jeudi 24 décembre 2020

Les "trois" versions de "Tête de faune" !

Il n'existe que deux versions du poème, mais l'une des deux versions est désormais fonction de deux états distincts, et on va voir ce qu'il y a d'intéressant sur le sujet.

La version la plus connue du poème "Tête de faune" fut la dernière des "trois" à être publiée et elle passe pour la dernière mise au point du poète, la version décisive, ce que nous allons quelque peu remettre en cause. Elle provient de l'ensemble paginé de transcriptions manuscrites que Verlaine a établi et qui fut remis à Forain puis passa des mains de Millanvoye à celles de Louis Barthou. Il s'agit d'une copie faite par Verlaine et considérée comme fiable, c'est depuis 1912 la version que privilégie tous les éditeurs, c'est la seule version manuscrite connue et elle fait partie d'un dossier conséquent de poèmes, ce qui favorise mécaniquement sa diffusion.
Une autre version a été publiée plus tôt par Verlaine dans Les Poètes maudits. Nous n'en possédons pas le manuscrit, et c'est cette absence d'accès aux manuscrits utilisés pour Les Poètes maudits qui explique que les versions du dossier paginé remis à Forain se soient imposées par la suite comme supports de référence. Mais il y a d'autres faits à observer. Verlaine possédait une version manuscrite du poème dès l'année 1883 et il en communiquait des transcriptions à certains de ses amis, en tout cas à Charles Morice dans une lettre du 2 novembre. Et, plus tard, le 8 avril 1884, Verlaine conseillait à Morice de citer le poème dans un compte rendu des Poètes maudits pour La Revue critique, le 13 avril 1884. Ici, il faut comprendre qu'en 1883-1884 Verlaine n'a publié que le début des Poètes maudits et dans la notice consacrée à Rimbaud figurent plusieurs poèmes, mais pas "Le Cœur volé" et "Tête de faune". A cette époque, Verlaine ne connait pas les manuscrits remis à Izambard, et donc ni "Le Cœur supplicié", ni "Le Cœur du pitre". Il n'a pas non plus accès à la suite paginée manuscrite remise à Forain où figurent une version en trois triolets du poème "Le Cœur volé" et l'unique version manuscrite connue de "Tête de faune". Verlaine possédait un manuscrit en deux triolets du "Cœur volé" et un manuscrit d'une autre version de "Tête de faune". Jacques Bienvenu a soutenu l'idée que le manuscrit de "Tête de faune" utilisé pour Les Poètes maudits venait de Banville, et celui de "Paris se repeuple" viendrait plutôt de Charles Cros. Mais peut-être pouvons-nous aller plus loin. Dans la rubrique des Poètes maudits consacrée à Rimbaud, Verlaine a fait publier plusieurs poèmes première manière de Rimbaud, mais seulement quelques vers de "Paris se repeuple". Ce poème sera publié bien plus tard et avec des différences qui imposent l'idée de deux manuscrits. On peut penser que "Tête de faune" et "Le Cœur volé" ont été écartés parce qu'il ne fallait pas dépasser un certain nombre de pages, éventuellement parce que "Le Cœur volé" était en triolets et parce que "Tête de faune" amorçait la versification "seconde manière". Il peut aussi s'envisager que ces deux manuscrits sont arrivés trop à Verlaine pour figurer dans la première édition des Poètes maudits. Toutefois, Verlaine s'est rattrapé, dans la rubrique des Poètes maudits consacrée à lui-même il a publié deux poèmes inédits de Rimbaud "Le Cœur volé" dans une version en deux triolets et "Tête de faune", mais toujours pas "Paris se repeuple", poème long et qui parle de l'adhésion de Rimbaud à la Commune en termes explicites.
