusqu'à la révélation du manuscrit "Famille maudite" en 2004, Steve Murphy envisageait qu'il fallait éditer les poèmes en vers avec des lettres en minuscules à l'initiale des vers quand les manuscrits correspondaient à cela. Or, la concurrence de versions avec des majuscules prouvait que cette thèse n'allait pas de soi, et dans tous les cas il ne s'agissait que d'un argument de présentation des vers qui ne changeait rien à la lecture en soi du poème. Le débat sur la ponctuation est plus compliqué, mais au moins sur cette question des majuscules au début des vers il ne devrait pas y avoir débat. D'ailleurs, dans "Alchimie du verbe", les poèmes sont flanqués d'une majuscule à l'initiale des vers. Or, c'est la même chose pour la conception de l'alinéa : le retour à la ligne et l'émargement vont de pair. L'émargement permet en particulier d'éviter les ambiguïtés quand le retour à la ligne n'a laissé aucun blanc significatif. En clair, nous ne souscrivons pas le moins du monde à la proposition de Guyaux de renoncer à quatre émargements sur cinq. Ce n'est pas que le poème soit ou non en alinéas qui fait débat, c'est le nombre exact d'alinéas. La solution de Bardel ne correspond à rien de connu et met anormalement en vedette le seul avant-dernier alinéa. Par ailleurs, j'observe qu'en rendant compte du découpage en trois alinéas d'Henry, Hyojeong Wi n'inclut pas la ponctuation en fin des alinéas dans son découpage, ce qui est absurde. Enfin, je suis d'accord avec l'idée de Michel Murat qu'un retour à la ligne s'impose pour l'alinéa lancé par "- Ici...", mais non pas au plan de la ponctuation surchargée, uniquement au plan de l'articulation narrative.
Nous allons revenir sur tous ces points, mais citons le texte tel qu'il est édité par Guyaux dans la collection de la Pléiade, puis le texte tel qu'il est édité par Bardel sur son site, car ces deux options témoignent d'un sentiment de malaise diffus :
      Un souffle ouvre des brèches operadiques dans les cloisons, – brouille le pivotement des toits rongés, – disperse les limites des foyers, – éclipse les croisées. – Le long de la vigne, m’étant appuyé du pied à une gargouille, – Je suis descendu dans ce carrosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés – Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée ; et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins ; – Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. Dételage aux environs d’une tache de gravier.
– Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes, – et les Solymes, – et les bêtes féroces et les armées,
– (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie).
– Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues…
– Un souffle disperse les limites du foyer.

Guyaux adopte l'écriture sans accent de l'adectif "operadiques" repris aux Goncourt, ce qui peut se défendre. En revanche, trop fidèle au manuscrit, il renonce à mettre un point après "contournés", ce qui est contraire à nos convictions en matière d'édition correcte du poème de Rimbaud. Nous observons également une majuscule après tiret et à l'intérieur d'une phrase pour "Je suis descendu..." Guyaux a édité le poème en cinq alinéas, mais n'a émargé qu'au plan de l'alinéa initial.
Citons maintenant le texte tel qu'il est édité par Bardel sur son site :

Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, – brouille le pivotement des toits rongés, – disperse les limites des foyers, – éclipse les croisées. – Le long de la vigne, m’étant appuyé du pied à une gargouille, – je suis descendu dans ce carrosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés – Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée ; et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins ; – Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. Dételage aux environs d’une tache de gravier.
– Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes, – et les Solymes, – et les bêtes féroces et les armées,
– (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie).
           – Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues…
– Un souffle disperse les limites du foyer.

