jeudi 8 septembre 2022

Barbare... à l'ère du charbon roi

Le poème "Barbare" est l'un des plus réputés parmi les poèmes des Illuminations. Sur plusieurs points, je ne partage pas le consensus ambiant. Je vais rappeler ces points. Quant au plan des sources à ce poème, il est souvent question de Michelet et de Jules Verne. Bruno Claisse, qui y a finalement renoncé, a proposé d'identifier la viande saignante du côté des mers arctiques au sang profus des baleines tel que cela est décrit dans le livre La Mer, tandis que Herman Wetzel, critique allemand, avait auparavant fait le rapprochement avec un texte du livre Le Peuple du même Michelet où la qualité de barbare était revendiquée positivement, et il faut dire que la valeur du mot "barbare" doit s'apprécier aussi à partir d'un relevé des occurrences dans le seul corpus rimbaldien lui-même. D'autres (Steinmetz, Cornulier) ont exploré l'hypothèse d'une influence de Vingt mille lieues sous les mers et du Capitaine Hatteras. Jules Verne est devenu un romancier à succès édité par Hetzel, comme La Légende des siècles de Victor Hugo, autour de 1865 et un petit nombre de ses romans pouvaient être connus de Rimbaud soit à la fin de l'année 1871, soit dans la période 1873-1875, notamment Vingt mille lieues sous les mers souvent cité au sujet du "Bateau ivre". La carrière de Jules Verne romancier excède celle de Rimbaud poète et je voudrais citer ici un roman de 1878 Les Indes noires qui n'a pas pu influencer la création de "Barbare", mais qui a le mérite du document d'époque.
Reprenons les dix alinéas de ce poème.