On peut se demander si "Tête de faune" et "Le Cœur volé" ne viennent pas tous deux de manuscrits remis par Rimbaud à Banville. Le poème "Tête de faune" avait quelque chose à dire à Banville, à cause de son sujet, à cause de ses allusions à Glatigny, à cause aussi de rimes qui soit venait de Banville, soit étaient supposées l'énerver : "d'or"::"dort". Mais la forme du triolet concerne également Banville. Le poème est étonnamment allégé de la strophe aux hoquets de rime en "-iques", mais on sait que Banville n'a pas persévéré dans les poèmes en plusieurs triolets. Il n'y en avait que deux dans l'édition des Odes funambulesques et aucun ne comptait trois triolets. "Monsieur Jaspin" était en deux triolets. Dans les Nouvelles Odes funambulesques ou Occidentales, Banville ne publie que des poèmes en un seul triolet. En clair, il me semble que la version en deux triolets a pu être remise à Banville pour mieux coïncider avec "Monsieur Jaspin" et éviter de se rapprocher des longs développements en triolets. Notons que la version en deux triolets est la plus tardive version du poème connue, ce que permet assez aisément d'affirmer la faible ponctuation sur la copie manuscrite faite par Verlaine, puisque la ponctuation a été rehaussée lors de la publication. Rimbaud aurait-il remis tardivement en 1872 une version faiblement ponctuée à Banville avec une copie d'un poème lui plus récent "Tête de faune" ? Dans le dossier paginé de Verlaine, le poème "Le Cœur volé" est transcrit en trois triolets toujours. Précisons que la version en deux triolets ne porte même pas de titre, sur le modèle de manuscrits de poèmes "nouvelle manière" notamment.
Banville aurait-il possédé trois manuscrits du "Coeur volé" sans titre, de "Tête de faune" et de "Paris se repeuple" qui lui aurait été donné vers février-mars 1872, sinon plus tard en mai-juin 1872, puis qui aurait été remis à Verlaine à la toute fin de l'année 1883 ? Ou tout cela s'écroule comme un château de cartes et les transmissions des manuscrits seraient distinctes ?
Contentons-nous de traiter le cas de la version de "Tête de faune" publiée dans Les Poètes maudits. Cette version a été imprimée dans la revue La Vogue le 7 juin 1886, mais pas par Verlaine directement. Il n'était pas en train de diriger les ouvrières-typographes. Et c'est pour cela que la version est considérée comme "probablement approximative" par Murphy dans son édition philologique de 1999.
Et depuis longtemps, les rimbaldiens cherchaient à mettre la main sur des exemplaires de la Revue critique dans laquelle écrivait Charles Morice (il existait au moins une revue homonyme), notamment le numéro du 13 avril 1884, puisque Morice y avait fait apparemment un compte rendu des Poètes maudits et que Verlaine lui avait conseillé de publier le texte encore inédit de "Tête de faune".
L'intérêt était d'identifier l'édition originale d'un poème de Rimbaud, mais le plus important c'est sans doute la confrontation des textes pour vérifier s'il n'y a pas des coquilles, des détails de ponctuation à améliorer. Or, Olivier Bivort a découvert un exemplaire de ce numéro du 13 avril 1884 avec ce qu'on était sûr d'y trouver le compte rendu des Poètes maudits par Charles Morice et avec ce qu'on était persuadé d'y trouver l'édition originale de "Tête de faune".
Or, comme nous possédons le manuscrit de la suite paginée remise à Forain, nous avons donc accès à un document tiers ayant valeur d'arbitre pour certaines différences entre l'édition du texte dans la Revue critique et celle faite dans Les Poètes maudits. Sans grande surprise, la version la plus scrupuleuse est celle de l'ami Charles Morice dans la Revue Critique et encore une fois on découvre le côté négligent des éditeurs de La Vogue. Précisons que Charles Morice ne s'appuie pas directement sur le manuscrit utilisé par La Vogue, il s'appuie sur une copie fait exprès pour lui par Verlaine, il recopie donc le poème ou prend le texte transcrit par Verlaine et l'envoie à la revue pour le faire imprimer. Il semble donc y avoir plus d'étapes intermédiaires. Oui, mais Verlaine est un copiste idéal, Morice est un ami proche et qui se met en-dessous en compétence de jugement sur la poésie, et enfin la Revue critique produit un compte rendu qui ne suppose pas des interventions sur le texte selon des vues poétiques qui seraient propres à l'équipe dirigeante.

