mercredi 23 août 2023

1830 : une césure audacieuse passée inaperçue dans un recueil de Desbordes-Valmore !

A défaut des recueils publiés au XIXe, je possède une édition de l'intégrale des poésies de Marceline Desbordes-Valmore : Oeuvre poétique, textes poétiques publiés et inédits rassemblés et révisés par Marc Bertrand, Jacques André éditeur, 2007. L'ouvrage lancé au prix de 60 euros a un peu la forme allongée de l'Album zutique avec deux colonnes de texte par page et il a été financé par la ville de Douai. Il a d'énormes défauts de conception. Il manque un sommaire et il manque d'annotations pour retrouver le contenu des recueils d'époque. Vu qu'il y a des poésies inédites à plusieurs niveaux, le recueil intitulé Poésies inédites de 1860 non seulement est fondu dans la masse, mais son ensemble est coiffé du titre "Poésies posthumes". On ne peut pas identifier correctement le recueil Les Pleurs et ainsi de suite. Un fait m'intriguait depuis longtemps, il y a un vers dont la césure est résolument étonnante qui ouvre une section intitulée "Le recueil de 1830". Le poème s'intitule "L'Arbrisseau", et on  peut songer à "Famille maudite"/"Mémoire" en le lisant, sinon à "Larme", pour certains détails. Il s'agit d'un poème hétérométrique, une forme courante vers 1830 qui sera prolongée par exemple par un Musset, on a donc des séquences de vers inégales entre elles, et non pas des strophes avec un même nombre de vers chacune, et on a un mélange d'alexandrins, de vers de dix syllabes avec la césure après la quatrième syllabe et d'octosyllabes. Dans la troisième séquence, l'arbrisseau se lamente et envie "la couronne verte et fleurie" des arbres qui jouissent du soleil, puisque lui reste dans l'ombre, et qu'on pense au titre valmorien "La Couronne effeuillée" car il y a des constantes à observer dans les pièces de la poétesse douaisienne. Et je cite les vers suivants, deux alexandrins suivis d'un décasyllabe et d'un octosyllabe. Les émargement tiennent bien compte de la différence des trois mesures :
[...]
Ils dominent au loin sur les champs d'alentour :
On dit que le soleil dore leur beau feuillage ;
      Et moi, sous leur impénétrable ombrage,
               Je devine à peine le jour !
[...]
Détail amusant, l'expression "Je devine..." entame la deuxième des "Ariettes oubliées" de Verlaine.
Le fait troublant, c'est le déterminant "leur" placé devant la césure, césure qui fait calembour avec la qualification "impénétrable" pour "ombrage" : "Et moi, sous leur + impénétrable ombrage[.]"
Il est quasi impossible qu'il manque un groupe de deux syllabes entre "leur" et "impénétrable", cela ne pourrait être qu'un adjectif de deux syllabes, je ne vois pas d'autre possibilité pour rendre la césure acceptable en imaginant qu'il manque deux syllabes bien sûr, mais l'effet a l'air voulu et recherché par la poétesse, ce qui en fait une audace particulièrement précoce.
Je viens de vérifier sur le site Gallica de la BNF. Nous avons deux versions du recueil, une en deux volumes, une en trois volumes, à chaque fois le texte est le même que dans l'édition que j'ai de 2007. La césure après le déterminant "leur" a été publiée telle quelle et fut donc lue par Rimbaud et Verlaine quand ils eurent une édition entre leurs mains.
Pour rappel, en suivant le modèle repris à Chénier par Vigny, à partir de 1824 Hugo a créé des césures plus souples dans l'alexandrin, et aussi plus timidement Lamartine, Deschamps et quelques autres comme Sainte-Beuve. Mais Hugo a fait des audaces encore plus marquées dans ses vers de théâtre s'interdisant d'en commettre dans sa poésie lyrique de toute évidence, et plus que probablement averti de la distinction d'Hugo entre vers de théâtre et vers de poésie lyrique, Musset a imité les audaces dans des pièces en vers mêlées à ses poésies, sans oser pratiquer ces audaces dans des poèmes lyriques, d'où la légende que Baudelaire fut le premier à essayer de telles césures à partir de 1851. Or, Desbordes-Valmore a pratiqué une telle césure dans un poème lyrique, et plus précisément dans le poème d'ouverture de son recueil de 1830.
L'étude statistique de Gouvard est à refaire sur la période 1830-1870. Il y a plein de lacunes et de défauts d'analyse qui rendent son étude caduque alors qu'elle sert de référence dans le monde des études métriques du côté de Benoît de Cornulier.
