vendredi 29 août 2025

Mises au point sur le livre Une saison en enfer avant de repartir dans les comptes rendus des études de Clauzel et Godchot

J'ai enfin reçu mon exemplaire du livre de Raymond Clauzel Une saison en enfer et Arthur Rimbaud. J'appréhendais un peu son mauvais état, parce que j'ai pris un exemplaire nettement moins cher que les autres sur la toile, mais ça va, il ne part pas en lambeaux, est complet, tient bien en main, n'a pas un côté abîmé. Sa particularité, c'est qu'il est recouvert d'un papier blanc légèrement plastifié, un peu comme du papier sulfurisé en plus résistant, ce qui fait très scolaire et le papier de protection n'étant que superficiellement translucide, il empêche de voir la couverture. Le titre n'est pas "Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud", mais bien "Une saison en enfer et Arthur Rimbaud". C'est un livre assez conséquent avec un texte qui va de la page 9 à la page 150. Malheureusement, ça ne parle pas de but en blanc du texte du livre Une saison en enfer. L'auteur revient sur la vie antérieure et le parcours de Rimbaud, il ne commente pas du tout le texte au plus près, pas même des extraits. Il procède par pas mal d'affirmations péremptoires et surtout il établit certains patronages pour sa lecture, et ça on ne peut pas l'anticiper si on ne l'a pas lu soi-même. On peut anticiper qu'une lecture sous l'angle d'un repentir touchant pour un chrétien d'Une saison en enfer va se référer à Dante, par exemple, mais Clauzel met en avant aussi Ernest Renan et quelques autres noms qui ne sont pas considérés comme très rimbaldiens, puis il met en avant Nietzsche. Clauzel part d'un présupposé de convergence d'époque entre Rimbaud et Nietzsche, en incluant un peu de Renan, quelques autres noms, et puis surtout cet auteur italien que je ne connaissais pas, Giovanni Papini, et son livre Un homme fini. Papini est un auteur italien quelque peu connu mais controversé à cause bien évidemment des événements du vingtième siècle, mais comme je ne connais pas encore tout ça je vais juste souligner ce qui impose des recoupements immédiats. Le livre de Clauzel date de 1931, et ce ne serait qu'à partir de 1935 que Papini se rapprocherait du parti au pouvoir en Italie. Papini est né en 1881 et à ses débuts littéraires il joue les déclarations fracassantes sur la mort de la philosophie, puis en 1912 anticlérical il fait scandale en prêtant une relation homosexuelle à Jésus-Christ avec l'apôtre Jean. Et c'est à ce moment-là qu'il publie son autobiographie Un homme fini. Il écrit ensuite quelques recueils poétiques, puis il vire de bord, se convertit au catholicisme et publie en 1921 une Vie du Christ. Cela éclaire d'un jour précis la lecture de Raymond Clauzel, mais avant d'en rendre compte je vais relire le livre et prendre des notes, ça va demander un peu de travail pour organiser une étude claire qui va à l'essentiel.
Il y a quatorze chapitres et le douzième est celui qui nous intéresse : "XII - La Vierge Folle et l'Epoux infernal". C'est tellement la partie essentielle de l'ouvrage que son auteur annonce à quelques reprises et notamment dans les toutes premières pages du "Prologue" qu'il va montrer que la Vierge folle n'est pas Verlaine.
Face à lui, il y a donc la plaquette du colonel Godchot de seulement 45 pages, sachant que l'étude sur Une saison en enfer se termine à la page 36.
J'ai déjà rendu compte de l'analyse de Godchot pour son article sur le prétendu autodafé des exemplaires de la Saison, pour tout ce qui concerne la prose liminaire, "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer". Je vais reprendre avec deux autres articles, l'un sur les dernières sections de "L'Impossible" à "Adieu", l'autre sur les deux "Délires".
Je vais faire un article à part sur Raymond Clauzel.
Il faut vous attendre à trois articles, et je ferai peut-être l'article sur Clauzel avant le dernier article sur la plaquette du colonel Godchot.
Ensuite, j'ai bien envie de faire une grande étude récapitulative où je traiterai aussi des livres de Davies, Bardel, Nakaji, Brunel, Murat, Vaillant et quelques autres. Je serai en mesure d'envoyer du lourd comme on dit. Je vais produire une étude comme jamais il y en a eu sur le sens global du livre Une saison en enfer.
Je reviens maintenant sur deux points que je n'ai pas traité, alors que c'était prévu, dans mes précédents comptes rendus de la plaquette du colonel Godchot.
 
J'ai été frappé par une citation inexacte : "conscience si morte" au lieu de "contenance si morte". Les citations approximatives sont monnaie courante dans le livre de Clauzel, mais celle-ci se trouve sous la plume de Godchot. Je voulais en parler, et j'ai bien fait d'oublier, parce que, maintenant que j'ai lu le livre de Clauzel, je me dis que c'est pour avoir lu plusieurs fois ce mot dans le livre de Clauzel qu'obnubilé Clauzel a écrit "conscience" au lieu de "contenance" en citant "Mauvais sang".
 
Pour le début de la prose liminaire, je reviens sur la question des sources. En critiquant l'étude de Godhot, j'ai épinglé les rimbaldiens qui essaient à tout prix de fausser le sens du livre Une saison en enfer en exhibant des sources qui en termes de rapprochements sensibles fournissent une armature lourde. Je fais partie des gens qui aiment bien trouver des sources concrètes de Rimbaud, qui aiment bien de montrer qu'il a réécrit un passage littéraire d'un prédécesseur. D'ailleurs, je suis profondément agacé que les rimbaldiens n'enregistrent pas l'importance de la rime "ombelle"/"belle" reprise à Victor Hugo. Je suis face à des débiles mentaux qui se contentent de constater que la rime est la même et qui pensent à une coïncidence. C'est une bêtise tellement crasse que rien n'arrivera jamais à la nettoyer. Mais, là, les mêmes clampins vont arriver et dire : "Mais comment ? le festin de Gilbert, le festin de l'antiquité chez Lucrèce est une référence plus claire qu'un festin biblique, et patati patata, et vous ne voyez que la Muse était assise comme une pute sur les genoux des poètes dans "La Maison du berger" et que Rimbaud reprend cela dans sa Saison et donc la Beauté c'est la Muse.
Non ! Il y a un moment où il faut savoir arrêter d'être débile. La lecture de la prose liminaire d'Une saison en enfer est conditionnée par ses éléments internes. Et c'est cette cohérence qui doit prévaloir. Si la source contredit le texte que nous lisons, il faut revoir l'analyse. Soit la source n'est pas bonne, soit la source est réécrite au point de ne pas dire la même chose que ce qui se trouve dans la source.
Ce n'est pas une bonne démarche d'arriver en montreurs de similarités pour affirmer à l'emporte-pièce que ça explique le sens du texte étudié de manière univoque.
La logique doit primer.

vendredi 22 août 2025

Les rimes de "Voyelles" et leurs fragrances...

J'attends la livraison d'un exemplaire du livre de Raymond Clauzel sur Une saison en enfer qui me sera utile pour l'analyse du livre du colonel Godchot qui le cite en s'y opposant. A propos de la biographie Rimbaud d'Enid Starkie, titre identique à la biographie de Pierre Petitfils, il y a un défaut d'impression  du chapitre "Le Drame de Bruxelles", on a la première ligne du poème "Vagabonds" cité plus bas en lieu et place des premiers mots prévus que, du coup, je ne connais pas, mais rien de grave.
J'ai aussi acheté pour douze euros Le Livre des Sonnets publié par Alphonse Lemerre à la fin du XIXe siècle, où Rimbaud n'est pas cité.
J'en reviens alors à notre sonnet "Voyelles". Je vais le citer et souligner quelques passages par différentes couleurs par anticipation des rapprochements que je vais effectuer ensuite.
 
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
 
Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
 
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
 
O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
 Je vais commencer par le second quatrain avec la rime "ombelles"/"belles". C'est une rime rare en soi. Rimbaud reprend la mention "ombelle" dans le poème "Famille maudite" réintitulé "Mémoire" ensuite, mais il ne la place pas à la rime mais à l'intérieur du vers en écho avec la véritable rime "ombrelle"/"elle". Mon intuition me fait considérer cette rime comme rare pour l'ensemble de la poésie en vers du XIXe siècle. Je n'ai pas le souvenir de l'avoir rencontrée sous la plume de Lamartine, Vigny, Musset, Gautier, Nerval, Banville, Leconte de Lisle, Verlaine et tant d'autres. Je pense qu'on pourra me contredire avec des contre-exemples tirés de poèmes que j'ai forcément lus, mais cela n'empêchera pas d'en arriver à la conclusion d'une réelle rareté.
Et cette rime est rare également sous la plume de Victor Hugo qui en a tant écrit des vers.
Prenons alors le recueil Les Contemplations. Après une préface où il est question de l'universalité du "moi" du poète, le recueil est scindé en deux parties : Aujourd'hui et Autrefois qu'un abîme sépare, comme dit Hugo, et qui n'est autre que "le tombeau".
Hugo parle non de parties, mais de deux volumes "Autrefois" et "Aujourd'hui", et chaque volume est composé de trois livres. Le premier "Volume" est composé de trois livres qui ont les titres suivants : "Aurore", "L'Âme en fleur'" et "Les Luttes et les rêves".
A la différence du volume "Aujourd'hui", le volume "Autrefois" est lancé par un poème liminaire sans titre qui n'appartient à aucun de ses trois livres constitutifs, c'est un peu le "chapeau" de cette partie du recueil et il s'agit d'un poème de vision : "Un jour je vis..." Il est question d'un poète au bord des flots qui sent face à lui deux abîmes, celui de la mer et celui des cieux, et à l'horizon il voit un navire qu'il assimile symboliquement à l'homme quand tout le reste du décor est la représentation du Seigneur Dieu : mer, vent, astre.
Le premier livre "Aurore" commence par un festival de poèmes magnifiques, même quand ils ne sont guère connus. L'utilisation du vers de trois syllabes dans "A ma fille" est d'une finesse rythmique exceptionnelle. Le poème "Mes deux filles" cite discrètement l'un des plus beaux des Sonnets pour Hélène de Ronsard :
 
Te regardant assise auprès de ta cousine,
Belle comme une Aurore, et toi comme un Soleil,
[...]
 
Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe,
L'une pareille au cygne et l'autre à la colombe,
Belles, et toutes deux joyeuses, ô douceur !
[...]
Le poème II est magnifique aussi et puis il y a ce poème IV sans titre qui le poursuit en idée quelque peu et où figure la rime "ombelle"/"belle".
Dans le poème II, "Le poëte s'en va par les champs...", c'est le poète lui-même qui écoutant en lui-même une lyre est regardé par les fleurs et les arbres qui saluent le rêveur reconnaissable à la "sereine lueur" qui jaillit "de son front". Le poème IV s'ouvre pas une autre splendeur frontale : "Le firmament est plein de la vaste clarté;" et je ne vous apprends pas que "clarté" est un mot de la famille lexicale de "clairon". Et sur la base de ce rapprochement, je peux m'en permettre un autre dans la foulée entre "plein de la vaste clarté" et "Clairon" "plein des strideurs étranges".
Et je parle depuis quelque temps de chercher les poèmes qui ressemblent à "Voyelles" pour le sujet tout en lui étant bien évidemment antérieurs. Et dans cette démarche, je sais par avance que les poèmes des Contemplations vont tenir une place de choix, et justement non content de rapprocher "vaste clarté" et "Suprême Clairon", "plein de la vaste clarté" et "plein de strideurs étranges", je me permets de faire remarquer le procédé similaire entre Rimbaud qui transforme en images soit le noir, soit la lettre couleur A noir, et Hugo qui traduit la "vaste clarté" en valeurs par le truchement de mots : "Tout est joie, innocence, espoir, bonheur, bonté". La "vaste clarté" est porteuse de significations, et il s'agit de valeurs positives, enthousiasmantes, qui sont aisées à assimiler aux images du "E blanc" dans le sonnet "Voyelles" de Rimbaud lui-même. Le blanc chez Rimbaud porte des valeurs de royauté et de fierté des êtres, des valeurs d'élan également avec "Lances des glaciers fiers". Le mot "candeurs" convient parfaitement au vers 2 que je viens de citer et que je peux répéter du poème hugolien : "Tout est joie, innocence, espoir, bonheur, bonté". Les mots "innocence" et "bonté" sont très proches de "candeur". Notez que Rimbaud joue aussi avec "candeur" ou son adjectif correspondant "candides" dans "Le Bateau ivre" ou "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". A cette aune, l'emploi du mot n'est pas anodin dans "Voyelles". Or, Rimbaud a en réalité modifié le vers 5 de "Voyelles", puisque sur la copie faite par Verlaine il y avait une répétition du mot "frissons" du vers 5 au vers 6. La reprise du mot "frissons" concernait les seules images du "E blanc", sa mise en relief ostentatoire étant alors quelque peu maladroite, à tel point que c'est notre argument décisif pour considérer que la copie faite par Verlaine est antérieure à l'état autographe.
Je rappelle qu'Emile Blémont détenait cet autographe. La copie faite par Verlaine doit dater de l'éloignement de Rimbaud de mars à début mai 1872 et la copie autographe a dû être remise en mai 1872 à la naissante revue La Renaissance littéraire et artistique à des fins de publication avec peut-être un manuscrit des "Corbeaux", si ce dernier n'avait pas été remis avant que Rimbaud ne quitte Paris en mars 1872. En juin, la revue n'avait publié aucun des deux poèmes, ce qui impatientait Rimbaud qui invita Delahaye à chier dessus. Et c'est très important à prendre en considération, parce qu'en mai 1872 Rimbaud reprend en le réadaptant un vers du poème "Les Corbeaux" dans "La Rivière de Cassis" : "chers corbeaux délicieux", et il cite un vers du poème "C'est moi" de Marceline Desbordes-Valmore sur un manuscrit d'un autre poème daté de mai 1872, poème "C'est moi" qui est comme je l'ai démontré sur ce blog la source d'inspiration du poème "Romance sans paroles" que Verlaine a fait publier dans La Renaissance littéraire et artistique, à peu près au moment du retour de Rimbaud sur Paris, et en tout dans l'un des tout premiers numéros. Et si vous suivez attentivement la trame que je suis en train d'établir, vous remarquez que le mot "frissons" est clef dans le poème de "Verlaine" : "C'est tous les frissons des bois", etc., et que nous avons un ensemble de poèmes qui ont le même esprit que les poèmes de Victor Hugo au début des Contemplations. La Nature est vivante et parle, le poète déchiffre ce langage des êtres. Et il s'y ajoute la communion du moi, jusqu'au titre du poème de Desbordes-Valmore, ce qui devient un "nous" dans le poème de Verlaine : "Cette âme, c'est la nôtre", poème qui s'ouvre une citation d'une ariette de Favart que Rimbaud lui avait offert par courrier entre la toute fin de mars et le tout début du mois d'avril. Et le titre "Romance sans paroles" n'est plus le titre d'un recueil de 1874 né dans une pensée propre à Verlaine qui ne concerne pas Rimbaud, puisque nous sommes en train d'établir que le titre "Romance sans paroles" entre en résonance avec les idées du sonnet "Voyelles" auquel il rend probablement hommage !
Reprenons le poème IV du livre "Aurore" des Contemplations. La composition n'est pas très longue, quarante alexandrins. On y trouve ce vers : "La fleur parle au rayon", qui fait songer au poème "Stella" que Rimbaud cite comme l'horizon du vu hugolien et qui fait songer à la formule "la fleur qui me dit son nom" du poème en prose intitulé si pas "Aurore" du moins "Aube" au sein du recueil des Illuminations. Et ce poème IV contient aussi son lot de vers développant la métaphore d'une lecture spirituelle des signes universels de la Nature et du cosmos : "Le vent lit à quelqu'un d'invisible un passage / Du poëme inouï de la création[.]" Mais sachez que c'est précisément à la suite de cette mention qui, plus que d'évidence, a marqué Rimbaud : "la fleur parle au rayon", que vous avez les deux alexandrins hugoliens fournissant la rime "ombelle"/"belle" que Rimbaud a reprise au pluriel dans "Voyelles" :
 
L'oiseau parle au parfum ; la fleur parle au rayon ;
Les pins sur les étangs dressent leur verte ombelle ;
Les nids ont chaud ; l'azur trouve la terre belle,
[...]
Et, comme par hasard, le sonnet "Voyelles" dans sa chute fournit précisément une occurrence énigmatique du mot "rayon" à la rime ici chez Hugo devant le couple "ombelle"/"belle" : "rayon violet de Ses Yeux !"
Pensant à la citation de Favart par Verlaine, je remarque aussi la présence du nom "haleines" à la rime avec "plaines" deux vers après la rime "ombelle"/"belle". En effet, seuls deux alexandrins avec la rime "flottants"/"printemps" séparent la rime "ombelle"/"belle" de la rime "haleines"/"plaines".
Les vers de Favart tirés de l'Ariette oubliée et cités par Verlaine sont :
 
Le vent dans la plaine
Suspend son haleine.
 Il est question d'une "humble antienne" chez Verlaine, mais d'un "hosanna" chez Hugo :
 
O coteaux ! ô sillons ! souffles, soupirs, haleines !
L'hosanna des forêts, des fleuves et des plaines,
S'élève gravement vers Dieu, père du jour :
Et toutes les blancheurs sont des strophes d'amour :
Le cygne dit : Lumière ! et le lys dit : Clémence !
Le ciel s'ouvre à ce chant comme une oreille immense.
Le soit vient ; et le globe à son tour s'éblouit,
Devient un oeil énorme et regarde la nuit ;
[...]
 Je l'ai déjà dit ! Dans "une fleur qui me dit son nom" du poème "Aube", la révélation du nom de la fleur vient de ce qu'elle est reflétée par le lever du jour, et vous notez ici que Victor Hugo emploie de la même manière, et avant Rimbaud, le verbe "dire" : le blanc du cygne est sa prise de parole pour dire "Lumière" en allant jusqu'à la célébration. Et le lys est blanc parce qu'il prend la parole pour inviter à la clémence. Et en si bon chemin, vous ne saurez nier l'intérêt d'un rapprochement entre "candeurs des vapeurs et des tentes" et cet alexandrin : "Et toutes les blancheurs sont des strophes d'amour". Pensez aussi à "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs".
Notez aussi l'oreille prêtée au ciel qui est à rapprocher de la vision du "rayon violet de Ses Yeux" dans l'échange de regard entre terre et ciel du sonnet "Voyelles". Chez Hugo, la transformation en oeil est réservée au globe qui porte le genre humain, l'originalité étant que toute la Nature et pas seulement l'Homme admire le ciel et lui rend grâce. Plongés dans l'obscurité, les éléments terrestres admirent les étoiles.
Le poème de Victor Hugo introduit la présence rêveuse inquiétante de Satan, ignorant quel Satan adolescent allait retourner la spiritualité de son propos en un discours excluant "Dieu", ce "père du jour" selon Hugo.
Il est question d'extase et de rayonnement chez Hugo, et Satan est rêveur parce que quelque peu subjugué, lui l'être de Lumière tombé dans l'ombre et souhaitant remonter. 
Mais je n'oublie pas non plus la mention des "frissons" dans "Voyelles" qu'on ne peut manquer d'associer à l'éclat du jour se répandant dans la Nature, du haut des "glaciers fiers" aux petites "ombelles", en passant par les "tentes" des humains. Dans le poème de Victor Hugo, il est question d'un "azur frissonnant", et l'adjectif "frissonnant" est significativement placé en relief après la césure :
 
Tout regorge de sève et de vie et de bruit,
De rameaux verts, d'azur frissonnant, d'eau qui luit,
[...]
 
Indiquons enfin par rapport au "rire des lèvres belles" que dans les poèmes avoisinants Hugo célèbre le rire et le définit aussi pour ne pas le confondre avec son mauvais emploi.
 
**
 
Plus tard, je ferai un relevé de la rime banale "étranges"/"anges" dans la poésie du XIXe siècle, mais par la force des choses il y a d'autres rires rares dans "Voyelles", à cause des mots "latentes" et "virides".
Notons que "pénitentes" est aussi une mention rare, que le mot "voyelles" à la rime l'est aussi si ce n'est que son emploi semble naturel à cause du titre et sujet de la composition. J'observe des contrastes intéressants au plan des rimes : "voyelles" / "cruelles" ou "virides" / "rides".
Pour l'adjectif "latentes", sa rareté à la rime est vertigineuse en poésie. Je prétends l'avoir rencontré dans une revue du XIXe siècle consultable à la bibliothèque municipale de Toulouse dans un sonnet de quelques années postérieur à la composition de "Voyelles", c'était peut-être dans une publication de l'année 1878, je ne sais plus exactement, et cela était le fait d'un obscur poète à ses heures qui avait eu la chance d'être retenu pour une publication. En tout cas, comme par hasard, celui qui emploie cet adjectif à la rime comme Rimbaud, et très peu de temps avant lui, c'est Armand Silvestre dans son recueil Les Renaissances. Je rappelle que dans l'Album zutique nous avons la succession d'un sonnet et d'un quatrain formée par la parodie de L'Idole de Mérat : le "Sonnet du Trou du Cul", et la parodie du premier recueil de Silvestre Rimes neuves et vieilles : le quatrain "Lys". Et sur la marge laissée à gauche, Pelletan et Valade ont repris cette idée en composant l'un un sonnet et l'autre un quatrain, et le sonnet de Pelletan est un peu par son sujet une façon de transition entre le "Sonnet du Trou du Cul" et "Voyelles". Or, sur un feuillet, Verlaine a fait se succéder une transcription du sonnet "Voyelles" et d'un quatrain sans titre du genre du "Madrigal". Et je considère qu'Armand Silvestre ciblé dans "Lys" est une double cible pour justement "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..." Notez par ailleurs que la construction "pleuré rose" ressemble à l'expression "pleuré mort" d'un vers des poésies de Leconte de Lisle, et que justement l'emploi de l'adjectif "latents" au masculin pluriel à la rime par Silvestre se fait dans un poème composé de plusieurs sonnets numérotés qui s'intitule "Le Doute" et qui est dédicacé "à Leconte de Lisle", tout en s'inscrivant dans une section intitulée "La Vie des Morts".
Le sonnet II sans titre fournit un quatrain de rimes croisées très comparable à "Voyelles", puisque nous avons une rime en "-elle" justement, mais au singulier, pour les vers externes : "éternelle"/"nouvelle" qui correspond au modèle plus grinçant : "voyelles"/"cruelles", et puis une rime : "latents"/"printemps", qui fatalement correspond à la rime féminine avec la même assonance en "an" : "latentes"/"éclatantes". Les "mouches éclatantes" font une variante originale à l'idée d'un éclatant printemps en quelque sorte. Et justement, l'idée des "mouches éclatantes" entre en résonance comme par hasard avec le premier hémistiche : "La Mort revêt d'éclat..."
 