Version manuscrite de la copie de Verlaine (faiblement ponctuée) dans la suite paginée remise à Forain :

               Tête de faune.

Dans la feuillée écrin vert taché d'or
Dans la feuillée incertaine et fleurie
De fleurs splendides où le baiser dort,
Vif et crevant l'exquise broderie,

Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches :
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.

Et quand il a fui - tel qu'un écureuil -
Son rire tremble encore à chaque feuille
Et l'on voit épeuré par un bouvreuil
Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille[.]

___________________________

Version tirée d'un manuscrit inconnu, imprimée dans Les Poètes maudits :

               TETE DE FAUNE

Dans la feuillée, écrin vert taché d'or,
Dans la feuillée incertaine et fleurie,
D'énormes fleurs où l'âcre baiser dort
Vif et devant l'exquise broderie,

Le Faune affolé montre ses grands yeux
Et mord la fleur rouge avec ses dents blanches.
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux,
Sa lèvre éclate en rires par les branches ;

Et quand il a fui, tel un écureuil,
Son rire perle encore à chaque feuille
Et l'on croit épeuré par un bouvreuil
Le baiser d'or du bois qui se recueille.

____________________________________

Version tirée soit d'une copie manuscrite de Verlaine du manuscrit utilisé par La Vogue, soit d'une copie manuscrite par Morice d'une copie par Verlaine du manuscrit utilisé par La Vogue :

                   Tête de faune

Dans la feuillée, écrin vert taché d'or,
Dans la feuillé incertaine et fleurie
D'énormes fleurs où l'âcre baiser dort,
Vif et crevant l'exquise broderie

Le faune affolé montre ses grands yeux
Et mord la fleur rouge avec ses dents blanches ;
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux
Sa lèvre éclate en rires par les branches :

Et quand il a fui - tel un écureuil,
Son rire perle encore à chaque feuille,
Et l'on croit épeuré par un bouvreuil
Le baiser d'or du bois qui se recueille.

________________________

J'ai cité les deux premières versions en reprenant les transcriptions philologiques de Steve Murphy en 1999. J'ai ajouté un unique point logique entre crochets à la fin de la première version. Il faut bien comprendre que l'absence de ponctuation est liée à une pratique lacunaire, désinvolte.
N'ayant pas le volume d'hommages à Pakenham sous la main, j'ai retranscrit la version de Morice à partir de la transcription de Bienvenu.
Par exception, je n'ai pas mis les vers en italique.
Il y a deux apports majeurs dans la comparaison des trois versions.
Il faut d'abord comparer les vers 4 :

Vif et crevant l'exquise broderie, (copie manuscrite connue)

Vif et devant l'exquise broderie, (La Vogue)

Vif et crevant l'exquise broderie (Revue Critique)

Ni Morice, ni même Verlaine ne peuvent inventer le déchiffrement exact "crevant" si la leçon authentique était "devant". Dans l'absolu, c'est possible, mais il est plus simple d'envisager que ce soit la revue La Vogue qui s'est trompée. Disparaît du coup un des deux seuls points qui encourageaient à préférer le premier quatrain de la copie manuscrite à sa version dans Les Poètes maudits. Désormais, il ne fait plus aucun doute que la plus belle version du poème "Tête de faune" est celle qui a été publiée dans la Revue critique. Au passage, cela me fait me rendre compte d'une de mes maladresses. J'ai tendance récemment à ponctuer la reprise "Dans la feuillée," alors qu'elle ne l'est jamais au vers 2, ce qui est sans doute une conséquence de l'importance que j'accorde à son rôle dans le signalement de la scansion métrique. Le déploiement est plus souple et surtout demande de bien sentir l'amplification : "Dans la feuillée, écrin vert taché d'or," puis "Dans la feuillée incertaine et fleurie / De fleurs énormes où l'âcre baiser dort, / [...]" Moins le passage est ponctué, mieux passe la reprise immédiate "fleurie" et "fleurs", bien qu'elle puisse encore choquer un flaubertien. Pour la reprise "fleurie" et "fleurs" j'aurai prochainement des arguments à développer à partir de Glatigny et de la comédie Le Bois.
L'autre leçon importante concerne le vers 9 :

Et quand il a fui - tel qu'un écureuil - (copie manuscrite)

Et quand il a fui, tel un écureuil, (La Vogue)

Et quand il a fui - tel un écureuil, (La Revue critique)

