mardi 12 janvier 2016

Pèlerinage rimbaldien : quelques lieux parisiens et surtout le restaurant crèmerie Polidor (avec cinq photos neutres)

Rimbaud a essentiellement vécu dans le Quartier Latin à Paris, rive gauche donc, et sur une toute petite portion de la ville, même s'il a quelque peu vécu encore du côté montmartrois. Je me suis ainsi rendu dans la cour intérieure du 10, rue de Buci, pour m'amuser à cerner l'endroit où Rimbaud semble s'être exhibé nu à la fenêtre quand Banville l'accueillait. Je suis tombé sur quelqu'un, personnage titubant et bedonnant au visage de terre cuite, qu'on m'a présenté comme le propriétaire, mais qui n'avait l'air de rien savoir de Banville ou Rimbaud. Il ne répondait même pas par mots à mes questions, je ne valais sans doute pas cher. Les autres habitants et les employés du salon de coiffure n'étaient pas plus au courant, alors qu'en franchissant le porche pour repartir on avait sur sa gauche une terrasse mondaine bien remplie. Ce fut une sensation bizarre, comme si la réalité était mal raccordée avec le rimbaldisme si prépondérant dans le monde de la culture. Mais, ma surprise n'a pu que croître quand je me suis rendu au 13 de la rue Séguier, à proximité des quais, car Charles Cros n'avait vraiment pas logé n'importe où le jeune Rimbaud. Cette fois, j'allais sonner pour me faire introduire dans la cour intérieure du bâtiment quand une dame, d'origine indienne à mon sens (la concierge de l'immeuble visiblement), est elle-même arrivée de la rue et m'a proposé sans que je n'ai eu le temps de rien dire de satisfaire ma curiosité. Je lui ai dit vouloir repérer l'endroit où Charles Cros avait vécu et hébergé Arthur Rimbaud : elle ignorait tout cela, mais, - et je m'y étais instinctivement attendu, car j'ai déjà rencontré des femmes indiennes serviables, souriantes et réservées de la sorte, - elle m'a proposé d'entrer, elle a ouvert sur cette cour intérieure et elle m'y a laissé seul, seul enfin presque, car une jeune fille était assise sur le rebord d'une marche d'entrée à qui inévitablement j'ai posé mes questions à des fins de repérage. La jeune fille ignorait totalement que Rimbaud et Cros avaient logé là. J'ai encore posé mes questions à deux autres personnes de l'endroit, personne n'était au courant. Pourtant, je leur ai fait remarquer que l'adresse est clairement associée au savant et au poète dans leurs biographies respectives, et que l'information est partout sur internet. D'ailleurs, si je n'ai pas le souvenir d'une photo du 10 de la rue de Buci, pas même de la fenêtre de l'attentat à la pudeur, dans la biographie de Lefrère (celle intitulée Rimbaud parue chez Fayard, mon exemplaire ayant péri le 3 octobre à Cannes dans les intempéries), il me reste par le souvenir l'image d'une vieille photo d'époque de la rue Séguier avec le profil actuel de la bâtisse en pierres qui se devine. Ainsi, aucun pèlerin rimbaldien ne viendrait visiter les fameux lieux répertoriés dans toutes les biographies. J'ai posé à une dame de la rue Séguier la question : "Alors, aucun excité un peu fou n'est jamais venu visiter l'endroit et vous poser des questions sur la localisation précise de cet hébergement ?" Je pouvais laisser sous-entendre par mon large sourire que j'avais l'étoffe d'un chef d'escadrille en la matière.
Ce que j'ai pu apprendre, c'est que les appartements sont essentiellement petits pour ce qui est des étages. Je regardais tout le pourtour de la cour intérieure dans laquelle j'étais entré. Cela devait se jouer au rez-de-chaussée. Sur la gauche, une maison d'édition au nom de la rue et qui donne sur la rue. Au fond, à gauche, une salle étroite et longue et sans fenêtre où travaillait une femme, et enfin en face et sur l'aile droite, l'entreprise bien moderne où travaillait la jeune fille assise bas sur sa marche et occupée avec son portable, mais qui ne savait rien de rien quand je lui posais mes questions de pèlerin savant. Je ne serais pas surpris que ce fût là, vu que Charles Cros cumulait laboratoire, atelier et logement.
Je n'ai pas manqué non plus de passer devant l'Hôtel des Etrangers, devenu Hôtel Belloy Saint-Germain. L'intérieur de l'endroit a changé et il risque de ne plus être possible de retrouver la salle métamorphosée qui fut le cadre des réunions zutiques. Delahaye parle d'un entresol, mais impossible d'accéder à ma demande de le voir. Le lieu ne serait plus le même. En revanche, la façade qui donne sur le Boulevard Saint-Michel me fait plus que douter de l'idée d'une réunion dans un angle étroit de ce bâtiment flanqué abondamment d'espaces vitrés plutôt que de murs. Ce n'est pas dans cet espace étroit et peu discret que se réunissaient quatorze personnes pour jouer du piano et converser en parfait état d'ivresse. Le seul argument, c'est que le sonnet Propos du Cercle évoque l'idée d'une femme d'en-dessous qui accouche, ce qui pourrait ne pas cadrer avec le témoignage de Delahaye d'un entresol. Mais pourquoi Delahaye aurait-il menti, lui qui quand il témoigne ignore le nom de "zutisme" ? Les zutistes ont-ils déménagé d'endroit dans le même hôtel ? En tout cas, la vignette si elle montre une personne à la fenêtre du troisième étage avec l'encadrement en arc de cercle du mot "Zutisme" ne prouve rien quant à la localisation des soirées zutiques, puisqu'il s'agit d'un centrage par rapport au dessin et à la configuration des lieux.
Mais, j'en viens maintenant aux deux endroits où nous savons que Rimbaud a vécu par son témoignage écrit lui-même. Tout le monde connaît cette lettre, une des plus poétiques de Rimbaud, celle datée "Parmerde, Jumphe 72".Cette lette a entres autres mérites celui de témoigner de la gestation d'un des plus célèbres poèmes en prose de Rimbaud, le poème Aube qu'un témoignage de Verlaine date précisément avec le poème Veillées I de cette époque parisienne précédant le départ en Belgique ! N'en déplaise à tous ceux qui soutiennent que les Illuminations furent écrites après Une saison en enfer ! Cette même lettre évoque plus explicitement encore la composition de plusieurs des poèmes en "Vers Libres" selon le mot de Verlaine lui-même.
 
