samedi 30 janvier 2016

Sous " l'oeil niais des falots", une correction au Bateau ivre passée inaperçue et son sens

Tout au long du vingtième siècle, les lecteurs du Bateau ivre ont lu la transcription suivante du vers 23 :
Dévorant les azurs verts où flottaison blême [...]


Et on ajoutera que ce fut un siècle où bien peu de gens s'intéressèrent à la césure de ce vers avant la publication des travaux successifs de Jacques Roubaud et Benoît de Cornulier. La césure détachait en ce cas un adjectif épithète monosyllabique postposé "verts" de sa base nominale "azurs". Nous savons depuis le renouvellement des approches métriques que c'est un trait marquant de la poésie en vers rimbaldienne. Le même poème de Rimbaud offre une césure similaire où l'adjectif monosyllabique de couleur postposé "bleus" est séparé de sa base nominale suite au changement d'hémistiche :
Et des taches de vins bleus et des vomissures

L'effet est même ici aggravé par la tentation de lire "vins bleus" comme une sorte de lexie, une sorte de mot composé, les "vins bleus" renvoyant au gros bleu qui tache. Dans ce quatrain où il est question de "vins bleus", il est aussi question de "L'eau verte" et on se rappellera que bien avant d'être qualifiée de "bleue" la mer fut longtemps associée de préférence à la couleur verte. A cette aune, la transcription "azurs verts" invite à penser que la métaphore de la voûte céleste est appliquée à la mer, mais le rejet de la couleur permettrait de signifier aux lecteurs le glissement métaphorique du ciel à l'immensité de l'océan. Les "azurs verts", c'est l'infini de la mer qui s'offre à nous comme l'espace s'offre aux oiseaux.
Et le bateau qui était impatient de rejoindre la tempête en mer dévore les flots, autre métaphore qui a un sens clair et précis, ce qu'appuie explicitement le quatrain sur "L'eau verte" et les "vins bleus", puisque, si l'eau pénètre la coque du bateau en annonçant le naufrage à venir de la quille, il s'agit bien d'une consommation alimentaire faite par le navire. Loin de se sentir protégé par un vernis et une construction étanche, le bateau prétend ingérer l'enivrante eau couleur d'absinthe.
Michel Murat a recensé les nombreux vers de Rimbaud où une mention d'un adjectif de couleur monosyllabique est rejetée à la césure dans son livre L'Art de Rimbaud et Jean-Pierre Bobillot, métricien à la croisée des travaux de Roubaud et Cornulier, les a commentés également dans son livre Le Meurtre d'Orphée.
Tout cela a l'air cohérent et dans la publication originale du poème dans la revue Lutèce en 1883 c'est bien la leçon "azurs verts" qui apparaît.
Mais, avant de révéler ce que cette lecture a de problématique. Offrons-nous une petite digression du côté d'un hommage qui incidemment la consacre.
Il y a peu d'années, le poème Le Bateau ivre a été retranscrit sur le mur de l'Hôtel des Finances, rue Férou, à Paris, avec bien entendu cette leçon "azurs verts" sous "l'œil niais" d'un réverbère comiquement placé là.



Le choix de ce support commode a été combiné par les initiateurs du projet avec la volonté de commémorer la lecture que Rimbaud aurait faite de son œuvre à  proximité, lors du dîner des Vilains Bonshommes du 29 septembre 1871, puisque, comme nous le savons grâce à la correspondance de Léon Valade, c'est là que Rimbaud fut présenté par Verlaine au gratin d'époque des poètes de la capitale. En liaison avec cette transcription, une plaque commémorative a été apposée à l'angle des rues Bonaparte et du Vieux-Colombier, car c'est aux fenêtres du premier étage qu'eut lieu la réunion chez un marchand de vin. Pour passer de cet angle des deux rues à la rue Férou, il faut traverser en diagonale la place Saint-Sulpice avec son église, tout simplement, l'idée étant que la voix du poète est sortie par la fenêtre, a traversé la place et s'est engouffrée dans la rue Férou !