La structure de la copie manuscrite est assez lourde avec la forme "tel qu'un..."
On observe toutefois que Rimbaud n'a jamais renoncé au trait allongé. Celui en fin de vers disparaît, ce qui pourrait laisser penser que la parenthèse fermée ou pas c'est un peu la même chose pour Rimbaud. Ceci dit, la version de La Revue critique dynamique la poussée vers la rime, ce qui a son importance vu que nous avons un appel de rime, mais le brouillage avec le vers suivant. Je vous mets la transcription suivante, exprès pour que vous compreniez :
                        [...] - tel un écureuil,
Son rire perle encore à chaque feuille,
Ce n'est ni Morice, ni Verlaine qui ont pris l'initiative d'ajouter ce trait allongé, c'est plutôt la revue La Vogue qui a pris l'initiative de refouler un signe typographique peu usuel.
Il y a d'autres points à observer, même si les conclusions seront moins importantes.
Pour le vers 8, seul le manuscrit connu adopte la forme "sous les branches" qui vient directement du vers final du poème "Sous bois" de Glatigny que ce vers 8 précisément réécrit. Il n'est pas complètement exclu que Verlaine lui-même ait mal déchiffré le manuscrit utilisé pour Les Poètes maudits, mais à moins d'une explication subtile ramenant tout à une copie intermédiaire de Verlaine utilisée par tous, on constate bien que sur les deux branches parties du manuscrit détenu par Verlaine en 1883 on aboutit à la leçon "par les branches" : elle a de sérieuses chances d'être authentique. Je remarque que la copie manuscrite comporte au vers 3 la leçon "splendides" qui reprend le verbe "resplendit" du poème "Sous bois" de Banville auquel Rimbaud a repris trois mots à la rime "fleurie", "broderie" et "yeux". Pour moi, cela va dans le sens d'une évolution du texte où la copie manuscrite connue serait une version plus ancienne et la version publiée (non plus dans La Vogue, mais dans la Revue critique) serait plus aboutie et plus récente. Rimbaud serait allé en s'éloignant un peu plus de ses modèles.
Pour l'emploi de majuscules sur certains mots, il est plus difficile de trancher spontanément. Seule La Vogue met un F majuscule au mot "faune", mais il faut se garder de considérer que la version scrupuleuse de Morice a tous les mérites. Dans la version manuscrite connue, les majuscules dûment vérifiées se trouvent sur "Baiser" et "Bois" au dernier vers. Qui plus est, les deux versions manuscrites connues de "Voyelles" imposent des majuscules sur des mots différents. La copie de Verlaine impose des majuscules aux mots "Mondes" et "Anges" mais pas à la mention finale "ses yeux" ni à l'expression "suprême clairon", contrairement à la version autographe. Les versions connues du poème "Paris se repeuple", non manuscrites pour l'essentiel (petite exception avec Vanier), posent des problèmes similaires au sujet de l'identification des majuscules à l'initiale de certains mots et il faudrait éventuellement comparer les versions manuscrites de "Famille maudite" et "Mémoire".
On se gardera de conclusion hâtive sur la nécessité d'une majuscule ou non au nom "Faune".
Pour la ponctuation, il faudrait prendre du recul avec une grande étude transversale sur l'ensemble des poèmes et versions connues des poèmes. Toutefois, il semble que la version de Morice contienne elle aussi une virgule ajoutée au manuscrit au vers 10 ("à chaque feuille,") alors que ni le manuscrit connu ni la version de La Vogue n'en mettent une. Je signale ce fait à l'attention, mais je précise que je ne suis pas pour sacraliser les manuscrits. Ma conception, c'est que Rimbaud et même Verlaine pouvaient être désinvoltes en fait de ponctuation, ce qui est une évidence dans le cas des absences de point final à un poème, mais que, face à ces lacunes, l'éditeur dispose. Le danger, c'est la tendance à trop ajouter de signes de ponctuation, mais il existe quand même des passages obligés de la norme. Il va de soi que Rimbaud et Verlaine s'ils économisaient ainsi de l'encre et s'adonnaient à des facéties capricieuses n'avaient pas le projet vingtièmiste d'une poésie imprimée sans signe de ponctuation. Gardons-nous d'un tel anachronisme et rappelons que les manuscrits utilisés n'étaient pas des mises au propre en vue de la publication, malgré les discours délirants à ce sujet qui ont pu être émis.
Enfin, puisque je commence à plaider, à l'inverse du consensus actuel, l'idée que la leçon de La Revue critique est postérieure à l'état du manuscrit connu, j'ajoute que la variante de "tremble" à "perle" permet à Rimbaud de cesser d'accentuer l'idée d'effroi pour mobiliser un autre jeu, mais cela s'appuie encore une fois sur les sources au poème. Le verbe "tremble" vient de la pièce Le Bois, mais le choix de "perle" ne s'en éloigne pas tant qu'il y paraît. Au vers 8, Rimbaud a réécrit le vers final de "Sous bois" de Glatigny et reprit une partie de la rime avec la mention "sous les branches" devenue "par les branches". Rimbaud n'a pas gardé la rime avec "pervenches", mais il a remarqué la présence du "pied" et il a exploité la rime très convenue "blanches"::"branches". Toutefois, la mention "dents blanches" dans "Tête de faune" peut dès lors se rapprocher de l'expression "dents de perle" qui figure dans la comédie Le Bois. Je laisse à ceux qui pensent que cette circulation des renvois est parfaitement aléatoire et due à des accidents du hasard non voulus par le poète le sentiment hautain de leur intelligence.

7 commentaires:

  1. Des aiguilles, du fil, des boîtes demi-closes,
    Les laines de Milet, peintes de pourpre et d'or,
    Emplissent un panier près du rouet qui dort.
    dans un poème particulièrement "parnassien" des Contemplations. Rime riche, voyante, mais pas supposée du tout choquer.

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    1. Tu vas énerver Jacques Bienvenu ! (Au passage, tu m'a mis deux fois le même commentaire à 17 minutes d'intervalle. Il faut savoir que je dois valider les messages avant de les mettre en ligne. Je censure le moins possible.)
      Maintenant, l'explication !
      La rime "dort"::"d'or" pose problème à cause du "t", Murat a dit dans son livre L'Art de Rimbaud que même Banville avait utilisé cette rime. Mais Bienvenu a fait son enquête et a rapporté que non.
      Et, bon, je sais plus quels étaient les remous sur cette rime avant l'intervention de Bienvenu, mais Bienvenu a vu quelque chose d'énorme. Bienvenu n'est pas le meilleur rimbaldien ou le meilleur spécialiste en métrique, mais c'est un fait qu'il a une organisation cérébrale de mathématicien avantageuse. Or, il a cerné que la rime "d'or"::"dort" revient essentiellement dans un contexte de réplique à Banville, comme il a cerné qu'il n'en est pas question dans le Petit traité de poésie française, et il a su deviner entre les lignes que Banville avait dû lui parler de son traité et de cette rime et de quelques autres sur "lys" dans la réponse qu'il a faite à la lettre de mai 1870. Cela ne te plaira pas, je pense que tu as une démarche subtile qui refuse magnifiquement l'intuitionnisme, mais à un moment je pense que tu places la barre de fin de non-recevoir trop haut, cela ne plaira pas à Circeto, etc. Moi, je suis complètement acquis à l'idée de cette importance du débat entre Banville et Rimbaud sur cette rime, c'est même moins un débat qu'un point d'accrochage rancunier de la part de Rimbaud qui transforme cela en scie provocatrice.
      Et il va de soi que je suis au courant que cette rime est pratiquée par Hugo, Musset et d'autres. C'est au sens de l'extrême rigueur que cette rime est refoulée. Précisément, ta réaction serait peut-être finalement celle d'un Rimbaud refusant de trouver sa rime irrégulière.
      Pour ne pas être coupé, la suite dans une deuxième réponse.