Une première opposition au consensus ambiant que je tiens à exprimer, c'est que le début du poème ne se situe pas précisément dans l'irréel et le rêve, ou du moins ce n'est pas si simple.
Le poème a un cadre arctique indéniable, puisque l'adjectif est repris à plusieurs reprises dans le poème et qualifie deux à quatre mots, il qualifie à coup sûr "fleurs" et "grottes", éventuellement "mers" : "sur la soie des mers et des fleurs arctiques" répété deux fois, puis "la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques".
Le début du poème parle d'un retrait du poète qui va là où il n'y a ni saisons, ni jours, ni êtres, ni pays. Or, dans un cadre arctique, ces propos sont cohérents. A la limite polaire, nous ne rencontrerons pas les cycles des jours et des saisons tels que nous les connaissons, nous ne rencontrerons pas de sociétés humaines, ni de pays constitués. Nous serons face à des étendues désertiques et on pourra difficilement parler d'une alternance jour / nuit ou de plusieurs saisons bien différenciées.
Et il est d'autant plus important de comprendre ce ressort que le poète explique qu'il va se retirer de ce confort confondant de naïveté (et pensons au "touriste naïf" de "Soir historique"). Il existe un monde où il n'y a pas cet équilibre rassurant d'un cycle jour / nuit de vingt-quatre heures.
L'idée de naïveté va de pair avec celle de nid étymologiquement. Or, les êtres se reproduisent entre eux et les pays ont des règles d'organisation pérennes qui leur sont particulières. Rimbaud nous fait sentir une menace, celle d'un monde où notre préservation d'êtres n'est plus assurée, celle où l'organisation d'un pays n'est pas pertinente. Je trouve donc dommageable de dire que le poème est un rêve, car l'opposition dialectique entre le pavillon et ce qui est rejeté se perd inévitablement dans un tel cadre de lecture.
Cela me permet de passer à une deuxième opposition forte au consensus actuel. Non, Rimbaud ne dit pas être "Remis" de ses propres illusions passées. Non, il ne parle pas de lui au passé quand il dénonce le collectif des "anciens assassins".
La conception alinéaire est limpide. Le premier alinéa dit le rejet des jours et des saisons, des êtres et des pays pour leur opposer un pavillon au second alinéa. Le troisième alinéa déclare que les effets du monde "vieilles fanfares d'héroïsme" et ses êtres "les anciens assassins" n'ont plus prise sur lui, ce à quoi il accède désormais c'est au pavillon de viande saignante.
Le "pavillon" s'oppose en tant que bannière, étendard, aux jours, saisons, êtres, pays et donc aussi aux "vieilles fanfares d'héroïsme" et aux "anciens assassins".
Ce pavillon va être défini paradoxalement comme expression des "Douceurs" au cinquième alinéa, avant que les sixième et huitième alinéas inversent la logique de l'harmonie des sphères du modèle pythagoricien en un mouvement blessant, en principe mortel pour l'être humain, avec "brasiers", mouvements qui peuvent déchirer les corps du givre et des diamants. Or, entre le sixième alinéa et le huitième alinéa, le poète glisse une parenthèse significative qui reprend l'égrènement des choses rejetées, et cette façon de faire a un sens précis. Le poète vient de décrire des "brasiers" et il s'empresse de dire que ces "brasiers" n'ont rien à voir avec les "vieilles flammes". Le poète a pris la peine de nous dire de ne pas nous y tromper. Il oppose les "brasiers" un des objets de sa quête aux "flammes" de notre monde qu'il a rejeté. On peut donc affirmer que le consensus de lecture sur "Barbare" qui veut que Rimbaud parle de ses "expériences passées" dans les "fanfares d'héroïsme", les "anciens assassins" et les "vieilles flammes" est un parfait contresens. L'articulation du discours est limpide. Il n'y a rien à redire là-dessus.
Les "fanfares d'héroïsme" et les "anciens assassins", cela renvoie à ce que Rimbaud subissait quand il était pris dans le régime des êtres et des pays. Il parle même des régimes militaires confrontant les pays.
Et ce qui achève de rendre évidente cette opposition, c'est que le spectacle insoutenable assimilé à des "Douceurs" l'est ensuite à la "musique" et au "monde". Rimbaud dit très clairement que notre monde des êtres et des pays n'est pas monde.
Quant au pavillon en viande saignante, si aucune explication en mode réaliste n'emporte l'adhésion, il s'agit à l'évidence d'un étendard de révolte, d'une bannière de ralliement qui ne peut quand on connaît les poèmes communards de Rimbaud que renvoyer à un souvenir du martyre et des événements de mars-mai 1871, et il s'agit d'un étendard à la fois de révolte et d'amour, avec un concept de chair meurtrie qui se retrouve dans le poème arctique parent "Being Beautous" avec un parallèle très clair entre d'un côté une musique sourde et râlante d'un monde des êtres et des pays qui attaquent le poète et sa divinité, tandis qu'ici le poète échappe aux attaques sur le coeur et la tête et s'offre à une expérience musicale que nous dirons non conventionnelle.
C'est ce décloisonnement que raconte ce poème, et il ne le dénonce pas comme illusion, puisque tout le poème n'est pour l'essentiel qu'exclamations finalement.
Et quand le poète introduit de l'explication, il le fait sans ironie et dans un propos très fort : "le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous". Rimbaud imite clairement la liturgie chrétienne, mais au nom d'une divinité terrestre non biblique. Le fait que la Terre se donne pour nous rappelle clairement l'appel à Vénus dans "Credo in unam" avec l'adjectif "alme", les développement sur le don de vie, la terre nourricière, la circulation des sèves et du sang, etc.