Enfin, j'en profite pour revenir sur le cas du choix du vers de onze syllabes.
Dans les Poésies inédites e 1860 publiées en effet à titre posthume, les deux poèmes en vers de onze syllabes de la section "Famille", proches l'un de l'autre quelque peu, sont des nouveautés. Personne ne pratiquait ces vers à l'époque, et ils sont glissés dans l'économie du recueil sans prévenir, sans aucune forme de mise en garde. Le lecteur rencontre soudain un poème en vers de onze syllabes "La Fileuse et l'enfant", et il peut lire le poème sans voir que ce ne sont ni des alexandrins ni des décasyllabes, cas du lecteur inattentif à qui l'harmonie sensible a suffi. Mais le lecteur peut avoir une hésitation et ça devient amusant, d'autant qu'il doit prendre le temps de constater que la césure est bien après la cinquième syllabe, et pas après la quatrième ou la sixième. L'expérience est rejouée avec "Rêve intermittent d'une nuit triste".
En composant "Larme", Rimbaud pense précisément aux deux poèmes de Desbordes-Valmore, n'en déplaise à Bobillot qui dit que la mesure n'a rien à voir. Rimbaud s'est dit qu'il allait aller plus loin avec une césure difficilement identifiable. Tout simplement. Et quand on dit que "Larme" a beaucoup de vers qui ont une allure ternaire, ce que je dis en parlant de jeu sur l'apparence du trimètre, mais c'est un fait connu, Bernard Meyer le dit lui-même que le poème a des vers d'allure ternaire. Mais reportez-vous au "Rêve intermittent d'une nuit triste" et abstraction faite de l'identification facile de la césure vous vous rendrez compte qu'eux aussi ont une allure ternaire.
Evidemment que "Larme" fait référence à Desbordes-Valmore par son vers de onze syllabes, et cela vaut aussi pour son titre qui renvoie à la tristesse valmorienne d'une poésie alimentée de beaucoup de pleurs.
En plus, à cause de la rupture que nous subissons dans l'enseignement de l'histoire du vers français, nous avons perdu la logique qui a amené à Lamartine et à Desbordes-Valmore. Nous ne lisons pratiquement aucun poète du dix-huitième et les identifions à une manière classique défraîchie et fade par rapport aux poètes du dix-septième qui se défendaient encore. Chénier maintient quelque chose de classique par ses thèmes grecs et il n'est pas dans le lyrisme de Lamartine ou de Desbordes-Valmore. Certes, jusqu'à un certain point, il y a une nouveauté radicale chez Lamartine, mais son salut à l'automne, ses émotions liées aux saisons, l'influence de l'atmosphère sur ses pensées, tout ça s'est développé dans la poésie française de la fin du dix-huitième siècle, et dans le Lagarde et Michard du dix-huitième siècle vous avez des poèmes qui sont les sources évidentes de poèmes lamartiniens parmi les plus connus.
Or, en s'intéressant à Favart et à Marceline Desbordes-Valmore, Rimbaud va toucher d'assez près à cette origine de la poésie lyrique romantique. On interdit aujourd'hui d'appeler ça le préromantisme, ce qui n'est pas très clair ni très habilement motivé comme interdiction. Desbordes-Valmore était actrice, elle jouait des personnages de Racine, par exemple Aricie dans Phèdre, elle jouait des pièces amoureuses de Favart avec ariettes et en nourrissait sa poésie, et en 1819 quand elle publiait son premier recueil elle n'était pas sous l'influence à venir des romantiques, elle était dans cette continuité-là. Et elle a pris le train du romantisme en marche en gardant sa spécificité, et finalement cette spécificité est un naturel moins apprêté que les ronflements cosmiques de Lamartine et Hugo. Verlaine qui aimait l'esprit ancien de la Régence avec ses Fêtes galantes et du moins une certaine poésie obscure du dix-septième qu'il confondait avec la Régence a été séduit quand Rimbaud lui a fait découvrir plus avant les poésies légères de Favart et l'intimisme habile de Desbordes-Valmore.
Et la prochaine fois on va parler de la première des "Ariettes oubliées", parce qu'il y a une très forte mise au point chronologique à faire tout en établissant de manière irréfutable que Verlaine s'inspire alors du poème "C'est moi" du recueil de 1830 de Desbordes-Valmore. Il y a du jeu entre Ariettes oubliées et Fêtes de la patience en mai 1872. Il s'est passé quelque chose de capital.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire