samedi 5 novembre 2022

Des fleurs pour Bruno Claisse

J'ai appris hier sur le site d'Alain Bardel le décès de Bruno Claisse. Il s'agit de l'un des rimbaldiens que je cite le plus souvent. L'hommage fait par Bardel figure sur sa page de présentation du site que je mets en lien ci-dessous, mais il ne s'agit d'un haut de page internet renouvelé constamment, le lien ne vaut qu'actuellement, je ne sais pas si le texte sera ensuite référencé ailleurs.


Le titre de bref article choisi par le webmestre est "Pour honorer Bruno Claisse" et on peut apprécier les premières de couverture des deux livres de recueil d'articles publiés du vivant de Bruno Claisse.
En 1990, Bruno Claisse a publié un premier livre Rimbaud ou "le dégagement rêvé" en se faisant éditer par le Musée bibliothèque Rimbaud, ce qui nous vaut un ouvrage comparable aux numéros de la revue Parade sauvage à cette époque. Puis, à la fin de sa carrière de contributeur à une meilleure connaissance de Rimbaud, la publication d'un second ouvrage a été précipitée qui porte le titre Les Illuminations et l'accession au réel. La santé de Claisse a commencé à décliner avant la publication de cet ouvrage dont la finition n'est pas totalement de son fait. Même s'il serait pertinent de pointer les constances du critique d'un ouvrage à l'autre, ces deux livres reflètent deux époques différentes en manière d'approche critique.
Très présent par ses contributions à la principale revue d'études rimbaldiennes Parade sauvage, Bruno Claisse n'était pourtant pas un rimbaldien unanimement reconnu et il n'était pas enseignant à l'Université, mais dans une école normale supérieure ou quelque chose de la sorte. Avec son nom d'origine flamande à la Balthazar de chez Balzac, il vivait à Douai, c'était donc un pays de Paul Demeny, Mario Proth et autres sœurs Gindre.
Les réticences et même préventions à l'égard de son travail étaient extrêmement fortes dans les années quatre-vingt. A cette époque, il est encore difficile d'envisager que Rimbaud écrit de la poésie en parlant de ce monde lui-même : sous prétexte que personne ne pouvait se prévaloir de la compréhension du sens de la plupart des poèmes de Rimbaud à partir de 1871, le dogme était que par la simple disposition de mots Rimbaud permet à l'homme d'entrevoir des vérités insoupçonnées et quasi insondables, ce qui ne veut rien dire, mais cela était pris très au sérieux et l'est encore pas mal de nos jours.
L'âge d'or de Claisse correspond toutefois plutôt à un ensemble d'articles contenus dans le second livre paru vers 2010. Les temps forts sont ses lectures de trois poèmes des Illuminations : "Mouvement", "Nocturne vulgaire" et le poème intitulé "Villes" qui commence ainsi : "Ce sont des villes !"). Certaines des dernières publications de Claisse sont quelque peu déroutantes à la lecture, on peut penser notamment à son article sur "Parade", mais il commençait à développer un discours sur le livre Une saison en enfer, parfois assez proche du mien, et il avait réévalué à nouveaux frais plusieurs de ses anciennes lectures, puisque lorsqu'il étudie "Mouvement" il revient sur le poème qu'il a déjà traité "Marine", il a publié jadis un article sur "Matinée d'ivresse" qui est contredit par celui qu'il publie finalement dans son second livre d'articles, il a publié plusieurs analyses des poèmes "Villes" également qui sont réparties du coup entre ces deux ouvrages rimbaldiens, et il me semble qu'il a publié deux études distinctes du poème "Solde" également, à moins que je ne confonde cette fois avec un autre critique rimbaldien. Peu de ses articles n'ont pas été repris dans ses deux livres : un article général "mythiques Illuminations" paru dans la revue Sud ou Actes-Sud, un article sur "Les Ponts" qu'il est vraiment dommage de ne pas recueillir en volume, un article sur "Matinée d'ivresse" finalement renié, un article sur "Après le Déluge" dans la revue Parade sauvage, et je pense, à moins que je ne confonde avec Yves Reboul qui est concerné aussi, s'il n'y a pas un article ou deux sur Renan et Rimbaud. Il faut ajouter des articles sur les poèmes en vers "Voyelles" et "Le Bateau ivre".
Je vais revenir ici sur le premier ouvrage. Je pense que dans les semaines à venir ce serait bien que je fasse un bilan des publications de Claisse sur ce blog. Les premiers articles de Claisse, réunis dans le livre paru en 1990, sont assez peu mis en avant par les rimbaldiens. Dans son édition en Garnier-Flammarion, parue à la même époque (1989-1990 en gros), Jean-Luc Steinmetz ne référence guère que les analyses des deux poèmes "Marine" et "Fête d'hiver". Je peux me tromper, vu que je me fie à ma mémoire, mais ça doit être les deux seules études que Steinmetz signalait alors à l'attention dans les notes fournies poème par poème. Les considérations sur les poèmes "Scènes", "Ornières", "Fleurs", "Promontoire", "Métropolitain", "Barbare", "Dévotion", "Ville", "Villes" et re- "Villes", ne retinrent pas du tout l'attention. Seuls Antoine Fongaro et Steve Murphy mettaient en valeur le travail de Claisse, en gros.
Je choisis de parler du poème "Fleurs". Le livre de Claisse offre deux études inédites, une sur "Métropolitain" en regard de Taine et l'autre sur le poème "Fleurs" qui est rangée dans la rubrique "Décadence". Il s'agit d'une étude assez brève, elle ne fait que huit pages, et encore ! Nous avons à peu près sept pages de texte et une page de notes succinctes s'en tenant à indiquer des références à consulter.
