mardi 20 septembre 2016

Pommier (deuxième partie, Rességuier, Daudet et... février-mars 1871)

Plusieurs sonnets monosyllabiques sont présents dans l'Album zutique. Si les poèmes étaient seulement en vers d'une syllabe, il serait déjà intéressant de mentionner les exemples antérieurs qui ont pu servir de modèles,  mais ici la forme sonnet permet de resserrer la recherche et en même temps d'affirmer avec plus d'évidence que telle ou telle prestation a forcément servi de référence.
Deux sources s'imposent à l'esprit : d'abord, une pièce connue de tous les amateurs de poésie en vers, l'épitaphe virtuose de Paul de Rességuier ; ensuite, une pièce satirique du Parnassiculet contemporain publiée anonymement, mais attribuée à Alphonse Daudet.
Le poème romantique de Rességuier doit être imprimé en capitales d'imprimerie pour correspondre à un écrit funéraire et il est antidaté de 1562. Une nuance à observer toutefois, les initiales des vers sont transcrites au moyen de capitales plus grandes que le reste du texte qui est lui aussi en majuscules. Ce sonnet a été publié le 19 mai 1835, page 174, dans la revue La France littéraire. Il a souvent été cité par la suite, notamment dans les traités de versification, et en particulier dans le Traité de prosodie de l'école moderne de Wilhelm Ténint en 1844, traité préfacé par Victor Hugo qui servait de manifeste pour les adeptes de la versification romantique à cause de ses considération, même maladroitement exprimées, sur la "césure mobile" (en réalité, il s'agit non pas d'un réel "déplacement de la césure", mais de l'enjambement à la césure et de la discordance qui en découle entre la mesure du vers et l'organisation syntaxique). Ténint n'a pas repris l'impression du texte en lettres majuscules, ni la fausse date de 1562. Ce sonnet est qualifié de "tour de force", ce qui cadre quelque peu avec la conception classique selon laquelle les vers de une à trois syllabes n'existaient pas, non pas de fait et parce qu'ils étaient perçus comme impossibles à créer, mais parce qu'ils sentaient l'acrobatie et par conséquent ne pouvaient témoigner de la moindre dignité poétique. On mesure ainsi tout l'intérêt du sonnet de Paul de Rességuier dans la polémique romantique, il est alors question d'un renouveau au plan des formes poétiques. En quelque sorte, il s'agit de l'exemple le plus accompli de sonnet monosyllabique en langue française, c'est-à-dire l'oeuvre que Victor Hugo aurait dû inventer et non l'obscur Paul de Rességuier, puisqu'accomplissement il y eut. Et songeons bien que la strophe en vers d'une syllabe manque au célèbre poème des Orientales intitulé Les Djinns, le poème débutant par des vers de deux syllabes ! Pour ce qui est donc du sonnet de Rességuier, il ne s'agit pas d'une oeuvre de dérision, la direction de la revue précisait clairement dans telle des premières pages d'une de ses livraisons le "but" recherché : "La France littéraire est un journal de haute littérature, grave, utile, instructif, [...]" (page 3) . Il n'est sans doute pas non plus inintéressant d'observer que du coup toutes les syllabes du poème contiennent une rime, sachant que le romantisme français s'intéressait plus que jamais à l'éclat sonore de celles-ci. Cette piécette donnait enfin l'exemple discret de trois mots à la rime : pronom personnel sujet "Elle" (vers 3), déterminant exclamatif "Quelle" (vers 7), "La" déterminant (vers 11), trois mots qui en principe ne se rencontrent jamais à la rime ou à la césure. Nous pouvons y ajouter le cas particulier du vers 13 ("L'a"), car si un verbe auxiliaire peut terminer une mesure à la césure ou à la rime, il est exceptionnel, surtout à la rime, que ce soit sous une forme monosyllabique.

                                                   POESIE.
                                                      ----

                                                 SONNET.
                                                      ----
                                                EPITAPHE.
                                                      ----
                                                                                           1562.

                                                   FORT
                                                   BELLE,
                                                   ELLE
                                                   DORT.

                                                   SORT
                                                   FRÊLE !
                                                   QUELLE
                                                   MORT !

                                                   ROSE
                                                   CLOSE
                                                   LA

                                                   BRISE
                                                   L'A
                                                   PRISE.

                                                                                    Le comte Paul de Rességuier.

 A défaut d'un lien sur le domaine Gallica de la BNF, voici un lien sur Google Books que j'ai obtenu à partir d'une recherche Google justement "La France littéraire Paul de Rességuier".

