LES ÉTRENNES DES ORPHELINS
I
La chambre est pleine d'ombre ; on entend vaguement
De deux enfants le triste et doux chuchotement.
Leur front se penche, encor, alourdi par le rêve,
Sous le long rideau blanc qui tremble et se soulève...
– Au dehors les oiseaux se rapprochent
frileux ;
Leur aile s'engourdit sous le ton gris des cieux ;
Et la nouvelle Année, à la suite brumeuse,
Laissant traîner les plis de sa robe neigeuse,
Sourit avec des pleurs, et chante en grelottant.....
II
Or les petits enfants, sous le rideau flottant,
Parlent bas comme on fait dans une nuit obscure.
Ils écoutent, pensifs, comme un lointain murmure...
Ils tressaillent souvent à la claire voix d'or
Du timbre matinal, qui frappe et frappe encor
Son refrain métallique et son globe de verre...
– Puis, la chambre est glacée... on voit traîner à
terre,
Épars autour des lits, des vêtements de deuil :
L'âpre bise d'hiver qui se lamente au seuil
Souffle dans le logis son haleine morose !
On sent, dans tout cela, qu'il manque quelque chose....
– Il n'est donc point de mère à ces petits
enfants,
De mère au frais sourire, aux regards triomphants ?
Elle a donc oublié, le soir, seule et penchée,
D'exciter une flamme à la cendre arrachée,
D'amonceler sur eux la laine de l'édredon
Avant de les quitter en leur criant : pardon.
Elle n'a point prévu la froideur matinale,
Ni bien fermé le seuil à la bise hivernale ?...
– Le rêve maternel, c'est le tiède tapis,
C'est le nid cotonneux où les enfants tapis,
Comme de beaux oiseaux que balancent les branches,
Dorment leur doux sommeil plein de visions blanches !..
– Et là, – c'est comme un nid sans
plumes, sans chaleur,
Où les petits ont froid, ne dorment pas, ont peur ;
Un nid que doit avoir glacé la bise amère....
III
Votre cœur l'a compris : – ces enfants sont sans
mère.
Plus de mère au logis ! – et le père est bien loin
!...
– Une vieille servante, alors, en a pris soin :
Les petits sont tout seuls en la maison glacée ;
Orphelins de quatre ans, voilà qu'en leur pensée
S'éveille, par degrés, un souvenir riant...
C'est comme un chapelet qu'on égrène en priant :
– Ah ! quel beau matin, que ce matin des étrennes !
Chacun, pendant la nuit, avait rêvé des siennes
Dans quelque songe étrange où l'on voyait joujoux,
Bonbons habillés d'or, étincelants bijoux,
Tourbillonner, danser une danse sonore,
Puis fuir sous les rideaux, puis reparaître encore !
On s'éveillait matin, on se levait joyeux,
La lèvre affriandée, en se frottant les yeux...
On allait, les cheveux emmêlés sur la tête,
Les yeux tout rayonnants, comme aux grands jours de fête,
Et les petits pieds nus effleurant le plancher,
Aux portes des parents tout doucement toucher...
On entrait !... Puis alors les souhaits... en chemise,
Les baisers répétés, et la gaîté permise !
IV
Ah ! c'était si charmant, ces mots dits tant de fois !
– Mais comme il est changé, le logis
d'autrefois :
Un grand feu pétillait, clair, dans la cheminée,
Toute la vieille chambre était illuminée ;
Et les reflets vermeils, sortis du grand foyer,
Sur les meubles vernis aimaient à tournoyer...
– L'armoire était sans clefs !... sans
clefs, la grande armoire !
On regardait souvent sa porte brune et noire...
Sans clefs !... c'était étrange !... on rêvait bien des fois
Aux mystères dormant entre ses flancs de bois,
Et l'on croyait ouïr, au fond de la serrure
Béante, un bruit lointain, vague et joyeux murmure...
– La chambre des parents est bien vide,
aujourd'hui :
Aucun reflet vermeil sous la porte n'a lui ;
Il n'est point de parents, de foyer, de clefs prises :
Partant, point de baisers, point de douces surprises !
Oh ! que le jour de l'an sera triste pour eux !
– Et, tout pensifs, tandis que de leurs
grands yeux bleus
Silencieusement tombe une larme amère,
Ils murmurent : « Quand donc reviendra notre mère ? »
...........................................................................
V
Maintenant, les petits sommeillent tristement :
Vous diriez, à les voir, qu'ils pleurent en dormant,
Tant leurs yeux sont gonflés et leur souffle pénible !
Les tout petits enfants ont le cœur si sensible !
– Mais l'ange des berceaux vient essuyer
leurs yeux,
Et dans ce lourd sommeil met un rêve joyeux,
Un rêve si joyeux, que leur lèvre mi-close,
Souriante, semblait murmurer quelque chose...
– Ils rêvent que, penchés sur leur petit
bras rond,
Doux geste du réveil, ils avancent le front,
Et leur vague regard tout autour d'eux se pose...
Ils se croient endormis dans un paradis rose...
Au foyer plein d'éclairs chante gaîment le feu...
Par la fenêtre on voit là-bas un beau ciel bleu ;
La nature s'éveille et de rayons s'enivre...
La terre, demi-nue, heureuse de revivre,
A des frissons de joie aux baisers du soleil...
Et dans le vieux logis tout est tiède et vermeil :
Les sombres vêtements ne jonchent plus la terre,
La bise sous le seuil a fini par se taire...
On dirait qu'une fée a passé dans cela !...
– Les enfants, tout joyeux, ont jeté deux
cris... Là,
Près du lit maternel, sous un beau rayon rose,
Là, sur le grand tapis, resplendit quelque chose...
Ce sont des médaillons argentés, noirs et blancs,
De la nacre et du jais aux reflets scintillants ;
Des petits cadres noirs, des couronnes de verre,
Ayant trois mots gravés en or : « À NOTRE MÈRE ! »
......................................................................
**
Texte imprimé paru dans La Revue pour tous le 2 janvier 1870 (p.489-491), aucun
manuscrit connu. Menues corruptions dans les éditions courantes au plan de la
ponctuation (versions originales des vers 3 et 38 très bien défendues par Steve
Murphy dans son édition philologique en 1999) ou au plan de la modernisation
orthographique (« gaiement », « Au-dehors »).
Exceptionnellement, il vaut sans doute mieux conserver la variation dans le
nombre des points de suspension pour les parties I et II, car en même temps que
nous observons une tendance de Rimbaud, sinon de la revue, à respecter la règle
des trois points de suspension, les variations ont de légers effets
contrastifs ! Ce phénomène n’est pas propre à Rimbaud et ces variations
concernent précisément les derniers vers des parties I et II, ainsi que le
pronom imprécis « quelque chose » significativement mis à la rime et
encore un enchaînement : point d’exclamation puis points de suspension
« !.. » qui est cette fois bien plus discutable puisque nous rencontrons à
proximité deux suites comparables plus régulièrement ponctuées : « ?... » et « !... »
Pour les trois dernières parties du poème, la règle des trois points de
suspension est respectée, même quand la forme pronominale « quelque
chose » revient à la rime !
A la date du 17 octobre 2014, une partie
des numéros de la Revue pour tous est
consultable sur le site de la Bibliothèque nationale de France, mais pas encore
les numéros du 26 décembre 1869 (Correspondance) et du 2 janvier 1870 où il est
question de Rimbaud (Poésie).
Sources :
La recherche s’est orientée du côté des
poèmes précédemment publiés dans la Revue
pour tous : deux pièces sont régulièrement citées, Les Pauvres gens de Victor Hugo et La Maison de ma mère de Marceline
Desbordes-Valmore.