La Mort revêt d'éclat la Nature éternelle
Et c'est elle qui fait la gloire du Printemps !
Aux germes sous la pierre endormis et latents
Elle garde l'honneur d'une forme nouvelle.
 
 Je parlais de la première des "Ariettes oubliées" de Verlaine tout à l'heure.
Verlaine s'est inspiré du poème "C'est moi" de Desbordes-Valmore, romance de laquelle Rimbaud cite sur un manuscrit le vers suivant : "Prends-y garde, ô ma vie absente !" Mais Verlaine fournit aussi une anaphore en "C'est..." dans son poème, ce que Rimbaud reprendra dans "Veillées I" visiblement.
 
C'est l'extase langoureuse,
C'est la fatigue amoureuse,
C'est tous les frissons des bois
Parmi l'étreinte des brises
[...]
 
 Et, comme par hasard, on a cette anaphore, si pas au début, à la fin du sonnet de Silvestre aux germes "latents". L'anaphore est lancée au début du second quatrain et domine tout le reste de la composition :
 
C'est la Vestale assise au temple de Cybèle
Qui veille sans relâche aux feux toujours vivants ;
C'est la grande Nourrice, et ses derniers enfants
Un jour boiront notre âme au bout de sa mamelle.
 
Oh ! la nouvelle vie et le grand renouveau !
- C'est le monde des fleurs qui jaillit du tombeau ;
- C'est la rose de mai saignant sur la bruyère ;
 
- C'est l'or que le vent roule aux cimes des moissons ;
- C'est l'odeur des jasmins naissant sur les gazons ;
- C'est la splendeur des lis qui monte de la terre !
Vous oserez me soutenir que ça n'a rien à voir avec le poème de Verlaine, puisqu'ici on a une célébration fantasque de la Mort. Notez tout de même l'idée que "notre âme" sera bue par les "derniers enfants" de cette "Vestale assise au temple de Cybèle".
Le vers 9 : "Oh ! la nouvelle vie et le grand renouveau !" coïncide avec la mention des "cycles" dans "Voyelles". On a donc une organisation parallèle manifeste entre les deux sonnets.
Vous voulez maintenant une citation intéressante de la rime "anges"/"étranges" dans cette rubrique "La Vie des morts" d'Armand Silvestre ? Je l'ai...
Et si "virides" est désespérant à rencontrer à la rime ailleurs que dans "Voyelles" et "Entends comme brame..." de Rimbaud, j'ai les "verdures marines" à la rime, toujours dans cette série de Silvestre "La Vie des morts". Et je rappelle que depuis Barrère on sait que le tercet final de "Voyelles" cite "La Trompette du jugement" de Victor Hugo, poème conclusif du recueil de 1859 La Légende des siècles qui s'ouvre sur le poème "Le Sacre de la femme" qui doit beaucoup au poème IV du volume "Aurore" que nous avons si abondamment exploité plus haut...
Comme je sais que vous êtes méfiants, défiants, tout ça, tout ça, je vous indique que la rime "latents"/"printemps" figure dans le sonnet II du poème "Le Doute, pages 29 et 30 du recueil Les Renaissances, tandis que la rime "anges"/"étranges" se rencontre à la page 20 au sein du poème "La Neige" dans la partie qui précède "Le Doute" et qui s'intitule "La Nature" :
 
Quel vent a flagellé l'aile que tu parais,
Doux et flottant duvet tombé du vol des anges,
Et secoué dans l'air tes floraisons étranges
Qui font comme un printemps à l'hibernal cyprès !
 Et, en songeant à l'idée de "clarté"/"clairon" comme à la proximité avec "Voyelles" de "L'Etoile a pleuré rose", je n'oublie pas de vous citer la fin de ce poème :
 
O Neige ! tu m'étreins le front sous le mystère
De ta froide splendeur et, comme épouvanté,
Je pense que, des cieux déchus de leur clarté,
Le lait d'une déesse a coulé sur la terre.
 Les "verdures marines" sont à la page 24 du même ensemble "La Nature" au sein du poème "Les Parfums" :
 
Les charnelles senteurs des verdures marines,
[...]
Vous ne pensez pas que c'est l'origine de l'expression pareillement forte en gueule : "vibrements divins des mers virides" ?
Le pluriel "rides" est à la rime dans "Nénuphars" vers la fin des Renaissances
 
Voilà plus de vingt ans que David persévère
A convaincre d'un sens les rimbaldiens sévères
Au mépris dirimant. Les voyelles en main,
Il proclame en tout temps. Hélas ! toujours en vain.

mercredi 20 août 2025

Le problème de l'Adieu dans Une saison en enfer

Petit article du matin après avoir bu mon café et avant d'aller travailler. J'ai acheté un groupe de cinq articles en format informatique du livre collectif dirigé par Judith Wulf Le XIXe siècle à la loupe, hommage à Steve Murphy chez les Classiques Garnier. J'ai pris l'article de Bardel car je prévois bien évidemment de démonter tout son discours quand son livre sortira en octobre. Il y a l'article de Goujon avec les deux sonnets inédits et autographes de Mérat qui n'ont pas été inclus dans le recueil L'Idole et où il y a un vers faux, j'ai buté sur un vers où il y a la mention "à ce point", il y a une syllabe de trop, non ?J'en reparlerai, j'ai pris l'article de Richter sur la synesthésie, en remarquant que Richter fait partie des rimbaldiens qui continuent d'employer le mot "voyance" proscrit depuis 1980 environ. Cette proscription concerne la revue Parade sauvage, mais aussi d'autres rimbaldiens puisque c'est André Guyaux qui a souligné que Rimbaud n'employait jamais ce mot tel quel, puis cela a été relayé par Fongaro et Reboul notamment. Le terme "voyance" aurait des connotations plus folkloriques que le terme "voyant" que Rimbaud reprend à Hugo, Vigny, etc.
Enfin, je me suis pris l'article d'Henri Scepi qui est une lecture du chapitre "Adieu" d'Une saison en enfer. L'article est assez abstrait, je vais devoir le lire à tête reposée, là je l'ai juste survolé, mais une phrase m'a fait tiquer au tout début : l'Adieu a été précédé par "je disais adieu au monde dans d'espèces de romances" dans "Alchimie du verbe". Pour moi, ce n'est pas un lien logique qui va de soi, c'est même un contresens. Dans "Alchimie du verbe", le poète décrit le passé où il souhaitait encore la mort, où il se révoltait contre ce monde justement. Le poète disait "adieu au monde dans d'espèces de romances", mais "Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté."
Cela rejoint justement le lien des sections "Matin" et "Adieu" que commente Scepi au début de son article. Scepi dit que Matin comme Adieu claironnent des étapes finales de l'épreuve infernale. Or, Matin, c'est le moment où les choses se renversent et Adieu c'est le bilan qu'on fait une fois que le Matin est acquis. Le "Matin" doit nous rappeler la phrase de la prose liminaire : "Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot". Désormais, le poète sait reconnaître un matin et il sait accepter le spectacle des "splendides villes" sans l'injurier.
Mais cela est très vite complexe à commenter, vous avez besoin de ménagements. En revanche, vous pouvez d'ores et déjà entendre l'opposition entre un "adieu au monde" qui est du côté du "dernier couac" et aussi plus clairement encore qui est du côté de l'abandon à l'enfer, puisque l'adieu au monde c'est le choix de l'enfer en principe, même pas du paradis, et l'adieu à l'enfer lui-même qui par définition est le contraire de l'adieu au monde.
Evidemment, on peut louvoyer en disant que l'adieu du poète est fait à son attitude passée plutôt qu'à l'enfer, mais dans la logique du récit c'est la même chose dépasser sa révolte passée c'est sortir de l'enfer.
Je note que Scepi sur les débats autour du récit "Adieu" mentionne un article de Murphy sur les derniers vers et la Saison qui fait une synthèse du débat, synthèse intéressée d'ailleurs, puisque Murphy veut soutenir que les derniers poèmes en vers non datés sont postérieurs au mois d'août 1872, ce que les progrès ne cessent de fragiliser : "Juillet" date probablement du séjour belge de juillet-août 1872, malgré la thèse de lecture de Cornulier qui d'ailleurs passe après la période à boucher septembre 72-mars 73, "Michel et Christine" est rapproché de "Malines" d'août 1872, "Famille maudite" pour "Mémoire" favorise l'idée d'une composition d'avant juillet 1872, le poème "Les Corbeaux" date de mars 1872 et en tout cas d'avant le fait d'envoyer chier la revue dans laquelle il a été publié...
Enfin, bref !
Je traiterai bientôt de la lecture dans "Adieu" en confrontant tout ce qu'on dit les rimbaldiens auparavant. Je rappelle aussi que pour "l'enfer des femmes" et "absolument moderne", j'ai cité des sources du côté d'Alexandre Dumas fils dans des articles mis en ligne sur ce blog il y a un an ou moins ou à peine plus.
 
 
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Je cherchais des comptes rendus du livre d'Odile Hamot, je n'en trouve pas sur internet, pas même sur Fabula. 55 euros au format PDF, c'est un peu rebutant pour moi. Le début de l'introduction m'inquiète énormément, la table des matières avec les titres des sous-parties me semble catastrophique. Il faudra pourtant que j'y jette un oeil.

lundi 18 août 2025

La biographie d'Enid Starkie utile à lire pour Une saison en enfer ?

 Parmi mes acquisitions récentes, outre la plaquette du colonel Godchot L'Agonie de Rimbaud, j'ai acheté deux biographies au même prix 18 euros, celle de Pierre Petitfils, et puis celle d'Enid Starkie. Je n'avais jamais lu celle-ci, je l'avais à peine survolée l'ayant eue entre les mains un court instant dans une bibliothèque universitaire, et je considérais que c'était peut-être perdre son temps avec des considérations assez périmées dans l'ensemble sur la vie du poète tandis que je préférais privilégier les poésies elles-mêmes. Mais, à 18 euros, il en va un peu autrement, l'investissement est plus léger, et puis je me rends compte qu'elle parle pas mal de l'aspect littéraire de son sujet et qu'en même temps les écrits du colonel Godchot et d'Enid Starkie parviennent à avoir autant d'actualité que les écrits canonisés actuellement sur Une saison en enfer. Les rimbaldiens font commencer en gros les écrits intéressants à l'année 1987 avec deux publications chez José Corti, les livres de Pierre Brunel et Yoshikazu Nakaji. J'ai travaillé avec succès à remettre en avant l'ouvrage de Margaret Davies, qui sans être brillante avait le mérite de tenir des propos d'ensemble plus cohérents, et comme cette autrice est anglaise et a écrit dans la décennie 1970 on peut d'ailleurs penser qu'elle a été formée à la lecture de la biographie d'Enid Starkie après tout.
Evidemment, Enid Starkie a mauvaise presse depuis que Mario Matucci a démontré qu'elle avait déformé la vérité pour créer une légende noire africaine de Rimbaud.
Reprenons tout de même calmement la réflexion. Je possède une traduction française de la biographie par Alain Borer. Elle a été mise en vente en 1983. Je l'ai achetée en même temps que la biographie de Petitfils et au même prix. J'ignore si elle a appartenu au même propriétaire, il n'y a pas d'envoi sur cet ouvrage. En revanche, l'ancien propriétaire a consulté cette biographie et voulait revenir sur certaines pages, puisque plusieurs coins sont croqués. Personnellement, j'ai beau ne pas avoir un très grand soin de mes livres, y compris de ceux très rares à plus de cent euros du XIXe siècle je n'aime pas plier les pages des livres. Quand j'arrête ma lecture, soit je retourne le livre, soit je retiens le numéro de la page où je me suis arrêté, soit j'utilise un marque-page.
En réalité, Enid Starkie a plusieurs fois remanié sa biographie de son vivant, et je ne possède en traduction française que la version qu'elle remaniait quand elle est décédée. Du coup, je n'ai pas une biographie dans sa fraîcheur avec tout ce qu'elle a apporté d'un coup en 1938, je crois. Mais, son travail remanié sur le temps long est intéressant en lui-même et reste antérieur à l'essai de Margaret Davies et par conséquent à tous les autres livres de référence sur Une saison en enfer, sauf ceux du colonel Godchot et de Raymond Clauzel. Sa biographie se nourrit aussi de débats plus récents, elle cite Antoine Adam et même Yves Bonnefoy, et justement elle fournit même des listes de critiques rimbaldiens en vue à l'époque selon qu'ils pensent que la "Vierge folle" est ou n'est pas Verlaine.
Il y a des encarts de documents iconographiques, mais de faible étendues et à divers endroits de l'ouvrage. Puis, j'ignore si les encarts appartiennent à l'ouvrage anglais original et s'il y en avait dès 1938. On reste de toute façon dans le constat que Jean-Jacques Lefrère a surtout voulu reprendre le projet de Pierre Petitfils.
A propos d'Une saison en enfer, il y a un premier chapitre d'une importance évidente. Il s'agit du chapitre 4 de la deuxième partie qui a pour titre : "L'Epoux infernal et la Vierge folle". Ce chapitre ne porte pas sur le livre qui nous intéresse, mais sur la vie de Rimbaud et Verlaine à Paris. L'autrice commence par citer le poème récemment découvert "Les Remembrances du vieillard idiot", puis "Les Déserts de l'amour". Notons que sa biographie place les Illuminations avant Une saison en enfer, même si elle cite Bouillane de Lacoste et connaît nécessairement à la fin de sa vie la manière dont le débat a évalué sur ce sujet. Et je relève une phrase révélatrice, Starkie dit que Rimbaud était au sommet de son génie et a écrit le plus intensément lors de son compagnonnage avec Verlaine, ce qui est l'inverse du consensus rimbaldien actuel. Les rimbaldiens les moins informés continuent de considérer que nombre de poèmes en vers "première manière" ont été écrits avant la montée à Paris : "Bateau ivre", "Oraison du soir", "Les Douaniers", "Les Chercheuses de poux", voire "Paris se repeuple", etc., tandis que l'ensemble des rimbaldiens en général considèrent que Rimbaud n'a rien écrit en Angleterre de septembre 1872 à mars 1873, puisqu'ils affirment que tous les poèmes en prose ou peu s'en faut sont postérieurs à Une saison en enfer. Malgré mon adhésion à un recopiage tardif en février-mars 1875, je maintiens que cela pose un énorme problème de cohérence logique. Il y a un trou béant dans la continuité de sa création artistique, et Verlaine ne cite aucune œuvre majeure perdue entre septembre 1872 et mars 1873.
 On retrouve le même raisonnement que le colonel Godchot à propos de Verlaine : "Verlaine était par nature faible et pervers", dit-elle à la page 217. Elle poursuit : "Il était de ceux que Oscar Wilde appelle 'bi-métallistes' - attiré autant par les hommes que par les femmes - et des rumeurs couraient sur les aventures de toutes sortes qu'ils avaient eues auparavant. Son appétit sensuel était particulièrement vif à l'époque où il rencontra Rimbaud [...]" Rimbaud était lui aussi autant attiré par les hommes que par les femmes : il exalte sans arrêt le corps féminin comme l'être féminin dans ses poèmes, et Verlaine craignait de lui donner de l'argent de peur qu'il n'aille le dépenser aux putes. Je remarque l'emploi du mot "appétit", Starkie l'emploie aussi au pluriel, et évidemment cela fait référence à la prose liminaire d'Une saison en enfer. Une autre phrase rapproche Starkie du colonel Godchot : "C'est Verlaine qui l'initia à la dépravation [...]." Le problème de ce genre d'affirmation, c'est que nous n'en savons rien et que rien de tout cela n'est documenté, sans oublier que parler de "dépravation" suppose qu'on définisse ce qu'est la dépravation, puisque on ne peut pas mettre un signe égal pour l'homosexualité. Le récit que fournit Starkie est fait de beaucoup de présupposés et d'un recours facile au schéma de l'aventure qui commence bien avant les désillusions : "Au début de leur rapport, chacun trouvait avec l'autre le bonheur et une satisfaction parfaite." Evidemment, elle se place avec raison dans le camp des rimbaldiens qui sont convaincus que les deux poètes ont eu des relations sexuelles, mais le récit biographique est brodé avec des considérations psychologiques fondées sur de l'imaginaire de biographe. Elle cerne tout de même que Verlaine "était d'un naturel trop simple pour tenter dans ses écrits de travestir ce fait", sauf que le "résidu de respectabilité" l'amenait à laisser tout le monde dans le doute par d'autres pirouettes.
Il y a ceci dit des propos militants explicites chez Verlaine, et au plan de l'explicite cela ne se retrouve pas chez Rimbaud. Elle passe en revue l'enquête bruxelloise, le poème "Le Bon disciple" et le témoignage de Mathilde exigeant la séparation de corps, puis le divorce.
Ici, il y a une note 18 qui ne manque pas d'intérêt et qui appelle une rapide digression. Enid Starkie explique qu'elle a "essayé d'obtenir la correspondance (exhibée lors des affaires juridiques des époux Verlaine) par une autre voie. Des copies auraient pu être faites par l'avocat [...] mais j'appris que son fils, lui-même avocat, maître Guyot-Syonest avait détruit tous les papiers de son cabinet au moment de son départ à la retraite." Dans mon souvenir, et je devrai le retrouver en lisant cette biographie, Starkie parle aussi des archives officielles qui ne pourront être consultées qu'en 1974 environ. J'ai essayé d'accéder à ces documents moi-même, ils n'ont pas été conservés, bien qu'ils ne correspondent pas aux incendies qui ont pu avoir lieu dans ces archives départementales. Starkie a expliqué d'abord à ses lecteurs anglais comment retrouver la piste des lettres de Rimbaud et Verlaine mises au main de la Justice, puis cela s'est retrouvé dans la traduction de 1983. Les biographies ne sont pas lues que par des universitaires. J'ai du mal à croire que quelqu'un n'ait pas réussi à extirper et détourner les lettres à un moment ou un autre, avant ou peu après la fin d'interdiction d'accès. Starkie a donné le mode d'emploi, et personne n'en aurait tiré parti ?!
Mais revenons à nos moutons. Starkie décrit les violences de Verlaine avec son épouse, et l'impression qui ressort c'est que l'état d'ivresse y est pour beaucoup. Verlaine avait l'alcool mauvais. Ce serait une grossière erreur au plan de l'analyse psychologique de négliger ce point. Notons que Mathilde se trompe quelque peu de cible, quand elle exige que Rimbaud s'éloigne pour se remettre en couple. Elle est visiblement consciente de la concurrence de Rimbaud et jalouse, mais on sent qu'elle ne prend pas bien conscience du problème d'alcoolémie. Elle pardonne les violences de Verlaine, elle ne voyait pas que cette alcoolémie était aussi le noeud du problème.
Au passage, une idée amusante me vient : si Rimbaud a écrit "Le Bateau ivre" à Paris, plutôt au cours de l'hiver 1871-1872, Verlaine étant notamment absent de Paris du 25 décembre au 16 janvier, le motif de l'ivresse prend du relief quand on sait tout ce qui s'est passé, et tout ce que met en avant Mathilde : la scène de nudité dans le logement fourni par Banville, les scènes de Verlaine avec sa femme, mais aussi le comportement d'encrassement de Verlaine en public suite à l'influence de Rimbaud que dénonce Mathilde.
Mais passons.
Enid Strkie entre donc dans le débat sur l'identification de la Vierge folle. Il s'agit clairement de Verlaine à ses yeux, et l'Epoux infernal c'est Rimbaud. Elle écrit ceci à propos du jeu de miroir des deux "Délires" : "Il semble probable qu'il désirait exposer la vanité du délire physique dans le premier et du délire littéraire dans le second." Elle ajoute dans la foulée ceci : "Une saison en enfer possède, par ailleurs, un plan cohérent, et lire Délires I comme un dialogue entre Rimbaud et son âme ne permet pas d'harmoniser ce passage avec l'organisation profonde du récit. Cette interprétation ne tiendrait que si les chapitres constituaient des sections entièrement distinctes et autonomes. Ce chapitre donne ce que l'on peut considérer comme une description subtile des rapports entre les deux poètes, et contribue largement à la compréhension de la situation psychologique."
En fait, il faut surtout comprendre qu'elle voit les deux "Délires" comme deux témoignages sur la vie même de Rimbaud, car c'est à cette aune seulement qu'elle peut trouver peu défendable la thèse d'un débat entre Rimbaud et son âme.
Voici maintenant ce qu'elle croit pouvoir affirmer sur le rapport entre les deux poètes à partir de ce document de fiction littéraire : "Il montre à quel point Rimbaud dominait Verlaine, par la force de son caractère, d'une domination totale, physique, intellectuelle et passionnelle. Rimbaud réussit à donner de lui-même une image à travers le discours de Verlaine, met en scène sa conduite telle qu'elle a frappé son ami, fait apparaître le trouble et la détresse qui en résultèrent. Il a fait preuve ici, non seulement d'une capacité aiguë d'auto-analyse, mais encore - ce qui est plus rare - de la faculté de se voir avec ses qualités et ses défauts, tel que les autres peuvent le juger."
Et là, je ne peux pas être d'accord. Rimbaud ne décrit à aucun moment ses défauts avec lucidité. Il décrit des défauts qui relèvent d'une perception générale de l'échec de l'orgueil. Il joue sa partition et nous n'étions pas là pour voir comment l'un et l'autre se comportaient. On parle de la "force de caractère" de Rimbaud, alors qu'on sait par un rapport de police que quand il s'est senti menacé en pleine rue par le revolver de Verlaine il a couru se réfugier auprès du premier agent de police venu. C'est quoi la force de caractère d'Arthur Rimbaud ? De quoi on parle ? Il y a plein de préjugés sur l'ascendant de Rimbaud qui passent pour des évidences. Verlaine n'est pas dominé artistiquement par Rimbaud, ça c'est de la légende pure et simple. Il n'y a pas un Verlaine qui se met à écrire comme Rimbaud, à découvrir des ressources nouvelles que le jeune ardennais lui apporterait, alors que l'influence de Verlaine sur Rimbaud est facile à documenter. Puis, dans la suite, Starkie assimile Verlaine à la Vierge folle sur la base de poèmes ultérieurs de Verlaine, sur la base de ce qu'a été Verlaine par la suite. Verlaine voulait retourner près de sa femme, mais, à part ça, il n'était pas plein des lamentations d'un petit chrétien repentant. "Le Bon disciple" est un sonnet de Verlaine et dans "Vagabonds" tout le monde admet que dans le système énonciatif "satanique docteur" s'adresse au "pitoyable frère" dans lequel Verlaine s'est reconnu, mais comme dans un portrait-charge à récuser. Voici ce qu'écrit Starkie : "La Vierge folle et ses lamentations donne une image fidèle de Verlaine pleurant la perte de sa pureté, suppliant Dieu de lui pardonner [...]" Le problème, c'est que le Verlaine de Sagesse est mobilisé ici de manière anachronique. Certes, on peut imaginer que Rimbaud a connu un avant-goût de la conversion de Verlaine, mais tout de même il y a un problème qui demeure. Verlaine serait devenu après Une saison en enfer la "Vierge folle", alors même qu'il a toujours apprécié Une saison en enfer, et Starkie nous dit qu'il était déjà la "Vierge folle" en 1873, sauf que ça ne cadre pas avec ce qu'il écrivait lors de sa vie avec Rimbaud.
Pour moi, il y a clairement quelque chose qui cloche.
Ce n'est pas tout. Starkie minimise les ressemblances entre les propos de la Vierge folle et ceux du locuteur de "Mauvais sang" alors qu'évidemment elle voit ceux évidents entre le même locuteur de "Mauvais sang" et l'Epoux infernal.
Rimbaud, il écrit une fiction, il a un message à faire passer. Ce qui prime, ce n'est pas un règlement de comptes avec Verlaine. La "Vierge folle" est bien dans le parallèle avec "Alchimie du verbe", une figure tournée vers la "beauté" de justice, d'ordre, de charité qu'a combattu le locuteur et qui est combattue au plan littéraire dans "Alchimie du verbe". Oui, il y a inévitablement du Verlaine dans la "Vierge folle", mais justement cette unité de structure que met en avant Starkie au sujet d'Une saison en enfer nous prévient que la Vierge folle est un ingrédient dosé mathématiquement dans l'ensemble pour faire réagir des oppositions littérairement calibrées.
Starkie ne fait plus que prendre les propos de la Vierge folle au pied de la lettre pour commenter comment Verlaine était dépendant de Rimbaud, tant il était assoiffé d'une reconnaissance amoureuse de sa part. Les rapprochements relèvent bien de la pétition de principe.
Le plan biographique est à un tel point surinvesti par les résonances des textes poétiques rimbaldiens que, au bas de la page 223, je relève dans la traduction de Borer, mais je suppose que cela vient du texte anglais lui-même, des imitations subreptices de formules de poèmes des Illuminations, de "Conte" notamment : "Au fur et à mesure que l'amour s'estompait et qu'il en était affecté, les traces de sadisme que Rimbaud portait en lui réapparurent." Ce "réapparurent" vient tout droit du poème "Conte". Notez aussi ce passage : "il ne lui restait plus qu'un goût de cendres dans la bouche", ce qui implique une citation avec interprétation forcée d'un poème en prose sans titre de Rimbaud. Et les emprunts littéraires sont constants : "en feignant d'être plus cynique qu'il ne l'était en réalité" ou "il l'injuriait". Starkie met dans le moule biographique les propos du poème "Vagabonds" comme si c'était à prendre au pied de la lettre. Les écrits de Rimbaud interprétés comme biographiques fondent un récit biographique qui sert à prouver en retour que les poèmes de Rimbaud sont biographiques puisqu'ils parlent de ce qui a été mis dans les biographies.
Il faut à tout le moins complètement revoir les procédés pour tenter de montrer en quoi la "Vierge folle" fait référence à Verlaine.
Plus loin, Starkie va à nouveau parler d'Une saison en enfer, en s'intéressant cette fois à l'écriture du livre lui-même.
J'en parlerai une autre fois, mais je relève déjà un argument intéressant.
A propos de la lettre à Delahaye de mai 1873 et des trois histoires inventées, elle a un argument très bien formulé en faveur de l'unité du récit. Certains allaient jusqu'à imaginer que Rimbaud avait écarté les trois récits du "Livre païen ou nègre" pour passer à tout autre chose, et elle écrit ceci avec justesse : "il n'aurait sans doute pas alors daté l'oeuvre achevée 'avril-août 1873'. Nous pouvons donc admettre sereinement que la rédaction d'Une saison en enfer fut commencée en avril, et que Rimbaud avait déjà l'intention de rompre définitivement avec son passé, avec tout ce qu'il avait jusqu'alors admiré et ce sur quoi reposaient ses espoirs. On ne saurait négliger ce point, sauf à tomber dans l'erreur fréquente et grossière qui fait du drame de Bruxelles l'origine d'Une saison en enfer et des adieux de Rimbaud à la littérature. Il est naturellement très probable que les événements de Belgique aient donné à sa lutte une acuité et une angoisse nouvelles. Toutefois, un des chapitres les plus tragiques, Nuit de l'enfer, fut sans doute écrit à Londres en juillet."
Juillet est sans doute une faute de frappe pour "juin". Notons qu'elle affirme que les récits évoqués auprès de Delahaye sont le début d'Une saison en enfer, et tout le monde peut avouer l'argument imparable. Ensuite, il y a le prolongement que certains contesteront, surtout qu'elle parle des adieux à la littérature, mais elle souligne une évidence : le projet est antérieur au drame de Bruxelles, et elle comprend comme moi que le raisonnement de Rimbaud sur le "dernier couac" ne vient pas du coup de feu de Verlaine qui l'a blessé au poignet...
Elle privilégie "Nuit de l'enfer". Or, "Nuit de l'enfer" est le point de bascule, mais justement n'étant jamais à court d'idées, je fais remarquer qu'il y a une symétrie entre les alinéas du "dernier couac" de la prose liminaire avec réaction de Satan et un appel à la condamnation à mort qui réduit au néant avec réaction de Satan. Pour ceux qui veulent à tout prix que la prose liminaire évoque, à la marge dans le meilleur des cas, le drame de Bruxelles, il faudrait peut-être utiliser son petit cerveau pour comparer "Nuit de l'enfer" et la prose liminaire, en essayant de cerner des modifications du modèle de départ "Fausse conversion" ou "Nuit de l'enfer" à la prose liminaire.
Je dis ça, je dis rien, les rimbaldiens sont des gens tellement sérieux qu'ils vous écriront des choses brillantissimes sur le sujet, si ce n'est pas déjà fait, ça doit l'être, ils sont tellement brillants... Ils ont lu tout Anatole France.