A 3h du matin, la bougie pâlit : tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c'est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin. Je voyais les dortoirs du lycée, absolument sourds. Et déjà le bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards. [...] A 5 heures, je descendais à l'achat de quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi. [...]
A ce moment de sa lettre, Rimbaud décrit un premier domicile, celui qu'il occupait en mai et logement auquel on n'hésite plus alors à associer l'esprit des compositions datées de mai que sont Bonne pensée du matin, Larme, La Rivière de Cassis et Comédie de la soif, les trois premières des "Fêtes de la patience" (Bannières de mai, Chanson de la plus haute TourL'Eternité). Toutes ces compositions ne sont pas étroitement liées à cet endroit. Certaines sûrement, notamment les trois "Fêtes de la patience" et Bonne pensée du matin. Il n'est pas impossible que Comédie de la soif ait été une composition bien entamée en avril, mais mise au point en mai dans cette chambre. La même remarque pourrait valoir pour Larme. Dans tous les cas, quand Rimbaud a fait son retour à Paris au début du mois de mai 1872, c'est là qu'il semble avoir d'emblée été logé par les soins de Forain, lequel avait loué pour lui-même et le peintre Jolibois trois mois plus tôt un atelier pile en face de l'entrée de l'hôtel de Rimbaud. La rue devrait s'appeler non pas Monsieur le Prince, mais la rue du fossé Monsieur-le-Prince, ce qui permettrait de ne pas la considérer naïvement comme une rue probablement bien famée. Dans les écrits biographiques sur Rimbaud, les numéros des logements rue Monsieur-le-Prince sont donnés, mais encore faut-il bien préciser que le numéro pair de l'un fait face au numéro impair de l'autre. A côté du numéro où logèrent Forain et Jolibois, une façade ornée témoigne aussi de la présence d'un ancien hôtel. Mais il y a d'autres choses à observer encore au plan de la localistion, l'hôtel où Rimbaud a logé en mai 1872 fait pratiquement l'angle avec la rue Racine, une des rues qui longent l'Hôtel des Etrangers en rejoignant le Boulevard Saint-Michel.
Maintenant, cette chambre de Rimbaud, quelle serait-elle dans cet hôtel ? On peut la louer pour 65 euros, mais on aimerait comparer les points de vue depuis la fenêtre puisque Rimbaud déclare occuper une "mansarde" d'où il peut "crach[er] sur les tuiles". Cette mansarde "donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis", des "arbres énormes" se trouvaient sous la "fenêtre étroite" et il était loisible d'observer "les dortoirs du lycée". En même temps, elle permettait d'entendre le "bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards".
Est-ce si impossible de déterminer la suite poétique si célèbre du sieur Rimbaud ?
Dans la même lettre à Delahaye de juin 72, Rimbaud précise toutefois que désormais il a changé de logement, il occupe "une chambre jolie, sur une cour sans fond mais de 3 mètres carré[s]." Il parle alors de l'Hôtel de Cluny rue Victor-Cousin. L'hôtel existe toujours. La cour intérieure s'est élargie dans la mesure où des bâtiments voisins ont été refaits, mais j'ai pu observer, quoique plus moderne avec un toit vitré dans le fond, la cour intérieure, laquelle à l'époque de Rimbaud n'était pas si petite qu'il le dit, il a un peu exagéré. Neuf mètres carrés, ce serait déjà plus près de la vérité. Je suis entré un fort court instant dans la chambre mythique. Heu ? c'était une "chambre jolie", heu ? bleutée à cause du rideau tiré, etc., mais pas d'époque. Je n'ai rien osé toucher, pas même le rideau bleu pour regarder par la fenêtre à nouveau la cour étroite, car l'appartement était loué et le locataire revenait précisément à ce moment-là.
Mais revenons à nouveau à la chambre de mai 1872, rue Monsieur-le-Prince, du côté de l'actuel Hôtel Stella. En entrant et en sortant de l'immeuble, Rimbaud ne pouvait pas manquer de repérer une crèmerie qui faisait office de restaurant populaire. Il s'agit de l'établissement Polidor qui date de 1845 et qui existe toujours à l'heure actuelle. Ce lieu était consacré à la vente de crèmes, mais en tant que restaurant populaire il prenait quelque peu le profil d'un des restaurants nommés Bouillon-Duval, chaîne de restaurants qu'épingle Verlaine dans un faux Coppée zutique d'octobre-novembre 1871.