L’œuvre de la poétesse douaisienne est d’une indiscutable beauté et elle peut
être considérée comme une source au poème de Rimbaud dans la mesure où il
fournit des thèmes, motifs et idées. Mais aucun vers de la poétesse ne semble
avoir fait l’objet d’une réécriture exprès, les quelques rencontres observées
n’étant pas significatives selon moi, au vu de la concurrence des autres
sources avérées. Il y a bien un certain apparentement entre les registres
pathétiques des deux poèmes, la rime
« amère » :: « mère », l’idée d’une mère à
conserver aux enfants,...
La maison de
ma mère
Maison de
la naissance, ô nid, doux coin du monde !
Ô premier univers où nos pas ont tourné !
Chambre ou ciel, dont le coeur garde la mappemonde,
Au fond du temps je vois ton seuil abandonné.
Je m'en irais aveugle et sans guide à ta porte,
Toucher le berceau nu qui daigna me nourrir.
Si je deviens âgée et faible, qu'on m'y porte !
Je n'y pus vivre enfant, j'y voudrais bien mourir,
Marcher dans notre cour où croissait un peu d'herbe,
Où l'oiseau de nos toits descendait boire et puis,
Pour coucher ses enfants, becquetait l'humble gerbe,
Entre les cailloux bleus que mouillait le grand puits !
De sa fraîcheur lointaine il lave encor mon âme,
Du présent qui me brûle il étanche la flamme,
Ce puits large et dormeur au cristal enfermé
Où ma mère baignait son enfant bien-aimé.
Lorsqu'elle berçait l'air avec sa voix rêveuse,
Qu'elle était calme et blanche et paisible le soir,
Désaltérant le pauvre assis, comme on croit voir
Aux ruisseaux de la bible une fraîche laveuse !
Elle avait des accents d'harmonieux amour
Que je buvais du coeur en jouant dans la cour.
Ciel ! Où prend donc sa voix une mère qui chante
Pour aider le sommeil à descendre au berceau ?
Dieu mit-il plus de grâce au souffle d'un ruisseau ?
Est-ce l'éden rouvert à son hymne touchante,
Laissant sur l'oreiller de l'enfant qui s'endort,
Poindre tous les soleils qui lui cachent la mort ?
Et l'enfant assoupi, sous cette âme voilée,
Reconnaît-il les bruits d'une vie écoulée ?
Est-ce un cantique appris à son départ du ciel,
Où l'adieu d'un jeune ange épancha quelque miel ?
Merci, mon Dieu ! Merci de cette hymne profonde,
Pleurante encore en moi dans les rires du monde,
Alors que je m'assieds à quelque coin rêveur
Pour entendre ma mère en écoutant mon coeur :
Ce lointain au revoir de son âme à mon âme
Soutient en la grondant ma faiblesse de femme ;
Comme au jonc qui se penche une brise en son cours
A dit : " Ne tombe pas ! J'arrive à ton secours. "
Elle a fait mes genoux souples à la prière.
J'appris d'elle, seigneur, d'où vient votre lumière,
Quand j'amusais mes yeux à voir briller ses yeux,
Qui ne quittaient mon front que pour parler aux cieux.
A l'heure du travail qui coulait pleine et pure,
Je croyais que ses mains régissaient la nature,
Instruite par le Christ, à sa voix incliné,
Qu'elle écoutait priante et le front prosterné.
Vraiment, je le croyais ! Et d'une foi si tendre
Que le Christ au lambris me paraissait l'entendre :
Je voyais bien que, femme, elle pliait à Dieu,
Mais ma mère, après lui, l'enseignait en tout lieu.
L'ardent soleil de juin qui riait dans la chambre,
L'âtre dont les clartés illuminaient décembre,
Les fruits, les blés en fleur, ma fraîche nuit, mon jour,
Ma mère créait tout du fond de son séjour.
C'était ma mère ! ô mère ! ô Christ ! ô crainte ! ô charmes !
Laissez tremper mon coeur dans vos suaves larmes ;
Laissez ces songes d'or éclairer les vieux murs
Des pauvres innocents nés dans les coins obscurs ;
Laissez, puisqu'ici-bas nous nous perdons sans elles,
Des mères aux enfants comme aux oiseaux des ailes.
Quand la mienne avait dit : " Vous êtes mon enfant ! "
Le ciel, c'était mon coeur à jour et triomphant ! ...
Elle se défendait de me faire savante :
" Apprendre, c'est vieillir, disait-elle, et l'enfant
Se nourrira trop tôt du fruit que Dieu défend,
Fruit fiévreux à la sève aride et décevante.
L'enfant sait tout qui dit à son ange gardien :
- " Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien ! "
C'est assez demander à cette vie amère,
Assez de savoir suivre et regarder sa mère,
Et nous aurons appris pour un long avenir
Si nous savons prier, nous soumettre et bénir ! "
Et je ne savais rien à dix ans qu'être heureuse,
Rien que jeter au ciel ma voix d'oiseau, mes fleurs ;
Rien, durant ma croissance aigüe et douloureuse,
Que plonger dans ses bras mon sommeil ou mes pleurs.
Je n'avais rien appris, rien lu que ma prière.
Quand mon sein se gonfla de chants mystérieux,
J'écoutais notre-dame et j'épelais les cieux,
Et la vague harmonie inondait ma paupière ;
Les mots seuls y manquaient, mais je croyais qu'un jour
On m'entendrait aimer pour me répondre : amour !
Les psaumes de l'oiseau caché dans le feuillage,
Ce qu'il raconte au ciel par le ciel répondu,
Mon âme qu'on croyait indolente ou volage,
L'a toujours entendu !
Et quand là-bas, là-bas, comme on peint l'espérance,
Dieu montrait l'arc-en-ciel aux pèlerins errants,
S'il avait ruisselé sur ma vierge souffrance,
La nuit se sillonnait de songes transparents ;
Et sur l'onde qui glisse et plie, et s'abandonne,
Quand j'avais amassé des parfums purs et frais,
En voyant fuir mes fleurs que n'attendait personne,
Je regardais ma mère et je les lui montrais.
Et ma mère disait : " C'est une maladie,
Un mélange de jeux, de pleurs, de mélodie :
C'est le coeur de mon coeur ! Oui, ma fille ! Plus tard,
Vous trouverez l'amour et la vie... autre part. "
Innocence ! Innocence ! éternité rêvée !
Au bout des temps de pleurs serez-vous retrouvée ?
êtes-vous ma maison que je ne peux rouvrir ?
Ma mère ! Est-ce la mort ? ... je voudrais bien mourir !
(Prélèvement sur le site internet Poésie française, les grands classiques)
En revanche,
Rimbaud a réécrit quelques vers précis du poème Les Pauvres gens, et plus personne n’ignore que le premier vers des
Etrennes des orphelins est une
citation ostentatoire de la pièce très appréciée du grand romantique Victor
Hugo qui a été publiée quelques livraisons et quelques mois auparavant, le 5
septembre, dans cette même revue, ce qui permet d’établir une connivence avec
les lecteurs les plus fidèles de la revue. Ce vers initial nous convie à une
sorte de réunion entre gens de bon goût, il relève du principe rhétorique de la
captatio benevolentiae. Cette
réécriture est régulièrement rappelée par les rimbaldiens, mais en réalité Les Etrennes des orphelins véhiculent sept
réécritures à partir des trois seuls premiers vers des Pauvres gens. Et au-delà, nous verrons que les liens entre les deux
poèmes sont à mieux prendre en considération.