La superstition veut que Rimbaud ait alors récité Le Bateau ivre, ce qu'aucun témoignage n'a jamais prétendu. Ce sont les amateurs de Rimbaud seuls qui ont imaginé l'événement d'une lecture du Bateau ivre à cette date. Le seul témoignage sur lequel ils s'appuient est celui de Delahaye qui assure que Rimbaud a composé Le Bateau ivre en sa présence en août-septembre 1871, dans le but d'impressionner les poètes qu'il allait inévitablement et rapidement rencontrer à Paris. Mais Delahaye, dont le témoignage n'est pas fiable dans tous les cas, n'envisage pas une telle lecture à haute voix et le témoignage écrit de Valade ne permet pas non plus de considérer que Rimbaud a récité un quelconque de ses poèmes à cette occasion. Au contraire, certains témoignages laissent entendre que Rimbaud se méfiait de la vanité d'une lecture à haute voix en public. Il aurait rechigné à lire ses poèmes devant tout le monde, son orgueil étant sans doute plutôt mis dans le fait de savoir les écrire.
Cette légende est d'autant plus gênante que le poème Le Bateau ivre n'avait sans doute même pas encore été composé à cette époque. En effet, le poème Le Bateau ivre évoque les "pontons" dans lesquels sont emprisonnés les communards et il reprend les mots d'une presse hostile aux communards qui les assimilaient à des peaux-rouges. Certes, il en était question dans la presse bien avant le mois de novembre, mais il faut tenir compte encore du regain d'actualité et des descriptions plus fouillés, étant donné les publications de livres sur la Commune comme celui de Paul de Saint-Victor Barbares et bandits, sans oublier l'actualité des procès. Le poème de Rimbaud offre également l'idée d'une propulsion dans la Commune à la façon d'un poète emporté par le courant, ce qui fait étonnamment écho avec le procès d'un très jeune communard auteur de poèmes, Marsolleau, dont toute la presse moquait la plaidoirie de la défense : selon leurs plumes acerbes, il se serait justement livré à la violence sanguinaire en poète, emporté par le flot. Or, la Révolution est un sujet de poésie pour les romantiques et cette métaphore n'est en rien incompatible avec elle. Nous pourrions prendre combien de poèmes de Victor Hugo à témoin. C'est ce qui nous vaut la réponse qu'est Le Bateau ivre. A une époque où je n'arrivais pourtant pas à consulter correctement les pages scannées des numéros d'époque de la revue Le Rappel sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France, ce qui m'obligeait à reporter leur étude, j'avais également relevé plusieurs poèmes de Victor Hugo publiés dans ce journal à la fin de l'année 1871, ce que Jacques Bienvenu a exploité avant moi sur son blog. Les emprunts hugoliens du Bateau ivre renvoient clairement à maints passages des Châtiments, mais il est intéressant d'observer que ces éléments métaphoriques sont bien présents dans les poèmes publiés par Hugo à la fin de l'année 1871 en lien avec l'actualité : le jugement des communards.
Tous ces éléments invitent à penser que le poème Le Bateau ivre est plus tardif. Il n'était certainement pas encore écrit en septembre 1871, plusieurs poèmes de l'Album zutique lui sont sans doute antérieurs, il n'aurait pas été composé avant le mois de novembre, voire même pas avant le mois de décembre 1871. La mention "l'autre hiver" comme le fait remarquer Jacques Bienvenu dans son article témoigne d'un cycle, nous passons d'un hiver à un suivant. L'hiver ne commençant que le 21 décembre, Le Bateau ivre peut même avoir été composé au début de l'année 1872. Or, si les parodies de Coppée d'octobre et novembre 1871 sont liées aux manifestations d'hostilité à la Commune du célèbre parnassien auteur du drame Le Passant, si la fin du poème Les Corbeaux parodie précisément l'écrit anticommunard en vers de Coppée Plus de sang!, il y a fort à parier que Le Bateau ivre n'est pas seulement une réponse de défi à la société, mais une réponse à la poésie politique de son temps qui paraissait dans la presse. Et si l'aspect de réponse politique à Hugo est sensible dans Le Bateau ivre, le grand romantique n'étant le plus hostile aux