Bardel établit un accent à l'adjectif "opéradiques", ce qui se défend aisément. Il opte pour l'initiale miniscule au pronom personnel après tiret : "je suis decendu..." Noyé dans le respect du manuscrit, il n'ose pas combler la lacune d'un point de fin de phrase après "contournés", mais nous avons vu que c'était le cas de Guyaux également. Le texte est clairement distribué en cinq alinéas, mais un renforcement d'émargement farfelu met en relief l'avant-dernier alinéa. Il est peu probable qu'il s'agisse d'une erreur involontaire puisque cela coïncide avec le débat soulevé par Albert Henry. Bardel a choisi une solution pour souligner une différence d'émargement au plan du manuscrit, mais sans considérer que l'initiative était personnelle et ne se fondait sur rien. Quelque part, les deux versions de Guyaux et Bardel sont comparables, car, du point de vue du contraste entre les alinéas, les deux versions sont en cinq alinéas, et les deux éditeurs mettent chacun en vedette un alinéa, le premier dans le cas de Guyaux, l'avant-dernier dans le cas de Bardel. Il va de soi qu'il ne fallait pourtant mettre en vedette aucun alinéa par rapport aux autres.
Accessoirement, dans son "Panorama critique" au sujet du poème, dont la composition est plus ancienne, Bardel éditait le poème traditionnellement sans émargement supplémentaire excessif, tandis que dans sa section "Commentaire", elle aussi plus ancienne que son établissement du texte, il fondait deux alinéas en un, puisque l'alinéa du "Postillon" est enchaîné au texte qui précède dans ses citations en gras.
Enfin, quant à ce double émargement pour l'avant-dernier alinéa, je me demande si Bardel n'a pas voulu prendre acte d'un petit trait vertical étonnant qui fait immédiatement suite au tiret sur le manuscrit, sauf que rien ne justifie l'interprétation qu'en tire Bardel. Ce trait peut être un accident de la plume dépourvu de sens, ça peut éventuellement être envisagé comme une amorce de parenthèse, mais qui n'a pas été refermée ensuite, mais dans tous les cas Rimbaud a laissé son manuscrit en l'état et il savait pertinemment que toute personne qui lirait ce manuscrit ne ferait rien de ce signe, et dans l'hypothèse d'une communication du manuscrit à des fins d'impression il savait qu'un éditeur n'en tirerait pas plus de conséquence que le lecteur. Le signe n'a pas de signification connue, et on ne va pas chercher à lui en inventer une qu'on prêterait à Rimbaud, sachant que la lecture suppose une reconnaissance des signes pertinents et non pertinents à la lecture par le destinataire.
Mais, reprenons le problème d'établissement du texte depuis le début et commençons par traiter du cas du manuscrit lui-même.
La transcription figure sur un feuillet particulier, puisque Rimbaud a écrit au recto et au verso. Il s'agit d'un feuillet composé de deux pages. Rappelons à Lefrère qu'il n'y a pas 24 feuillets paginés, mais 23 feuillets paginés, avec par exception un feuillet qui vaut pour deux pages. Et il s'agit précisément du feuillet qui contient la transcription de "Nocturne vulgaire" sur ce qu'on admet son recto paginé 21, tandis qu'au verso nous avons les transcriptions de deux poèmes "Marine" et "Fête d'hiver" avec la pagination 22.
Il ne s'agit pas du feuillet le plus propre de l'ensemble, à tel point qu'inattentifs les éditeurs pour la revue La Vogue ont manqué le relevé du titre "Fête d'hiver" sur le verso.
Rimbaud a transcrit quasi de justesse le poème sur le recto de ce feuillet manuscrit. Il a dû quelque peu tasser son écriture pour y arriver.


