mardi 28 août 2018

Des vers et des larmes dans Vigny, quel rapport avec Rimbaud ?

En ce moment, je travaille sur d'épais dossiers. Je prends des cahiers de brouillon et j'y fixe pas mal de notes. J'ai quelques cahiers de notes sur différents romans et j'en ai commencé un sur La Confession d'un enfant du siècle de Musset. Depuis très longtemps, et cela a commencé avant même que je n'écrive sur le net, j'ai cette idée qui me travaille et revient sans cesse que je dois un jour établir les liens entre La Confession d'un enfant du siècle et "Les Déserts de l'amour". Le roman de Musset n'est pas de bonne qualité. Il doit sa célébrité pour l'essentiel à son deuxième chapitre. Pour le reste, il y a beaucoup à redire et je ne suis évidemment pas le seul à penser que le roman est raté. J'ai par ailleurs plusieurs éditions de ce roman, puisqu'il a été amputé de plusieurs passages à partir de 1840 environ. Je lis les deux versions, mais je pars du principe que Rimbaud a lu la version allégée, si jamais il l'a lu, cet ouvrage. Je publierai le fruit de mes travaux plus tard. En revanche, en ce moment, je travaille aussi à une nouvelle série de cahiers de notes sur des œuvres en vers : recueils, pièces de théâtre ou autres. Je dois absolument mettre en forme toute la science historique que je possède sur l'histoire du vers. J'ai déjà publié sur ce blog une étude sur le rôle clef de Vigny. Vigny a été un relais important entre André Chénier et Victor Hugo. Le problème, c'est qu'une partie de l'analyse déborde sur le cadre métrique posé par les spécialistes de versification, et notamment par Benoît de Cornulier. Pour des raisons de rythme ou de ponctuation, l'appréciation d'une audace métrique peut très vite changer. Selon ce qui complète l'hémistiche, un rejet peut être naturel, admissible par un classique, ou franchement déviant. J'ai tout de même cerné des points bien précis : le rejet d'adjectif épithète, le rejet verbal brusque, quelques rejets de compléments d'objets sinon d'attributs.
J'ai souligné que Vigny avait osé le rejet d'épithète dès son poème Helena, pourtant retranché de "l'élite de ses œuvres" par la suite, et j'ai souligné à quel point la publication en revue du poème "Dolorida" avec son rejet de l'adjectif "horrible" avait été le déclencheur de la mode romantique du rejet d'adjectifs épithètes. Hugo, Lamartine et les autres ont emboîté le pas à partir de 1824-1825, le poème "Dolorida" ayant été publié en octobre 1823.
Tout n'est pas réglé pour autant. Certains vers ont des profils particuliers qui m'interpellent et j'ai surtout une grande enquête à mener sur l'émergence du trimètre. Vigny ne s'y est pas risqué, mais une poignée de vers soit s'en rapprochent, soit s'en démarquent.
Je ne me rappelle plus si j'ai déjà cité le vers suivant du poème "La Prison" :

Un flambeau la révèle + entière : ce n'est pas
Il s'agit d'un rejet de l'attribut de l'objet, ce qui me demande une enquête distincte du cas des adjectifs épithètes. Et je dois vérifier si ce vers a des liens avec les premières audaces hugoliennes. Il me semble que oui, mais j'y reviendrai. Le poème "La Prison" figure déjà dans le recueil publié par Vigny en mars 1822.
Un autre point important ! J'ai étudié récemment les liens entre Amédée Pommier et Victor Hugo dans le recours aux vers courts. Cela fait partie d'un ensemble de considérations inédites de mon article à paraître au sujet de l'Album zutique. Les vers de moins de quatre syllabes sont considérés comme des acrobaties non poétiques. Victor Hugo a contribué à relativiser ce jugement avec quelques "ballades" du recueil Odes et ballades, avec quelques poèmes inclus dans ses drames, avec "Les Djinns" du recueil Orientales. Mais l'étude des épigraphes aux poèmes des Odes et ballades révélaient l'importance à ce sujet de la référence aux poètes du seizième siècle et notamment à un type de sizain avec un vers de base de sept syllabes qui à deux reprises alterne avec un vers de trois syllabes. Cette strophe est employée par Ronsard, Belleau, reprise par Sainte-Beuve, ce qu'on apprend rien qu'en lisant les épigraphes des Odes et ballades. Or, Amédée Pommier a repris cette strophe elle-même dans son recueil Colifichets qui contient des poèmes en vers d'une, deux ou trois syllabes. Et il a même, dans une autre composition, inversé cette strophe avec un vers de base de trois syllabes qui alterne à deux reprises avec un vers de sept syllabes.
Conscient de cela, je relis les poèmes de Vigny et j'observe que la référence au seizième siècle s'y trouve également, quoique déployée différemment. J'avais déjà dans l'idée que les poètes du dix-neuvième siècle faisaient allusion parfois à des formes plus libres du seizième siècle, mais ici j'observe le côté référence à une époque passée précise. Cela ne concernera pas Rimbaud de la même façon. Pour Rimbaud ou Verlaine, l'idée du vers court permet surtout de s'opposer au classicisme, il n'y a pas de référence au seizième siècle. En revanche, dans le cas de Vigny, le vers court est un moyen d'indiquer un archaïsme. Par exemple, la pièce dédiée "à Monsieur Antony Deschamps" "Madame de Soubise" est sous-titrée "Poème du XVIe siècle". Les strophes n'ont pas toutes la même mesure et elles sont numérotées en chiffres romains. En fait, on a une alternance entre un huitain AABBCDCD en vers de dix syllabes littéraires (césure après la quatrième syllabe) et un neuvain de vers de cinq syllabes AABBCDDCD. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais le vers de dix syllabes fut le grand vers héroïque de la poésie française, et le grand vers tout court même, jusqu'au milieu du seizième siècle avec l'arrivée de Ronsard et du Bellay. Ensuite, les rejets sont assez abondants, m'a-t-il semblé, dans ces vers de dix syllabes par Vigny, ce qui a deux justifications convergentes : premièrement, raison la plus importante, Vigny fait exprès d'illustrer une liberté dans les rejets antérieure à l'âge classique, deuxièmement, le premier hémistiche de quatre syllabes oblige l'auteur à choisir des expressions très courtes, ce qui doit souvent amener le débat du rejet rejeté ou non au moment de la composition.
J'observe du coup que le poème "Epitaphe" de Paul de Rességuier associe lui aussi le sonnet en vers d'une syllabe au seizième siècle, comme "Madame de Soubise" de Vigny, comme plusieurs poèmes de Pommier et Hugo avec certains vers ou certaines strophes. Chez Pommier et Hugo, l'idée d'archaïsme n'est bien sûr pas systématique. Dans le cas de Rimbaud, un glissement s'opère vers une poésie en marge, populaire, chansonnière, d'apparence naïve et dérisoire.
Pour le poème "La Frégate La Sérieuse", Vigny a fait des choix tactiques différents. Ce poème veut aller vers la chanson, une poésie populaire de marins. Vigny n'y pratique pas le décasyllabe qui est plutôt un signe d'érudition d'élite. Il ne recourt pas non plus aux vers courts de cinq syllabes. Il y a quelques passages en alexandrins, mais dans les strophes numérotées, si la première est en octosyllabes, les strophes III à XIV sont en vers de sept syllabes, glissement subreptice donc. La dernière strophe revient à l'octosyllabe. Enfin, quelques vers de six syllabes alternent avec des alexandrins.
Le premier recueil de Vigny s'est par ailleurs enrichi au fil des années, accueillant des compositions nouvelles. On peut voir, en étudiant les poèmes en fonction de leurs dates de composition, une évolution dans la versification de Vigny. Et j'ai relevé plusieurs vers qui montrent qu'il y a une méditation sur les raretés de la poésie classique comme sur les audaces contemporaines qui font concurrence, au premier chef celles d'un Lamartine ou d'un Hugo.