Si, au chapitre premier de son traité, page 20, Wilhelm Ténint considère que le vers de un pied (vers d'un pied dirions-nous) est un "vers très-rare et tout accidentel, [dont] il est fort inutile de démontrer [l]a parfaite cohésion", il y revient au début du chapitre II et après la citation d'un extrait de La Chasse du burgrave de Victor Hugo, poème connu pour son alternance osée d'octosyllabes et monosyllabes créant une sorte d'écho à la rime, Ténint cite honorablement la création du "poète distingué" Paul de Rességuier, page 30 : "[...] quand on songe qu'à part l'immense difficulté de ce vers, le sonnet offre déjà de très grandes entraves, on reconnaît que c'est là le plus étonnant tour de force qui jamais ait été fait en versification" et "Ce tour de force pourtant n'a rien de ridicule, d'abord parce que ce sonnet est gracieux, ensuite parce que c'est une épitaphe pour un tombeau de jeune fille, et que le monosyllabe convient pour les inscriptions." Il faut bien observer la justification esthétique du monosyllabe qui légitime l'appellation de chef-d'oeuvre : le choix de la mesure d'une syllabe convenait à son sujet. L'oeuvre n'est pas seulement acrobatique, elle est gracieuse. Et il est même question d'un prodige formel, Ténint ne reculant pas devant l'expression superlative et hyperbolique : "le plus étonnant tour de force qui jamais ait été fait en versification" (lien vers un fac-similé de l'extrait qui nous intéresse ici).
Dans son ouvrage sur les vers d'une syllabe La Syllabe et l'écho, Histoire de la contrainte monosyllabique, Alain Chevrier n'a pas manqué de citer intégralement la courte section "Du vers de un pied" du louangeur Wilhelm Ténint (page 331) et il a proposé également une transcription à peine erronée du document original paru dans la revue La France littéraire, faute d'avoir bien repéré la différence de taille entre les majuscules (page 348).
Antidaté de 1562, le poème passe pour une imitation des oeuvres de la Renaissance et notamment de Ronsard, dont Chevrier cite les célèbres "Mignonne, allons voir si la rose...", ode imitée d'une idylle d'Ausone, et le sonnet "Comme on voit sur la branche au mois de May la rose...". Chevrier se montre ici assez allusif, car il nous renvoie au début de son essai où il précisait que le poète latin et bordelais Ausone avait offert dès l'Antiquité l'exemple de onze "enfantillages", onze poèmes dont les vers se terminaient par des monosyllabes. Au sujet du poème de Rességuier, Chevrier fait également remarquer qu'il "partage trois rimes, ou trois vers (fort, sort, mort) avec son antécédent en vers monosyllabiques, le "tombeau" de l'abbé de Gua." Si le Moyen Âge a offert l'exemple de rondeaux en vers d'une syllabe, le "tombeau" de l'abbé de Gua est un poème en vers d'une syllabe du dix-huitième siècle qui a été abondamment cité et qui joue ainsi un rôle important dans le retour des pratiques versifiées acrobatiques : "De / Ce / Lieu / Dieu / Mort / Sort, / Sort / Fort / Dur, / Mais / Très / Sûr. / Etc." Il est évident que Paul de Rességuier a travaillé sur le modèle de l'abbé de Gua, mais il est également sensible que la scansion malhabile et négligée de l'abbé de Gua a inspiré bien des auteurs de sonnets monosyllabiques qui ne furent pas aussi exigeants que Rességuier, que ce soit Amédée Pommier et Alphonse Daudet ou les railleurs zutiques (De Ce Lieu... Sort For Dur...).
D'autres poèmes en vers d'une syllabe ont suivi l'exemple de Rességuier, et même s'il ne s'agit pas de sonnets il est intéressant de les relever, car leur syntaxe et le choix des mots à la rime annoncent de loin en loin les parodies de l'Album zutique, ainsi en va-t-il en 1843 de cette composition satirique de Louis Reybaud dans son roman Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale. Je cite l'extrait choisi par Chevrier lui-même dans son ouvrage page 335 :

    Comme titre d'admission, je composai une pièce de vers monosyllabiques que l'on porta aux nues et qui débutait ainsi :
    Quoi ! / Toi, / Belle / Telle / Que / Je / Rêve, / Eve ; / Soeur, / Fleur, / Charme, / Arme, / voix, / Choix, / Mousse, / Douce, etc.
     Et ainsi de suite, pendant cent cinquante vers. Lancé de cette façon, je ne m'arrêtai plus.

