dimanche 25 septembre 2022

Fanfares et assassins, la critique rimbaldienne s'est-elle enfermée dans l'autopersuasion ?

Les poèmes "Matinée d'ivresse" et "Barbare" sont deux des pièces en prose les plus connues des Illuminations. Pendant longtemps, le poème "Matinée d'ivresse" passait pour une expérience hallucinée de prise de hachisch. La description était peu réaliste et contraire même aux informations livrées sur le sujet par Baudelaire, mais Rimbaud était envisagé comme un disciple de Baudelaire de stricte obédience : il était admis qu'il s'inspirait des Paradis artificiels, mais aussi de textes pourtant encore inédits à l'époque Fusées et Mon cœur mis à nu, tout particulièrement pour la définition d'un "Beau" personnel à chacun des deux poètes. Henry Miller, écrivain américain, a publié un essai sur Rimbaud qui porte précisément pour titre l'expression finale du poème "Matinée d'ivresse", Le temps des assassins.
Le mot "assassins" était la porte d'entrée principale à la lecture du poème. Selon une étymologie discutée mais en vogue à l'époque de Rimbaud, le mot "assassins" dériverait du terme "hachischin" fumeur de hachisch, mais son sens serait passé à celui des sombres activités des membres du Cercle du Vieux de la Montagne, et c'est un fait également que les communards ont été comparés parfois à cette secte. Et Rimbaud ayant adhéré à la Commune, il se mêlait à tout cela l'idée d'un poète sauvage participant à une révolution qui voulait détruire la société. Rimbaud revendiquerait d'être un fumeur de hachisch et un assassin révolutionnaire dans "Matinée d'ivresse". Plusieurs rimbaldiens et non des moindres (Antoine Fongaro, Bruno Claisse,...) mettent en doute qu'il soit question d'une allusion au hachisch dans le poème et même à l'étymologie supposée du mot "assassins".
Nous pouvons même aller plus loin que Claisse et Fongaro, non seulement le mot "assassins" ne parle pas de fumeurs de hachisch du tout, mais il n'est pas certain que le "temps des assassins" désigne l'avènement de "matinée d'ivresse" auquel adhère Rimbaud, puisque ce "temps des assassins" succède précisément à la retombée de la matinée d'ivresse dans l'économie du récit rimbaldien.
Le poème "Barbare" emploie lui aussi le terme "assassins". Sur la base d'un rapprochement avec la fin de "Matinée d'ivresse", les "anciens assassins" désigneraient donc les anciens participants de la "Matinée d'ivresse", le groupe de ceux sachant donner leur vie entière tous les jours, etc.
Cela voudrait dire dans la foulée que le poème "Barbare" est une répudiation du discours de "Matinée d'ivresse". Le poète aurait exprimé attendre l'avènement de cette société, il la rejetterait dans "Barbare". Cette idée s'appuie sur un autre facteur. Les deux poèmes "Matinée d'ivresse" et "Barbare" font partie d'une suite manuscrite paginée. Et le poème "Barbare" conclut cet ensemble. La pagination n'a pas été faite par Rimbaud, mais par les ouvriers typographes de la revue La Vogue en 1886. Mais il est de tradition de passer outre pour parler d'une organisation des poèmes en recueil. Mais, même si nous essayons l'hypothèse du recueil, nous retrouvons dans un cas singulier. Pourquoi Rimbaud n'a-t-il pas retiré "Matinée d'ivresse" de l'élite de ses poèmes en prose si "Barbare" vaut répudiation ? Puis, si le recueil dresse un récit qui va de "Matinée d'ivresse" à "Barbare", il convient alors de se reporter à la liste des poèmes intercalés entre nos deux pièces qui font débat. Or, qui peut croire sérieusement que les poèmes intercalés suivants racontent des péripéties expriment un basculement du point de vue de Rimbaud sur des assassins : "Phrases", poèmes brefs sans titres, "Ouvriers", "Les Ponts", "Ville", "Ornières", "Villes" ("Ce sont des villes !"), "Vagabonds", "Villes" ("L'acropole officielle..."), "Veillées", "Veillée", "Mystique", "Aube", "Fleurs", "Nocturne vulgaire", "Marine", "Fête d'hiver", "Angoisse" et "Métropolitain". Cela demandera un grand temps d'analyse, mais il y a un autre argument à ne pas négliger. La "Matinée d'ivresse" est toute personnelle avec d'un côté l'emploi des possessifs "mon Bien", "mon Beau" (italiques du poète lui-même), et d'un autre côté les accords au singulier du "nous" de majesté ("nous serons rendu" et non "nous serons rendus", "nous si digne" et non "nous si dignes"). On peut toujours prétendre que si la matinée est solitaire Rimbaud adhère à un groupe extérieur d'assassins, les communards par exemple (ce qui au passage est une vision plutôt versaillaise de la Commune), mais il n'en reste pas moins que à la lecture de "Barbare" il est présupposé que Rimbaud faisait la fête avec les "anciens assassins", alors que cette communion n'a pas été décrite dans "Matinée d'ivresse". Dans "Matinée d'ivresse", Rimbaud se nourrit de la perspective future de rejoindre les "assassins" dans l'optique de lecture traditionnelle retenue par les rimbaldiens. C'est tout de même problématique.