Pourtant, le
récit Les Pauvres gens fait plutôt
l’objet d’une mention rapide en passant, deux réécritures significatives,
toujours les mêmes (vers 1 et 20 des Etrennes
des orphelins), sont signalées à l’attention pour ensuite s’intéresser à
d’autres sources, considérées comme plus essentielles : Baudelaire,
Coppée, Jean Reboul et les poèmes scolaires en latin de Rimbaud. L’importance
de l’intertexte coppéen est réelle et nous aurons à y revenir, et il est
évident que cette création de Rimbaud a un horizon de genèse scolaire que de
façon inespérée nous pouvons explorer quelque peu. Mais, ce que nous allons
montrer ici, c’est le refoulement étonnant de l’intertexte hugolien d’un
recueil exceptionnel, mais qui a eu encore une fois le tort, par sa suite de
petites histoires légendaires, de déplaire aux postures intellectuelles du
vingtième siècle en fait de poésie. Des vers de recueils lyriques de Victor
Hugo font plus volontiers l’objet d’un rapprochement dans les annotations au
poème, mais personne ne semble chercher à approfondir les liens avec cette
pièce de Victor Hugo dont on admet qu’elle fait l’objet d’une allusion
ostentatoire au vers 1 des Etrennes des
orphelins. Note 10 page 380 de son édition pour les Classiques Garnier, Suzanne
Bernard identifie bien la réécriture d’un vers de La Voie lactée de Banville : « Tout revit et palpite aux
baisers du soleil », vers qui concerne encore Credo in unam, et qu’elle entrevoit avec raison dans le vers « A
des frissons de joie aux baisers du soleil... ». Dans l’édition de la
Pléiade en 2009, André Guyaux reprend une de nos hypothèses, mais que nous
sommes loin de défendre, l’idée que Rimbaud ait pu connaître le poème de
Belmontet Les Petits Orphelins primé
aux Jeux floraux toulousains en 1823, poème liminaire des Tristes. Il s’agit en tout cas d’un sujet banal au dix-neuvième
siècle, d’origine romantique avec Belmontet, Hugo, Reboul ou Desbordes-Valmore
le portant, et l’institution scolaire ! André Guyaux attire aussi
l’attention sur une anthologie de poèmes de Victor Hugo intitulée Les Enfants avec une sous-partie
« Les Orphelins et les Pauvres ». Sa notice souligne l’importance
« surtout » (écrit-il !) de la nouvelle publication du poème Les Pauvres gens dans la Revue pour tous « où parut le poème
de Rimbaud », mais il considère qu’il s’agit simplement d’en
« retrouver un écho chez Rimbaud, en particulier dans le motif des enfants
endormis et dans le cadre – une chambre, un lit, des rideaux – et l’atmosphère
choisis. » Il signale ensuite l’influence patente de Coppée (avec une
mention anachronique du poème La Nourrice
(1871) et du recueil Les Humbles
(1872 et non 1869)) et puis il cite un vers du Rolla de Musset : « C’est un enfant qui dort sous ses
épais rideaux », ce qui crée une concurrence avec ce qu’il vient de
laisser entendre, la reprise du motif des « rideaux » au poème
d’Hugo. Et enfin, il pose l’idée d’un substrat biographique avec
« l’absence du père ». Ce parcours des annotations se retrouve dans
la plupart des éditions commentées, et un double intertexte baudelairien est
régulièrement convoqué lui aussi, car « la nouvelle Année » avec
« sa robe neigeuse » qui « chante en grelottant » a toutes
chances de venir de vers des Fleurs du
Mal : « Vois se pencher les défuntes Années, / Sur les balcons du
ciel, en robes surannées » (Recueillement)
et « L’Aurore grelottante en robe rose et verte » (Le Crépuscule du matin). Mais, le texte
que Rimbaud convoque comme référence ultime en lançant son premier vers, c’est
malgré tout le récit Les Pauvres gens
dont il reprend quantité de motifs !
Dans ces
conditions, il est probable que Rimbaud ait cherché à lire ensuite le
recueil d’où est tiré le poème Les
Pauvres gens. Il s’agit de La Légende
des siècles, mais attention !, de la seule série alors publiée, la
première, celle avec le sous-titre de « Petites épopées » parue en
1859.
Les pauvres
gens
Il est
nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis est plein d'ombre et l'on sent quelque chose
Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.
Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.
Au fond, dans l'encoignure où quelque humble vaisselle
Aux planches d'un bahut vaguement étincelle,
On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.
Tout près, un matelas s'étend sur de vieux bancs,
Et cinq petits enfants, nid d'âmes, y sommeillent
La haute cheminée où quelques flammes veillent
Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit,
Une femme à genoux prie, et songe, et pâlit.
C'est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d'écume,
Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume,
Le sinistre océan jette son noir sanglot.
II
L'homme est en mer. Depuis l'enfance matelot,
Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu'il sorte, il faut qu'il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir
Quand l'eau profonde monte aux marches du musoir.
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remmaillant les filets, préparant l'hameçon,
Surveillant l'âtre où bout la soupe de poisson,
Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
l s'en va dans l'abîme et s'en va dans la nuit.
Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en démence,
L'endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plaît le poisson aux nageoires d'argent,
Ce n'est qu'un point ; c'est grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l'ondée et la brume, en décembre,
Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,
Comme il faut calculer la marée et le vent !
Comme il faut combiner sûrement les manoeuvres !
Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ;
Le gouffre roule et tord ses plis démesurés,
Et fait râler d'horreur les agrès effarés.
Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées,
Et Jeannie en pleurant l'appelle ; et leurs pensées
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du coeur.
III
Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur
L'importune, et, parmi les écueils en décombres,
L'océan l'épouvante, et toutes sortes d'ombres
Passent dans son esprit : la mer, les matelots
Emportés à travers la colère des flots ;
Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans l'artère,
La froide horloge bat, jetant dans le mystère,
Goutte à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers ;
Et chaque battement, dans l'énorme univers,
Ouvre aux âmes, essaims d'autours et de colombes,
D'un côté les berceaux et de l'autre les tombes.
Elle songe, elle rêve. - Et tant de pauvreté !
Ses petits vont pieds nus l'hiver comme l'été.
Pas de pain de froment. On mange du pain d'orge.
- Ô Dieu ! le vent rugit comme un soufflet de forge,
La côte fait le bruit d'une enclume, on croit voir
Les constellations fuir dans l'ouragan noir
Comme les tourbillons d'étincelles de l'âtre.
C'est l'heure où, gai danseur, minuit rit et folâtre
Sous le loup de satin qu'illuminent ses yeux,
Et c'est l'heure où minuit, brigand mystérieux,
Voilé d'ombre et de pluie et le front dans la bise,
Prend un pauvre marin frissonnant, et le brise
Aux rochers monstrueux apparus brusquement.
Horreur ! l'homme, dont l'onde éteint le hurlement,
Sent fondre et s'enfoncer le bâtiment qui plonge ;
Il sent s'ouvrir sous lui l'ombre et l'abîme, et songe
Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil !
Ces mornes visions troublent son coeur, pareil
A la nuit. Elle tremble et pleure.
IV
Ô pauvres femmes
De pêcheurs ! c'est affreux de se dire : - Mes âmes,
Père, amant, frère, fils, tout ce que j'ai de cher,
C'est là, dans ce chaos ! mon coeur, mon sang, ma chair ! -
Ciel ! être en proie aux flots, c'est être en proie aux bêtes.