La présence des mots "Soeur" et "Mousse" n'échappe à aucun amateur des facéties zutiques, mais la citation même de la prose de Reybaud est éclairante. Pas seulement parce qu'elle témoigne d'une rage parodique et dépréciative à l'encontre des poètes romantiques, mais parce qu'elle donne le modèle même de ce qu'Alphonse Daudet a pratiqué dans son roman Le Petit Chose. Dans ce roman à la première personne inspiré de la manière de Charles Dickens, il est des pages où, malgré les forts aspects autobiographiques qui percent dans la composition, le narrateur s'exhibe en tant qu'illustration, depuis repentie, du mauvais poète prétentieux à la manière mythologique d'un Leconte de Lisle ou à la manière niaise d'un quelconque romantique ou Parnassien épris de nature et de coccinelles. Nous retrouvons le même mode de présentation à la première personne de poèmes puérils que dans le cas du Jérôme Paturot de Louis Reybaud.
Dans la mesure où l'autre sonnet monosyllabique ayant servi de modèle aux zutistes vient d'Alphonse Daudet, le discours suivant n'aura rien d'une digression. Nous allons rappeler brièvement le traitement de la figure du poète dans ce roman Le Petit Chose lui-même directement cité dans le corps de l'Album zutique, d'autant que c'est cette figure du poète alliant la fatuité à une extrême sottise qui alimente la logique parodique des performances de Rimbaud, Valade et consorts à partir de 1871, et non pas le modèle plus ambitieux de Rességuier.
Le roman Le Petit Chose a été publié en livre en 1868, mais il est dédicacé à Paul Dalloz, dans la mesure où celui-ci l'a fait paraître dans Le Moniteur universel du soir, du 27 novembre 1866 au 25 octobre 1867. Cette publication par feuilletons dans la presse coïncide avec les dates des premières publications poétiques d'Alphonse Lemerre en 1866-1867 : premier Parnasse contemporain, Reliquaire de Coppée, Poëmes saturniens de Verlaine, recueil de Louix-Xavier de Ricard, etc., à quoi ajouter le recueil à thèmes mythologiques Les Exilés de Banville paru en 1867. En même temps, nous observons que les revues de Paul Dalloz sont décidément à l'honneur pour ce qui est des cibles du Zutisme, puisque les pré-originales de nombreux poèmes de Coppée furent publiées en 1871 dans Le Moniteur universel et Le Monde illustré en 1871 (série de dizains intitulée Promenades et intérieurs, drame Fais ce que dois, Les Humbles et quelques nouvelles), et c'est dans ces deux mêmes revues que furent publiés au même moment des extraits de la plume de Paul de Saint-Victor qui allait éditer son livre anti-communard notoire vers octobre 1871, Barbares et bandits.
Le roman de Daudet commence par un récit d'enfance où noter au passage l'émotion pour le "vieux papa Eyssette" qui quand "'il sent venir ses accès de goutte" s'écrie : "Oh ! ces révolutionnaires..." Daniel Eyssette, à cause du substrat autobiographique du roman, peut faire songer à un alter ego de Daudet lui-même, mais il s'agit d'un personnage ridicule qui permet la satire des poètes. En sa jeunesse, il apprend par coeur "son Robinson", selon un poncif que Rimbaud exploitera à son tour dans son poème intitulé Roman. Pour le petit Eyssette, l'histoire devient le motif d'une comédie que l'enfant se crée pour lui-même avec tout ce qui l'entoure. A la fin du roman, le "petit Chose" va devoir devenir homme, se devoir à la société ironiserait Rimbaud, mais en brûlant toutes ses poésies, en oubliant son encre de Chine et ses papillons bleus pour devenir un associé dans une boutique de cristaux. Dans le quatrième chapitre dont le titre "Le Cahier rouge" sera repris plus tard par Coppée pour un de ses recueils, il est question d'un poème en douze chants de Jacques Eyssette intitulé Religion ! Religion ! Jacques Eyssette est le frère d'alors treize ans du petit Chose. Seuls les quatre premiers vers ont déjà été composés : "Religion ! Religion ! / Mot sublime ! Mystère ! / Voix touchante et solitaire. / Compassion ! Compassion !" Daniel demande à ce qu'on ne rie pas de ces vers qui ont beaucoup coûté à leur inventeur. Plus loin, le jeune héros se vante de l'invention de six petits contes fantastiques pour les petits : Les Débuts d'une cigale, Les Infortunes de Jean Lapin,...  Puis, Daniel se retrouve à rougir de la lecture publique d'un poème flagorneur par le principal d'un collège. Songeons que peu après Rimbaud a composé en 1870 une nouvelle intitulée Un coeur sous une soutane qui offre un ton bien différent, bien plus mordant, que celui du pâle Daudet dont on ne sait jamais s'il s'attendrit sur la mièvrerie de son propre passé ou s'il persifle réellement les prétentions des écrivaillons de son temps. Le récit continue avec des lettres d'amour où la passion est directement démarquée de précieux modèles, mais avec sottise. Nous sommes loin des débuts littéraires d'un Lucien de Rubempré ou des lettres galantes d'un Julien Sorel. Avant de se rendre à Paris, dans le Quartier Latin, chez son frère Jacques qui réside rue Bonaparte (rue connue des rimbaldiens qui flânent à Paris), le petit Chose se rend chez son oncle Baptiste dont la maison est pleine de revues : Illustrations, Charivaris et "vieux