Pour l'établissement du texte, nous relevons bien l'absence d'accent pour l'adjectif "operadiques", mais une adaptation aux normes d'écriture de la langue française peut être envisagée. Nous observons la lacune du point de fin de phrase après "contournés", mais il convient évidemment de le rétablir. Pour le "Je", il y a une difficulté, la consonne a été repassée, et personnellement je ne suis pas capable à la vue du seul fac-similé de déterminer si un "j" minuscule a été transformé en "J" majuscule ou si à l'inverse un "J" majuscule a été corrigé en "j" minuscule. Il me semble plus naturel d'envisager que nous passons d'un "J" majuscule à un "j" minuscule dans la mesure où le tiret est placé à la fin de la ligne précédente, ce qui prouve déjà qu'il n'y a pas de retour à la ligne, dans la mesure où nous sommes au milieu d'une phrase, dans la mesure aussi où la majuscule ne fait pas sens : elle n'a aucune raison de figurer là. Il faudrait étudier le manuscrit directement sur cette question. Les rimbaldiens en ont sans doute déjà parlé, mais j'aimerais une nouvelle expertise.
Ce texte offre quelque chose de particulier au plan de la ponctuation. Il est flanqué de nombreux tirets. Il faut distinguer deux séries de tirets. Nous avons une première série de tirets pour mettre en relief une juxtaposition verbale et rendre l'énumération plus vive :
   Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, - brouille le pivotement des toits rongés, - disperse les limites des foyers, - éclipse les croisées.
Ce procédé ne concerne que la seule première phrase du poème.
Nous avons ensuite un abondant recours à des tirets qui dramatisent les attaques de certaines phrases, mais il ne s'agit pas d'un procédé pour exprimer le changement d'interlocuteur, il s'agit d'un procédé émotif. On supprimerait ces tirets, le sens du texte n'en serait pas altéré. Ce procédé est systématisé pour toute la fin du poème, pour toute sa seconde moitié si on peut dire. Les tirets rythment visuellement une succession d'énoncés courts d'une ou deux phrases.
- Un vert et un bleu...
- Ici va-t-on...
- (Postillon...
- Et nous envoyer...
- Un souffle disperse...
Au plan du manuscrit, dans chacun de ces cinq cas, le tiret est au début de la ligne de transcription. Cela n'est plus le cas dans les éditions traditionnelles du poème, puisque le premier cas : "- Un vert et un bleu..." est enchaîné au texte qui précède et ne forme donc pas un alinéa indépendant.
En revanche, dans l'édition originale du poème, nous n'avions pas cinq alinéas, mais bien six alinéas, car ce passage-là précisément : "-Un vert et un bleu..." était considéré comme un alinéa à part entière.


Offrons aux lecteurs le modèle alinéaire de l'édition originale du poème !

Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, – brouille le pivotement des toits rongés, – disperse les limites des foyers, – éclipse les croisées. Le long de la vigne, m’étant appuyé du pied à une gargouille, – je suis descendu dans ce carrosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés. Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée : et dans un défaut en haut de la glace de droite tournaient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins ;
– Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. Dételage aux environs d’une tache de gravier.
– Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes et les Solymes. Et les bêtes féroces et les armées,
– (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie ?)
– Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues rouler sur l’aboi des dogues…
– Un souffle disperse les limites du foyer.

Nous avons cette fois un texte en six alinéas. En revanche, d'autres modifications ont été opérées, certaines étant tout de même assez gênantes. Le verbe "tournoient" n'a pas été correctement déchiffré, ce qui nous vaut la leçon "tournaient". Naturellement, un accent est ajouté à l'adjectif "opéradiques" et un point à la suite de l'adjectif "contournés", ce qui relève du bon sens. Après "effacée", madame Grandsire (son nom figure sur le manuscrit) a préféré voir un double point plutôt qu'un point-virgule. Ensuite, bien qu'elle soit indiscutable par l'espace qu'elle occupe sur le manuscrit, la virgule après "répandues" a disparu également de la version imprimée dans la revue La Vogue. Mais le fait majeur, c'est que madame Grandisre a pris une initiative étonnante. Elle n'avait sans doute pas l'habitude de ces tirets. Elle a consenti à rendre deux séries de tirets, celle des soulignements de verbes pour la phrase initiale, et celle des cinq derniers alinéas du poème tel qu'elle l'a fait éditer. En revanche, elle a supprimé d'autorité les autres tirets qui ne semblaient pas s'homogénéiser dans l'ensemble, elle a supprimé les tirets placés avant et après "et les Solymes", reconfigurant nettement le rythme et même cette fois la syntaxe du propos : "et les Sodomes et les Solymes." Nous perdons le phénomène d'accroissement progressif : "et les Sodomes, - et les Solymes, - et les bêtes féroces et les armées," avec son rythme ternaire heurté. Une autre lecture est possible, les deux tirets encadrant "et les Solymes," pourraient s'interpréter comme l'équivalent de parenthèses, mais cette hypothèse ne nous paraît pas très heureuse :
– Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes, (et les Solymes,) et les bêtes féroces et les armées[.]
Enfin, madame Grandsire a conservé le tiret devant "je suis descendu", tout en optant pour une lecture d'un "j" minuscule, ce que nous trouvons significatif comme choix quant au débat sur la retouche manuscrite à cette lettre, mais elle a supprimé les deux tirets voisins, celui qui introduisait "Le long de la vigne..." et celui qui introduisait "Corbillard..." Il est sans doute significatif que ce manuscrit ait été préparé par l'épouse du patron et non par une ouvrière-typographe quelconque, car il ne s'agit pas de modifications anodines. Il a fallu une volonté expresse pour procéder de la sorte, et cette fois nous ne pouvons pas souscrire au choix opéré. Les tirets devant "Le long de la vigne", "Corbillard", "et les Solymes", "et les bêtes féroces et les armées," n'ont pas à disparaître sur décision éditoriale.
En revient-on à l'édition traditionnelle du poème pour autant ? Il me semble qu'il y a tout de même un point important de l'édition originale qui résiste à la remise en question : l'apparition d'un nouvel alinéa autonome !
– Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. Dételage aux environs d’une tache de gravier.
Les arguments pour plaider son autonomie ne manquent pas. 1) Mme Grandsire a identifié un retour à la ligne. 2) Nous avons une suite de cinq tirets en début de ligne sur le manuscrit qui tendent à correspondre à des attaques d'alinéas, dans quatre cas sur cinq aucun débat d'envisagé. 3) La clausule mise à part, les alinéas ainsi dégagés ont une tendance à un partage binaire des énoncés (j'introduis des barres obliques // pour signifier l'idée) :

– Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. // Dételage aux environs d’une tache de gravier.
– Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes, – et les Solymes, // – et les bêtes féroces et les armées,
– (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, // pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie).
– Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, // rouler sur l’aboi des dogues…

La division binaire est moins évidente pour l'alinéa des "Sodomes" et des "Solymes" où le rythme est plus saccadé. Dans le cas de notre alinéa "Un vert et un bleu...", il faut noter que la distribution des phonèmes participe à un effet de balancement :
– Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. Dételage aux environs d’une tache de gravier.
Ce jeu sur les phonèmes se diffuse, quoique discrètement, dans les alinéas suivants :

– Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes, – et les Solymes, // – et les bêtes féroces et les armées,
– (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, // pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie).
– Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, // rouler sur l’aboi des dogues…

Il y aurait d'autres jeux sur les phonèmes à commenter : l'écho syllabique entre "Sodomes" et "Solymes" souligne un [s] initiale qui est reconduit dans "songe" où on attendrait presque "bêtes de somme" avec la syllabe "so-", et le "s" à l'initiale est à nouveau significativement doublé dans l'expression "source de soie", tandis que "suffocantes futaies", qui reprend le "s" à l'initiale, va reprendre aussi la configuration du verbe "siffler", tandis que "futaies" reprend quelque peu d'autres mots avec un "f" à l'initiale où j'oserais inclure "foncés", mais bien sûr aussi "féroces" et "fouettés". Il faut encore souligner que "m'enfoncer" reprend toute la suite de phonèmes du mot "foncés". Par la terminaisons, "suffocantes" et "clapotantes" se font également écho.
4) Un autre point important est à souligner. Henry soutenait que pour qu'il y ait alinéa il faut qu'il y ait un émargement de première ligne sur le manuscrit. Cela est vrai, mais cela n'a rien de spécifiquement rimbaldien. Ceci dit, on peut envisager qu'à cause des tirets et de son doute pour faire rentrer sa transcription sur une seule page, notre poète a négligé d'accentuer ces marges. Murat a parfaitement raison de souligner que l'alinéa : "-Ici,..." suppose un décrochage thématique qui justifie par définition le retour à la ligne. On n'imagine pas cette partie du texte se fondre à tout ce qui précède, alors qu'un alinéa s'imposerait pour un ajout phrastique tel que :

    – Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues…

Citons le texte tel qu'Henry voudrait l'éditer. J'ignore quels seraient ses choix pour certains détails, mais je vais partir de la transcription de Guyaux et la réadapter en trois alinéas :

Un souffle ouvre des brèches operadiques dans les cloisons, – brouille le pivotement des toits rongés, – disperse les limites des foyers, – éclipse les croisées. – Le long de la vigne, m’étant appuyé du pied à une gargouille, – Je suis descendu dans ce carrosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés – Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée ; et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins ; – Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. Dételage aux environs d’une tache de gravier. – Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes, – et les Solymes, – et les bêtes féroces et les armées, – (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie).
– Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues…
– Un souffle disperse les limites du foyer.