Dans des articles mis en ligne sur ce blog, j'ai précisé qu'il y avait toute facilité à enchaîner les lectures des poèmes "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" comme le récit d'une unique expérience, ce lien étant appuyé par les occurrences "nouvelle harmonie" et "ancienne inharmonie".
Or, le poème "A une Raison" a un trait grammatical particulier. Les quatre seuls adjectifs du poème sont des variations de la forme "nouveau" : "nouvelle harmonie", "nouveaux hommes", "nouvel amour", "nouvel amour". Dans "Adieu" d'Une saison en enfer, Rimbaud se dénonce explicitement, il se reproche d'avoir cru à cette création facile du "nouveau" et il abuse sur une phrase de la répétition de l'adjectif "nouveau". Cette fois, nous pouvons opposer un texte de Rimbaud comme la remise en cause d'un autre, en envisageant pour le coup que le poème "A une Raison" a été composé avant Une saison en enfer. Mais si nous laissons de côté ce sujet pour mieux nous concentrer sur le choix rhétorique de Rimbaud d'appauvrir le sens de la masse d'adjectifs qu'il emploie dans un texte, nous découvrons un fait intéressant qui relie "Barbare" et "Matinée d'ivresse" et plus précisément qui relie "Barbare" au couple décrivant une même extase "A une Raison" et "Matinée d'ivresse".
Précisons qu'à l'époque de Rimbaud la terminologie grammaticale était différente de la nôtre. La classe des déterminants n'était pas établie comme elle l'est aujourd'hui. Les articles définis et indéfinis formaient une catégorie à part, et l'ensemble des autres déterminants étaient appelés "adjectifs" : adjectifs démonstratifs, possessifs, etc. Cependant, Rimbaud faisait du latin, et notre catégorie actuelle des adjectifs pour Rimbaud c'était la catégorie des noms adjectifs qualificatifs, le dégagement des adjectifs de relation du genre "le carrosse royal" n'étant pas encore très consciente à l'époque.
En gros, avec des variations de forme, "nouveau" est le seul adjectif qualificatif employé dans "A une Raison". Dans "Barbare", notre poète emploie différents adjectifs qualificatifs : "viande saignante", "fleurs arctiques", "fleurs arctiques", "larmes blanches, bouillantes", "voix féminine" et "grottes arctiques". Mais, certains d'entre eux forment une série qui s'oppose précisément à "nouveau" dans "A une Raison" : "vieilles fanfares d'héroïsme", "anciens assassins", "vieilles retraites" et "vieilles flammes".
Répéter plusieurs fois un même adjectif ou se lover dans l'emploi d'adjectifs de sens équivalent ne sauraient être anodin. Rimbaud n'est pas un écrivain médiocre au vocabulaire limité. S'il opère ainsi, c'est qu'il s'agit d'insister et de dramatiser les occurrences de ces adjectifs.
Il y a donc une opposition entre le régime de l'ancien et le régime du nouveau. Or, le discours qui fait consensus parmi les rimbaldiens au sujet de ces deux poèmes consiste à dire que Rimbaud veut toujours le nouveau, mais qu'il a changé d'avis sur ce qui est neuf et ce qui est vieux. Le neuf de "Matinée d'ivresse" est devenu pour d'obscures raisons de l'ancien.
Notons au passage que ce n'est pas très valorisant comme lecture. Rimbaud passe pour un auteur un peu girouette conduit par la vanité.
Je ne crois pas du tout à cette lecture.