Oh ! songer que l'eau joue avec toutes ces têtes,
Depuis le mousse enfant jusqu'au mari patron,
Et que le vent hagard, soufflant dans son clairon,
Dénoue au-dessus d'eux sa longue et folle tresse,
Et que peut-être ils sont à cette heure en détresse,
Et qu'on ne sait jamais au juste ce qu'ils font,
Et que, pour tenir tête à cette mer sans fond,
A tous ces gouffres d'ombre où ne luit nulle étoile,
Es n'ont qu'un bout de planche avec un bout de toile !
Souci lugubre ! on court à travers les galets,
Le flot monte, on lui parle, on crie : Oh ! rends-nous-les !
Mais, hélas ! que veut-on que dise à la pensée
Toujours sombre, la mer toujours bouleversée !
Jeannie est bien plus triste encor. Son homme est seul !
Seul dans cette âpre nuit ! seul sous ce noir linceul !
Pas d'aide. Ses enfants sont trop petits. - Ô mère !
Tu dis : "S'ils étaient grands ! - leur père est seul !" Chimère !
Plus tard, quand ils seront près du père et partis,
Tu diras en pleurant : "Oh! s'ils étaient petits !"
V
Elle prend sa lanterne et sa cape. - C'est l'heure
D'aller voir s'il revient, si la mer est meilleure,
S'il fait jour, si la flamme est au mât du signal.
Allons ! - Et la voilà qui part. L'air matinal
Ne souffle pas encor. Rien. Pas de ligne blanche
Dans l'espace où le flot des ténèbres s'épanche.
Il pleut. Rien n'est plus noir que la pluie au matin ;
On dirait que le jour tremble et doute, incertain,
Et qu'ainsi que l'enfant, l'aube pleure de naître.
Elle va. L'on ne voit luire aucune fenêtre.
Tout à coup, a ses yeux qui cherchent le chemin,
Avec je ne sais quoi de lugubre et d'humain
Une sombre masure apparaît, décrépite ;
Ni lumière, ni feu ; la porte au vent palpite ;
Sur les murs vermoulus branle un toit hasardeux ;
La bise sur ce toit tord des chaumes hideux,
Jaunes, sales, pareils aux grosses eaux d'un fleuve.
"Tiens ! je ne pensais plus à cette pauvre veuve,
Dit-elle ; mon mari, l'autre jour, la trouva
Malade et seule ; il faut voit comment elle va."
Elle frappe à la porte, elle écoute ; personne
Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne.
"Malade ! Et ses enfants ! comme c'est mal nourri !
Elle n'en a que deux, mais elle est sans mari."
Puis, elle frappe encore. "Hé ! voisine !" Elle appelle.
Et la maison se tait toujours. "Ah ! Dieu ! dit-elle,
Comme elle dort, qu'il faut l'appeler si longtemps!"
La porte, cette fois, comme si, par instants,
Les objets étaient pris d'une pitié suprême,
Morne, tourna dans l'ombre et s'ouvrit d'elle-même.
VI
Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans
Du noir logis muet au bord des flots grondants.
L'eau tombait du plafond comme des trous d'un crible.
Au fond était couchée une forme terrible ;
Une femme immobile et renversée, ayant
Les pieds nus, le regard obscur, l'air effrayant ;
Un cadavre ; - autrefois, mère joyeuse et forte ; -
Le spectre échevelé de la misère morte ;
Ce qui reste du pauvre après un long combat.
Elle laissait, parmi la paille du grabat,
Son bras livide et froid et sa main déjà verte
Pendre, et l'horreur sortait de cette bouche ouverte
D'où l'âme en s'enfuyant, sinistre, avait jeté
Ce grand cri de la mort qu'entend l'éternité !
Près du lit où gisait la mère de famille,
Deux tout petits enfants, le garçon et la fille,
Dans le même berceau souriaient endormis.
La mère, se sentant mourir, leur avait mis
Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe,
Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe,
Ils ne sentissent pas la tiédeur qui décroît,
Et pour qu'ils eussent chaud pendant qu'elle aurait froid.
VII
Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui tremble !
Leur haleine est paisible et leur front calme. Il semble
Que rien n'éveillerait ces orphelins dormant,
Pas même le clairon du dernier jugement ;
Car, étant innocents, ils n'ont pas peur du juge.
Et la pluie au dehors gronde comme un déluge.
Du vieux toit crevassé, d'où la rafale sort,
Une goutte parfois tombe sur ce front mort,
Glisse sur cette joue et devient une larme.
La vague sonne ainsi qu'une cloche d'alarme.
La morte écoute l'ombre avec stupidité.
Car le corps, quand l'esprit radieux l'a quitté,
A l'air de chercher l'âme et de rappeler l'ange ;
Il semble qu'on entend ce dialogue étrange
Entre la bouche pâle et l'oeil triste et hagard :
- Qu'as-tu fait de ton souffle ? - Et toi, de ton regard ?
Hélas! aimez, vivez, cueillez les primevères,
Dansez, riez, brûlez vos coeurs, videz vos verres.
Comme au sombre océan arrive tout ruisseau,
Le sort donne pour but au festin, au berceau,
Aux mères adorant l'enfance épanouie,
Aux baisers de la chair dont l'âme est éblouie,
Aux chansons, au sourire, à l'amour frais et beau,
Le refroidissement lugubre du tombeau !
VIII
Qu'est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte ?
Sous sa cape aux longs plis qu'est-ce donc qu'elle emporte ?
Qu'est-ce donc que Jeannie emporte en s'en allant ?
Pourquoi son coeur bat-il ? Pourquoi son pas tremblant
Se hâte-t-il ainsi ? D'où vient qu'en la ruelle
Elle court, sans oser regarder derrière elle ?
Qu'est-ce donc qu'elle cache avec un air troublé
Dans l'ombre, sur son lit ? Qu'a-t-elle donc volé ?
IX
Quand elle fut rentrée au logis, la falaise
Blanchissait; près du lit elle prit une chaise
Et s'assit toute pâle ; on eût dit qu'elle avait
Un remords, et son front tomba sur le chevet,
Et, par instants, à mots entrecoupés, sa bouche
Parlait pendant qu'au loin grondait la mer farouche.
"Mon pauvre homme ! ah ! mon Dieu ! que va-t-il dire ? Il a
Déjà tant de souci ! Qu'est-ce que j'ai fait là ?
Cinq enfants sur les bras ! ce père qui travaille !
Il n'avait pas assez de peine ; il faut que j'aille
Lui donner celle-là de plus. - C'est lui ? - Non. Rien.
- J'ai mal fait. - S'il me bat, je dirai : Tu fais bien.
- Est-ce lui ? - Non. - Tant mieux. - La porte bouge comme
Si l'on entrait. - Mais non. - Voilà-t-il pas, pauvre homme,
Que j'ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant !"
Puis elle demeura pensive et frissonnant,
S'enfonçant par degrés dans son angoisse intime,
Perdue en son souci comme dans un abîme,
N'entendant même plus les bruits extérieurs,
Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs,
Et l'onde et la marée et le vent en colère.
La porte tout à coup s'ouvrit, bruyante et claire,
Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc ;
Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant,
Joyeux, parut au seuil, et dit : C'est la marine !
X
"C'est toi !" cria Jeannie, et, contre sa poitrine,
Elle prit son mari comme on prend un amant,
Et lui baisa sa veste avec emportement
Tandis que le marin disait : "Me voici, femme !"
Et montrait sur son front qu'éclairait l'âtre en flamme
Son coeur bon et content que Jeannie éclairait,
"Je suis volé, dit-il ; la mer c'est la forêt.
- Quel temps a-t-il fait ? - Dur. - Et la pêche ? - Mauvaise.
Mais, vois-tu, je t 1 embrasse, et me voilà bien aise.