L'article ne fait que sept pages ! L'étude du poème est intégrée au déploiement d'une problématique qui parcourt tout l'ouvrage et on peut admettre que le lecteur ne soit pas d'emblée en confiance face au discours qui lui est tenu, mais même en tenant à distance le discours de mise en place qui peut brouiller nos perceptions il y a une thèse de lecture du poème qui est formulée clairement et qui peut faire l'objet d'une évaluation assez simple. Dans "Fleurs", Rimbaud dénonce selon Claisse "le luxe délirant des hautes classes de la société du temps" (p. 52).Pour appuyer son raisonnement, Claisse a le mérite de citer des antécédents parmi des auteurs devenus des classiques de la littérature et dans des ouvrages quasi contemporains des Illuminations. Claisse va citer, bien que cela restera assez allusif, le roman L'Education sentimentale de Flaubert. Songeons que désormais avec la révélation de la lettre de Rimbaud à Jules Andrieu en 1874 nous savons que Flaubert est un auteur connu et visiblement estimé par Rimbaud qui cite notamment Salammbô. Cela remet sur le tapis l'idée d'une influence possible de La Tentation de saint Antoine dans son état textuel de 1874 sur deux passages des Illuminations : "Tu en es encore à la tentation d'Antoine" et "rafales de givre", quand bien même cette dernière expression, pourtant rare, fut déjà employée plusieurs décennies auparavant par Lamartine. La principale source citée tout le long de l'article de Claisse n'est autre que le roman La Curée de Zola, roman qui au passage ne réécrit pas seulement Phèdre de Racine mais aussi le roman Renée Mauperin des frères Goncourt. Pour l'essentiel, Rimbaud n'a pu s'inspirer des vingt romans de la fresque des Rougon-Macquart, mais les tout premiers volumes font figure d'exception, sachant qu'il existe deux versions écrites de La Fortune des Rougon. C'est très intéressant de citer La Curée, puisque nous sommes amenés à ne pas exclure l'influence possible de Zola sur Rimbaud, et puisqu'on voit se renforcer l'idée d'un Rimbaud qui lorgne énormément du côté de la veine du roman réaliste, tout en faisant quelque chose d'autre au plan poétique. Et l'idée d'une influence des techniques romanesques d'un Flaubert ou d'un Zola est un pavé dans la mare de ceux qui voient dans les écrits de Rimbaud une révélation en-dehors de toute littérature.
Evidemment avec des sources tirées de romans de Flaubert et Zola, Claisse plaide pour une lecture satirique loin de l'émerveillement béat que la doxa entend prôner devant tout poème de Rimbaud. Le spectacle décrit dans "Fleurs" n'est pas donné pour magnifique en tant que tel. Il s'agit de mignardises pour des âmes vulgaires, au moins en l'espace des deux premiers des trois paragraphes du poème.
Claisse a eu également le mérite de nourrir son commentaire par des références plus que pertinentes à la littérature non littéraire. Claisse cite un ouvrage de la fin du dix-huitième siècle sur la mise en scène architecturale des boudoirs, ce qui nous permet d'identifier des codes sociaux et de constater que le texte ne surenchérit pas dans cette voie, mais les met en tension pour les dénoncer et imposer une nouvelle dynamique et une nouvelle attente du public exigeant. Quand Rimbaud parle d'un "gradin d'or", il ne faut pas opérer une lecture au premier degré en considérant que l'or c'est prestigieux, mais il faut bien évidemment identifier le caractère insolemment ostentatoire de cet élément du décor, et le côté financier qui corrompt le merveilleux spectacle est clairement démonté par Rimbaud quand il reprend une deuxième fois le mot "or", des "pièces d'or jaune". La confusion entre les fleurs et les femmes ne doit pas être célébrée comme un coup de génie que Rimbaud partagerait avec d'autres grands écrivains tantôt antérieurs, tantôt postérieurs, tel Proust et ses "jeunes filles en fleurs". La confusion des femmes et des fleurs ne demande aucun génie, et même si cela peut se faire avec un brio qui révèle l'artiste, Claisse nous montre bien ici que Rimbaud cite un art consommé de la création très codifiée des boudoirs dans la société vivant dans le luxe. Rimbaud cite des procédés d'apparat social, il n'est pas en train d'exhiber sa propre virtuosité. Je ne sais pas si vous vous rendez compte à quel point l'étude du poème "Fleurs" par Claisse est un pied-de-nez à ceux qui ne veulent pas commenter Rimbaud et qui n'entendent que communier dans l'extase. Claisse, ne le dis pas ainsi, mais c'est impliqué par la logique de son analyse : les gens qui s'émerveillent au premier degré des phrases descriptives du poème "Fleurs" : "D'un gradin d'or, - parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil..." Ces gens jouissent passivement de la belle élocution, des redoublements de consonnes à l'initiale de mots : "gazes grises", "velours verts", d'associations de choses précieuses, mais la lecture rimbaldienne reprend ces éléments dans une logique de persiflage. L'élégance de surenchère n'est pas élégance et le redoublement des consonnes, voulu par Rimbaud bien sûr, est un moyen de produire un effet, effet qui ici est du côté de la mignardise vulgaire : "gazes grises", "velours verts". Tout ce luxe est vulgaire et la surenchère est de mauvais goût.
Je commence à aller plus loin que ce qu'a pu développer Claisse dans son article. Il est vrai que cet article aurait mérité d'être repris pour apporter de nouveaux approfondissements. Notons que dans le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Alain Vaillant, Yann Frémy et Adrien Cavallaro, la notice au poème "Fleurs" a été confiée à une certaine Corinne Bayle qui mentionne l'article de Claisse (page 303) dans la notice bibliographique, mais à aucun moment dans son commentaire du poème. Je cite sa conclusion (page 302) :