Magasins pittoresques", lectures qui semblent avoir été celles de Rimbaud quand il était encore tout jeune, en 1868-1870 même d'ailleurs. La deuxième partie du roman s'ouvre par un chapitre intitulé "Les caoutchoucs" et nous découvrons que le frère Jacques habite dans une mansarde dont la fenêtre donne sur le clocher de Saint-Germain-des-prés. C'est dans cette chambre que le poète vient faire sécher au feu ses pieds au risque de faire fondre ses caoutchoucs. Nous sommes en février et il fait pluvieux. Or, c'est l'occasion pour Jacques de faire un mot d'esprit : "[...] il y a une foule d'hommes célèbres qui sont arrivés à Paris en sabots, et qui s'en vantent. Toi, tu pourras dire que tu y es arrivé en caoutchoucs : c'est bien plus original." Cette marque de distinction n'a sans doute pas échappé à Rimbaud qui peu après s'est mis à parler des "caoutchoucs" de ses "Petites amoureuses" dans le poème du même nom. Jacques a renoncé aux vers, mais pas Daniel qui sent monter en lui un "prurigo lamartinien". Après quatre mois de labeur, il termine enfin un grand poème. Au chapitre VII intitulé "Une lecture au passage du Saumon", Daniel, moins sûr que son frère Jacques de l'enthousiasme que mérite sa création, se fait alors hypocritement passer pour un admirateur d'un poète en vogue en criant plus fortement que tout le monde, mais en confiant dans son récit que les poèmes indiens le touchaient assez peu. Les titres des poèmes sont éloquents : Baghavat, Cunoçépa, Cudra ou Kalatçala. Malgré les petites déformations des titres, on sait que la cible n'est autre que Leconte de Lisle, un des maîtres du naissant Parnasse contemporain. Qu'il soit moqué par Daudet ou qu'il soit boudé par les Verlaine, Rimbaud et autres parnassiens dominants leur génération, Leconte de Lisle est en réalité une plume exceptionnelle qui maîtrise l'art du vers, mais la raillerie est facile, il suffit d'épingler le refuge pompeux dans la vaine mythologie. Daniel Eyssette sort alors le grand mot de "Mystification" qui en dit long sur la valeur polémique de son roman Le petit Chose et sur sa méconnaissance des finesses qui font des poèmes de Leconte de Lisle autre chose que des poses affectées sans signification, ni portée. Très proche du séminariste de Rimbaud, notre "petit Chose" dont la "Timothina Labinette" est une "Pierrotte" tire son poème de sa poche et le lit devant un vieillard qui lui semble érudit, mais l'expert lui demande quel a été son critérium, ce à quoi le petit Chose ne sait que répondre et il se voit ainsi refuser le plaisir de lire son poème à haute voix, le voilà jugé. La lecture finit par venir, il s'agit d'un remaniement des contes fantastiques pour élèves avec grillons, papillons "et autres bestioles" dont il était question plus haut. "C'était un poème dramatique pompeusement intitulé La Comédie pastorale." Et en tant que "pièce justificative" et non de "morceau choisi", nous avons droit à une transcription de la première partie "Les aventures d'un papillon bleu".Je vous épargne la vie ennuyeuse dont nous obtenons le récit.
Le fait extraordinaire, c'est qu'Alphonse Daudet a publié un unique recueil de poésies à ses débuts, ce qui le rend digne de figurer dans la rubrique des poètes morts jeunes de Léon Valade dans La Renaissance littéraire et artistique.
Consultable dans les Oeuvres complètes en suivant ce lien, le recueil d'Alphonse Daudet s'intitulait Les Amoureuses et il contient deux poèmes nommés à leur tour "Autre amoureuse" et "Dernière amoureuse", ce qui a déjà valu le rapprochement avec le titre du poème "Mes Petites Amoureuses" qui reprend pourtant déjà le titre d'un poème de Glatigny "Les Petites amoureuses". Néanmoins, il est fort probable que Rimbaud ait cherché un amalgame dans son titre, puisque le recueil d'Alphonse Daudet, si court soit-il, semble avoir inspiré et le poème "Mes Petites amoureuses" et le poème "Les Reparties de Nina". Les rimbaldiens ont déjà pu faire observer que le "mouron" rimbaldien provient du poème "Le Croup" : "Elle lui promet du mouron plus frais". Le vers rimbaldien "Nous nous aimions à cette époque," à rapprocher de l'emploi du "nous" dans "Les Reparties de Nina", fait nettement écho à plusieurs vers du poème le plus connu de l'écrivain provençal, Les Prunes : "Nous nous aimâmes pour des prunes," Nous nous aimions sans y songer," sachant que le premier de ces deux vers est répété à quatre reprises, puisque le poème "Les Prunes" est conçu comme un enchaînement de neuf triolets, avec une faveur particulière pour ce vers qui porte le titre du poème à la rime, et qui boucle tout le poème, puisqu'il est répété dans la première et dans la dernière strophe, à tel point qu'il sert de clausule. Or, selon toute vraisemblance, ainsi que semble l'attester la correspondance de Rimbaud, les triolets du Coeur volé et le poème "Mes Petites amoureuses" sont des créations contemporains d'avril-mai 1871. Le poème "Les Prunes" d'Alphonse Daudet est ainsi un intertexte méconnu de deux poèmes contemporains de Rimbaud, deux poèmes figurant dans les lettres dites "du voyant". Il convient de citer la première et la dernière strophe-triolet du poème "Les Prunes":