Pour confirmer qu'il y a bien un renvoi à "A une Raison" dans "Barbare" il faut ajouter la mention de la forme participiale "arrivée" à la fin des deux poèmes. Au dernier alinéa de "A une Raison" ("Arrivée de toujours, qui t'en iras partout[,]" répond en écho l'avant-dernier alinéa de "Barbare" qui est aussi le dernier alinéa à contenu conséquent du poème, puisque le dernier alinéa est une reprise soudainement et rapidement interrompue : "Le pavillon..." : "[...] et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques." Les rimbaldiens semblent se contenter d'une valeur banale d'emploi de la forme "arrivée". Mais comment peut-on admettre passivement une valeur banale d'emploi alors même qu'on prétend avoir affaire à une expérience littéraire hors du commun avec les poèmes en prose de Rimbaud ? L'emploi de ce mot un peu passe-partout est forcément à considérer comme solennisé sous la plume de notre poète. Je ne sais pas encore où mes lecteurs situent leurs réticences face à ma démarche qui montre progressivement les liens étroits entre le couple "Matinée d'ivresse" / "A une Raison" et "Barbare", mais observons encore que les quatre occurrences de l'adjectif "nouveau" ponctuaient les trois premiers alinéas du poème "A une Raison" : "nouvelle harmonie" ponctuait le premier alinéa, "nouveaux hommes" est relancé par "et leur en-marche", tandis que "nouvel amour" ponctue les deux phrases constitutives du troisième alinéa. Or, dans "Barbare", à côté de la série lexicale : "vieilles fanfares", "anciens assassins", "vieilles retraites", "vieilles flammes", nous avons un autre adjectif repris à trois reprises, et à trois reprises il ponctue un alinéa : "fleurs arctiques", "fleurs arctiques" et "grottes arctiques". Dans le cas des mentions "fleurs arctiques", l'alinéa est en réalité surchargé par des parenthèses ("Elles n'existent pas"). En général, les rimbaldiens adoptent une lecture conceptuelle de philosophe : les fleurs n'existent pas. Ma conviction est tout autre. Nous passons de fleurs arctiques qui n'existent pas à des grottes arctiques emplies d'une voix féminine. Je considère qu'il faut inévitablement faire entrer en résonance la reprise de la parenthèse "(Elles n'existent pas)" avec la reprise "nouvel amour". Les deux poèmes se répondent très clairement. La fin du poème "Barbare" raconte bien l'arrivée du "nouvel amour", et la "voix féminine" est faite pour les "nouveaux hommes".
Ce n'est pas tout. Le poème "Barbare" décrit un décor polaire confirmé par les trois occurrences de l'adjectif "arctiques". A la fin du poème "Being Beauteous", nous avons un jeu sur l'adjectif "nouveau" : "Oh nos sont revêtus d'un nouveau corps amoureux". Rimbaud joue sur l'expression des épîtres de saint Paul : "il faut revêtir l'homme nouveau", mais aussi sur la disposition de part et d'autre du mot "corps" des adjectifs "nouveau" et "amoureux" qui font inévitablement écho à l'expression "le nouvel amour". Et le poème "Being Beautous" décrit un cadre enneigé et un monde repoussé loin derrière, mais qui cette fois attaque : "le monde, loin derrière nous,...".
Dans de telles conditions, il est difficile de croire que les "assassins" et "fanfares" du poème "Barbare" soient les anciennes amours du "voyant".
Très souvent, les études du poème "Barbare", des années 1970 à 2022, appliquent des méthodes modernes. On analyse le poème structurellement en situant des thèmes, des alternances de motifs, la terre et l'eau, etc. Mais Rimbaud était un poète du XIXe siècle qui avait reçu dans un cadre scolaire un enseignement rhétorique. Et avant d'étudier de manière structuraliste les thèmes et récits de ses poèmes, il est plus avisé de considérer la structure grammaticale des phrases et la distribution dynamique des alinéas.
Le poème "Barbare" oppose clairement un cadre rejeté à un objet de quête. Les alinéas 1, 3 et 7 fixent tout ce qui est rejeté : "jours", "saisons", "êtres", "pays", "fanfares d'héroïsme", "assassins", "retraites", "flammes". Les alinéas 2, 4 et 10 nomment toujours de la même façon l'objet de la quête.
Les alinéas 5 et 6, puis 8 et 9, distribués par couples, font le récit d'un bouleversement. A cette aune, l'alinéa 7 est mis entre parenthèses car les alinéas 5 et 6 ont réduit l'impact de sa présence obsédante. Les brasiers (ou fournaises selon la première version manuscrite) ont dépassé l'attaque des flammes anciennes. Notons que la mention "brasiers" en attaque d'alinéa est reprise de l'alinéa 6 à l'alinéa 8, par opposition aux "vieilles flammes" de l'alinéa 7. Le poème décrit bien une certaine réussite de l'opération. L'alinéa 10 soudainement interrompu aura donc une interprétation dans la tête du lecteur conditionnée par les alinéas 5 et 6, puis bien évidemment 8 et 9. C'est la voix féminine arrivée au fond des grottes arctiques qui est la cause indéniable de l'interruption de la parole dans l'alinéa final : "Le pavillon..."