vendredi 15 août 2025

Revue critique de la lecture d'Une saison en enfer par le colonel Godchot : de Mauvais sang à Adieu sans les Délires ! Partie 1/2

Je reprends mon étude du livre du colonel Godchot sur Une saison en enfer. Il s'agit de la plaquette L'Agonie du Poëte Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer parue en 1937. J'ai déjà commenté la mise en abîme que supposait la relation des articles de la plaquette au livre même de Rimbaud, j'ai déjà commenté la partie introductive, ainsi que l'étude de la prose liminaire : "Jadis, si je me souviens bien..."
Je vais maintenant commenter les sections "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", "L'Impossible", "L'Eclair", "Matin" et "Adieu", en laissant de côté "Alchimie du verbe" et "Vierge folle" que je traiterai séparément dans un prochain article.
C'est intéressant pour plusieurs raisons. Premièrement, les livres consacrés à l'étude d'Une saison en enfer ne sont pas nombreux, et la plupart du temps ils sont illisibles ou inutilisables : Yoshikazu Nakaji, Danielle Bandelier, Yann Frémy, Alain Jouffroy ou Coelho (je ne sais plus lequel des deux), Pierre Brunel, etc. Les livres récents d'Alain Bardel et Alain Vaillant ne sont pas du tout satisfaisants, ni même la partie que consacre Murat à ce livre dans son édition révisée de L'Art de Rimbaud. Il y a un regain d'intérêt pour l'article puis le livre de Margaret Davies, mais il ne s'agit là encore que d'un retour à une approche plus stable des enjeux du livre saison en enfer. La plaquette du colonel Godchot n'est jamais citée, et pourtant elle est ancienne et a influencé le reste. Deuxièmement, le colonel Godchot applique une méthode paraphrastique, et là l'intérêt est multiple. Le livre est relativement facile à lire, mais aussi la paraphrase met en forme, un peu sans le faire exprès, les moments où l'analyse sort de la signification littérale pour transposer une interprétation de l'ordre de l'intime conviction, et surtout le colonel Godchot applique une lecture biographique forcée. Et c'est justement ce qui se retrouve dans les livres récents d'Alain Bardel et d'Alain Vaillant. Tout se passe comme si Rimbaud ne faisait que transposer sa vie dans son récit, un peu comme Marcel Proust dans A la recherche du temps. Ni Proust, ni Rimbaud n'écrivent des autobiographies en tant que telles, mais ce n'est qu'au prix d'un relatif vernis fictionnel. C'est ça l'idée.
Moi, je veux bien. On peut penser cela de A la recherche du temps perdu et le propos peut se défendre jusqu'à un certain point dans le cas d'Une saison en enfer, sauf que, justement, en étudiant la méthode de paraphrase du colonel Godchot on va pouvoir dénoncer ce que la lecture d'Une saison en enfer comme une autobiographie voilée, semi-romancée, élude dans la vérité du texte rimbaldien.
 