Maintenant, il est temps d'introduire mon rapprochement avec le roman de Jules Verne. Le roman Les Indes noires décrit l'âge d'or de l'exploitation du charbon par les anglais et même annonce quelque peu l'épuisement des sillons. A l'époque, et Verne le dit lui-même, on attend encore d'importants développement du côté de la puissance hydraulique et du côté de l'électricité, laquelle ne prendra véritablement son plein essor qu'encore quelques années plus tard. En revanche, Verne ne prévoit pas l'avènement du pétrole et il se demande même ce qui pourra un jour remplacer le charbon quand on l'aura épuisé. Pour rappel, le pétrole est connu, il est évoqué comme huile de chauffage dans Le Livre des merveilles de Marco Polo, mais il n'est pas tellement connu et c'est même pour cela qu'au dix-neuvième siècle s'est créé le mythe de châteaux forts qui déversaient de l'huile bouillante sur les assaillants. Il s'agissait d'une mauvaise lecture "huile de pierre" de l'expression latine pour le "pétrole", petroleum, sachant que la pratique de déverser du pétrole sur les assaillants s'est rencontrée en Orient lors des croisades.
Le titre du roman de Verne est commenté au début du roman et cela entend signifier que l'économie anglaise a dû plus sa prospérité à son exploitation du charbon qu'à son empire colonial. Et en écrivain de son siècle Verne ne manque pas de personnifier les dons généreux de la Terre qui met autant de charbon à notre disposition, parallèle quelque peu intéressant avec le discours de Rimbaud qui ne parle pas de charbon, car le "carbonisé" tourne aux diamants, ce qui n'est pas la même chose, mais la comparaison reste remarquable entre la société qui exploite économiquement la ressource carbonifère et le poète qui attend autre chose comme richesse des entrailles de la Terre. Qui plus est, dans son roman, Verne décrit ce qu'il croit le processus de formation du charbon, et loin d'envisager une fossilisation sur des centaines de millions d'années, il conçoit en se fiant à la science de son époque que la transformation des végétaux en charbon s'est faite violemment avec de très hautes températures, à tel point qu'il pense que la Terre ne créera plus de charbon, les conditions n'étant plus réunies.
J'ai trouvé cela suffisamment remarquable pour en faire part dans cet article. J'introduirai des citations une prochaine fois.

1 commentaire:

  1. Pour rappel, à l'époque les hommes n'ont pas encore atteint l'un quelconque des deux pôles, arctique ou antarctique. Dans son roman du 'Capitaine Hatteras', Jules Verne part de l'idée répandue à l'époque bien qu'elle se soit révélée fausse d'un pôle arctique sans glaces avec une mer intérieure et il est question d'atteindre l'antarctique ou le pôle antarctique dans Vingt mille lieues sous les mers même. Le Pôle Nord a été atteint en 1926 par Amundsen et Nobile (ballon dirigeable), mais des rapports considérés comme mensongers ou erronés faisaient état de son exploration depuis 1908. Peu importe les spéculations, 1908, c'est bien après la composition de "Barbare" par Rimbaud. C'est la théorie de la mer polaire ouverte qui appuie la décision de lancer pas mal d'expéditions de 1853 à 1876, période d'écriture pour Rimbaud et Verne.
    Les hommes sont conscients qu'il y a à l'opposé vers le Pôle sud une terre émergée depuis 1819 et Amundsen a le double record de premier homme à avoir atteint les deux pôles, et il a atteint le pôle sud sans ballon dirigeable, par le sol, en 1911, 17 ans avant son franchissement du pôle nord.
    Il reste à explorer les représentations d'époque de ce que pourrait être le pôle arctique. Notons que comme il est question de "virement des gouffres" dans le poème de Rimbaud, de "grottes arctiques" et d'activité des brasiers, il faut d'évidence chercher du côté d'une représentation très littéraire, je pense inévitablement aux Aventures d'Artrhur Gordon Pym, source d'inspiration pour Verne. L'apparition spectrale finale du récit de Poe fait déjà un peu songer à Being Beauteous, et il y a le récit Descente dans le maelström à prendre en considération également.
    Dans "Le Bateau ivre", Rimbaud parle de "maelströms" et il semble les associer à une idée de courant chaud au lieu d'un courant froid.

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