Vigny et Lamartine se sont précocement essayés aux rejets de deux adjectifs épithètes coordonnés, et je dois étudier où en était Hugo sur le sujet. Vigny s'y est essayé dans "La Frégate La Sérieuse", Lamartine dans les Harmonies poétiques et religieuses :

BOULOGNE, sa cité + haute et double, et CALAIS,
Les deux derniers poèmes ajoutés aux Poèmes antiques et modernes confirment pleinement l'idée que Vigny veut montrer qu'il ne se laisse pas distancer par Hugo et les autres. Les poèmes "Les Amants de Monmorency" et "Paris" ont une proportion plus élevée de césures chahutées. J'ai même relevé un "qui" à la césure qui demandera une bonne mise au point. J'ai déjà une idée de ce que je veux dégager d'important. Il y a aussi une coordination d'adjectifs épithètes à cheval entre deux vers avec "ou bleus" en rejet, et il y a un cas intéressant de rejet d'épithète suivi d'un complément du nom, procédé tout à fait admis dans la poésie classique : "Dans les enfoncements + magiques des montagnes ;" vers où "magiques" est en rejet, mais suivi d'un complément du nom qui se rapporte aussi au nom "enfoncements". Les classiques ne s'interdisaient pas de telles configurations, bien qu'il ne soit pas évident de dire en quoi le rejet d'épithète est atténué.
Enfin, quand on étude le dernier recueil posthume Les Destinées, on constate un retournement. Vigny a fini par préférer la versification classique. Il ne s'interdit pas quelques effets, mais il les pratique avec parcimonie, c'est le moins qu'on puisse dire.
Assez sur la versification : j'arrive maintenant au deuxième point important qui m'intéresse en ce qui concerne l'influence potentielle de Vigny sur Rimbaud. L'influence ne fait de versification est indirecte. Pour Rimbaud lecteur, l'influence d'Hugo, de Baudelaire, de Banville, de Verlaine et de Parnassiens suffisait. En revanche, il est question d'une "maison de berger de ma niaiserie" dans "Nocturne vulgaire", sachant que le poème "La Maison du berge" de Vigny moque déjà un "vulgaire effrayé". Il y a aussi des "herbages d'acier et d'émeraude" dans "Mystique" que certains commentateurs (Claes, Reboul, peut-être Claisse) ont rapproché d'un vers de "La Maison du Berger" en tant que notation de lumière : "Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon," ce qui encourage là encore à voir dans "Mystique" un thème parent de "La Maison du berger". Eh bien! mon idée c'est que le poème "Larme" lui-même pourrait se rattacher au poème "La Maison du Berger" et cela serait à rapprocher de l'idée des "Bergers" qui "meurent sur les saisons" dans le poème "Bannières de mai" qui est contemporain de "Larme".
Il est question d'un éloignement volontaire, mais avec une différence nette puisque Vigny envisage un exil amoureux à deux, quand le poète se présente seul. Le train est présent et son brouillard dans "La Maison du berger", mais je ne sais pas trop encore jusqu'où mon raisonnement va aller à ce sujet. Il y a un désir de la Nature, un retrait dans la "bruyère" : "Il est sur ma montagne une épaisse bruyère..." clame Vigny. Et s'il est question de "pêcheur d'or ou de coquillages" dans "Larme", il est question de la "Poésie" comme "trésor" et "perle de la pensée" dans "La Maison du Berger". Et, vers la fin de "La Maison du berger", à l'avant-dernier vers précisément, nous rencontrons la forme participiale "Pleurant" en attaque d'alexandrin. La forme "Pleiurant" surgira en tête du dernier vers dans la version de "Larme" retenue pour le livre Une saison en enfer.
Evidemment, j'essaie d'être prudent et d'embrasser large. J'étudie aussi les pièces de Favart et les poésies de Desbordes-Valmore, puisque je n'oublie pas qu'un manuscrit des poèmes de cette époque cite un vers de la poétesse douaisienne, puisque je n'oublie pas que les "Ariettes oubliées" de Verlaine datent de la même époque et qu'au mois d'avril 1872 Rimbaud a envoyé avec sa partition musicale une pièce en vers de Favart "L'Ariette oubliée".Je songe évidemment aussi à Musset, à Banville, à d'autres encore, mais je pense que je tiens le bon bout et il me semble une bonne idée de bien envisager le cas de "La Maison du berger" face à certains poèmes rimbaldiens déroutants du printemps 1872. Pour moi, Rimbaud se positionne dans un débat romantique où l'exprès trop simple et le faux naïf des ariettes, des romances, permettent de faire entrer la perspective critique dans un jeu de cache-cache avec le lecteur.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire