dimanche 6 novembre 2022

Des fleurs pour Bruno Claisse (florilège d'extraits)

Je suis très content de mon article en hommage à Bruno Claisse et vu que j'enchaîne rapidement j'ai décidé pour ne pas le noyer d'en conserver le titre jeu de mots à plusieurs niveaux. Je pense que ceux qui auront lu les deux livres de Claisse apprécieront aussi la pertinence du choix que j'ai pu faire de cibler les sept pages sur le poème "Fleurs", avec en prime cette mise en abîme du lecteur dans le poème, puisque la leçon est que celui qui s'extasie à l'ensemble de la description n'a justement pas compris l'intention maligne de cette pièce. L'allusion à un héros de Balzac doit être précisée, je faisais allusion à un roman La Recherche de l'absolu dont le titre est parlant pour la démarche rimbaldienne de Bruno Claisse. Le héros de Balzac s'appelle Balthazar Claes, je me demande même si l'histoire ne se déroule pas à Douai, mais le roman est quelque part dans mes cartons... Je suis aussi content de la perfidie d'une des dernières phrases de mon article : "il s'agit là de "perfections vulgaires", puisque le lecteur peut hésiter si je parle de l'écriture maniérée des deux écrivains ou bien sûr plus logiquement de la mignardise du boudoir décrit. Ces ambiguïtés sont liés à un problème de reprises insuffisantes par rapport aux phrases précédentes. C'est une catégorie que j'appelle le défaut de reprise pronominale, même si ici je n'ai pas employé de pronom ("il s'agit là"). Je n'ai aucune raison de faire le fier pour ce petit effet, mais si j'en parle c'est que dans un coin de ma tête il y a une idée qu'aucun rimbaldien ne semble avoir travaillée : la poésie de Rimbaud étant hermétique, il y aurait tout un travail à faire sur le flottement dans la succession des phrases rimbaldiennes : il y a d'un côté le manque de contextualisation explicite et de l'autre un défaut de reprises entre les phrases, défaut au sens neutre puisque voulu par Rimbaud, et défaut qui peut être lié aux pronoms, mais qui sera plus lié à un manque de précisions dans les connexions lexicales et thématiques entre les phrases et les mots dans les poèmes de Rimbaud. Je ne sais pas ce qu'un tel travail pourrait donner, mais il est évident que les poèmes de Rimbaud obligent le lecteur à établir lui-même des connexions clarifiant la lecture, le travail n'est pas mâché par Rimbaud lui-même. Voilà j'ai lancé l'idée d'une telle étude, elle est dans la nature, ça pourra être suivi d'effet un de ses jours par quelqu'un qui me suit, sinon par moi-même si je peux y dégager du temps.
Je compte aussi revenir sur les "gazes grises" et les "velours verts", je parlerai alors des "miasmes morbides" de Baudelaire, du problème de l'enseignement "scolaire" des assonances et allitérations, etc. Bref, encore un article que j'annonce.
Mais, mon article "Des fleurs pour Bruno Claisse" se terminait abruptement en laissant un peu les choses en plan. Je vais donc aujourd'hui donner aux lecteurs les extraits qu'il doit lire pour apprécier mon hommage mis en ligne hier, et puis dans un troisième article je ferai les commentaires. Par ailleurs, je vais publier d'autres articles sur le roman Spirite lui-même et non plus pour parler du seul poème "Fleurs", j'ai d'autres idées qu'il me tient à coeur d'enfin développer. Je suis en train de relire ce roman et je sais ce que je veux faire...
Mais cédons la parole aux auteurs cette fois !

D'abord, le poème "Fleurs" de Rimbaud. Etant donné que ce poème peut être lu commodément dans une édition de poche ou même sur un site internet ou sur un fichier PDF du site Gallica de la BNF, je n'hésite pas à annoter le poème discrètement, je souligne les répétitions de mots en tout cas.

                                                                 Fleurs

   D'un gradin d'or, - parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil, - je vois la digitale s'ouvrir sur un tapis de filigranes d'argent, d'yeux et de chevelures.
   Des pièces d'or jaune semées sur l'agate, des piliers d'acajou supportant un dôme d'émeraudes, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d'eau.
   Tels qu'un dieux aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses.