Commençons par l'analyse de "Mauvais sang" qui court de la page 12 à la page 18 de notre plaquette.
Le titre "Mauvais sang" est flanqué d'une note lapidaire (1) qui nous invite à une lecture :
 
Comparez Richepin dans les Blasphèmes :
"O gouttes de mon sang ! Voilà donc votre histoire"
 Je vous avoir n'avoir pas lu ce recueil de 1884, vu que je ne pense pas que Richepin soit un génie littéraire, et je n'en ai pas eu le temps depuis ma découverte du texte de Godchot.
En tout cas, le colonel Godchot commence par une transposition biographique son analyse : le poète doit la génétique de ses yeux bleus à ses ancêtres qui seraient des descendants lointains des gaulois. Même au-delà de l'imprécision généalogique du propos, le commentaire est assez inepte. Les yeux bleus sont courants dans le nord de la France, ils ne sont pas une spécificité gauloise : il  y a les germains, les slaves, les baltes et quelques autres peuples où ils sont courants. Il y a une simplification du propos qui est assez dérisoire. Et dans la même phrase, le colonel Godchot lie cela avec l'idée que le poète de plaint d'hériter d'une "cervelle étroite" au plan de la carrière des lettres :
 
    Il débute par parler de son "Mauvais sang", de ses parents et de ses ancêtres, qui lui ont donné l’œil bleu et cette cervelle étroite qui fut cause de ses + pour la vie littéraire.
 
Et parti sur cette base biographique forcée qui ne veut rien dire (cervelle étroite cause de maladresses pour se faire une vie littéraire ??), le colonel Godchot enchaîne en plaçant sur le même plan la prétention à "écorcher des bêtes" ou à "brûler les mauvaises herbes". Le colonel Godchot perd de vue la mise à distance de la considération symbolique, il prend ce qui est dit au pied de la lettre.
Je n'ai pas clairement compris pourquoi le colonel Godchot raille ensuite en note de bas de page Delahaye : à propos du "magnifique la luxure" Delahaye a dit que cette aspiration était compréhensible parce que Rimbaud était chaste à cause de "son intellectualisme dévorant". Certes, le propos de Delahaye est tarabiscoté et peu à sa place, mais la charge du colonel Godchot qui s'énerve parce qu'on a présenté Rimbaud comme chaste et non comme un coureur de jupons, c'est pas non plus très à sa place.
Passons. Le raisonnement biographique perdure en tout cas, Rimbaud ne veut pas travailler et quête la luxure, et les péchés capitaux, parce qu'il reproche à l'Eglise et à sa mère, qui lui est donc propre, d'avoir "trop voulu l'abrutir et le faire travailler." Ce n'est pas que ce que dit Godchot soit faux absolument, le problème c'est la fenêtre de lecture qu'il s'accorde et qui est restreinte.
Le texte de Rimbaud a plus de portée, a une visée plus ambitieuse qui peut intéresser le lecteur. La fenêtre de lecture de Godchot, c'est de nous intéresser à une destinée personnelle. On notera au passage que cette réduction à la destinée personnelle permet sur le long terme au colonel Godchot de considérer que la révolte de Rimbaud ne portant que sur les excès de son entourage il a tout de même une vie d'erreurs dont il a eu conscience. Il faut bien voir comment le détail du cadre de l'approche arrive à tout biaiser.
Evidemment, le colonel Godchot évite le problème de lecture de la phrase : "Après, la domesticité même trop loin", à une époque où il me semble que la correction "mène" n'était proposée nulle part. La paraphrase, quand elle cherche la concision du résumé, est aussi un moyen d'éviter de s'efforcer de tout lire : "Ni domestique, ni mendiant, ni criminel : il est intact, et c'est tout ce qu'il faut." Un jour, il faudra que je m'amuse à répertorier tous les verbes candidats pour rendre la phrase : "Après, la domesticité même trop loin" compréhensible. J'ai plein d'idées pour resserrer cette recherche, mais cet article sera fastidieux.
Reprenons l'étude de la paraphrase du colonel (deux boules de glace citron dans de la vodka). On voit que la restriction biographique devient abusive dans les moments où Godchot traduit et trahit le texte rimbaldien en supposant des références à la pratique d'écrivain (ce que vient pourtant de rejeter explicitement le poète d'ailleurs !). La "langue perfide", c'est les "écrits du poète". "Main à plume" ou pas "main à plume", il faudrait savoir ! La perfidie est celle de l'éthique particulière du voyant, telle qu'elle a été définie dans les lettres à Izambard et Demeny. Rimbaud s'est fait entretenir par d'autres et notamment par Verlaine, donc le récit est bien biographique. Et Rimbaud n'est pas noble, il tient tout de la déclaration des droits de l'homme. Donc le récit est biographique. Problème : la majorité des gens de l'époque ne sont pas issus de la noblesse et les descendants de nobles ne sont même plus tout à fait des nobles, même si en 1873 c'est peut-être encore trop tôt pour dire que l'affaire est pliée. Bref, le colonel Godchot vérifie la concordance biographique des propos au lieu de se demander ce que Rimbaud a d'intéressant à dire au sujet de l'histoire en cours. Je ne sais pas si vous percevez le biais réducteur que cela suppose.
Les "souvenirs bibliques" deviennent des bribes personnelles qui n'intéressent que notre compréhension biographique du propos. C'est ça la démarche paraphrastique de Godchot.
Et quand Rimbaud dit qu'il ne se souvient pas plus loin que "cette terre-ci et le christianisme", le colonel Godchot explique avec un bon sens implacable que Rimbaud n'est jamais allé au Ciel. On comprend mal tout de même l'opposition entre "Ciel" et simple souvenir du christianisme, signe évident que l'interprétation est en l'état impertinente.
L'expression "Plus de vagabonds, plus de guerres vagues" est glosée de la sorte : "Actuellement, plus de peuples vagabonds faisant des guerres vagues" puisque "la race inférieure a tout couvert..." On a des interprétations qui referment de manière forcée les perspectives, on clôt le vase et si le vase est clos on est dans l'évidence.
Je veux bien, mais il faut étayer le propos, il faut m'expliquer pourquoi cette lecture s'impose... Pourquoi elle n'est pas concurrente d'une autre lecture ?
Le colonel Godchot acte que le poète ne veut pas s'expliquer avec des paroles païennes, mais il n'explique pas pourquoi, tandis que le passé chrétien est ramené à l'acte de la "mère" qui "le plongeait dans l'Evangile". Ce qu'il convient de ressentir aussi à la lecture de Godchot, c'est que du coup on a bien un texte biblique qui lui a été dépeint d'une manière séduisante qui ne l'a pas convaincu, mais le sentiment d'appartenance à la "race inférieure" n'est pas mis au passif de cette éducation trompeuse. Le colonel Godchot répète le constat du poète que l'appartenance à la race inférieure exclut l'accès aux promesses de l'Evangile, mais il ne voit pas que le poète s'attaque à une unité de discours dont le concept de "race inférieure" fait aussi partie. Toute la partie intellectuelle du discours de Rimbaud est laminée par l'interprétation biographique réductrice.
L'épisode sur la "plage armoricaine" est l'occasion de parler de la "course du Bateau ivre" : en guise de commentaire, ça ne mange pas de pain. Le lien est fait certes sur l'idée de quitter l'Europe, et donc il y a une justification, mais à part ça, ça sent le raccord à la va comme je te pousse.
Et le colonel Godchot catalogue déjà cet extrait de "Mauvais sang" comme prophétique. Rimbaud prophétise sa vie en Afrique. Le problème, c'est que, dans le texte, il n'est pas question d'une aspiration, d'une intuition, il est question d'une pose que le poète entend assumer à un moment où il est question de se révolter et donc de basculer en enfer, une pose qui fait donc partie nécessairement des pensées de celui qu'il a fallu dépasser pour s'extraire de l'enfer...
Le mot "hallucination" revient souvent dans la Saison et dans le commentaire de Godchot, ce qui explique nettement qu'il conteste le titre Illuminations pour Hallucinations, à une époque où les poèmes en prose étaient admis antérieurs à la Saison.
Le colonel Godchot n'hésite pas à imposer ce titre, comme le manifeste la citation suivante sans équivoque : "Déjà quand il écrivait ses Hallucinations..."
A propos du "vice", le colonel Godchot ne dit pas explicitement qu'il s'agit du vice héréditaire de ses oncles buveurs qui ont la bougeotte, mais à la lecture d'ensemble de son analyse de "Mauvais sang", c'est bien ce qui se dégage implicitement. A la page 13, il est question de la solitude du poète, et le colonel Godchot explique :
 
[...] car son père et sa mère ne comptent pas, et ses oncles maternels, les ivrognes et les gens à bougeotte que sa mère a cherché à cacher, non plus. [...]
 