    I.

    Si vous voulez savoir comment
    Nous nous aimâmes pour des prunes,
    Je vous le dirai doucement.
    Si vous voulez savoir comment.
    L'amour vient toujours en dormant,
    Chez les bruns comme chez les brunes ;
    En quelques mots voici comment
    Nous nous aimâmes pour des prunes.

    [...]

    IX. (A mes lectrices)

    Oui, mesdames, voilà comment
    Nous nous aimâmes pour des prunes :
    N'allez pas l'entendre autrement ;
    Oui, mesdames, voilà comment.
    Si, parmi vous, pourtant d'aucunes
    Le comprenaient différemment,
    Ma foi, tant pis ! voilà comment
    Nous nous aimâmes pour des prunes.

Citons pour la comparaison formelle la première strophe du "Coeur volé" :

     Mon triste coeur bave à la poupe,
     Mon coeur couvert de caporal :
     Ils y lancent des jets de soupe,
     Mon triste coeur bave à la poupe :
     Sous les quolibets de la troupe
     Qui pousse un rire général,
     Mon triste coeur bave à la poupe,
    Mon coeur couvert de caporal !

Dans ces triolets sur deux rimes, le refrain de Daudet est altéré même s'il suit à peu près le principe de deux premiers vers repris en fin de strophe, Rimbaud n'altère que la ponctuation. La remise à l'honneur du triolet vient de Banville, mais il n'en faut pas moins considérer ici que Rimbaud reprend le principe du poème fait d'une suite de triolets au poème "Les Prunes" de Daudet. D'ailleurs, la qualification "triste coeur" commune aux trois premières versions connues du poème "Le Coeur supplicié", "Le Coeur du pitre" et "Le Coeur volé" (plus tard une variante ou erreur de mémoire "Mon pauvre coeur" apparaîtra sous la plume de Verlaine), la qualification "triste coeur" renvoie à un arrière-plan romantique (songeons à Lamartine "Mon âme est triste jusqu'à la mort!") et précisément à la poésie souffreteuse des disciples de Musset. Daudet rend précisément hommage au poète larmoyant dans son recueil, il s'agit du poème "Le Premier mai 1857, Mort d'Alfred de Musset", où claquent au vent pluvieux ces premiers vers :

      Nature de rêveur, tempérament d'artiste,
      Il est presque toujours triste, horriblement triste.
      Sans savoir ce qu'il veut, sans savoir ce qu'il a,
      Il pleure ; pour un rien, pour ceci, pour cela.
      Aujourd'hui, c'est le temps, demain c'est une mouche,
      [...]
      Il est triste sans cause, il souffre sans douleur,
      Il faudra qu'il en meure, et qu'on l'ensevelisse
      Avec sa nostalgie au flanc, comme un cilice.

      [...]
     
Notez, mais peut-être sans vous émerveiller pour autant, la structure en hémistiches du second vers : "triste, horriblement triste" ou le rejet à la césure "au flanc". Et le motif du coeur vient à la seconde strophe :

      Ne creusez pas son mal ; ne lui demandez rien,
      Vous qui ne portez pas un coeur comme le sien.
      Ne lui demandez rien, ô vous qu'il a choisies
      Dans le ciel de son rêve et de ses fantaisies ;
      [...]