prisonniers communards, il conviendrait d'ajouter au dossier les 200 vers de Victor Fournel d'un poème intitulé Le Drapeau rouge publié dans la revue Le Correspondant en décembre 1871. De mémoire, il me semble que cette revue a accueilli une bonne partie des poèmes de Mérat du prochain recueil des Villes de marbre avec quelques inédits et peut-être quelques variantes, lequel Mérat est le membre du Cercle du Zutisme connu pour ne pas avoir digéré les frasques du jeune adolescent ardennais. Le poème de Fournel exploite les métaphores explicites de "peaux-rouges", etc., appliquées aux communeux. Plutôt que d'envisager des "rencontres", des coïncidences, sur un fonds commun d'époque, il me semble que le poème de Rimbaud répond à un discours. Quand Rimbaud emploie le mot "Peaux-Rouges", il sait que son lecteur a pu lire dans la presse cette formule ou d'autres similaires appliquées en tant que noms d'oiseaux aux barbares révolutionnaires du 18 mars qui furent enfin réprimés deux mois plus tard. Marc Ascione a proposé de voir dans la mention "Peaux-Rouges" une allusion à une phrase de Bismarck qui aurait été abondamment reprise dans la presse "Les Parisiens sont des Peaux-rouges", sauf qu'il n'a donné aucune référence précise et qu'aucune mention dans la presse n'a pour l'instant été attestée par le moindre rimbaldien. J'ai perdu ma transcription des vers de Victor Fournel dans la catastrophe naturelle à Cannes du 3 octobre 2015, mais j'avais consulté la revue en question à la bibliothèque municipale de Toulouse, signe qu'elle avait une certaine diffusion, et je ne manquerai pas de citer ce document in extenso dans les prochains mois. Surtout, le lecteur se doute que les descriptions haineuses des communards ne manquaient pas en octobre-novembre 1871 et qu'il y a là tout un magnifique terrain pour les investigations des chercheurs d'intertextes. Enfin, en taisant ou en présentant de manière euphémique la répression de la semaine sanglante, la presse considérait qu'un terme avait été mis à une folie criminelle d'un bas-peuple sauvage. Et cette thèse était défendue par des poètes qui l'ornaient de métaphores. Le poème prend une autre dimension si n'étant pas seulement une réaction à chaud après deux mois d'exaltation communarde, il entre en gloire dans le mépris triomphant qu'il a des contempteurs tout puissants en ces lendemains décevants et d'état de siège.
Le poème de Victor Fournel compte précisément 200 vers, Rimbaud s'étant contenté lui du chiffre 100. Le poème de Fournel imite l'idée des Ïambes d'André Chénier, auteur guillotiné sous la Révolution que les réactionnaires s'assimilaient bien que Chénier fût lui-même quelque lui aussi du côté de la Révolution à son époque. Rimbaud reprend lui le modèle simple du grand poème aux quatrains d'alexandrins à rimes croisées.
Bref, cette transcription parisienne ne doit pas nous empêcher de faire la part de la légende.
Mais revenons enfin à cette question de la leçon "azurs verts".
Au début du vingtième siècle, un manuscrit de la main de Verlaine du poème Le Bateau ivre a été retrouvé, et il a bientôt servi de nouveau support aux transcriptions des cent vers dans les éditions des œuvres de Rimbaud. Le travail de transcription à partir du manuscrit demeurait relativement confidentiel et les hybridations entre versions étaient plus que courantes, elles étaient la norme. Un travail philologique de mise au point a été effectué à la toute fin du vingtième siècle. On a commencé à éditer les différentes versions des poèmes concurremment, ce qui a amené à un rendu plus scrupuleux des détails et variantes. Pour le grand public, cela a donné des éditions récentes présentant les versions diverses des poèmes (édition de La Pléiade en 2009 par exemple), et, pour les universitaires, un peu auparavant nous avons eu l'ouvrage de Steve Murphy paru en 1999 : Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, I Poésies, édition critique avec introduction et notes, Champion, 1999.
Nous ne pouvons donc plus ignorer que la seule leçon manuscrite connue du Bateau ivre ne donne pas la leçon "azurs verts", mais une leçon bien moins banale "azurs vers".