Personnellement, je considère que la symétrie d'attaque des deux premiers paragraphes "D'un gradin d'or" et "Des pièces d'or" peut difficilement passer pour autre chose que sarcastique de la part d'un poète aussi critique que Rimbaud. L'expression "pièces d'or" est d'ailleurs équivoque en suggérant que ce décor a un prix en bonne monnaie trébuchante. J'ai accessoirement souligné la reprise de la séquence phonétique "-or-" dans "cordons". J'ai souligné en bleu la reprise du nom pluriel "yeux" et en rouge la reprise avec variante du singulier au pluriel du nom "rose(s)". Ces deux dernières répétitions ne retiennent pas l'attention des rimbaldiens à la différence de l'évidente symétrie du complément du nom "d'or", et partant de là la conception ordonnée des répétitions de mots n'est jamais signalée à l'attention, alors qu'il est sensible que les trois paires de répétition sont volontairement distribuées à l'ensemble des trois paragraphes. Le premier réunit "d'or" et "yeux", le second "d'or" et "rose", le troisième "yeux" et "roses". Certes, cela n'a pas l'air facile de prime abord, mais à l'évidence un commentaire de ce poème peut difficilement se dispenser de parler de l'importance du motif des yeux et du motif des roses. Le poème s'enroule si on peut dire autour de ces répétitions. Nous observons également que les premières mentions "yeux" et "rose" impliquent plutôt que les "yeux" se posent sur la "rose d'eau", quand le mouvement du dernier paragraphe inverse le rapport avec de "fortes roses" attirées par un être aux "yeux bleus".
Il n'est pas difficile non plus de percevoir que les deux premiers paragraphes ont une écriture assez précieuse et énumérative, tandis que le dernier joue plutôt sur l'amplitude, ce qui conforte l'impression à la lecture d'un fort contraste des idées entre le dernier paragraphe et les deux premiers.