Je n'ai rien pris du tout. J'ai troué mon filet.
Le diable était caché dans le vent qui soufflait.
Quelle nuit ! Un moment, dans tout ce tintamarre,
J'ai cru que le bateau se couchait, et l'amarre
A cassé. Qu'as-tu fait, toi, pendant ce temps-là ?"
Jeannie eut un frisson dans l'ombre et se troubla.
"Moi ? dit-elle. Ah ! mon Dieu ! rien, comme à l'ordinaire,
J'ai cousu. J'écoutais la mer comme un tonnerre,
J'avais peur. - Oui, l'hiver est dur, mais c'est égal."
Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal,
Elle dit : "A propos, notre voisine est morte.
C'est hier qu'elle a dû mourir, enfin, n'importe,
Dans la soirée, après que vous fûtes partis.
Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits.
L'un s'appelle Guillaume et l'autre Madeleine ;
L'un qui ne marche pas, l'autre qui parle à peine.
La pauvre bonne femme était dans le besoin."
L'homme prit un air grave, et, jetant dans un coin
Son bonnet de forçat mouillé par la tempête :
"Diable ! diable ! dit-il, en se grattant la tête,
Nous avions cinq enfants, cela va faire sept.
Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait
De souper quelquefois. Comment allons-nous faire ?
Bah ! tant pis ! ce n'est pas ma faute, C'est l'affaire
Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds.
Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ?
C'est gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes.
Il faut pour les comprendre avoir fait ses études.
Si petits ! on ne peut leur dire : Travaillez.
Femme, va les chercher. S'ils se sont réveillés,
Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C'est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte ;
Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous,
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frère et soeur des cinq autres.
Quand il verra qu'il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l'eau, je ferai double tâche,
C'est dit. Va les chercher. Mais qu'as-tu ? Ça te fâche ?
D'ordinaire, tu cours plus vite que cela.
- Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, lès voilà!"
(Prélèvement sur
le site internet Poésie française, les grands
classiques)
Quelles sont
donc maintenant les sept réécritures des trois premiers vers des Pauvres gens que j’ai annoncées plus
haut ? Les voici !
Les Pauvres gens, vers 1-3 :
Il est nuit. La cabane est pauvre,
mais bien close.
Le logis
est plein d’ombre, et l’on
sent quelque chose
Qui rayonne
à travers ce crépuscule obscur.
Les Etrennes des orphelins :
La chambre
est pleine d’ombre on entend vaguement (vers 1)
Parlent bas comme on fait dans une nuit
obscure.
(vers 11)
– Puis, la chambre
est glacée... on voit traîner à terre, (vers 16)
Souffle dans le logis son haleine
morose !
On sent,
dans tout cela, qu’il manque quelque chose... (vers 19-20)
– La chambre
des parents est bien vide, aujourd’hui :
Aucun reflet
vermeil sous la porte n’a lui ; (vers 69-70)
Un rêve si joyeux, que leur lèvre mi-close,
Souriante, semblait murmurer quelque chose... (vers 83-84)
Là, sur le grand tapis, resplendit quelque chose... (vers 100)
Les vers 69-70 reconduisent
également l’esprit des trois premiers vers des Pauvres gens au plan de l’image décrite : celle d’un logis
plongé dans l’obscurité mais dont s’échappait un rayon, car
« reflet » et « lui » reprennent la signification
métaphorique de « rayonne », celle de la lumière maternelle accueillante
et réchauffante du foyer. Et la mention « sous la porte » renvoie à
l’idée de la « cabane » « bien close ».
La rime
« mi-close » :: « quelque chose » est une reprise de
la première rime « close » :: « quelque chose » de la
source décidément dressée en référence.
Je n’ai pas
relevé pour l’instant toutes les mentions du pronom « on », de la
forme indéfinie « quelque chose », bien qu’elles procèdent de
l’influence hugolienne, ni l’abondance de rimes en « -ose » des Etrennes des orphelins, ni la seconde
reprise du mot « logis » (« Plus de mère au logis ! »).
L’emploi du
pronom indéfini « on » procède d’une influence plus large du poème
hugolien, et les terminaisons en « -ment » sont également très
présentes dans le récit familier et intimiste du modèle romantique. Voici un
florilège de recours au pronom « on » dans le poème Les Pauvres gens : « On
distingue un grand lit aux longs rideaux tombants », « On mange du
pain d’orge », « on croit voir », « on court à travers les
galets », « On dirait que le jour tremble et doute », « on
lui parle, on crie », « que veut-on que dise la pensée »,
« L’on ne voit luire aucune fenêtre », « Il semble qu’on entend
ce dialogue étrange », « on eût dit qu’elle avait », « on
se passait / De souper quelquefois ».
La composition
du poème de Rimbaud s’articule autour de répétitions et reprises constantes, et
pour être précis le jeune Arthur ne reprend pas simplement la forme « Le
logis est plein d’ombre », en substituant « chambre » à
« logis », mais il a observé la reprise d’un vers à l’autre :
« La cabane est pauvre », « Le logis est plein d’ombre »,
d’une formule avec mention d’un lieu habitable et construction attributive
décevante à partir du verbe « être », et il a créé sa propre
variation sur ce patron : « La cabane est… », « le logis
est… », « la chambre est… », « la chambre des parents est… » !
Or, dans sa
série personnelle, Rimbaud a préféré le mot « chambre » au mot
« logis » et il a développé l’idée que celle-ci est
« glacée ». Il se trouve que Rimbaud a tout simplement repéré les
mots « chambre » et « glacée » à la rime dans la partie II
du poème extrait de La Légende des
siècles : le mari pêcheur cherche en mer et dans la nuit le
« lieu mobile » où « se plaît le poisson » : « Ce
n’est qu’un point ; c’est grand deux fois comme la chambre. » et « [Il] songe à Jeannie,
au sein des mers glacées ». Le premier mot à la rime des Etrennes des orphelins est
« vaguement », et on peut y soupçonner une malice, le poème ayant
quelque chose en lui de « vaguement » maritime. La tempête du pêcheur
a désormais lieu dans la « maison glacée ». L’action du récit
hugolien a lieu en décembre, ce qui nous rapproche du premier janvier
rimbaldien, mais la personnification des éléments et le motif allégorique de la
« nouvelle Année » dans le poème rimbaldien s’inspirent aussi
inévitablement de l’art habituel du grand poète exilé. Rimbaud a ressenti le
besoin de répondants aux figures d’Hugo, sa « nouvelle Année » en fin
de partie I doit répliquer au dernier vers de la partie I des Pauvres gens : « Le sinistre
Océan jette son noir sanglot. » Et il a sans aucun doute relevé l’image
ramassée de l’aube en pleurs, comparée qui plus est à un enfant, dans ce même
récit d’Hugo toujours : « On dirait que le jour tremble et doute,
incertain, / Et qu’ainsi que l’enfant, l’aube pleure de naître. » Quand
Rimbaud écrit : « L’âpre bise d’hiver qui se lamente au seuil /
Souffle dans le logis son haleine morose » ou « La bise sous le seuil
a fini par se taire », il songe à telles expressions : « le vent
rugit comme un soufflet de forge », « L’air matinal / Ne souffle pas
encor », « La bise sur ce toit tord des chaumes hideux ».