Et si cette seconde strophe semble s'adresser à de "petites amoureuses", la mention "Ninette" est là dans la troisième et dernière strophe du poème :

        [...]
        Mais ce n'est jamais toi qu'il cherche entre tes bras,
        Ninette ; - ce qu'il veut, il n'en sait rien lui-même.
        [...]


La fin du poème d'hommage à Musset, malgré la pirouette de dérision avec "l'absinthe", fait nettement songer à celle du poème "Les Soeurs de charité", un poème rimbaldien de peu postérieur au "Coeur volé" et aux "Petites amoureuses" :

       Dans tout ce qu'il espère et dans tout ce qu'il aime,
       Il voit un vide immense et s'use à le combler,
       Jusqu'au jour où, sentant que son âme est atteinte,
       Sentant son âme atteinte et son mal redoubler,
       Il soit las de souffler sur une flamme éteinte...
       Et meure de dégoût, de tristesse... et d'absinthe !

 La maladroite répétition sur l'âme atteinte est authentique, mais peu importe ici. Nous comprenons que la lecture du poète même médiocre Alphonse Daudet a joué un rôle dans la genèse de trois poèmes rimbaldiens importants. Le poème "Le Coeur volé" parodie la vignette romantique de poèmes du profil "Les Prunes" ou "Le Premier 1857", mais pour désigner une solution politique aux atermoiements et au sentiment d'un manque non élucidé. Il serait intéressant d'étudier de près les publications, dans la presse, d'Alphonse Daudet, au moment de la Commune. Nous savons que le conteur provençal y était opposé et nous comprenons que les triolets de Rimbaud s'adressent autant à lui qu'à Izambard en proposant de se jeter à la mer, c'est-à-dire dans l'action de la foule communarde. L'influence de Daudet sur Rimbaud est plus large, puisque non seulement nous avons relevé que les "caoutchoucs" de "Mes Petites amoureuses viennent du roman Le Petit Chose, mais nous pouvons observer que Daudet a fort probablement été lu par Rimbaud bien plus tôt, même si l'intertextualité peut sembler moins nette avec "Les Etrennes des orphelins" ou bien "Les Reparties de Nina". Toujours est-il que le poème de Daudet intitulé "Les Bottines" où nous rencontrons la forme verbale "trotté" à la rime fait là encore songer à un superbe vers de Rimbaud "Tout en faisant trotter ses petites bottines", où il est question là encore de l'amour d'un poète niais pour une demoiselle. L'influence de Daudet sur Un coeur sous une soutane n'est pas à exclure. Pourtant, Daudet n'était sans doute pas admirée, et sa raillerie douce ne se situe pas sur le même plan que celle plus agressive de Rimbaud. Daudet a une certaine complaisance dans la mièvrerie qu'admet les morales ou les chutes de ses piécettes poétiques. Daudet a imité nettement l'idée d'une poésie de chanson avec des vers courts, des formes hétérométriques, des refrains. A part peut-être les deux derniers poèmes, il ne cherche pas à exprimer un souffle littéraire, il reste très primesautier. Il cherche bien à s'intéresser à la modernité poétique, il reprend le "bengali" de Leconte de Lisle à la rime, il utilise le fameux décasyllabe de chanson en deux hémistiches de cinq syllabes dans des poèmes qui par leurs thèmes et leurs images permettent aux lecteurs de faire des comparaisons avec "La Mort des amants" de Baudelaire, celui-ci jouant précisément de ce profil de littérature mièvre pour en obtenir de plus grands effets. Des poèmes de Daudet seraient à comparer aux créations légères d'un Charles Cros ou irnoniques d'un Tristan Corbière (les "Rondels pour après",...). Les vers répétés, les refrains sont très présents dans le recueil de Daudet, ainsi que la parole de chant "Miserere" qui est peut-être inspirée des Châtiments et qui donne un poème Le Miszerere de l'amour très proche de la création ridicule du frère de Daniel Eyssette citée plus haut. Daudet a essayé quelques enjambements, quelques trimètres, quelques associations du trimètre avec un enjambement. Il a surtout pratiqué dans son poème liminaire "Aux petits enfants" une rime étonnante sur un pronom personne complément, ce qui était exceptionnel dans la poésie littéraire en 1858, à quelques exceptions près Musset, Banville, encore que cette audace semble venir du chansonnier Béranger qui s'y était déjà frotté :

               [...]
               Le beau jaloux
               Vous berce et vous
               Protège.