Pince sans-rire, Godchot a mis "maternels" en italique. Même si le poète est seul, le poète aurait hérité de ces gaulois-là, les oncles maternels, et à la page 14, le colonel Godchot force la lecture de "Comédie de la soif" où il est question des "grands parents". qui l'invitent à boire. Godchot remet sur le devant du récit les "ancêtres buveurs (ses oncles)".
Nulle question d'oncles dans "Mauvais sang". Notons que les rimbaldiens s'ingénient à donner au mot "vice" un sens personnel : homosexualité, onanisme maladif, etc., etc. En réalité, le texte a une structure générale des plus limpides, où on comprend que le vice est le fait d'être de "mauvais sang" et de "race inférieure" et qu'il s'agit d'une lecture du discours social chrétien rabaissant de son époque. Il n'y a rien là de sorcier.
Quand le poète se pose à lui-même des questions, le colonel Godchot ramène cela à quelque chose de prosaïque : la mère, "Elle veut que je travaille ?" Puis, la suite de la paraphrase ne fait que redire le texte en accéléré, se contentant d'une compréhension en surface. Le poète revoit son enfance de forçat ou songe à ses fugues, et basta ! Voilà pour le commentaire !
Le colonel Godchot fixe alors un autre point d'ancrage biographique, en identifiant dans les propos de révolté politique des références à son adhésion à la Commune, Commune résumée au fait de faire "flamber le ciel", résumée à ses incendies finaux en gros.
Certes, il est normal de songer à la Commune, mais ça dispense un peu vite d'étudier le texte lui-même. Notez ceci : dans "Mauvais sang", vous avez ces images de boue dans les villes et de richesses qui brûlent. Dans "Alchimie du verbe", vous avez un appel au général à détruire la ville, et dans "Adieu" le poète se dirige enfin vers les splendides villes. On sent bien que cela est ironique. Mais, en fait, dans "Alchimie du verbe", la dernière phrase mange la solution de la suite du récit : "Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté", phrase qui est la remise en cause de l'acte initial d'une beauté injuriée une fois assise sur les genoux du poète, une beauté qui a provoqué la fuite et la révolte du poète. Or, le poète revient au monde, quitte l'enfer, et va entrer dans les "splendides villes". Il s'agit bien évidemment du retour à la beauté que le poète peut désormais souffrir. Le poète est bien sûr ironique, mais il revient au seul monde dans lequel il est loisible de vivre. Et "saluer la beauté", ça ne veut pas dire "exalter la beauté", cela veut dire que le poète a la patience des rapports civiques avec elle. L'art n'est qu'une sottise, pourquoi s'énerver ?
Le colonel Godchot entrevoit la référence communarde, mais sa lecture ne va pas plus loin, il ne pose qu'un jalon d'interprétation biographique. Il ne domine pas sa lecture d'ensemble du livre.
A propos du passage sur les nègres, là encore le colonel Godchot suppose la référence prophétique, la vie à "Harrar" écrit alors abusivement avec deux "r" au lieu d'un seul (Harar). Rimbaud dit : "J'entre au vrai royaume des enfants de Cham", le colonel Godchot croit légitime de commenter de la sorte : "C'est là, en effet, parmi les nègres du Harrar et de Somalie qu'il dirigea sa vie et qu'il finira presque ses jours." Qu'est-ce que c'est que ce commentaire ? Le poète ne parle pas de la fin de sa vie dans "Mauvais sang" et il met en récit qu'il va ensuite sortir de l'enfer. Le plan biographique dispense Godchot de préciser les intentions de l'auteur. Le message du texte est évacué, comme si la mise en relation systématique du récit avec des faits biographiques avait un sens articulé en soi.
Le colonel Godchot se permet alors de platement paraphraser le texte qui est interprété au premier degré : "il mange les morts", "il se livre alors à des bamboulas frénétiques". Et cela nous vaut le commentaire que la ponctuation signale à l'attention comme ému : "C'est de la folie !!!"
Ce qui n'est pas vu, c'est la mention en discours du mot "nègre" qui rejoint les mentions en discours "race inférieure", "mauvais sang" et "vice". Le mot "nègre" est repris avec sa charge injurieuse au discours d'époque pour évidemment frapper d'absurdité ceux qui le véhiculent, empereur et compagnie.
Je parlais récemment d'une symétrie étonnante entre un livre de Louis-Ange Pitou et celui ici commenté de Rimbaud, parallèle comique des titres : "Voyage forcé à Cayenne" et "saison en enfer", parallèle de la prétention du témoignage "Pas une famille que je ne connaisse", "pas une famille [à laquelle je ne puisse expliquer le genre de vie ou mort de leurs chers disparus", parallèle aussi du retour à la vie normale où on se demande sur qui s'appuyer, sur quels amis...
Or, si pour le reste, les deux récits n'ont rien à voir, il y a aussi un extrait sur les noirs rencontrés en Amérique qui est intéressant. Je ne l'ai pas noté, mais en substance Louis-Ange Pitou dit qu'il ne leur en veut pas, parce qu'ils sont comme les humains et peuvent se laisser aller à des passions exacerbées. La phrase était à retenir, parce que derrière le jugement humain il y avait cet écart étonnant où les nègres étaient comme des humains. Le texte de Rimbaud joue très précisément avec ce même écart. Tout cela échappe complètement à la lecture du colonel Godchot. Oui, objectivement, le colonel Godchot a compris le sens littéral, mais il manque ce sentiment du jeu sur la langue. Pour le colonel Godchot, "tu es nègre" reste une métaphore et une opposition entre deux états de la vie humaine, alors que Rimbaud joue avec l'opposition humain/non humain qu'il ne prend pas à son compte, mais dont il se sert en guise de sarcasme dévaluateur.
D'ailleurs, la paraphrase de Godchot dit moins que l'empereur aussi est digne du royaume des enfants de Cham que Rimbaud s'identifie à un sauvage par provocation et même folie, ce qui consiste à renoncer à expliciter les intentions du discours de Rimbaud.
Pour avouer qu'il ne peut tout interpréter, le colonel Godchot exploite ensuite un tour de passe-passe, il se justifie en citation par anticipation un passage du récit "Alchimie du verbe" : "Nous assistons maintenant à des hallucinations dont ils s'est réservé sans doute la traduction." Et il faut bien mesurer que le mot "hallucinations" suppose un référence aux poèmes intitulés  Illuminations, biais qui est censé donner une cohérence minimale suffisante à la thèse de lecture de Godchot.
Je vous avoue que je n'ai pas envie de m'attarder sur les passages où Godchot répète tel quel le texte de Rimbaud. On a tout de même un passage de paraphrase qui est intéressant à relever, il s'agit d'un paragraphe assez bref où les emplois conjoints du pronom "on" et du verbe "prouver" permettent d'établir une relation avec le passage de la prose liminaire sur l'inspiration :
 
  On veut lui prouver aussi que "l'amour divin seul octroie les clefs de la science", que "la nature n'est qu'un spectacle de bonté."
 C'est un peu dommage de ne pas insister sur la relation entre ce passage et celui de l'invitation à la charité, puisqu'ici il est question des "clefs de la science" et de la "nature" comme "spectacle de bonté" et donc "festin" "où s'ouvraient tous les coeurs". Un truc intéressant est dit, mais ce n'est qu'en passant. Je ne crois même pas qu'une majorité de lecteurs ait fait spontanément le lien avec "j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien", "La charité est cette clef" et "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !". Je serais même à me demander si le colonel Godchot a eu clairement conscience que son verbe "prouver" citait la prose liminaire...
Le colonel Godchot ne s'attarde pas à décrire les deux amours qui sont très clairement l'articulation de l'amour divin et de l'amour terrestre dans le concept chrétien de la charité.
Godchot cite aussi avec à propos "Les Premières communions" et son "Christ" "éternel voleur des énergies", mais on est surpris que le colonel Godchot parle de "vieilles idées anti-cléricales" qui "reparaissent". Pourquoi dire que ce sont des idées qui reparaissent comme par intermittences, comme si le poète s'en était déjà défait, puis qu'elles reprenaient le dessus ?
Pour la phrase : Je veux la liberté dans le salut", le colonel Godchot impose une traduction immédiate et sans appel : "je veux être libre de chercher le salut ailleurs que dans le Christianisme". Le problème, c'est que si le colonel Godchot commente, c'est que le sens n'est pas supposé aller de soi. Il répond comme un maître accompagnant un élève qui a des difficultés, sauf qu'il donne une solution qu'il ne prend pas la peine de justifier, de prouver à ses lecteurs.
Ce n'est pas inintéressant, ni faux tout ce que dit ici Godchot, mais il verrouille un peu vite ses affirmations péremptoires. Il fait planer un sentiment d'évidence qui, en réalité, ne va pas de soi.
Pour moi, spontanément, "je veux la liberté dans le salut", ça veut dire que le salut doit aller de pair avec le profit de la liberté.
Pourquoi le colonel Godchot m'impose-t-il une lecture autre que celle qui me vient spontanément à l'esprit ? Il a peut-être raison, mais je veux des preuves, je veux qu'il me convainque.
A-t-il seulement songé à la lecture spontanée que je peux avoir de cette phrase ?
La critique littéraire, c'est souvent plus intéressant quand on connait les autres points de vue de manière à en débattre et à ne pas s'aveugler sur son sentiment d'évidence.
Notons aussi que dans l'alinéa suivant : "La vgie est une farce, une parade que tous doivent mener !" Godchot impose par le choix du mot "parade" des présupposés sur la lecture du poème en prose intitulé "Parade". Bref, le lecteur est pris dans un réseau immédiat de relations textuels et il ne pourra s'en défaire que dans les moments où il sentira que le discours critique déraille.
Pour la toute fin de "Mauvais sang", le colonel Godchot qui pourtant connaît l'existence des brouillons ne songe à aucun instant que "outils" est une coquille pour "autels", tous les rimbaldiens ont fait de même jusqu'à ma mise au point de 2009. Regardez comme la paraphrase fait passer pour naturel le texte hermétique de départ : "Il reste en arrière abandonnant outils, armes..." On le voit, la paraphrase est ici pas mal affaire de tours de passe-passe. On donne une apparence moins hermétique, moins rugueuse au plan du sens, au texte de Rimbaud. Un petit bidouillage, et l'interprétation semble toute naturelle.
Le colonel Godchot commente jusqu'à la dernière ligne, mais il n'y aucun recul critique sur l'ensemble de la section. La dernière phrase est analysée pour ce qu'elle dit, et en réalité tant bien que mal, mais pas pour sa valeur conclusive d'une section du livre Une saison en enfer. Il n'y a aucun retour critique sur la progression d'ensemble du texte.
On passe alors  à "Nuit de l'enfer" avec le rappel du titre antérieur : "Fausse conversion", et nous n'aurons pas ici la thèse plus tardive que la nuit de l'enfer serait l'échec de la conversion au Christ. Toutefois, étrangement, le colonel Godchot choisit un tour verbal qui suppose une grande légitimité au titre initial : "Nuit de l'enfer (qui devait s'intituler FAUSSE CONVERSION)", le choix verbal "devait s'intituler" ne signifie pas que le titre final est à remettre en cause, mais il met en gloire le titre initial.
Godchot insiste à nouveau sur la mère et l'école ("férule de la mère", "surveillance de M. l'abbé Gillet") et il insiste sur la nécessité pour lire "Nuit de l'enfer" de se référer aux textes bibliques plus que jamais, plus encore que pour les "Hallucinations", autrement dit les Illuminations. La figure de Tobie sur son fumier revient à plusieurs reprises dans son étude, c'est celle qui lui paraît le mieux convenir, il cite aussi volontiers Jérémie.
Le colonel Godchot explicite brièvement le propos sur le sentiment de damnation : "Je me crois en enfer, donc j'y suis", "voilà l'horreur de l'éducation religieuse".
Le commentaire ne prend pas de risques et exploite les mentions les plus explicites et limpides du récit. Cela ne vaut pas commentaire des détails du texte, c'est simplement le préalable rassurant avant d'analyser les subtilités du discours.
 Le colonel Godchot abuse alors des majuscules dans ses citations : "JE SUIS ESCLAVE DE MON BAPTÊME." Rimbaud veut atteindre au néant par un crime pour échapper à cette damnation éternelle, blablabla.
On peut noter en marge de l'analyse du colonel Godchot qu'il est paradoxal de souhaiter échapper à la damnation éternelle par une condamnation pour crime. La condamnation pour crime envoie au néant, pas à la damnation éternelle. Il y a une vraie perfidie d'athée à cet endroit du texte...
Mais cela le colonel Godchot ne l'envisage pas.
Voici comment il commente en revanche l'intervention de Satan dans ce contexte :
 
   [...] Toi qui trouve ignoble cette idée de feu auquel on serait condamné ! Assez de tes erreurs et de ta magie !
 