Il n'y a pas à envisager un plan de distanciation du poète par rapport à son texte, où les points de suspension signifieraient que Rimbaud ne croit pas à ce qu'il a écrit dans le neuvième alinéa. Et si vous y tenez à cette lecture de mise à distance du poème, il va vous falloir un sacré modèle théorique pour la justifier, puisque vous prenez le parti de défendre une hypothèse de lecture qui ne serait pas amenée par le texte lui-même. Vous vous permettez de considérer que ce qui n'est pas dit dans le poème est plus important que son développement. Vous vous permettez, vous qui glosez en philosophes le "Elles n'existent pas", de décréter que ce que vous ne lisez pas dans le texte a plus de réalité que le poème, que c'est ça que Rimbaud a écrit tout en ne l'écrivant pas.
Lire les trois points de suspension comme l'expression du doute, c'est une décision subjective de la part du lecteur. Ce n'est pas un élément fixé par la conduite du récit poétique lui-même !
Mais reprenons le second alinéa qui réunit les mentions "fanfares" et "assassins". Les deux mots figurent dans le poème "Matinée d'ivresse", ce qui amène à conditionner la lecture de "Barbare" par ce que l'on croit comprendre de "Matinée d'ivresse", mieux par ce que l'on croit savoir de "Matinée d'ivresse".
Toutefois, ce n'est pas simple.
J'ai déjà fait un sort aux difficultés d'interprétation du mot "assassins". Passons au mot "fanfare". Dans "Matinée d'ivresse", le poète décrit bien son extase comme une "fanfare", mais peut-on en inférer qu'il s'agit du modèle d'une des "fanfares" rejetées comme "vieilles" dans "Barbare" ? Il y a quand même un élément troublant. Rimbaud a écrit : "Fanfare atroce où je ne trébuche point !" Rimbaud a défini cette fanfare par opposition. S'il ne trébuche pas à cette fanfare, c'est qu'il en dénonce d'autres où il trébuche systématique, fanfares qui seront inévitablement plus anciennes que la nouvelle de "Matinée d'ivresse". Les rimbaldiens ne se sont-ils pas pris les pieds dans un tapis roulant ? Rimbaud rejetterait des "fanfares" qui supposaient déjà le rejet de fanfares plus anciennes.
Il est autrement plus simple de lire ces poèmes en considérant qu'ils ne s'opposent pas entre eux mais que Rimbaud rejette le monde des anciens assassins et des fanfares où l'on trébuche pour le monde du "nouvel amour", concept antinomique de la notion d'assassinat, et pour des fanfares qui cette fois l'amènent à la nouvelle harmonie.
Le spectacle de "Barbare" est explicitement un possible de la "nouvelle harmonie", puisqu'il est musique et il est même qualifié paradoxalement de "Douceurs".
Le monde loin derrière nous des êtres et des pays n'est pas monde, le vrai monde est celui de la "mère de beauté". Et l'héroïsme trouve un cadre à sa démesure qui ruine les anciennes prétentions.
Dans son "édition critique commentée" des Illuminations parue chez José Corti en 2004 et qui porte le titre Eclats de la violence, Pierre Brunel place une note 3 de commentaire des "fanfares d'héroïsme" en occultant la présence de l'adjectif "vieilles" (page 501). Et il écrit ceci :
[...] Les fanfares d'héroïsme sont une façon détournée de désigner la fanfaronnade (le fanfaron, selon Littré est celui qui "sonne la fanfare sur lui-même, qui exagère sa bravoure").
Ce commentaire nous influence subrepticement, puisque la plupart des lecteurs sont acquis à l'idée que Rimbaud dénonce son passé de fanfares d'ivresse. Je semble être le seul à ne pas y croire un seul instant. Ceci dit, il y a un biais problématique dans la remarque de Brunel. Le fanfaron parle de lui-même, mais le poème de Rimbaud ne parle à aucun moment de fanfaron et de fanfaronnade, il parle de "fanfare". Est-ce que Rimbaud parle d'ailleurs de fanfaronnade et de fanfaron dans "Matinée d'ivresse" : "fanfare atroce où je ne trébuche point" ?