N'ayant pas pris de notes en relisant le recueil Les Amoureuses, il est évident que j'oublie à l'instant de reporter quelques détails intéressants qui m'ont frappé, mais il reste important de noter que le quatrain de "Mes Petites amoureuses" qui fait alterner octosyllabe et vers de quatre syllabes est aussi le quatrain du poème "Les Reparties de Nina" et qu'il fait quelque peu écho à certaines alternances de vers dans le recueil de Daudet, nous songeons aux poèmes "Les Cerisiers" et surtout "Le Rouge-gorge" qui fait alterner alexandrins et vers de quatre syllabes. Or, sur le blog "Rimbaud ivre", j'ai publié un article qu'on peut consulter en cliquant ici et qui montrait que le quatrain des "Reparties de Nina" et de "Mes Petites amoureuses" venait directement de la "Chanson de Fortunio" d'Alfred de Musset, en insistant sur le fait que cette pièce soit précisément suivie du poème "A Ninon" dans le recueil des Poésies nouvelles de Musset, puisque "Chanson de Fortunio" et "A Ninon" sont deux autres intertextes essentiels à la lecture des poèmes "Les Reparties de Nina" et "Mes Petites amoureuses".
Toutefois, même si Rimbaud semble avoir lu des oeuvres d'Alphonse Daudet avant l'année de la Commune, il est tout de même remarquable que "Le Coeur supplicié" et "Mes Petites amoureuses" soient deux compositions transmises à des correspondants postérieurement à un séjour à Paris en février-mars 1871, puisque lors de ce séjour Rimbaud a rencontré André Gill, un futur membre du Cercle du Zutisme. Si Rimbaud ne connaissait pas Verlaine avant le 15 septembre 1871, plusieurs questions se posent et il serait temps de ne plus les ignorer. Comment se fait-il que Verlaine accueille un inconnu sous le toit de sa belle-famille pour un temps indéterminé ? Comment se fait-il que Rimbaud ait retrouvé André Gill au Cercle du Zutisme en octobre 1871, comme si c'était une coïncidence naturelle ? Enfin, comment se fait-il que les autres membres du cercle du Zutisme se préoccupent également beaucoup d'Alphonse Daudet et de ses poésies, recueil des Amoureuses ou "martyre de saint Labre" ? Comment se fait-il que Rimbaud associe le nom de Mérat à celui de Verlaine en prétendant erronément que Mérat serait un vrai poète et un "voyant", ce qui ne tient pas la route malgré un article d'Yves Reboul en ce sens ? Verlaine, Valade et les autres tournent aussi des triolets contre l'auteur des "Prunes", tandis que Valade, Mérat et Verlaine sont des collègues de travail à l'Hôtel de Ville. Voilà beaucoup de coïncidences qui s'enfilent comme des perles. Plus que jamais, nous sommes convaincus que Rimbaud commence à connaître le milieu verlainien dès son séjour parisien du début de l'année 1871. Il fait le pari que Mérat et Verlaine sont amis quand il les associe comme l'avenir de la poésie dans sa lettre du 15 mai à Demeny. Et surtout, on voit bien que le zutisme est déjà présent dans la composition du "Coeur volé" et de "Mes Petites amoureuses", deux exemples de "corruptions inouïes" pour parler le langage de Valade au sujet des premiers poèmes de Rimbaud. Rimbaud n'a-t-il pas profité de premières soirées zutiques à Paris en février-mars ? Charles Bretagne ne lui a-t-il pas appris les scies parodiques à la mode dans le milieu de Verlaine ? Il n'est tout de même pas indifférent pour notre meilleure connaissance de la poétique rimbaldienne de se demander si oui ou non "Le Coeur volé" et "Mes Petites amoureuses" sont des créations influencées par un esprit zutique préparant à l'avènement d'un cercle quelques mois plus tard. Qu'a fait Rimbaud lors d'un assez long séjour parisien en février-mars 1871 ? Il n'a pas fait que chercher l'adresse de Vermersch tout de même. Cette lacune, il convient de s'y affronter.
Nous pouvons croire que les réticences d'Izambard en mai 1871 et le mépris silencieux de Demeny étaient contre-balancés par un adoubement parisien précoce dont nous ignorons pratiquement tout, faute de témoignages et documents plus précis. La rencontre avec André Gill est tout de même assez décisive que pour donner à penser.
En attendant, il nous reste à traiter du sonnet monosyllabique composé par Alphonse Daudet, le fameux "Martyre de saint Labre", c'est ce que nous verrons dans la suite de notre étude qui portera sur les intertextes de l'ensemble des sonnets monosyllabes de l'Album zutique.
Dans son livre La Syllabe et l'écho, Alain Chevrier n'avait pas relevé la dispute entre Verlaine et Barbey d'Aurevilly autour des vers d'une syllabe d'Amédée Pommier, ni vu toute l'importance polémique du Parnassiculet contemporain dans la genèse des parodies zutiques, mais son recensement l'avait tout de même amené à considérer quoique de façon toute neutre que les sonnets en vers d'un0e syllabe de Rességuier et Daudet avaient servi de sources aux créations zutiques : "La publication du sonnet de Paul de Rességuier dans l'ouvrage de "prosodie" de Ténint, beaucoup plus diffusé que la publication originelle, nous paraît avoir fourni le modèle de tous les autres sonnets monosyllabiques, généralement satiriques, qui suivront dans la seconde moitié du siècle" (pp. 353-354) et "On peut penser que les auteurs de l'Album zutique, à la fin de 1871, ont prolongé dans le même esprit satirique le sonnet monosyllabique d'Alphonse Daudet dans Le Parnassiculet contemporain, et qu'ils n'ignoraient pas celui de Paul de Rességuier, ni l'ouvrage de Louis de Veyrières." Chevrier se contente de noter la reprise d'un moule, il parle d'un "même esprit satirique" allant de Daudet aux zutistes, et il lui manque l'articulation précise avec les poèmes en vers d'une syllabe de Pommier, bien que ceux-ci soient traités dans l'essai La Syllabe et l'écho.. Nous verrons que le rapport est bien plus serré que cela entre le modèle de Daudet et les facéties de Valade et consorts.  Nous venons de voir que Daudet, malgré l'humour et l'autodérision de ses poèmes, ne partage certainement pas les convictions poétiques et politiques de Verlaine et Rimbaud, voire de bien des parnassiens. Nous verrons de quoi il retourne dans la suite de cette étude. Retenons d'ores et déjà l'importance de la note zutique à la lecture des lettres dites "du voyant". Nous ne trouvons vraiment pas négligeable la question béante posée par la présence à Paris de Rimbaud peu avant la Commune. Il a rencontré André Gill, cherché à entrer en contact avec Vermersch, un zutiste écarté par l'exil !!! Tout cela n'avait à l'évidence rien d'anodin.

5 commentaires:

  1. Dans la publication de l'Épitaphe en 1835, les quatre derniers vers, correspondant à la dernière proposition sinon phrase, nous semblent centrés (comme sur une pierre tombale).
    Les proclitiques en suspens à la rime ne sont pas une nouveauté dans des vers très cours (voir Pannard par exemple).

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    1. Oui, il y a une marge pour les vers "la" et l'a". Dans sa transcription, Chevrier a entrevu cette distribution, mais il a appliqué la différence de taille des majuscules pour les "a", alors que cette différence concerne tout le poème. En revanche, il y a bien un émargement pour "la" et "l'a" que je n'ai pas rendu dans ma transcription. J'y vois surtout un relief "brise"::"prise" pour la chute, je n'avais pas pensé à l'idée d'une écriture centrée. Je ne sais pas trop, je n'ai pas l'habitude des pierres tombales tant que ça. Le proclitique à la rime dans les vers courts, oui, c'est pour cela que je cite Béranger pour désamorcer l'idée que Daudet fasse concurrence aux audaces d'un Hugo, Musset ou Banville. Intuiitivement, je voyais bien que ce n'était pas là l'enjeu et je n'ai plus en mémoire les vers de Béranger, vers de chanson qui plus est.

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    2. Si je cite les trois vers étonnants dans l'épitaphe de Rességuier, c'est justement pour montrer que dans un cas particulier la question des mots proscrits à la césure ne se posent pas, et le sonnet monosyllabique n'est pas non plus ce qui a déclenché la révolution des césures, etc. Mais je me contente de faire observer ce que les poètes ne manquaient pas d'observer eux-mêmes. Cela peut déboucher par exemple sur un raisonnement excluant les vers d'une syllabe de la nomenclature des types de vers. Hugo l'évite dans Les Djinns. Le vers d'une syllabe est une spécificité qui pose problème pour un poète. Je ne veux pas que mon lecteur inattentif se dise paresseusement : ok il y a des vers d'une syllabe et ils sont rigolos. Le vers d'une syllabe pose un problème de relation de la syntaxe au mètre. Pour un poète, c'était évident.

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  2. Les vers "De / Ce / Lieu / Dieu / Mort / Sort…" sont monosyllabes indiscutablement à tout point de vue, alors qu'on peut considérer que l'Epitaphe de Rességuier est en vers de "mètre" 1, mais d'une ou deux syllabes si on prend les terminaisons féminines au sérieux (la finale du sonnet n'est peut-être pas féminine par hasard).

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    1. oui oui. Je n'entrais pas dans les détails, mais effectivement l'abbé de Gua ne respecte pas l'alternance des rimes masculines et féminines contrairement à Rességuier.

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