   Sorte de réponse différée à Théodore de Banville, cette Illumination redouble la leçon de Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs ; il ne s'agit plus d'un pastiche ou d'une parodie, comme dans le poème en vers de 1871, mais d'une réinvention de la poésie, ni subjective à la façon romantique, ni objective à la façon parnassienne, en une impassibilité revenant vers l'Antiquité. Poésie de l'exploration du réel, du visible comme du psychisme, de la nature comme de l'impalpable, à l'instar de ces "Fleurs" ouvertes, qui nous regardent d'un regard inconnu, réalisant le rêve baudelairien de fleurs radicalement nouvelles.
On peut se demander en quoi cette conclusion a tenu compte de l'article de Claisse pourtant référencé. Passons sur l'association de l'objectif à la poétique parnassienne. J'ignore également comment il faut comprendre le passage suivant "en une impassibilité revenant vers l'Antiquité". Peut-on lire ainsi : "réinvention de la poésie en une impassibilité revenant vers l'Antiquité, ni subjective..., ni objective... ? Ou bien doit-on la lire ainsi : "réinvention de la poésie ni subjective, ni objective (l'impassibilité étant alors une illustration de l'esthétique parnassienne dépassée) ? De toute façon, même en choisissant l'une ou l'autre lecture, le propos n'est pas compréhensible. Bayle joue sur des appels de mots un peu faciles, sur des références qui font miroiter les féeries rimbaldiennes par des allusions transversales : les "fleurs" sont un peu celles de la lettre à Banville, mais traitées sur un mode différent, elles sont les soeurs de celle qui dit son nom dans "Aube" et on saupoudre cela d'une citation des Fleurs du Mal avec la prétention artiste de faire du neuf, pardon ! du nouveau. Est-ce vraiment cela que raconte le poème "Fleurs" ? Le refuge pour Bayle sera de s'appuyer sur le caractère d'ouverture du troisième et dernier paragraphe du poème. Dans son commentaire, elle parle d'un dispositif théâtral au second paragraphe, mais c'est précisément contre les abus de ce théâtre social que le poème de Rimbaud nous met en garde, et l'article de Claisse permettait d'avoir des clefs pour bien mesurer que Rimbaud citait une littérature mondaine d'époque.
Une suite à cette étude va paraître, mais je peux déjà en faire l'annonce. En lisant certains poèmes aux descriptions un peu maniérés de Rimbaud, je pense quelque peu à l'écriture artiste de Théophile Gautier. Or, dans le cas de "Fleurs", il me semble qu'au début du roman Spirite nous avons un extrait qui entre parfaitement en résonance avec le discours du poème "Fleurs". Nous avons l'idée d'entourer un être principal, la confusion des femmes et des fleurs. La description de lieu est explicite. Le héros Guy de Malivert est invité à un très grande soirée mondaine chez sa prétendante qui l'ennuie, Madame d'Ymbercourt. Nous rencontrons des phrases similaires à celles de Rimbaud, avec des énumérations comparables, mais si vous goûtez comme moi la manière d'écrire d'un Rimbaud ou d'un Gautier vous aurez ici la leçon explicite du maître qui vous dit en toutes lettres qu'il s'agit là de "perfections vulgaires".
Je citerai cet extrait dans mon prochain article et je ferai les commentaires qui s'imposent.
Voilà, je pense avoir réussi un hommage très inattendu aux travaux de Claisse en mettant ainsi en avant sept pages méconnues de son premier livre...

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