Enfin, il y a une constante dans les poèmes de Rimbaud. Dans "Credo in unam", quoi qu'on pense du niveau de l'exercice littéraire et de l'influence des sources, nous avons une exaltation à l'intention de la déesse Vénus avec un rejet du monde ambiant, avec l'expression d'un sentiment d'exil, avec l'affirmation qu'il faut remonter au ciel. Je ne vais pas faire la revue de tous les poèmes, mais je vais me contenter de mentionner les rapprochements les plus décisifs. En effet, nous avons un grand nombre de poèmes allégoriques où Rimbaud oppose au monde un cadre exaltant de vraie vie souvent sous la forme d'une apparence féminine divinisée. "Voyelles" est très clairement l'une de ses prestations qu'on peut rapprocher de "Génie", "A une Raison", "Barbare" et plusieurs autres. On peut évidemment citer à nouveau "Being Beauteous" dans la mesure où nous avons un spectacle de "chair meurtrie" transcendée en incarnation du "nouvel amour". C'est fortement comparable à l'idéal des "Douceurs" d'un "cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous" avec des "brasiers" et un "choc des glaçons aux astres". Dans "Barbare", le poète dit clairement que la pluie de diamants, de givre et de feux du ciel lui est d'une infinie douceur comparativement aux flammes exaspérantes du monde qu'il a fui, et dans "Being Beauteous" nous avons bien un collectif "nous" de gens qui ont fui le monde "loin derrière nous" et qui sachant donner leur vie tout entière tous les jours ont fait voeu d'accompagner la mère de beauté dans les souffrances qui la lacèrent. Ils ont fait le choix du martyre puisque le monde persécute la mère de beauté à coup de sifflements mortels et musiques rauques.
Je ne vois pas comment les assassins pourraient signifier autre chose que les ennemis du poète dans "Barbare", mais aussi dans "Matinée d'ivresse".
Enfin, il n'y a pas que les évocations d'êtres féminins, il y a aussi le "Poème de la Mer". Dans "Le Bateau ivre", nous avons le récit d'une embarcation qui se réjouit d'être emmenée au-delà des fleuves, de quitter le continent pour rejoindre la mer. Le "Poème de la Mer" est un récit de "Matinée d'ivresse" et quand l'ivresse est retombée, il est encore question d'achever le martyre en s'anéantissant dans les flots.
Et si je cite "Le Bateau ivre", c'est qu'il y a encore un autre terme de comparaison intéressant avec "Barbare".
On prétend en général que dans l'expression "Remis des vieilles fanfares d'héroïsme" le poète ne peut indiquer se rétablir que de ses expériences personnelles. Mais s'il a été entraîné de force à supporter les fanfares ? Dans l'expression "Remis de ses noces", on est remis de l'état dans lequel on s'est mis pendant les noces, pas des noces elles-mêmes. L'expression "Remis des vieilles fanfares d'héroïsme" ne veut pas obligatoirement dire que Rimbaud y participait activement. Il était mêlé à la foule des êtres du monde et cette nuance change tout.
Or, le poète se dit "Remis" tout en parlant d'attaques qui continuent de s'exercer sur son cœur et sa tête. Rimbaud n'est-il pas l'auteur du poème "Le Cœur volé" où il "bave à la poupe" sous les rires de la "troupe" ? Et, dans "Le Bateau ivre", l'esquif se libère du continent en se lavant des vomissures et des taches de vin bleu, du mauvais vin autrement dit. Mais le poète ne rejette pas l'ivresse, puisqu'il va se dire ivre en mer et développer des métaphores sur la bière : "rousseurs amères de l'amour".
Nous retrouvons une symétrie parfaite dans le récit. Le poète rejette le continent des êtres et des pays, et des oriflammes, pour se livrer à un Poème de la Mer, son nouveau pavillon, et dans le passage de l'un à l'autre il nettoie les vomissures et le vin bleu des mauvaises fanfares.
Avec des points de comparaison aussi solides on ne peut pas continuer sans forme de débat à soutenir que le poème "Barbare" exprime des désillusions successives, d'abord contre des fanfares qui auraient illusionné le poète, ensuite contre un spectacle de pavillon en viande saignante dénoncé comme irréel. Ce qui se maintient dans la poésie de Rimbaud, c'est au contraire le rejet des fanfares du monde ancien pour la nouveauté allégorique aux effets paradoxaux. C'est la matrice de quantité de poèmes de Rimbaud tout au long de sa carrière, à tel point que dire sans preuve que "Barbare" suppose une ironie implicite contre le récit n'a guère de sens. Rimbaud aurait écrit quinze à vingt fois le même récit en ironisant ? Rimbaud passerait de vieilles fanfares en nouvelles fanfares personnelles pour toujours conclure que toutes ne sont qu'illusions successives ? Si c'est ça le message de la poésie, c'est pauvre et peu exaltant, mais, moi, ce n'est pas ce que je lis.

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