Citons maintenant les extraits choisis par Claisse pour défendre sa thèse dans son étude du poème parue dans son livre Rimbaud ou "le dégagement rêvé" en 1990 (p.51-58). Claisse veut d'abord montrer que la description de "Fleurs" est sur le modèle de plusieurs autres qui se rencontrent dans les romans, et notamment dans L'Education sentimentale de Flaubert avec l'hôtel de Rosanette et dans La Curée de Zola avec l'hôtel Saccard. Claisse va privilégier les extraits du roman de Zola tout au long de son article, et il commence par citer un passage dépréciatif à propos de l'or : "suaient l'or, égouttaient l'or", si ce n'est que la technique de Rimbaud est assez différente, puisqu'il joue plutôt sur l'ostentatoire : "D'un gradin d'or" et "Des pièces d'or jaune semées". Au passage, notons le choix de "semées" qui permet de faire un rapprochement étonnant entre "Fleurs" et "Voyelles", j'y reviendrai en principe dans une étude ultérieure, vous vous en doutez bien ! Mais, voici maintenant un extrait plus copieux :
Les murs, dans l'une et l'autre pièce, se trouvaient également tendus d'une étoffe de soie mate gris de lin, brochée d'énormes bouquets de roses, de lilas blancs et de boutons d'or. Les rideaux et les portières étaient en guipure de Venise, posée sur une doublure de soie, faites de bandes alternativement grises et roses. Dans la chambre à coucher, la cheminée en marbre blanc, un véritable joyau, étalait, comme une corbeille de fleurs, ses incrustations de lapis et de mosaïques précieuses, reproduisant les roses, les lilas et les boutons d'or de la tenture.
Claisse ne relève pas lui-même les mots précis qui peuvent entrer en résonance avec la pièce rimbaldienne. Faisons-le nous-même ! L'adjectif énorme qualifie les "bouquets de roses" chez Zola, mais les "yeux bleus" du dieu chez Rimbaud, sachant que "yeux" et "rose(s)" sont deux des trois répétitions clefs du poème...
Pour les couleurs, le gris et le rose sont dans les deux poèmes : indirectement pour le rose, en tant que nom de fleurs dans le poème de Rimbaud, mais directement pour le gris "gazes grises". Le gris est plusieurs fois présent dans le texte zolien : "étoffe de soie mate gris de lin", "bandes alternativement grises et roses". Notons que le complément "d'or" est répété aussi dans notre extrait zolien, précisément à cause de la répétition de la locution "boutons d'or" qui entre elle-même dans une série de répétitions, puisque Zola qui veut souligner que des motifs sont repris d'un élément à un autre du décor reprend à ses bouquets de la tenture roses, lilas et boutons d'or pour les mettre dans les incrustations de la cheminée, il emploie même le verbe significatif "reproduisant". Et on apprécie dans la répétition zolienne que deux des répétitions clefs de Rimbaud soient reprises, et cette fois les "roses" ne sont pas là pour la couleur mais désignent bien des motifs floraux. Le marbre permet de préciser le cadre dans les deux poème, la cheminée d'une chambre à coucher dans La Curée et la terrasse d'une résidence marine dans "Fleurs". Claisse évoque le livre La Mer de Nice de Banville et le poème "Promontoire" des Illuminations pour confirmer que Rimbaud parle d'une mode luxueuse se développant à son époque.
Pour rappel, le roman La Curée a été publié à la fin de l'année 1871 ou au début de l'année 1872.
Plus loin, Claisse en vient à l'idée d'une description de boudoir, il cite un extrait d'un ouvrage de Jean Starobinski sur le boudoir au dix-huitième siècle, puis un extrait datant de 1780 de l'architecte Le Camus de Mézières (je ne sais pas s'il faut saluer Delahaye en passant), lequel précisait sa conception de l'aménagement esthétique du boudoir (les coupures sont celles de Claisse lui-même) :
Le boudoir est regardé comme le séjour de la volupté [...]. Il faut un jour mystérieux, et on l'aura par moyens de glaces placées avec art sur partie des croisées [...]. Elles doivent être distribuées de manière qu'entre chacune, il y ait au moins deux fois autant d'espace sans glace qu'avec glace ; ces intervalles qui laissent du repos peuvent être ornés de riches et belles étoffes en plaçant dans chaque encadrement un tableau artistiquement suspendu, avec de gros glands et des cordons de soie tressés d'or [...]. Le boudoir ne serait pas moins délicieux si la partie enfoncée où se place le lit était garnie de glaces dont les joints seraient recouverts par des troncs d'arbres sculptés, feuillés avec art et tels que la nature les donne. Les bougies produisant une lumière graduée, au moyen de gazes plus ou moins tendues, ajouteraient à l'effet d'optique. On pourrait se croire dans un bosquet.
La référence bibliographique n'est pas très précise, puisque Claisse a repris la citation au livre de Jean Starobinski L'Invention de la liberté. Il va de soi que si on lit passivement les extraits de Zola et de Le Camus de Mézières en regard du poème de Rimbaud on peut se dire que malgré les ressemblances les trois textes parlent de choses différentes. Il faut tout de même admettre que l'assemblage des tissus, choses précieuses et éléments architecturaux relèvent d'une même logique esthétique dans les trois textes. Il est clair que Rimbaud n'invente pas sa propre science dans un assemblage descriptif propre à son imaginaire. Dans le texte de Le Camus, nous retrouvons l'idée de théâtralité ("gradin d'or" chez Rimbaud, "Le boudoir est regardé..." chez l'autre), les gazes, l'imitation de motifs végétaux et les "cordons de soie". Il est d'ailleurs piquant de constater qu'ils sont tressés d'or dans le texte cité du dix-huitième siècle, puisque nous avons souligné que dans "Fleurs", "cordons" reprenait la séquence "or" bien peu de mots après la mention "gradin d'or". Certes, un esprit vétilleux pourrait objecter que cela