 J'ai moi-même galéré par le passé à la compréhension du récit "Nuit de l'enfer". D'un article à l'autre, de 2009 à 2010, je remettais en cause mon adhésion à l'idée que le poison était la conversion chrétienne. Ici, nous avons une nouvelle intervention d'un Satan qui se récrie, comme dans la prose liminaire. J'ai expliqué contre l'ensemble des publications rimbaldiennes antérieures, Margaret Davies comprise, que Satan se récriait dans la prose liminaire contre le refus de mourir, tandis que le rejet de l'inspiration comme clef du festin et les rêves du festin ne concernaient pas l'affrontement à Satan et à sa couronne de pavots. Ici, c'est un peu pareil. Satan dénonce la colère du poète comme "affreusement sotte" parce que pour échapper à la damnation il aspire au néant par la condamnation à mort, suite à une loi humaine, et non pas transcendantale.
Mais trêve à ce débat. Poursuivons avec le discours paraphrastique de Godchot lui-même.
Si on retire la répétition du texte sur un mode allégé, la thèse de Gdochot, c'est que "Nuit de l'enfer" décrit des hallucinations du poète qui sont causées par une "lutte horrible entre sa foi ancienne et la raison", ce qui aurait de quoi rendre jaloux tous les artistes. Le colonel Godchot ne commente pas cet étrange télescopage où le poète prend la peine de dire que ces hallucinations sont le problème, mais rendent jaloux.
Et si on se rappelle que le colonel Godchot plaide une composition commencée à peine en mai et interrompue jusqu'au retour à Roche après l'incident bruxellois, on ne peut manquer de relever l'application forcée de cette thèse à la lecture du récit "Nuit de l'enfer" :
 
   Voyez-vous notre Rimbaud dans sa chambre, de Roche, excité comme toujours, dans son orgueil de voyant [...]
 
 Les rimbaldiens ne semblent pas voir en quoi ça pose problème. Pour moi, c'est tellement évident. En tout cas, quoi que vous pensiez pour l'instant, notez déjà que le colonel Godchot est un faux opposant à la légende d'Isabelle Rimbaud et Paterne Berrichon sur l'auto-dafé d'Une saison en enfer. J'ai déjà commenté l'article sur le sujet qui suit dans la plaquette que nous analysons, et j'ai déjà souligné que le colonel Godchot faisant mine de reprocher le mensonge sur la destruction des centaines d'exemplaires imprimés concédait l'idée que Rimbaud avait dû détruire par le feu tout ce qu'il avait sous la main à Roche après le mois d'octobre 1873. Considérant ce point, vous pouvez constatez que le colonel Godchot a forgé sa compréhension du texte dans le lit biographique fixé par Isabelle et Paterne, puisque la légende d'un Rimbaud enfermé dans une chambre à Roche et criant, rageant comme en proie à des hallucinations, c'est une pièce maîtresse de la biographie imposée par les époux Berrichon-Rimbaud. Cette pièce maîtresse continue d'irriguer les lectures rimbaldiennes à notre époque, comme l'attestent les livres de 2023 de Vaillant et Bardel.
L'opposition du colonel Godchot à Isabelle Rimbaud sur ces points est en réalité complètement superficielle et même illusoire.
Je n'ai pas vraiment beaucoup de choses à dire sur la paraphrase concernant "Nuit de l'enfer", tant cela se contente de dire le texte autrement, en évitant d'approfondir quoi que ce soit.
Je vous cite juste les derniers alinéas qui ont une valeur de conclusion ou bilan, d'autant que le texte de Godchot n'est pas très accessible :
 
   Quelles extravagances ! Et dire, vraiment, qu'on doit perdre tant de temps pour montrer aux autres les insanités, les vésanies d'un tel être, alors que tant d'exégètes se creusent le cerveau pour vous prouver que c'est splendide et le triomphe de la divinité.
   Non, c'était vraiment l'enfer pour cette pauvre cervelle livrée à la voyance !
   Une Saison en Enfer !
 Le commentaire construit ici des hommes de paille ! Doit-on croire que ceux qui interprètent comme une repentance chrétienne Une saison en enfer lisent "Nuit de l'enfer" comme un récit édifiant et non une description des tortures de l'enfer ? Il y a un vice logique dans l'attaque sarcastique de Godchot, mais on peut comprendre entre les lignes que le colonel Godchot sous-entend que l'écriture est elle-même torturée, puisque Godchot adhère à la thèse d'Isabelle Rimbaud que le récit est écrit dans un état de trouble mental dont l'écriture est le reflet immédiat. C'est cela que semble vouloir dire le colonel Godchot et à cette aune il choquera finalement moins les lecteurs soucieux de récupérer chrétiennement Rimbaud que les lecteurs qui pensent que Rimbaud calcule son récit en se moquant bien de revenir au christianisme. Dans la lecture du colonel Godchot, ici nous lisons à l'état  brut des troubles mentaux qui seront dépassés à la fin.
 
 Je fais le choix de faire une pause ici dans mon compte rendu. Je reprendrai avec les quatre récits "L'Impossible", "Matin", "L'Eclair" et "Adieu" pour suivre le projet que j'ai initialement annoncé. Nous aurons enfin un article de mise au point sur les deux "Délires".
Notez que dans mon compte rendu j'introduis de temps en temps des éléments de lecture qui viennent de mes réflexions personnelles et que je n'ai jamais vu nulle part. Et je prends le temps de les justifier et j'en profite pour établir le contraste avec la lecture paraphrastique et biographique forcée qui, au-delà du colonel Godchot, façonne toute une partie de la compréhension de l’œuvre jusqu'à nos jours.
Notez aussi que je soulève des questions sur la légitimité de certaines formules dans l'élaboration de la paraphrase. Je ne suis pas pour un refus pur et simple de la paraphrase, mais j'en étudie les aspects problématiques, et je rappelle que la paraphrase permet de montrer clairement des raccourcis interprétatifs qui sont aussi à l'oeuvre dans des ouvrages analytiques plus élaborés qui ne correspondent pas à de la paraphrase.
Or, la lecture immédiate d'un texte hermétique suppose forcément des raccourcis paraphrastiques forcés, et à un niveau plus élevé de débat on retrouve le terrain de la pragmatique en littérature. Le texte littéraire a une dynamique pour se faire comprendre, sauf que certains écrits plus hermétiques se retrouvent à avoir un public qui ne fait pas les bonnes inférences, mais qui s'en contentent très bien.
Et ça, mine de rien, c'est passionnant pour les réflexions à venir sur la question de la lecture.
 
Sur ce, à très bientôt pour la suite.
Allez et je vous souhaite de ne pas sortir le dos maçonné pour la parade sauvage en franc-maçon et franc macroniste franchement con ! Bye bye !

Pourquoi Lucrèce dans "Credo in unam" et "Invitation à Vénus" ?

Je viens de parcourir en librairie le livre de Pierre Vesperini intitulé Lucrèce. Il n'y est pas question de Rimbaud, mais vous allez voir que le peu que j'ai lu a de l'intérêt.
Les rimbaldiens passent très vite sur la traduction du début du De natura rerum de Lucrèce et dans la foulée sur les indices d'une présence de Lucrèce dans le poème "Credo in unam". Mesurons toutefois que le poème "Credo in unam" n'est pas un poème lucrécien en tant que tel. Il y a une veine de départ, mais Rimbaud n'est pas du tout en train d'affirmer les principes du courant philosophique reliant Démocrite et Epicure. Rimbaud reprend surtout l'idée de mettre Vénus au centre du monde et de lui faire le principal éloge, en écartant les autres dieux.
Le sujet est mythologique et Rimbaud réagit, en composant "Credo in unam", à plusieurs poèmes de Lamartine, Leconte de Lisle et Banville, avec ce qui avait été assez mal décanté une réplique suivie au "Rolla" de Musset.
Mais, quand on dit cela, tout a l'air d'aller de soi, Lucrèce étant un prétexte à un exposé mythologique personnel. Puis, Rimbaud rebondit sur un sujet scolaire, il lui a été demandé en classe de traduire le début du De Natura rerum, il a forcément travaillé en classe sur ce texte, il a plagié la traduction de Sully Prudhomme et comme cela est passé inaperçu il a été primé et publié dans une revue d'époque sur les productions d'élèves.
Or, en lisant le livre de Vesperini, il se confirme que Lucrèce n'a pas une grande importance pour les poètes romantiques, ni pour les maîtres des parnassiens que furent Baudelaire, Banville, Gautier et Leconte de Lisle. Lucrèce était un auteur sulfureux, rejeté par l'Eglise, mais il demeurait une image d'Epinal. Selon Vesperini, il avait aussi le mérite d'offrir des vers latins qui n'avaient pas la manière classique de Virgile, Horace et consorts. En gros, puisque les romantiques réagissaient contre le classicisme, il pouvait sembler normal de préférer aux auteurs latins les plus réputés, aux Géorgiques de Virgile, des auteurs moins glorifiés : Plaute, Lucrèce et Catulle. Toutefois, Victor Hugo cite toujours de préférence les classiques latins : Horace, Virgile, etc. Lucrèce ne fait pas partie de la bibliothèque de Hauteville House et Sainte-Beuve méprisait pleinement le De natura rerum.
Le succès du livre de Lucrèce vient des universitaires à partir environ de 1850, dans la mesure où les découvertes scientifiques en astronomie, géologie, etc., donnait un lustre nouveau aux propos de Lucrèce. Et, fait intéressant, c'est Victor Duruy qui, en 1866, rendit obligatoire l'étude en classe de rhétorique de Lucrèce, malgré de vives protestations. Lucrèce est imposé par esprit scientiste d'époque. C'est le discours de Vesperini, mais aussi d'un auteur du début du vingtième qu'il cite et qui se nomme Fusil. Victor Duruy a visité un établissement où Rimbaud fut élève peu avant 1870, j'ai oublié lequel, mais c'est dit dans la biographie de Lefrère chez Fayard. Et ce qui m'a impressionné, mais sans que je ne puisse rien en faire, c'est que Fusil que ne fait que citer Vesperini sur le rôle des universitaires dans la promotion de Lucrèce à l'époque imite visiblement le texte de Rimbaud que je suppose il a lu : "Les temps sont venus (pour Lucrèce)" (pas pris de notes à ma lecture) et "l'homme saura" avec "saura" en italique.