Bien des
éléments du décor du poème de Rimbaud viennent du poème d’Hugo : rideaux
qui deviennent un seul « rideau », cheminée (et âtre), etc. La
« vaisselle » qui « vaguement étincelle » sur un
« bahut » fait l’objet de transpositions elle aussi, et l’idée
symbolique de l’espoir qui luit, du rayon qui réchauffe, est au cœur des deux
poèmes. Rimbaud reprend les formules du romantique pour nous situer dans
l’espace et décrire la scène : « Au fond », « Au
dehors », ce qui va de soi vu l’importance du rapport entre extérieur
et intérieur, « Près du lit » (deux occurrences chez Hugo) devient
« Près du lit maternel ».
Dans son édition
au Livre de poche (collection La Pochothèque,
1999), Pierre Brunel rapproche le motif du « nid » très développé
dans le poème publié par Rimbaud d’une mention métaphorique minimale « nid
d’âmes » des Pauvres gens, ce
qui présenté ainsi peut paraître un rapprochement assez mince. Toutefois, il suffit
de l’enrichir. Prenons le vers si souvent ramené au plan biographique :
« Plus de mère au logis ! – et le père est bien loin !... »
Il est certain que l’idée du père ayant quitté le foyer ne peut que concerner
intimement Arthur, il n’en reste pas moins que le motif a une origine
littéraire, puisque dans le récit d’Hugo le père est un pêcheur dont la femme
attend le retour avec anxiété, craignant même pour lui plus encore que pour sa
solitude : « Lui, seul, » « Leur père est seul ! »
Rimbaud retourne le drame qui vient de l’intérieur du foyer cette fois. Dans Les Pauvres gens, nous avons le récit
d’une bonne action vécue comme un acte coupable, celui d’une femme qui ne pense
guère à elle, mais qui songe surtout à son mari et à ses cinq enfants, et cette
femme va recueillir deux orphelins, en s’en cachant. A son retour, le mari
explique que la pêche cette fois n’a pas été bonne, et elle se contente
d’évoquer le drame des deux orphelins. La réaction du mari est positive, il
s’empresse de proposer de secourir ces deux âmes, mais il s’agit surtout d’une
résolution heureuse apportée au drame moral de son épouse qui, craignant
d’avoir commis une faute, appréhendant la réaction de son mari, voit son action
finalement légitimée.
Maintenant, si
nous revenons au poème de Rimbaud, l’hémistiche « Plus de mère au
logis » contient le fameux mot « logis » qui avait été remplacé
par « chambre » dans le pastiche du vers 1, et il s’agit en fait
d’une composition concertée qui s’attache à construire en l’exhibant l’inversion
du récit hugolien : « La femme est au logis », tel est le
premier hémistiche du vers 22 des Pauvres
gens (partie II). Et l’hémistiche de Rimbaud, et l’hémistiche d’Hugo ont
l’air d’une banalité confondante, et pourtant ils sont riches d’une
signification symbolique au cœur de chacun des deux poèmes, et la liaison
recherchée par Rimbaud, avec son hémistiche « Plus de mère au logis »
qui doit être confronté à l’hémistiche bien parlant d’Hugo « La femme est
au logis », elle éclaire nettement le jeu d’inversion qu’il a cherché à
créer. Et on va voir que cela importe à la compréhension des autres péripéties
du récit rimbaldien.
Le récit des Pauvres gens célèbre l’amour maternel et
le cœur bon de gens modestes, voire pauvres. Le poème de Rimbaud est articulé
en cinq parties numérotées par des chiffres romains, et le poème a pu être
réduit (« d’un tiers » ?) à des fins de publication. Le poème
d’Hugo est constitué de dix parties numérotées en chiffres romains. Les parties
numérotées I des deux poèmes sont symétriques. Dans Les Pauvres gens, un logis plongé dans l’ombre nous est présenté,
il protège de la tempête qui règne à l’extérieur. Rimbaud reprend ce cadre avec
quelques transpositions. En revanche, si Hugo indique la présence d’un
« grand lit aux longs rideaux tombants » avec « cinq petits
enfants, nid d’âmes » qui « sommeillent », il nous intéresse
d’emblée au portrait idéalisé d’une « femme au logis ». Rimbaud se
concentre lui sur « deux enfants » qui dorment sous un « long
rideau » qui a le défaut d’être « flottant ». Alors que le récit
rimbaldien se déroule tout entier dans la chambre des « orphelins »,
mot repris évidemment au modèle : « Il semble / Que rien
n’éveillerait ces orphelins dormant, » Hugo nous entraîne sur la mer avec
le mari qu’il décrit dans de rudes conditions dans la partie II de son poème.
La scène « au sein des mers glacées » qu’il vit, Rimbaud la
transforme en une scène funèbre de « maison glacée ». Cette
description du père en mer (pardon du jeu de mots) est amenée par la prière de
la mère à laquelle le récit revient au début de la partie III :
« Elle prie », et en toute fin de la partie, pour faire transition,
Hugo envisage la communication malgré la distance grâce à la sympathie des
âmes : « Lui, songe à sa Jeannie », « et Jeannie en pleurant
l’appelle et leurs pensées / Se croisent
dans la nuit, divins oiseaux du coeur. » Rimbaud a repris et respecté
cette idée, il l’adresse aux lecteurs : « Votre cœur l’a
compris ! » et la développe dans les « pensées » de ces
deux petits orphelins.
Remarquons
encore que comme la mère le père a un rôle à jouer vis-à-vis des enfants, le
rôle paternel c’est une partie de la
fonction maternelle : « les petits enfants ont faim » écrit Hugo
dans cette partie II dévolue au travail du père, comme Rimbaud écrit :
« les petits ont froid » après s’être demandé où était la mère
prévenante qui ravive le feu dans la cheminée, qui doit couvrir mieux que ça le
sommeil « cotonneux » de sa progéniture.
Dans son œuvre, Hugo
laisse la possibilité aux lecteurs de n’envisager cette sorte d’union du cœur
permettant la communication télépathique que comme un délire d’imagination de
deux époux qui s’aiment mutuellement et qui se représentent la vie l’un de
l’autre malgré l’éloignement. La troisième partie nous entraîne justement dans
le mauvais rêve qui finalement et heureusement ne correspond pas à la réalité,
puisque nous est dressée la vision solennelle de la dernière heure d’un marin
englouti dans l’abîme et qui, trait d’écriture remarquable d’Hugo, « songe
/ Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil ! » Ce n’est pas le
rideau qui « tremble », comme chez Rimbaud, c’est l’épouse. Bien que
Rimbaud se soit plus inspiré de vers de François Coppée, le motif de l’horloge
est symétrique entre les deux œuvres (partie II des Etrennes et partie III des Pauvres
gens) : « La froide horloge bat, jetant dans le mystère, / Goutte
à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers ; / Et chaque battement, dans l’énorme
univers / Ouvre aux âmes, essaims d’autours et de colombes, / D’un côté les
berceaux et de l’autre les tombes. » Voilà qui dégage une
signification sombre pour ce qui est de l’image symboliquement plus complexe,
plus mêlée du poème de Rimbaud, mélange de vie et de mort avec les mentions
« Tressaillent », « frappe », « refrain métallique » :
Ils tressaillent souvent à la claire voix d’or
Du timbre matinal, qui frappe et frappe encor
Son refrain métallique en son globe de verre...
Et, en reprenant
le fil de la composition hugolienne, nous constatons que la partie IV joue cruellement
avec cette angoisse de la mère qui ne sait plus si elle doit souhaiter que le
père reste seul dans sa tâche ou qu’un jour les enfants le rejoignent pour
l’aider, et Hugo a encore une autre de ses trouvailles qui n’appartiennent qu’à
lui quand il offre ce vers : « Oh, songer que l’eau joue avec toutes
ces têtes, » vers qui n’est pas sans rappeler le célèbre Oceano Nox du même auteur.