est involontaire en langue et qu'après tout on peut aussi bien souligner cette présence "or" dans l'adjectif "énormes" commun aux extraits de Rimbaud et Zola, ou bien dans "portières" du seul texte zolien. Insistons tout de même sur le fait que je soulignais la présence "or" dans "cordons" bien avant d'en avoir remarqué la présence dans le texte de Le Camus. Il n'est pas dit que les "cordons de soie" sont aussi "tressés d'or" dans le poème des Illuminations, mais j'en reste à l'idée que Rimbaud, en tant que poète, a porté une attention suffisante à la prosodie de sa composition et qu'il n'a pas pu ne pas remarquer le rapprochement "d'or" et "cordons" dans l'ouverture qui suit : "D'un gradin d'or, - parmi les cordons de soie [...]". Peu importe de toute façon ! Il est clair que la manière descriptive du poème "Fleurs" renvoie à des codes d'époque et non à la volonté de créer une vision inédite et personnelle. Cela est bien démontré par Claisse et les citations qu'il nous propose.
Celui-ci, qui passe de l'idée de boudoir à celles de parc, puis de serre, poursuit en signalant que les expressions "dômes d'émeraudes", "pelouses de velours" et "tapis de soie" abondent dans le livre d'Hippolyte Taine Notes sur l'Angleterre, paru en 1872, tout comme La Curée en volume. Rappelons qu'on peut soupçonner à bon droit que maints poèmes des Illuminations s'inspirent de la vie anglaise de Rimbaud en Angleterre, qui y a séjourné à peu près tout le temps de septembre 1872 à juin 1873, puis de nouveau à partir d'avril 1874. Quant à Taine, c'est un auteur ardennais cité avec mépris par Rimbaud dans sa célèbre lettre du "voyant" du 15 mai 1871. Dans "Fleurs", nous relevons la mention "dôme d'émeraudes", où "dôme" est au singulier, il convient donc de repérer les ouvrages lus par Rimbaud qui s'est emparé de l'expression. Ils sont peut-être abondants. Rimbaud parle de "velours verts" au sein du même texte et pour "tapis de soie" Rimbaud qui a retenu l'expression "cordons de soie" opte pour une variante élaborée "tapis de filigranes d'argent, d'yeux et de chevelures". Claisse cite également le passage suivant du roman La Curée pour le comparer à la digitale s'ouvrant sous l'effet de la lumière :
Les grandes fleurs de pourpre s'ouvraient, sous l'égouttement de lumière tombant du cristal des lustres.
Et les citations s'enchaînent rapidement avec la comparaison des fleurs à des chevelures et des yeux de femmes, puis avec la comparaison de la femme elle-même à un nymphéa :
Les anémones jaunes semblaient des yeux, de grands yeux qui nous regardaient.
Les Tornélias laissaient pendre leurs broussailles, pareilles à des chevelures de Néréides pâmées.
[...] une grande fleur rose et verte, un des nymphéas du bassin [...]
Il est temps maintenant de citer mon extrait du roman Spirite de Théophile Gautier. J'en profite pour rappeler aussi que si tout à l'heure je signalais à l'attention le participe passé commun à "Voyelles" et "Fleurs" : "Paix des pâtis semés d'animaux" et "Des pièces d'or jaune semées sur l'agate", il se trouve que "Voyelles" contient un néologisme rare propre à Gautier "vibrements", tandis que le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" qui est à relier à "Voyelles" par plusieurs éléments communs, en tout cas le néologisme "bombinent" et l'avant-dernière rime "étranges"/'anges", parodie quelque peu le poème "Etudes de mains" du recueil Emaux et camées tout en épinglant la publication en prose anticommunarde récente du même Théophile Gautier Tableaux de siège, puisque les prières aux pieds des Madones raille la prière de Gautier au pied de la Madone de Strasbourg. Le roman Spirite semble contenir la première publication clairement attestée de l'expression "azur noir" employée par Rimbaud au début de "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs", expression qui sera affectionnée également par Victor Hugo, mais dans des publications ultérieures, et il faut bien comprendre que tout cela invite à revenir sur l'idée du vers final de "Voyelles" où Rimbaud joue clairement et encore une fois sur la révélation d'un être spirituel qu'il s'agit de voir au-delà de la gaze des rideaux. Lors de la première apparition spectrale de "Spirite", il est question de "violettes" au fond des yeux et même si c'est en des termes différents on peut comparer l'ambiance de cette première fois avec celle du poème "Matinée d'ivresse", bien qu'objectivement il n'y ait pas de jeu de réécriture de l'un à l'autre texte, puisque je ne veux que souligner que dans ses poèmes en prose Rimbaud déploie des manières d'époque qui le conditionnent et qui avait des significations d'époque que nous avons visiblement du mal à reconnaître. Mais tout cela appartient à des réflexions de ma part encore à venir.
Le roman ou plus précisément comme c'est publié la "nouvelle fantastique" Spirite n'est pas facile à se procurer dans une édition moderne. Je possède le volume aux Editions Ombres, dans la collection "Petite bibliothèque Ombres". Le récit est précédé d'une "Esquisse biographique de l'auteur par lui-même". La nouvelle ou le roman (peu importe, l'opposition des termes "roman" et "nouvelle" n'a aucun sens commun, sauf à torturer les élèves au collège, au lycée ou à l'université avec des éléments de définition que de nombreux contre-exemples font s'écrouler comme un château de cartes) se compose de seize chapitres numérotés en chiffres romains. Mon édition a laissé passer pas mal de coquilles ("pendait" pour "pensait" "assis" pour "assise" et bien d'autres), mais elle serait conforme au texte de l'édition originale chez l'éditeur Charpentier en 1866, avec une modernisation de l'orthographe et des erreurs corrigées toutefois.
L'esquisse biographique a été publiée en 1867 dans un ouvrage distinct.