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    2. Le détail de la rime chez Rimbaud :
      "Ophélie" rime "dort"::"d'or" (v.14- 16 4e quatr.). Poème envoyé avec "Par les beaux soirs d'été..." et "Credo in unam" à Banville le 24 mai 1870. Aussi intéressant pour les deux rimes "lys"::"hallalis" et "cueillis"::"lys" qui encadrent tout le poème avec la rime doublée "étoiles"::"voiles" (1er et dernier quatr.) : Banville dénonce dans son traité de tels rimes y compris chez Hugo ! Il parle de rimes à faire sursauter un Marseillais (Ah ah ah ! rire gras) : lyss de la Canebière. Et il y aussi une licence "par un fleuve emporté" où c'est bien gentil de lire que c'est le fleuve qui est déchaîné, quand on a compris que l'idée initiale c'est que c'est Ophélie qui est emportée. Et ce genre de licence, Banville le dit dans son traité, il n'en faut pas.
      Dans sa lettre du 15 août 1871, Rimbaud rappelle à Banville qu'il lui avait répondu. Peu après en principe car ensuite guerre en juillet, siège de Paris en septembre et Commune. Banville a dû répondre en juin. La lettre d'août 1871 est la 1ère à Banville depuis, puisque Rimbaud rappelle un échange d'il y a un an et il envoie un poème qui parle de fleurs et notamment de lys. Bienvenu a parfaitement compris entre les lignes que Banville a répondu à Rimbaud en critiquant sa rime sur les lys et dans le poème "Ce qu'on dit..." on retrouve la rime de "Ophélie" avec des images qui, j'ajoute cette idée, préfigurent "Tête de faune" : "aux abords du Bois qui dort,"::"pommades d'or".
      Rimbaud a dit que Banville a répondu en 1870. Revenons-y.
      Dans "Vénus Anadyomène", 27 juillet, rime "ressort"::"essor" dans un sonnet qui s'inspire du disciple de Banville, Glatigny, et présence du mot "pommadés" à la rime, à ajouter au travail de Bienvenu.
      Ensuite, dans "Le Mal", poème de la mi-août 1871, (allusion aux charges de cavalerie désastreuses des côtés tant français que prussiens, même si les prussiens gagnent tout le temps), on retrouve la rime vers 10 et 11 du 1er tercet : "calices d'or";;"s'endort" avec variante verbale. Cela n'a rien à voir avec Banville, certes, mais si on ignore la date de composition exacte d'Un coeur sous une soutane, on sait que c'est à peu près contemporain, et dans cette nouvelle Rimbaud parodie moins Lamartine que Banville dans le poème "La Brise" : "Dort le zéphyr à douce haleine", c'est du Banville qui fait pouffer de rire les Labinette. Et la rime finale est "condor"::"endort". Rimbaud est obsédé par cette rime, autrement moins courante chez les autres poètes. Quelle concentration en 1870 ! Toujours un lien à Banville, sinon à Glatigny, sauf "Le Mal", lien indirect à cause de "La Brise".

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    3. Beaucoup de poèmes en 71-72, mais la rime "d'or"::"dort" ne concerne que Ce qu'on dit au poète et Tête de faune, deux pièces expressément liées à Banville, puisque "Tête de faune" c'est Glatigny; "Erato" et "Sous bois" de Banville, toute la pensée de Banville même... Ajoutons "Les Mains de Jeanne-Marie" avec "d'or"::"dort", poème de mise en boîte du Gautier ayant écrit les anticommunards Tableaux du siège. Rimbaud fait cela sur un principe partiellement attribué à Banville, la parodie déclarée d'un poème célèbre, principe funambulesque qui caractérise aussi la manière de Glatigny, du archiconnu.
      Poèmes zutiques, para-zutiques et "seconde manière", Rimbaud n'utilise pas la rime, il refuse de l'exhiber comme étendard de la rime fausse. Et puis vient "Poison perdu" dont les tercets ont la rime en participe passée sans consonne d'appui, le quasi unique cas où elle est obligatoire pour montrer qu'on n'est pas un flemmard : "piquée"::"trempée"::"préparée".
      Que des coïncidences mises en roman tout ça ? C'est marrant, je n'arrive pas à y croire.

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    4. J'ajoute (et Joyeux Noël en passant) qu'en 2004 Jean-Pierre Bobillot a fait une conférence où il est question de la rime finale du "Sonnet du Trou du Cul". Bobillot est le métricien qui développe le plus nettement un discours similaire à celui de Jacques Roubaud, puisqu'il reprend l'idée que la révolution métrique est une révolution de poète à mettre en parallèle avec l'adhésion à la Commune. Or, en 2004, (sinon en 2002 je ne sais plus) dans un colloque qui est ensuite devenu un important tome de la revue Parade sauvage que je n'ai plus (destruction par les eaux de mes deux tomes personnels), il a fait une conférence où il souligne que, de Credo in unam à Vénus Anadyomène, on passe de la rime incorrecte "Vénus"::"venus" à la rime correcte "Vénus"::"anus", ce qui est inévitablement piquant vu le mot de la fin. Et cela rejoint l'idée que "Vénus Anadyomène" est une rumination au sujet des rimes suite à la réponse de Banville.
      "Vénus Anadyomène" avait d'ailleurs une autre excentricité folle sur le manuscrit remis à Izambard, le problème d'alternance entre quatrains et tercets, ce qui disparaît sur le manuscrit remis à Demeny par simple interversion de deux vers.

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    5. Pour "Tête de faune", je prépare la partie 2 de l'article le comparant à la comédie "Le Bois".
      Voici pour la revue des rimes :
      "d'or"::"dort" : rime clef de défi à Banville, avec en plus des images déjà structurées dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" avec la même rime. En-dehors du "Bois", j'ai d'autres recherches à faire donc à ce sujet.
      "fleuries"::"broderies" rime reprise à "Sous bois" de Banville avec en prime la mention "yeux" pour une autre rime (Murphy), j'adhère à ce relevé et le développe, j'ai des idées sur fleuries de fleurs, car on a des séquences fleuries d'autres trucs dans Glatigny, je dois dresser un catalogue.
      Rime : "yeux"::"(vin) vieux" : là je n'ai qu'une part de la rime sourcée (voire "fleuries"::"broderies", mais peu importe.
      Rime "blanches"::"branches" reprise partielle "branches" à "Sous bois" de Glatigny et au lieu de "pervenches", rime "blanches"::"branches" qui cible moins un auteur qu'une certaine idée de rime facile dans la poésie célébrant la Nature. (je laisse mon idée sur "dents de perle" de côté).
      Rime finale "feuille"::"se recueille", rime reprise au poème "Le Bois".
      Enfin, il reste sans aucune source (au moins pour l'instant) la rime "écureuil"::"bouvreuil" avec deux animaux, la première sous une forme de comparaison (éventuellement chercher ce style de comparaison sans la rime chez Glatigny ou Banville). Quant au "bouvreuil", il est du coup à l'avant-dernier vers mais pas à la rime de "Credo in unam" et à l'avant-dernier vers ici. Faut que je voie s'il y a du bouvreuil dans Banville, sinon une amorce d'équivalence.
      Pour "Dans la feuillée", je joue sur une catégorie étendue de synonymes : "feuillage", "couvert", "ramure", "ramée", éventuellement "taillis", "sous-bois" évidemment, mais aussi "broussailles" présent dans "Le Bois". "taché d'or", je rapproche cela de la didascalie "tamisée par le soleil" dans Le Bois, et ainsi de suite. Mais la motivation c'est le sens allégorique commun à Tête de faune et Credo in unam, et là je mobilise d'autres citations du Bois.

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    6. Pour les explications de "Tête de faune", il faut aussi montrer que les lectures précédentes ne lient pas correctement "Tête de faune" à "Credo in unam".
      1) J'ai cité un compte rendu du Bois dans un n° du Journal de Monaco de 1871 même avec à la clef le mot "néo-parnassien" et les mentions des antiques, d'idylle, de pastorale, de Théocrite, d'églogue, je pensais aussi bien sûr au premier poème de L'Adolescence clémentine qui est une adaptation d'un poème latin... Je pense à des vers de La Fontaine, je pense aux ariettes. C'est une amplification radicale et j'ai cité "Eclaircie" de Victor Hugo et "La Lyre dans les bois" de Banville qui sont le "tremplin" si j'ose dire pour comprendre la vraie visée de sens de "Tête de faune", laquelle est explicitée déjà dans "Le Bois".
      2) Murphy a privilégié en 90 l'idée que le thème était parnassien mais pas du tout traité ainsi puis en 2004 l'idée sexuelle avec le recueil sous le manteau de Glatigny. Je n'ai plus l'article sous la main, mais il ne doit pas exploiter Le Bois, parce que l'idée m'a trotté dans la tête dès 2004 et j'ai lu Le Bois un peu après, comme j'ai lu Le Chandelier de Musset. Je savais que Le Bois ça matchait, mais j'ai découvert plus récemment comment bien appuyer dessus. Le Chandelier, là, c'est Glatigny et l'opéra-comique qui ont tout débloqué.
      3) Des lectures cryptées sont tentées : une amie m'avait fait part d'une lecture communarde avec le vert versaillais et le rouge communard, je n'y ai pas adhéré. Sur le net "Rimbaudexpliquéfree" on a le faune c'est Verlaine et d'autres trucs où Credo in unam est cité mais dans un bazar critique contemporain, pas du tout armé culturellement.
      Bardel, il évite le commentaire, mais on relève "thème parnassien", "impressionnisme verlainien" (???), "démontrer l'érotisme implicite du texte" (...), "thème si rebattu", "possible 'finalité' intertextuelle clandestine"...
      Bref, je vais plus loin.

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