Autant nous pouvons concevoir que la clausule soit détachée du reste, autant l'avant-dernier alinéa n'a aucune pertinence. Nous ne gagnons que la désagréable impression d'un bout de phrase détaché et laissé en suspens. Et l'enchaînement avec la clausule crée une lourde impression d'émiettement du discours. Il va de soi que le retour à la ligne est d'office pertinent pour "Ici...", et si le manuscrit confirme qu'il y a un alinéa pour "- Et nous envoyer," c'est qu'il y a aussi un alinéa pour "- Ici..." La balance du discours rend évidente cette présentation alinéaire. On ne peut pas en faire l'économie.
5) Le point 4) ne concernait pas directement l'établissement d'un alinéa pour "- Un vert et un bleu...", mais nous y venons. Madame Grandsire n'a pas mis de majuscule au "je" devant tiret du milieu de premier alinéa, et elle n'est pas revenue à la ligne devant le tiret non plus. C'est normal. Le tiret était en fin de ligne, et puisque nous sommes au milieu d'une phrase Madame Grandisre a considéré qu'il y avait eu remords de plume au plan du "j" qui serait passé de majuscule à minuscule. En revanche, il n'est pas anodin de constater que l'article indéfini "Un" de "Un vert et un bleu" soit flanqué d'une majuscule initiale, à tel point qu'il ressemble au premier mot du poème qui était le même article indéfini "Un" précisément. Or, ce "Un" vient après un tiret, mais surtout après un point-virgule. Le nom de madame Grandsire figure également sur le manuscrit du poème "Après le Déluge", ce qui suppose qu'elle a travaillé sur le cas du premier alinéa du texte avec un retour à la ligne après virgule ! Le cas se reproduisait ici selon elle. Et on ne peut que la comprendre. Pour elle, si l'article est attaqué par une majuscule, alors que le signe de ponctuation qui précède est un point-virgule, c'est que l'auteur a pensé qu'il y avait ici un retour à la ligne ! Un recours un peu flottant dans l'usage du tiret expliquerait que Rimbaud n'ait pas trouvé spontanément nécessaire d'émarger.
Personnellement, je considère que, moyennant la prise en considération d'un reste d'incertitude, le poème doit être édité soit en cinq alinéas comme c'est le cas traditionnellement, soit en six alinéas comme ce fut le cas dans l'édition originale, et cette option a pour l'instant ma préférence, même si je n'exclus pas de changer d'opinion ultérieurement.
Voici donc mon établissement du texte au terme de cette enquête, et il est inédit :

Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, – brouille le pivotement des toits rongés, – disperse les limites des foyers, – éclipse les croisées. – Le long de la vigne, m’étant appuyé du pied à une gargouille, – je suis descendu dans ce carrosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés. – Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée ; et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins ;
– Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. Dételage aux environs d’une tache de gravier.
– Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes, – et les Solymes, – et les bêtes féroces et les armées,
– (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie).
– Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues…
– Un souffle disperse les limites du foyer.