Il est d'autant plus évident que Rimbaud a mangé dans cet endroit que lorsque Nouveau est à Londres avec Rimbaud il confie dans sa correspondance avoir trouvé un endroit où l'on mange aussi bien que chez "Polydore", transcription ludique qui signale à l'attention un Polydore de Banville de la restauration française traditionnelle. On se contente de considérer paresseusement que le restaurant Polidor a accueilli Nouveau, Verlaine et quantité d'autres noms des dix-neuvième et vingtième siècles. Mais, Rimbaud, connaissance commune de Nouveau et Verlaine, a logé juste à côté de cette crèmerie-restaurant, face à l'atelier de Forain et Jolibois. C'est quand même énorme comme lien. Mieux encore, on se demande comment Rimbaud aurait-il pu connaître le peintre Renoir, dans la mesure où Félicien Champsaur attribue à Renoir le fait d'avoir soutenu le mérite de la poésie rimbaldienne face à Catulle Mendès. Or, Renoir et d'autres semblent avoir peint les portraits de servantes du Polidor. Je dois retrouver ma source en espérant ne pas la confondre avec Bouillon-Duval, mais Jolibois, Nouveau, Renoir auraient été des peintres familiers de Rimbaud en juin 1872 du côté du Polidor. Et, vu que Richepin possédait une série de manuscrits datés de mai 1872, j'ai tendance à penser que ce fut aussi un endroit où se rencontrèrent Rimbaud, Richepin et quelques autres amis de ce dernier. A mon avis, le Polidor a une importance considérable dans la vie poétique de Rimbaud, ce qu'atteste la lettre de Nouveau à Richepin à Londres en 1874 de toute façon, mais ce qui n'apparaît nulle part dans les biographies de Rimbaud, en tout cas nulle part dans celle chez Fayard de Jean-Jacques Lefrère, nulle part dans le livre de Bernard Teyssèdre sur ce qu'il appelle le "foutoir zutique". Le Polidor n'a été que vaguement et indirectement associé à Rimbaud, seuls les témoignages directs de Verlaine et Nouveau ayant une valeur réelle pour les seuls Verlaine et Nouveau. Bizarrement, on n'a pas pressenti l'importance du lieu pour Rimbaud.
Ceci dit, il vaut le détour. Le restaurant nous plonge dans les rues familières à Rimbaud avec une ambiance entre marchands de vins et restauration populaire qui émane encore de cette rue. Le restaurant offre une carte traditionnelle avec notamment une andouillette au nom du Père Duval, mais pas seulement. Seuls les desserts s'écartent résolument de la ligne traditionnelle et du parfum rimbaldien. A l'intérieur, sur les murs, les glaces ou miroirs dateraient des années trente, mais le lieu est préservé. Rajeuni sans doute, mais tel quel pour ses lambris, ses colonnes, etc. Et surtout le carrelage est d'époque ! Son usure, c'est celle de tas de gens connus, c'est celle aussi des semelles de vent de Rimbaud. L'usure des lambris, c'est les mains, les doigts, les coudes de Rimbaud, Verlaine et consorts qui s'y sont frottés. Au centre de la pièce, le carrelage se relève en bosse à l'emplacement d'un ancien poêle. Manger là, c'est approcher au plus près de l'univers parisien qui fut familier à Rimbaud. C'est complètement extraordinaire quand on y pense, en plus en y mangeant j'y ai rencontré une dame qui m'a dit être l'héritière des droits des œuvres de Verlaine chez Messein. Décidément...
 
 


 

 
 

4 commentaires:

  1. Reportage parfait : sur les photos vous avez un côté Tintin, reporter très sympathique.

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  2. Nous n'avions pas réservé du tout, nous étions décidés à y aller, nous sommes entrés et ils nous ont mis à une table. L'endroit a une certaine notoriété, ce qui est marrant c'est que l'importance particulière de Rimbaud soit passée inaperçue, et le carrelage c'est évidemment le témoin le plus important.

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