La nouvelle fantastique Spirite n'est pas sans rappeler le classique de l'auteur qu'est Mademoiselle de Maupin. Le héros qui porte un nom tiré du roman Armance de Stendhal, Guy de Malivert, est un symbole d'élégance non snobinard typique des récits de Théophile Gautier. C'est un excellent parti pour les femmes, mais il les fuit toutes, y compris celle à laquelle on le prédestine, la très belle madame d'Ymbercourt. Dans une approche fantastique qui n'est pas sans rappeler la manière de quelques autres récits de l'auteur, "La Cafetière", etc., Guy de Malivert est approché par un être au-delà qu'il soupçonne vivement d'être féminin par la qualité sonore d'un soupir et par une suite d'événements qui correspondent à autant de réactions de jalousie. Le personnage doute dans un premier temps de la réalité surnaturelle qui rôde autour de lui, mais un baron suédois, adepte de Swedenborg, va expliciter une théorie platonicienne de contact de notre monde avec un monde invisible étranger à nos chairs. Le héros décide de renoncer à l'ennuyeuse madame d'Ymbercourt et prend très rapidement le risque de sortir du cercle protecteur de son humanité pour entrer en relation avec l'être surnaturel que faute de nom il a baptisé "Spirite". La première apparition fera plus tard sur ce blog l'objet d'une simple comparaison avec "Matinée d'ivresse", je dis bien "simple comparaison" pour ne pas qu'on songe à une source, une réécriture, etc. Le début du récit est également très riche en informations, puisque le premier contact est placé sous le signe de la lecture par Malivert du récit en vers Evangeline de Longfellow, que je possède quelque part ici chez moi, que j'ai déjà lu, et Longfellow est qualifié de premier grand poète qu'ait connu l'Amérique, ce qui est certes discutable, mais ce qui s'impose aussi pour l'histoire littéraire française comme une sorte de vérité d'époque que ne pouvait ignorer Rimbaud, qui a emprunté à un autre écrit de Longfellow l'expression "Being Beauteous" et qui a remarqué les adaptations en vers français de cet auteur américain par Baudelaire. On parle souvent du roman, à mon sens surestimé, de Huysmans A rebours avec son dandy dont chapitre après chapitre on décrit les passions et les passades, et bien sûr les lectures et opinions sur les artistes, poètes et écrivains. On oublie que c'est un motif qui existait avant et précisément dans le début du récit "Spirite", le héros Malivert est annoncé comme un étonnant lecteur cultivé qui sur sa bibliothèque mélange les classiques de la Littérature et les ouvrages scientifiques (Claude Bernard) et aussi quelque peu ésotériques. Le baron de Féroé est lui-même un disciple de Swedenborg. C'est un personnage de "voyant" qui nous est décrit, non pas en tant qu'auteur, mais en tant que lecteur de poésies et d'ouvrages cherchant à découvrir l'inconnu. Ce n'est pas dire que Rimbaud adhère à l'ésotérisme que de considérer qu'il joue lui-même dans sa poésie avec ce cliché littéraire.
Mais venons-en au fait. Guy de Malivert n'a toujours pas rencontré directement l'être spirituel qui va chambouler son existence et le baron de Féroé ne lui a pas encore expliqué grand-chose. Nous en sommes à de premières manifestations singulières et au constat, comparable à ce qui se fait pour le héros masculin de Mademoiselle de Maupin, que notre homme n'est pas satisfait par le monde ambiant et la multitude des femmes qu'il lui est loisible de rencontrer à Paris. Il accepte, à son corps défendant, de rendre certaines visites à madame d'Ymbercourt. Il y a plusieurs passages très bien écrits que je n'ai pas à commenter ici sur la relation entre les deux personnages, mais donc à un moment donné Malivert a accepté une invitation hivernale en soirée, sauf que croyant être seul avec cette dame, même si son objectif est de l'éconduire, il doit supporter en réalité une grande réception mondaine avec plein de beau linge, lui ayant commis un impair à propos de la couleur de ses gants.
Nous sommes dans un luxueux appartement de la Chaussée-d'Antin, et à cause de ses gants à tout le moins Malivert essaie d'échapper à la lumière et à la foule du grand salon, sauf que madame d'Ymbercourt le ramène sans arrêt au centre du cercle. Enfin, il passe à "autre salon plus petit, arrangé en serre, tout treillagé et tout palissé de camélias." Nous sommes au haut de la page 41 de mon édition et je lance maintenant la transcription d'une citation conséquente se poursuivant jusqu'au milieu de la page 43 :