Steve Murphy le précise clairement dans la note qui accompagne sa transcription page 528 : "V. [id est Verlaine] a écrit très distinctement vers et non pas verts". Dans le même ordre d'idées, j'ai déjà indiqué que sur un manuscrit autographe concernant Une saison en enfer, Rimbaud "a écrit très distinctement autels et non outils, ce qui impose de considérer que la lecture "les outils" dans "Mauvais sang" est une coquille pour "les autels". D'autres coquilles sont présentes dans le texte des Poètes maudits. Il ne s'agissait pas d'une édition philologique, mais d'une publication qu'en dépit des passionnés de poésie qui gravitaient autour, en dépit même de la collaboration verlainienne, on peut qualifier d'hâtive et opportuniste. La revue Lutèce offre d'ailleurs une autre variante, "béni" au lieu du "bercé" de la main de Verlaine. La leçon "béni" est-elle une variante authentique ou s'agit-il là encore d'une autre coquille ? Si on prend pour modèle l'écriture cursive, une confusion graphique de "béni" et "bercé" n'a rien d'impossible. C'est même tellement plausible qu'il serait étonnant que Rimbaud ait proposé une variante qui puisse se confondre si entièrement avec une possibilité de coquille. Mieux encore, cela se rapproche étonnamment de la coquille "outils" au lieu du mot "autels" clairement attesté par le brouillon autographe du passage correspondant. Considérons toutefois que le mot "béni" qui serait non pas une variante, mais une coquille pour "bercé" dans le vers "Des écumes de fleurs ont béni mes dérades" se trouve au vers 13 du poème commun aux deux versions : "La tempête a béni mes éveils maritimes". La variante "béni"-"bercé" est moins préoccupante pour le sens que la divergence entre "outils" et "autels". Il est difficile de trancher, car Rimbaud affectionnait les répétitions de mots dans ses poèmes, mais il n'est pas impossible que la leçon manuscrite "bercé" soit celle à retenir exclusivement.
Mais revenons-en à la leçon "azurs vers". Nous l'avons dit dès le début de l'article, la lecture "azurs verts" se défend et entre en résonance avec d'autres passages du texte. Mais, la seule leçon manuscrite attestée est "azurs vers". On ne saurait douter de l'authenticité de cette dernière leçon qui est peut-être même la seule juste : "azurs verts" serait une coquille pour "azurs vers". Mais, cette coquille aurait le mérite de cibler quelque chose de juste, l'homophonie permet de songer à la couleur verte dans la rencontre avec le mot "azurs" qui renvoie à une couleur, au bleu.
Ce qui s'est passé et Steve Murphy le déplorait déjà en 1999 (page 537), c'est que la leçon "azurs vers" est mal aimée et paradoxalement récusée par un grand nombre d'éditeurs et rimbaldiens. Plusieurs versions du texte conservent encore la leçon fautive "azurs verts", c'est le cas de la transcription murale exhibée plus haut, c'est le cas de sites internet qui offrent à lire les textes de Rimbaud.
Pour l'instant, l'authenticité ne s'appuie que sur une leçon manuscrite, mais la leçon d'un copiste, Verlaine. Toutefois, la leçon est suffisamment complexe que pour ne pas être envisagée comme une inadvertance. C'est à l'évidence la composition de Rimbaud qui a ici été fidèlement retranscrite.
Or, le groupe "azurs vers" renvoie au modèle hugolien typique des noms associés l'un à la suite de l'autre, comme si le second était l'adjectif épithète du précédent : "arbres frères". Ce procédé a une vie dans la langue bien au-delà de Victor Hugo, mais celui-ci est connu pour l'avoir manié à quelques reprises dans ses poèmes en vers. Ce premier point, du point de vue du style, est intéressant quant à un poème dont le vers est animé d'un souffle rythmique nettement hugolien et dont les images, si déroutantes, sont selon moi dans la continuité évidente des descriptions de l'espace cosmique, du ciel avec ses couchants, ses aurores, dans la poésie romantique d'Hugo et Lamartine. Hugo est célèbre pour ce genre de visions, pour certains de ses "Soleils couchants", et Lamartine également avec par exemple le poème "L'Occident" :

              O lumière ! où vas-tu ? Globe épuisé de flamme,
              Nuages, aquilons, vagues, où courez-vous ?
              [...]
              A toi, grand Tout, dans l'astre est la pâle étincelle
             [...]
             Vaste océan de l'Être où tout va s'engloutir !

Le Bateau ivre est un perfectionnement et un prolongement d'un tel type de poésie romantique. Je n'invente rien. Je n'ai qu'à citer le discours du volume consacré au dix-neuvième siècle de Lagarde et Michard, encart page XI : "[...] dans les Harmonies de Lamartine, ces accords [entre la nature et les sentiments humains] deviennent un instrument d'investigation des profondeurs de l'âme et des mystères de la Création. C'est sans doute dans L'Occident [...] que devant le spectacle du couchant il est allé le plus loin dans cette quête" et à la suite des vers que j'ai cités à mon tour, il est ajouté : "Cette inspiration se retrouvera dans les méditations émerveillées (mais parfois aussi délirantes) où Hugo nous entraîne jusqu'au bord de l'Infini." Le nom de Rimbaud est mentionné sur cette page dans une liste de poètes inspirés par les "harmonies de la nature" avec Chateaubriand, Vigny, Musset, Baudelaire, Verlaine. On ne le rappellera jamais assez la théorie des "Correspondances" est abusivement consacrée comme une nouveauté théorique de Baudelaire, relevant dès lors d'une modernité postromantique, alors que Baudelaire l'a clairement développée dans ses Salons comme un héritage du romantisme allemand, d'E. T. A. Hoffman en particulier. Le premier hémistiche "La Nature est un temple" si célèbre vient directement de Lamartine. Vous pouvez l'y chercher et l'y retrouver, tout comme le mot "voyant" attaché à Rimbaud vient lui aussi des romantiques. Les "délires et rhythmes lents" ont beaucoup à voir avec le vers cadencé lamartinien d'un poème lent et élégiaque tel que le célèbre Lac, beaucoup à voir avec les visions cosmiques sans frein de Lamartine et Hugo.
Mais, si au plan grammatical, la leçon "azurs vers" établit une filiation avec le modèle romantique hugolien, les "vers" ne sont plus ici une mention de couleur. Il faut encore leur trouver une autre explication.
Une des idées qui vient le plus spontanément à l'esprit, c'est que le bateau est implicitement comparé à un poisson qui prend plaisir à dévorer les flots assimilés à des vers, des asticots. Cette métaphore de pêcheur suggère même le fait que le bateau soit comme pris au piège, capturé par le "Poëme / De la Mer". Une autre idée qui vient à l'esprit est celle de la polysémie, le mot "vers" désigne littéralement les asticots que consomme le bateau-poisson mais il suggère un plan métaphorique où la mer étant assimilée à un Poème le bateau se repaît de vers, "confiture exquise aux bons poètes", d'autant que ce qui est consommé, les "vers" asticots peu ragoutants, fait écho à des "lichens de soleil" et à des "morves d'azur", où le mot "azur" fait retour. La césure fait sens, le bateau la mange comme un bon poème "sans regretter l'œil niais des falots".
Enfin, dans ce jeu de miroir, la suggestion de couleur n'est pas à exclure également, l'homophonie et la présence du mot "azurs" se conjoignent pour la justifier.
Or, c'est ici que ça peut devenir intéressant d'établir une nouvelle passerelle intertextuelle avec Victor Hugo. Les images du poème Le Bateau ivre s'inspirent tout particulièrement des métaphores politisées des Châtiments, cela pour des raisons évidentes. Dans ce recueil, nous observons quelques occurrences du mot "vers" au sens poétique, et quelques-unes mais peu au sens d'animaux proches du lombric, "vers moxa", etc.
Les rapprochements ne sont pas pleinement satisfaisants toutefois et laissent la part belle à l'imagination personnelle de Rimbaud. Toutefois, c'est sans chercher aucun lien avec Rimbaud que le rapprochement s'est imposé à moi en lisant le célèbre poème Le Mendiant du recueil Les Contemplations. Ce poème se termine par une vision de constellations à partir d'un "haillon désolé" couvrant l'âtre, la lumière de la braise passant à travers les trous, et c'est le passage suivant qui a retenu toute mon attention :

Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,
Etalé largement sur la chaude fournaise,
Piqué de mille trous par la lueur de braise,
Couvrait l'âtre, et semblait un ciel noir étoilé.

Selon un procédé très courant dans Les Contemplations, le groupe participial "tout mangé des vers" chevauche la césure, ce qui met en relief le complément "des vers", procédé d'insistance pour attirer l'attention du lecteur. Or, si on lit attentivement ce vers, on est surpris de l'étrange effet de succession qu'accentue la lecture acrobatique de la césure qu'on va ici représenter par trois points d'une légère suspension de la voix : "tout mangé... des vers, et jadis bleu". En lisant ainsi le vers, l'allusion par homophonie à la couleur verte ne peut échapper, et l'opposition entre un manteau bleu neuf et un manteau troué par l'action des vers se double d'une suggestion verdâtre. On sent que ce vers est malicieux, mais le jeu de mots peut passer inaperçu sans la lecture métrique. On pourra penser qu'il n'est pas naturel, que le trait d'esprit est amené de manière un peu forcée, mais si on pense ainsi du vers d'Hugo il est à craindre que la majeure partie du public ne goûte guère mieux la lecture pourtant indiscutable "azurs vers" du poème de Rimbaud, qui joue tout autant sur la césure pour construire un calembour assez complexe et flou. La suggestion du "vert", si ténue soit-elle, me semble nettement évidente dans les deux poèmes, et encore une fois il me semble rencontrer à nouveau l'indice que Rimbaud lisait et lisait Hugo avant de composer ses propres poèmes, ce qui lui permettait de trouver son originalité propre, mais n'allait pas sans multiples reprises et correspondances entre les œuvres.


Azurs vers et sain supplice place Saint-Sulpice, et vous, vers quel avis, vers quel azur tendez-vous ?

6 commentaires:

  1. S'agit t-il d'un réverbère ? N'est-ce-pas plutôt l'œil d'une caméra de surveillance ? L’œil c'est votre texte : c'est lui qui éclaire. Illumine et fait voir. Madame Rimbaud ajoute un "t" à Hugo. Malgré l'état d'urgence : supprimons le "t" de verts sur ce mur et ailleurs.

    RépondreSupprimer
  2. hello bonjour,

    à propos des "nouvelles approches métriques"

    monsieur Bienvenu a publié récemment dans son blog sur la révolution métrique de Mallarmé, de Rimbaud (...), du XJXe siècle pour résumer, en tablant sur l'ignorance de ses lecteurs je cite :

    "on ignore, en général, que les fameux vers de Mallarmé qui comportent un long adverbe en leur milieu :

    Accable belle indolemment comme les fleurs (L’Azur)
    À me peigner nonchalamment dans un miroir (Hérodiade)

    Sont imités du vers révolutionnaire de Banville :

    Où je filais pensi-vement la blanche laine (La Reine Omphale)

    qui coupait pour la première fois un adverbe à l’hémistiche et publié dès 1861 dans la Revue fantaisiste que Mallarmé connaissait bien.

    Rimbaud écrira à Paris le vers suivant qui est lui aussi à l’évidence à l’image du vers de Banville :

    Eclatent, tricolo-rement enrubannés. (Ressouvenir)"
    ...................................................................................

    Fin de la citation.
    Donc monsieur Bienvenu date le vers révolutionnaire de 1861 et il pense nous apprendre la date et l'auteur de cette audace.

    Mais l'ignorance est plutôt la sienne je pense, et donc il n'a pas voulu publier mon commentaire que je vous donne ici, je ne dis pas qu'il est génial mais son contenu est historiquement vrai.

    Je commence par citer m. Bienvenu puis je réponds :

    "D’un point de vue métrique on ignore, en général, que les fameux vers de Mallarmé qui comportent un long adverbe en leur milieu (...)" etc

    Je croyais que beaucoup le savaient.

    En revanche, toujours du point de vue métrique, on ignore, en général, que c'est en 1600 que Pierre Laudun d'Aigaliers écrit ce qu'il nomme un "Sonnet en prose" dont presque tous les vers sont métriquement décalés

    (Amusant, on voit que l'hémistiche du premier vers coupe déjà un adverbe) :

    "Je voudrois bien volontiers chanter ta grand'gloire,
    "Et dire aussi tout ce dequoy tu puis vanter:
    "Mais puis que je n'ay jamais sceu si hault chanter,
    "Je contempleray constant ce que je dois croire.

    "Tu seras gravé dans le temple de memoire,
    "Car, docte, tu as merité de frequenter,
    "Les Princes les plus excellents qu'on peut compter:
    "Qui sont, ou bien qui seront en ce territoire.

    "C'est pourquoy, mon docte Allemandi, je sçay bien
    "Que jamais tu ne manqueras d'heur et de bien
    "Ains vivras avec les hommes en toute joye,

    "Je prie donc le grand Dieu qui de rien a tout faict
    "Te rendre chascun desir pieux, tres-parfaict
    "Pour te donner par un jour à sa saincte voye."

    Mais il s'agit aux yeux de son auteur d'un texte en prose. Le découpage métrique fantaisiste des vers oblige le lecteur à vérifier constamment la somme,

    Et ce lecteur faci-lement s'amusera
    De penser que proba-blement l'auteur lui-même
    Pati-emmentissi-mement, sans doute, aura
    Dû recompter sur ses doigts les douze qu'il sème :-)

    On voit que la révolution hugolienne, banvillienne, rimbaldienne, a bien des antécédents, à cette différence que le XVIIe siècle littéraire condamne comme fautif ce que le XIXe siècle valide comme libération.

    Mais c'est vrai aussi qu'au XIXe tout le monde écrit en vers et en alexandrins si souvent, et en toute occasion et sur n'importe quoi ! (presque des alexandrins du niveau de ceux des Jacques - Roubaud, Rampal.. !) que renouveler cette forme surusée posait problème

    Le vers déboîté, genre "sonnet en prose" de Laudun, fait des milliers d'émules... Production rimée pléthorique aussi interchangeable alors que la production poétique contemporaine. On en vient très bientôt à "poésie en prose" mais s'il est une révolution, un bouleversement, une révélation de Voyant dans le franco-centrisme poético-littéraire du XIXe finissant c'est bien ceci :

    on peut ne pas rimer ! ;-)

    Merci de m'avoir lu

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour, vous mélanger les blogs (ou blogues), mais je réponds en quelques points.
      1) Le relevé du vers de Banville et sa datation de 1861 viennent de la thèse de Gouvard et cela est relayé par Cornulier dans son livre L'Art poétique de 1994 qui fixe bien la date de 1861, Gouvard ayant mis en doute cette date de 1861 dans sa thèse, laquelle a été publiée telle quelle en 2000. En revanche, Gouvard et Cornulier n'insistent pas sur le rapprochement des adverbes en "-ment" entre les vers de Mallarmé, celui zutique de Rimbaud et celui de Banville.
      2) Ce rapprochement entre les vers de Mallarmé, celui de Rimbaud et celui de Banville, je l'ai opéré le premier et je l'ai complété d'une très longue série qui implique des vers de Verlaine qui ne sont pas toujours des alexandrins, il y a des décasyllabes et cela m'a permis avant Cornulier de plaider des métriques régulières des décasyllabes de Verlaine dans les Poèmes saturniens. Une série qui implique un vers à trois adverbes en "-ment" dont un à cheval sur la césure de Mendès. Un vers de Richepin est cité dans la thèse de Martinon.
      En revanche, j'ai été induit en erreur par l'édition philologique par Edwards des œuvres de Banville. Selon leur annotation, je comprenais que la leçon "pensivement" ne concernait que les publications de 1861 en revue et pas l'édition originale des Exilés seule lue par Rimbaud avant sa montée à Paris. Bienvenu m'a corrigé sur ce point. Mais je partais de toute façon de l'idée qu'à Paris le "tricolorement" avait été influencé directement par Banville, Rimbaud ayant pu apprendre le cas de ce vers à ce moment-là auprès de Verlaine, et la liaison Banville-Mallarmé-Rimbaud m'était d'emblée évidente.
      3) L'apport de Bienvenu tient dans le fait qu'il envisage que l'enjambement sur "péninsules" dans Le Bateau ivre est une réponse à Banville, puisque quelle que soit la date de composition du Bateau ivre il avait lu la leçon "pensivement" dans l'édition originale des Exilés.