Pour le commentaire du poème, j'y reviendrai, mais je peux d'ores et déjà indiqué quelques points. D'abord, je n'identifie pas le "foyer" à un âtre de cheminée comme c'est le cas d'Albert Henry et de plusieurs lecteurs. Ensuite, j'identifie des allusions aux poèmes "Rêve parisien" et "Horreur sympathique" de Baudelaire dans cette composition. Enfin, si l'expression "maison de berger de ma niaiserie" peut renvoyer autant à Michelet qu'à Vigny, le renvoi à Vigny ne me paraît pas négligeable pour deux raisons : d'abord, Rimbaud a assisté à une conférence de Vermersch sur Vigny parmi les réfugiés communards à Londres, ensuite au-delà de sa ressemblance avec "Angoisse" et de son aspect d'image cliché sur le naufrage en mer, l'expression "rouler sur l'aboi des dogues" a le mérite étonnant de coïncider avec les trois premiers vers du poème "Les Oracles" de Vigny, et dans un contexte où le recours aux tirets introducteurs de vers est qui plus est frappant, sachant que le poème "Les Oracles" fait directement suite au poème "La Maison du berger" dans l'économie du recueil Les Destinées :
Ainsi, je t'appelais au port et sur la terre[,]
Fille de l'Océan, je te montrais mes bois.
J'y roulais la maison errante et solitaire.
- Des dogues révoltés j'entendais les abois.
- Je voyais, au sommet des longues galeries,
- L'anonyme drapeau des vieilles Tuileries
Déchiré sur le front du dernier des vieux rois.

3 commentaires:

  1. J'avais prévu de le dire, mais finalement j'ai oublié : j'interprète donc tout comme madame Grandsire qu'il y a un alinéa après un point-virgule avec une majuscule de début d'alinéa pour "Un vert..." J'ai rapproché cela des deux premiers alinéas de "Après le Déluge": "se fut rassise / Un lièvre..." Il va de soi que d'autres poèmes sont concernés, mais puisque dans le cas de "Nocturne vulgaire", notre retour en ligne est celui qui fait débat, il faut évidemment que nous avons un peu plus loin un alinéa avec retour à la ligne après virgule "et les armées,"...
    Donc le caractère acceptable de notre alinéa est impliqué par l'édition traditionnelle du poème.
    Je précise que l'émargement n'apparaît pas pour "-Un vert...", "- Ici..." et "-(Postillon..." Peut-on jouer à choisir où sont les alinéas ? Je fais observer que de "-Ici..." à "-Et nous envoyer..." inclus, nous avons une unité de discours. Cela n'a aucun sens d'imaginer termine un énorme paragraphe par la parenthèse : "- (Postillon...)" alors que "Et nous envoyer..." se rattache à un ensemble nettement articulé et semble une autre façon de parenthèse par rapport à "Ici, va-t-on siffler..."
    Mais cette analyse, je ne voulais pas la faire dans l'immédiat, je préfère la préparer.
    Evidemment, on peut trouver étrange qu'une moitié du poème fasse un seul paragraphe en intégrant des tirets introducteurs de phrases "Le long", "Corbillard" ou d'éléments verbaux "je suis descendu...", tandis que la seconde moitié préfère un retour quasi systématique à la ligne en fonction des tirets sinon des phrases.
    Mais je fais remarquer que le débat n'est pas entre un poème en un paragraphe et un poème partiellement en alinéas (d'ailleurs, les tires devant "Le long de la vigne...", "je suis descendu" et "Corbillard" ne sont pas en attaque de ligne et celui devant "je suis descendu" est un peu sur un autre plan, le débat est bien entre trois, cinq et maintenant six alinéas pour ce poème. Je n'irai donc pas jusqu'à envisager que Rimbaud a soudain en cours de transcription décidé de revenir à la ligne devant des tirets, alors que ce n'était pas prévu. Je pars du principe qu'on a bien un paragraphe important et cinq brefs alinéas.

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    1. C'est pas possible, il y a un programme qui corrige mes mots à ma place comme sur un smartphone ou comme sur certains sites !? "retour en ligne", "il faut que nous avons", je ne faisais pas ces erreurs-là avant.

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    2. J'ai oublié de préciser également que le texte de madame Grandsire réintroduisait de force un point d'interrogation dans le texte rimbaldien, ce qui mériterait débat.
      Puis pour "et les Sodomes et les Solymes", deux tirets ont disparu, l'un qui lançait "et les Solymes" et l'autre qui lançait la suite, mais avec le premier tiret une virgule a disparu et c'est ce qui justifie mon texte qui parle de refonte en syntaxe.

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