   Le salon de Mme d'Ymbercourt était blanc et or, tapissé de damas des Indes cramoisi ; des meubles larges, moelleux, bien capitonnés, le garnissaient. Le lustre à branches dorées faisait luire les bougies dans un feuillage de cristal de roche. Des lampes, des coupes et une grande pendule qui attestaient le goût de Barbedienne ornaient la cheminée de marbre blanc. Un beau tapis s'étalait sous le pied, épais comme un gazon. Les rideaux tombaient sur les fenêtres amples et riches, et, dans un panneau magnifiquement encadré souriait encore plus que le modèle, un portrait de la comtesse peint par Winterhalter.
   Il n'y avait rien à dire de ce salon meublé de choses belles et chères, mais que peuvent se procurer tous ceux à qui leur bourse permet de ne pas redouter un long mémoire d'architecte et de tapissier. Sa richesse banale était parfaitement convenable, mais elle manquait de cachet. Aucune particularité n'y indiquait le choix, et, la maîtresse du logis absente, on eût pu croire qu'on était dans le salon d'un banquier, d'un avocat ou d'un Américain de passage. L'âme et la personnalité lui faisaient défaut. Aussi Guy, artiste de nature, trouvait-il ce luxe affreusement bourgeois et déplaisant au possible. C'était pourtant bien le fond duquel devait se détacher Mme d'Ymbercourt, elle dont la beauté ne se composait que de perfections vulgaires.
   Au milieu de la pièce, sur un pouf circulaire surmonté d'un grand vase de Chine où s'épanouissait une rare plante exotique dont Mme d'Ymbercourt ne savait même pas le nom et que son jardinier avait placée là, s'étalaient, assises dans des gazes, des tulles, des dentelles, des satins, des velours, dont les flots bouillonnants leur remontaient jusqu'aux épaules, des femmes, la plupart jeunes et belles, dont les toilettes d'un caprice extravagant accusaient l'inépuisable et coûteuse fantaisie de Worth. Dans leurs chevelures brunes, blondes, rousses et même poudrées, d'une opulence à faire supposer aux moins malveillants que l'art devait y embellir la beauté, contrairement à la romance de M. Planard, scintillaient les diamants, se hérissaient les plumes, verdoyaient les feuillages semés de gouttes d'eau, s'entrouvraient les fleurs vraies ou chimériques, bruissaient les brochettes de sequins, s'entrecroisaient les fils de perles, reluisaient les flèches, les poignards, les épingles à deux boules, miroitaient les garnitures d'ailes de scarabée, se contournaient les bandelettes d'or, se croisaient les rubans de velours rouge, tremblotaient au bout de leur spirale les étoiles de pierreries et généralement tout ce qui peut s'entasser sur la tête d'une femme à la mode, sans compter les raisins, les groseilles et les baies à couleurs vives que Pomone peut prêter à Flore pour rendre complète une coiffure de soirée, s'il est permis à un lettré qui écrit en l'an de grâce 1865 de se servir de ces appellations mythologiques.
   Adossé au chambranle de la porte, Guy contemplait ces épaules satinées sous leur fleur de poudre de riz, ces nuques où se tordaient des cheveux follets, et ces poitrines blanches que trahissait parfois l'épaulette trop basse d'un corsage ; mais ce sont là de petits malheurs auxquels se résigne aisément une femme sûre de ses charmes. D'ailleurs le mouvement pour remonter la manche est des plus gracieux, et le doigt qui corrige l'échancrure d'une robe et lui donne un contour favorable fournit une occasion de jolies poses. Notre héros se livrait à cette intéressante étude qu'il préférait à de banales conversations, et selon lui c'était le bénéfice le plus clair qu'on rapportait d'une soirée ou d'un bal. Il feuilletait d'un oeil nonchalant ces livres de beauté vivants, ces keepsakes animés que le monde sème dans ses salons comme il place sur les tables des stéréoscopes, des albums et des journaux à l'usage des gens timides embarrassés de leur contenance. [...]

La suite immédiate du récit correspond à la rencontre entre Malivert et le baron de Feroé, ce qui pour maintenir le parallélisme introduit l'idée que Malivert après la description des deux premiers paragraphes du poème "Fleurs" est plutôt une de ces "fortes roses" préférant chercher un "dieu" d'ouverture du côté du ciel et de la mer avec passage du "gradin d'or" aux "terrasses de marbre". J'aurais quelques petites expressions encore à citer, mais je vous laisse à cette lecture et je reporte le commentaire à un article tout prochain...

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