L’avant-dernière rime de cette partie IV est utilisée avec un fort effet de
sens, c’est la rime « mère » :: « Chimère » que
Rimbaud ne reprendra pas, puisqu’il va préférer la rime
« amère » :: « mère », éventuellement sous
l’influence valmorienne. Mais, cette chimère est liée à l’exclamation
« Leur père est seul ! » qui fait l’objet d’une inversion de la
part de Rimbaud « le père est bien loin », qui signifie que
« mère » et enfants étaient seuls, jusqu’à ce que cette solitude
s’aggravât pour deux orphelins !
Dans la partie V
des Pauvres gens, une nouvelle action
à l’extérieur du logis où sommeillent les cinq enfants se déroule, mais cette
fois c’est la mère qui est sortie, elle va découvrir que les
« visions » de naufrage n’étaient pas sans fondement, une voisine est
morte en laissant après elle « deux orphelins ». C’est dans cette
partie V qu’Hugo écrit :
« l’aube pleure de naître », et il faut bien se pénétrer de
l’idée que Rimbaud ne fait pas sommeiller cinq enfants, mais deux seulement.
Mieux encore, le poème de Rimbaud évoque la situation d’une mère seule avec ses
deux enfants, mais qui meurt à l’approche de la nouvelle année. Finalement, un
peu à la manière de Fénelon qui écrit une Histoire
de Télémaque en marge de L’Odyssée,
mais à partir d’un canevas fourni par le récit homérique, Rimbaud semble
décrire ou raconter dans Les Etrennes des
orphelins ce qu’il se passe dans ce foyer où une mère défunte laisse deux
orphelins, juste avant que la femme de pêcheur ne vienne les recueillir. Cela
n’est pas le cas, mais nous pouvons y songer !
Dans la partie V
des Pauvres gens, l’épouse est partie
guetter le retour de son époux et elle découvre « Une sombre masure »
qui n’a « Ni lumière, ni feu », c’est le troisième
« logis » « plein d’ombre » pour notre étude comparative
entre les deux poèmes. Ce n’est pas la « bise » qui « se
tait », c’est « la maison » ! Il s’agit d’une « pauvre
veuve » et notre héroïne « frappe à la porte », celle quelque
part du destin, et « elle frappe encore », répétition qui semble
avoir retenu ce métronome de Rimbaud qui l’a reprise pour son horloge. Un autre
hémistiche répond à celui de Rimbaud « et le père est bien loin »,
cette fois « mais elle est sans mari ». Et Hugo brille toujours de
talent en transcrivant les interrogations de la femme du pêcheur :
« Comme elle dort, qu’il faut l’appeler si longtemps ! » C’est la
« pitié suprême » qui fait vivre les objets et donc s’ouvrir la porte
devant la femme pieuse, et à tout cela Rimbaud lecteur fut sensible !
La partie VI
décrit alors un nouvel intérieur, mais il est l’équivalent en plus sinistre de
l’intérieur du foyer des « pauvres gens » héros de ce récit et il est
le répondant exact de la scène funèbre du poème rimbaldien avec la même image
de deux enfants souriants dans le sommeil ! Trois vers isolés
typographiquement par des blancs doivent nécessairement être rapprochés des Etrennes des orphelins, même si Rimbaud
ne nous laisse pas présupposer crûment que le cadavre git ainsi dans son lit,
puisque les premiers soins funéraires sont accomplis :
Près du lit où gisait la mère de famille,
Deux tout petits enfants, le garçon et la fille,
Dans le même berceau souriaient endormis.
Et les suivants
encore, car on se rappelle les questions sur les soins de la mère dans la pièce
du poète de Charleville :
La mère, se sentant mourir, leur avait mis
Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe,
Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe,
Ils ne sentissent pas la tiédeur qui décroît,
Et pour qu’ils eussent chaud pendant qu’elle aurait
froid.
Les rimbaldiens
traitent les liens entre les deux poèmes avec une certaine désinvolture, mais
dans tout ce que nous avons signalé jusqu’ici nous avons proposé des
rapprochements qui peuvent passer inaperçus, même quand on lit un poème l’un
après l’autre pour les comparer, le motif de l’horloge. Nous avons vu que les
commentaires biographiques usuels du vers : « Plus de mère au
logis ! – et le père est bien loin !... », peuvent souffrir le
reproche de faire l’impasse sur les symétries de composition recherchées par Rimbaud
entre sa création et son modèle et nous constatons que de tels commentaires
manquent l’idée capitale d’inversion, une inversion qu’il nous faut d’ailleurs
continuer de préciser dans la suite de l’étude. Or, je viens de citer trois
vers, puis les cinq qui les suivaient, tous ont un écho dans le poème de
Rimbaud, et voilà que je peux poursuivre encore par la citation des vers qui
leur sont consécutifs avec ltremblement non du rideau mais du berceau,
l’haleine paisible etc., nous basculons alors dans la partie VII du récit
hugolien :
Comme ils dorment tous deux dans le berceau qui
tremble !
Leur haleine est paisible et leur front calme. Il
semble
Que rien n’éveillerait ces orphelins dormant,
Pas même le clairon du dernier jugement ;
Car, étant innocents, ils n’ont pas peur du juge.
Le « clairon
du jugement dernier » est sans doute évoqué dans l’ultime tercet de Voyelles, mais à s’en tenir aux Etrennes des orphelins nous observons
que le sommeil du juste des enfants est pénétré par l’attention divine, et dans
les vers d’Hugo, et dans le récit rimbaldien, nous allons y venir.
Et le vers
suivant d’Hugo : « Et la pluie au dehors gronde comme un déluge[,] »
a sans aucun doute à avoir avec l’inspiration de Rimbaud pour celui-ci : « –
Au dehors les oiseaux se rapprochent frileux[.] » Et nous relevons un autre
vers qui fait écho au motif de l’horloge en sa cloche de verre chez Rimbaud :
« La vague sonne ainsi qu’une cloche d’alarme. » Hugo étale classiquement
sa facile virtuosité avec la goutte tombée du toit qui dessine une larme sur le
front de la morte, avec la construction réussie du vers suivant : « La
morte écoute l’ombre avec stupidité. » Et puis, une idée de génie s’empare
d’Hugo et il invente la scène suivante d’un goût macabre :
Il semble qu’on entend ce dialogue étrange
Entre la bouche pâle et l’œil triste et hagard :
« Qu’as-tu fait de ton souffle ? – Et toi,
de ton regard ? »
Rimbaud n’a pu
qu’être admiratif à la lecture, mais son attention, au milieu des prestiges du
plus grand écrivain de l’histoire de l’humanité, s’est reportée sur les deux
vers suivants qui s’intercalent entre mes deux dernières citations :
Car le corps, quand l’esprit radieux l’a quitté,
A l’air de chercher l’âme et de rappeler l’ange ;
Rimbaud a lu Les Pauvres gens dans la Revue pour tous et il a médité cette
lecture dans les quatre derniers mois de l’année 1869 : il met alors en
relation cette lecture méditée avec son expérience scolaire, celle plus ou
moins récente qui lui a fait étudier de près le poème L’Ange et l’enfant de Jean Reboul et composer un poème en vers
latins « Jamque novus… »
Puisque Rimbaud admirait la poésie de Marceline Desbordes-Valmore, il a
probablement lu dans la Revue pour tous
ce très beau poème La Maison de ma mère
qui lui a apporté encore de la matière homogène à un sujet poétique sur le
deuil de la mère vécu par le tout jeune enfant, et il a peaufiné sa propre
relation au motif de l’ange qui entre en relation avec les humains et reprend
la relation mère-fils là où la mort l’a laissée ! Et il est bien possible
que Rimbaud ait cherché à lire et ait lu d’autres poèmes d’Hugo, par exemple Chose vue un jour de printemps, poème
des Contemplations toujours sur le
même sujet ! Et il en est un autre d’Hugo où l’enfant ressuscite en son
frère pour consoler la mère ! Et ainsi de suite ! Cette matière
homogène pourrait venir du professeur de français qui a posé le sujet de « Jamque novus… »
Mais il faut
reconnaître au poème Les Pauvres gens
un rôle de fil conducteur dans la narration qui a été trop négligé, malgré la
réclame du premier vers des Etrennes des
orphelins.
La partie VIII
de cette légende du siècle est celle des questions. L’épouse du pêcheur s’enfuit
avec une attitude coupable de la maison de la morte. Le rythme des questions a
inspiré le rythme de celles de Rimbaud en son poème, mais la culpabilité
imaginaire de la femme du pêcheur cède la place à une accusation imaginaire de
négligence, puisque dans un cas l’épouse du pêcheur est dans la bonne action,
et dans l’autre la mère ne saurait plus agir physiquement puisqu’elle est morte.
La partie IX
nous ramène au logis des « pauvres gens ». C’est à la lecture de cet
extrait que Rimbaud a pu nettement soupçonner que le « comme » à la
césure n’était pas une invention de Baudelaire, mais un trait hugolien. Même s’il
n’a pas nécessairement lu les drames en vers Cromwell, Marion Delorme,
Le Roi s’amuse et Ruy Blas, voire Hernani, Rimbaud avait repéré sans aucun doute un « comme »
à la césure dans Les Châtiments, et
il en observe un ici à la rime, ce qui ne restera pas sans impact sur lui !
– Est-ce lui ? - Non. – Tant mieux. – La porte
bouge comme
Si l’on entrait. [...]
Mais, pour l’heure,
c’est la composition se faisant écho entre les deux poèmes qui nous intéresse !
Mais, l’inversion commence à prendre ici son sens, car dans cette partie IX le
mari revient, et c’est l’occasion pour Hugo, suite à un enjambement verbal à la
césure, d’un malicieux calembour qui a été préparé par l’angoisse de la femme devant
le mouvement agité de la porte, calembour confirmé par le « rayon blanc »
à la rime du vers suivant, celui donc du « bruyant éclair » dans le
texte suivant :
La porte
tout à coup s’ouvrit, bruyante et claire,
Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc,
Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant,
Joyeux, parut au seuil, et dit : « C’est
la marine. »
Cette scène
réaliste et brusque que nous croyons vivre avec son mot pour rire a son répondant
dans le poème du 2 janvier 1870, mais il s’agit cette fois du motif de la
sympathie des âmes et de l’ange, celui que Rimbaud a trouvé dans le début de ce
poème, celui que Rimbaud avait déjà travaillé à l’école en liaison avec cette
idée de nouvelle année qui est propre à son œuvre, puisque le poème d’Hugo se
déroule lui en décembre.
Un « rêve joyeux »
s’empare des deux petits du poème rimbaldien et c’est « tout joyeux »
qu’ils poussent « deux cris », c’est-à-dire un seul ! Îls ont
été visité pendant leur sommeil par « l’ange des berceaux », à savoir
leur mère revenue bienveillante. Comme Hugo, mais de façon plus appuyée,
Rimbaud met une distance avec la magie suggérée : « Ils se croient
endormis dans un paradis rose... », mais nous n’en sommes pas moins dans
sa mise en scène supposée efficiente, et le resplendissement de lumière qui tombe
sur les « médaillons argentés », c’est le rayon visuel de la défunte
qui déchiffre l’inscription « A NOTRE MERE ! », et en affiche
une reconnaissance immédiate. Il est clair que l’inscription s’adresse à la
morte et je suis assez surpris de constater que l’écrasante majorité des
lecteurs privilégie une approche terre à terre selon laquelle les enfants s’illusionnent
et sont renvoyés à la découverte grinçante de la mort. Par son titre et par sa
formule finale qui recourt au possessif « NOTRE », il est clair que
ces médaillons sont les étrennes des enfants à leur mère. Je n’arrive toujours
pas à m’expliquer pourquoi les annotations critiques à ce poème suppose que les
enfants ont confondu les médaillons avec leurs propres étrennes. Ce n’est d’ailleurs
à aucun moment le propos de la fin du poème rimbaldien, et les sources de cette
œuvre : le poème de Jean Reboul, le poème en vers latins, Les Pauvres gens, tout invite à y
reconnaître la lecture édifiante bien comprise à l’époque par les proches de
Rimbaud, par Verlaine qui y voyait une occasion de tartuferie familiale pour
entretenir la mémoire d’Arthur.
Dans le poème d’Hugo,
le père revient, dans celui de Rimbaud la défunte revient ! La partie X
des Pauvres gens montre que le mari a
le même cœur généreux que sa femme : les deux orphelins sont sauvés, ils
vont être adoptés dans une famille singulièrement élargie qui saura se serrer
la ceinture et affronter les épreuves ! Or, la toute fin du poème hugolien
présente une ambivalence comparable à celle du poème rimbaldien : le happy end est certain dans les deux cas,
grâce à la perspective morale présentée par les deux poètes, même si l’un
écrira plus tard que la « morale est la faiblesse de la cervelle »,
mais dans un cas les deux orphelins ne peuvent être qu’incertains de leur
avenir, tandis que dans l’autre une vie plus pénible encore s’annonce pour tout
le monde, pour les sept enfants et les deux parents !
Benoît de
Cornulier a relevé que le propos rapporté en majuscules « A NOTRE MERE »
coïncide avec la mention DIX-HUIT BRUMAIRE qui clôt le poème L’Expiation des Châtiments. Mais cela n’exclut en tout cas pas la lecture positive
de la fin du poème de Rimbaud : l’enchaînement des mots, des phrases, du
récit, tout cela fait sens. L’article de Steve Murphy sur ce poème n’a guère
approfondi la comparaison avec le texte des Pauvres
gens, et au bout de notre étude il est assez sensible que Rimbaud ne
critique pas du tout un supposé misérabilisme hugolien, il ne critique
certainement pas un foyer bourgeois où il ne reste que deux enfants fort jeunes
(« quatre ans »). Le thème de « l’ange des berceaux »
visitant les âmes grâce à l’amour est explicite. Et rappelons que le poème d’Hugo
s’inspire d’un récit en prose qui lui a plu et dont il a tourné la fin, la
dernière phrase, en son propre alexandrin de clausule « – Tiens, dit-elle
en ouvrant les rideaux, les voilà ! » Dans le poème de Rimbaud, j’observe
plusieurs mentions de l’adverbe de lieu « Là », dont une à la rime,
puisque je parlais du « comme » en cette même position tout à l’heure,
et ce « Là » à la rime, précède la formule clef inspirée toujours du
texte hugolien lui-même « Près du lit maternel », Rimbaud n’y ayant
ajouté que l’adjectif « maternel ». Le texte, toujours inspiré des
vers des Pauvres gens, martelait qu’il
manquait « quelque chose » à ces « petits enfants ». Dès
lors, quand à la fin du poème, les enfants m’indiquent joyeux « quelque
chose » qui est « là », mais « là », que « voilà »,
je comprends qu’il s’agit de la mère, et je n’observe aucune marque ironique du
texte pour me pénétrer de l’idée que ce n’est finalement qu’une illusion, n’en
déplaise à tous les réalistes et positivistes admirateurs de Rimbaud !
Là, sur le grand tapis, resplendit quelque chose...