      Supprimer
    2. "vous mélangez" (coquille)
      4) les transgressions métriques existent bien au seizième siècle et au dix-septième siècle, Gouvard a relevé l'enjambement de mot sur "dispotaire" dans une farce et c'est par un jeu sur la ponctuation que Racine rend réguliers in extremis certains vers des Plaideurs, sans parler du jeu sur les interruptions de la parole qui peuvent concerner des tragédies, un vers d'Athalie notamment. Sébillet joue dans son sonnet introduction de son art poétique sur des césures irrégulières. Laudun est un cas plus extrême, et il faudrait ajouter les enjambements de mots en langue étrangère. Cornulier m'a communiqué un exemple de Shelley.
      Mais historiquement, cela n'empêche de constater la validation progressive du phénomène dans la grande poésie française à partir de 1861. Phénomène initié par le théâtre en vers d'Hugo que Gouvard a laissé à tort de côté dans sa thèse, ce qui lui fait dire pas mal de choses erronées et réattribuer à tort le mérite de l'invention à Banville, puis Baudelaire. Il oublie aussi le cas des passages d'un ver à l'autre dans son étude, ce qui achève de la fausser question perspective historique.
      5) Et je suis cité en ce sens par Cornulier et Philippe Rcher dans le Parade sauvage consacré surtout à Mémoire, le N° 24, j'ai souligné que les poèmes en vers de Rimbaud de 72, Tête de faune compris, devaient se lire comme réguliers. Cornulier et Rcher me donnent raison. Rocher étant connu pour une analyse métrique de Tête de faune qui ne dit pourtant pas cela, et Cornulier ayant longtemps travaillé Rimbaud et même Verlaine dans l'hypothèse que les vers déviants faisaient que les poèmes n'avaient pas une césure régulière.
      J'ajouterai que j'ai aussi repéré le rôle capital de Vigny dans un premier stade du renouveau métrique. C'est Vigny qui a été le passeur entre Chénier et Hugo dans les années 1820 et j'ai défini en termes précis en rejoignant des choses qui se disaient déjà mais sans rigueur l'évolution métrique de 1820, en datant en particulier les premiers rejets d'épithètes de Vigny, Lamartine et Hugo, ce qui est capital dans l'histoire du vers au dix-neuvième siècle.
      Le cas Laudun n'annule en rien l'intérêt de ce qui est dit sur l'évolution au dix-neuvième. Ce n'est pas Laudun qui a eu l'influence décisive sur cette évolution du tout. Mais il est toujours intéressant de rappeler qu'à n'importe quelle époque la malice métrique n'avait besoin que d'un peu de bon sens pour s'exercer à ignorer la césure.

      Supprimer
    3. Bonjour,
      en ce qui concerne le vers "l'aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes": le 3 avril 1871, une troupe de Fédérés commandée par Gustave Flourens et en route vers Nanterre traverse, à l'aube, la ville de Colombes.
      Merci pour vos articles.

      Supprimer
    4. Bonjour,
      à propos de Peaux-Rouges on trouve chez Eugène Pottier, dans "La Guerre", poème/chanson de 1857 :

      "Emplumés, tatoués, nous sommes
      Des Peaux-Rouges, des clans rivaux.
      Jetons au sol un fumier d'hommes.
      "La Terre en produit de nouveaux"".

      En début de vers...

      Désolé pour le double message je ne parviens pas à modifier le précédent sinon j'aurais tout groupé.
      Merci.

      Supprimer