samedi 18 juin 2022

Réaction à l'actualité de l'article d'Henri Scepi sur "Après le Déluge" dans la 'Revue d'Histoire littéraire de la France'

Un numéro de mars 2022 de la Revue d'Histoire littéraire de la France a offert à ses lecteurs un dossier d'articles autour des Illuminations.
Ce dossier, coiffé d'un titre "Les Illuminations de Rimbaud 'à tous les airs' ", ne s'étend pas à l'ensemble du numéro de la revue. Il court des pages 5 à 148 et il a en guise d'introduction un "avant-propos" de huit pages d'Adrien Cavallaro qui peut être consulté gratuitement en version PDF. Les différents articles peuvent être achetés en versions numériques. Voici le lien :

Cavallaro annonce que la plupart des études sont transversales et que cela a été voulu comme tel, mais l'article d'Henri Scepi fait exception, puisqu'il n'étudie qu'un seul poème. Au-delà de ma nette préférence, du moins dans le monde rimbaldien, pour les études consacrées à un seul poème, le titre et le résumé d'accroche de l'article m'interpellaient. Il devait y être question des "points de résistance". Pour moi, les points de résistance sont les deux suivants : "les pierres précieuses qui se cachaient", "la mer étagée là-haut comme sur les gravures", mais l'article n'a pas vraiment répondu à mes attentes sur ces deux points. L'étude d'Henri Scepi est très intéressante, mais elle ne correspond pas du tout à l'idée que je me faisais des "points de résistance" à un consensus de lecture sur ce poème.
L'article de Scepi, bien qu'il ne soit consacré qu'à un seul poème, s'harmonise avec le dossier dans son ensemble. Scepi renvoie à l'article du dossier fourni par Adrien Cavallaro, celui qui qu'on peut soupçonner d'avoir été à l'origine du projet. L'article de Cavallaro s'intitule : "Physique des idées / Comment pensent les Illuminations". Et finalement les études essaient de préciser la manière choisie par le poète pour s'adresser à nous. Je cite le résumé d'accroche que Cavallaro a produit autour de son article :

Les approches d'ensemble des Illuminations s'emploient à dégager ce que pense en prose le poème rimbaldien, en amont, il convient pourtant de se demander comment il pense. En effet, la pensée s'y déploie fréquemment sous les aspects d'une physique des idées, qui engage un ensemble de figurations matérielles de la pensée, de phénomènes d'objectivation des idées, dont la dynamique est aussi insignifiante que la substance.
Avant de traiter de l'article qui nous intéresse sur "Après le Déluge", il convient de faire quelques remarques préalables sur cette étude à laquelle renvoie Scepi.
L'article de Cavallaro est subdivisé en trois sous-parties qui ont leurs sous-titres. Le premier sous-titre est un calembour à partir de la mention "l'idée du Déluge se fut rassise" au début de "Après le Déluge" : "rasseoir le ciel des idées". Je fais la revue des deux autres : "Figurations physiques du 'monde de l'esprit' ", " 'Mouvement' des idées" (nouveau calembour à partir d'un titre de poème bien connu). Cette dernière partie est elle-même divisée en deux sous-parties sous-titrées. Cavallaro veut inviter à se méfier des lectures spéculatives sur l'idéologie et les significations symboliques des poèmes, car ce serait des systèmes de pensée étrangers aux différents poèmes voués à un éternel échec. Je ne suis pas convaincu par ce propos. Je remarque que pour illustrer cette idée Cavallaro se sert précisément du traitement du motif du Déluge dans "Après le Déluge". Cavallaro écrit ceci :
"Après le Déluge", poème habituellement placé à l'ouverture des Illuminations, donne à apprécier ce mouvement pendulaire d'une occultation de "l'idée" au profit d'une série de "merveilleuses images", dont la chute est explicite : "et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait, et que nous ignorons." Cette dérobade finale - la dérobade affichée d'une connaissance - va, en effet, de pair avec un autre type de dérobade, à son ouverture - "Aussitôt après que l'idée du Déluge se fut rassise" -, qui en passe par une sorte de dédoublement physique du retrait de "l'idée du Déluge" et du matériau allégorique qu'elle draine. En lieu du cataclysme météorologique, c'est l'affaissement ou le dégonflement d'une "idée" qui est constaté, au moyen d'un verbe qui donne corps à cette "idée" - retrait et rétraction : la direction du mouvement est identique, mais son intensité est, si l'on veut, en décrue, en contraste avec une fin qui appelle, à l'opposé, "Eaux et tristesses" à "monte[r] et releve[r] les Déluges", alimentant un imaginaire ascensionnel qu'a analysé avec bonheur Jean-Pierre Richard.
Il me semble que l'extrait que je viens de citer a précisément l'allure spéculative que l'auteur reproche à l'ensemble des études rimbaldiennes. Par exemple, l'expression "imaginaire ascensionnel" prête à Rimbaud un élan personnel qui nous vaudrait la création de la séquence dominée par les impératifs : "Sourds, étang, - Ecume, roule sur le pont [...] montez et relevez les Déluges." J'y perçois un contresens et nous en reparlerons plus bas de cette séquence.
S'il est dangereux d'attribuer à Cavallaro des propos qu'il n'a pas tenus, l'extrait cité joue quand même avec le lecteur à présupposer des implications personnelles du poète aux deux "dérobades" dont il est question : le fait qu'une idée du Déluge soit retombée et le fait que la Sorcière nous refuse un enseignement. L'expression de ces dérobades a été nécessairement voulue par Rimbaud qui les a élaborées en ce sens. Mais, si nous prenons le poème au premier degré, le locuteur dénonce que l'idée du Déluge soit retombée et il déplore ensuite que la Sorcière va nous refuser une révélation. Et ajoutons que le poème permet d'envisager que le refus de la Sorcière est lié à la suite d'événements que déplore le poète. Et à cette aune, il n'y aucune dérobade du propos dans ce poème ! Pour moi, Cavallaro donne une importance anormale à ces deux dérobades, faute de les reporter sur le plan secondaire qui est le leur dans le poème. Je veux dire que le poème ne met pas "contre notre face" (pour citer comme Cavallaro le fait le poème "Mystique") deux dérobades. Le propos du poème est de dénoncer la première dérobade et de déplorer la seconde.
Pour ce qui est de la physique des idées, ce qui ressort de l'article de Cavallaro, c'est une collection de passages où les mentions abstraites au sujet de l'esprit sont figurées par des images corporelles ou des représentations physiques concrètes. L'auteur parle de "figurations physiques de la pensée" et de "cristallisations visuelles", puis il donne une série d'exemples : "l'idée du Déluge se fut rassise", "la demeure, la tête et le monde de l'esprit", "tonne autour de ma pensée", "Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice", "alimente fort activement mon atroce scepticisme",... Je ne sais pas trop le parti qu'on peut en tirer pour réellement soutenir comment pensent les poèmes en prose de Rimbaud.
Venons-en maintenant à l'article d'Henri Scepi.
Le début de l'article est quelque peu étonnant. L'auteur met nettement en doute l'idée que le poème soit le premier du recueil, ce qui veut dire que Scepi ne défend pas l'idée d'une composition en recueil des poèmes en prose qui nous sont parvenus, mais il va tout de même tirer parti de cette réputation pour son interprétation des visées du poème. Scepi tend à avaliser les lectures communardes du poème "Après le Déluge", ce sont clairement les études antérieures qui ont ses faveurs, mais son approche va partir dans une tout autre direction. Son approche veut se situer dans le dialogue du poème avec ses sources et nous ne pouvons manquer de rapporter la belle formule suivante :
Un monde neuf, lavé par les eaux lustrales de la pluie, n'est jamais un monde sans mémoire.
Cette phrase est un pied-de-nez à ceux qui n'aiment pas que le commentaire du poème rimbaldien s'attache à identifier des sources. Il est aussi une fin de non-recevoir à ceux qui pensent que les poèmes de Rimbaud ne parlent pas de notre monde. Le propos est construit sur une habile reprise de la métaphore même du poème "Après le Déluge" et il n'y manque même pas une allusion à un poème en vers de la liquidité de 1872, "Mémoire".
Scepi commence par traiter un aspect bien connu du poème dans une partie sous-titrée "Une poésie post-biblique". Et Scepi va alors insister sur le fait que dans son recueil de Poèmes antiques et modernes Vigny a revendiqué d'avoir été le premier en France à produire de grands poèmes traitant un sujet philosophique. Ce propos ne vaut que pour une partie seulement de ce recueil de Vigny, mais cette ambition s'est affirmée au fur et à mesure dans son œuvre poétique et, s'il faudrait relativiser les prétentions de Vigny en rappelant que Lamartine parodiant un titre de Descartes avait publié des poèmes pleins de réflexions métaphysiques, il est clair qu'avec ses formes de récits épiques imagés l'entreprise de Vigny a initié un grand courant de poésie romantique avec les Poèmes antiques ou Poèmes barbares de Leconte de Lisle, avec La Légende des siècles de Victor Hugo, avec Les Exilés de Banville, pour s'en tenir à la mention de projets de recueils bien articulés autour du principe du récit mythique édifiant.
Scepi fait entrer en résonance la conception de Vigny avec l'expression "l'idée du déluge", ce qui revient à faire de l'expression "l'idée du déluge" une allusion au projet de poésie de voyant des prédécesseurs romantiques. Et, dans la foulée, Scepi va rappeler que le poème de référence sur le motif du déluge est précisément le poème intitulé "Le Déluge" de Vigny, et pour tisser des liens Scepi compare les "pierres précieuses" du poème de Rimbaud avec l'effet de lumière diamantine qui succède au déluge dans la pièce de Vigny. Le lien établi me semble toutefois sommaire et n'explique pas la relative "qui se cachaient" dont l'idée est reprise par la forme adverbiale "s'enfouissant" dans le dernier alinéa de "Après le Déluge".
L'article de Scepi m'a stimulé, intéressé, il souligne que la séquence des verbes à l'impératif appelant à raviver le déluge a une allure de poncif littéraire qui apparaît déjà dans les Idylles de Gessner au XVIIIe siècle, mais je voudrais insister sur des aspects qui me posent problème.
Au sujet de l'amorce du poème, Scepi parle d'une actualisation au présent à un moment donné. Pourtant, il y a deux objections à cela. Premièrement, le poème est composé avec des verbes conjugués au passé. Le passé simple domine.  La première phrase qui réunit les deux premiers alinéas et qui inclut la subordonnée temporelle initiale : "Aussitôt après que..." a des verbes principaux conjugués à l'indicatif passé simple : "s'arrêta", "dit". Deuxièmement, et Scepi le dit lui-même plus loin dans son étude, le poème a un déroulement chronologique. L'énonciation n'est pas en train de nous parler de la vision immédiate du lapin, puisque du temps s'est écoulé depuis, comme l'atteste les expressions "Depuis lors" et "Puis" au début de chacune des deux premières phrases du onzième et antépénultième alinéa, à quoi ne surtout pas manquer d'ajouter une autre occurrence dans l'alinéa final : "depuis qu'ils se sont dissipés". Le poète apprécie déjà avec un certain recul de temps ce dégonflement de "l'idée du déluge". Le titre du poème "Après le Déluge" ne désigne pas les instants qui suivent immédiatement son refoulement. Le poète parle clairement un certain temps après son anéantissement, comme le prouvent la suite insistante : "Depuis lors, Puis, car depuis..." L'antépénultième alinéa amorcé par la significative locution : "Depuis lors", suppose de nouvelles altérations, d'autres modifications qui se sont enchaînées.
Et ce constat de dégradations au fil du temps n'est pas anodin, puisqu'il permet de considérer que le poète n'est pas du tout un pourvoyeur de visions difficilement compréhensibles. Ces articulations temporelles prouvent que le poète n'est pas en train de nous fournir une pensée de l'immédiateté et de l'impondérable.
Enfin, je tiens absolument à citer le passage suivant de l'étude de Scepi. Il est question de l'esthétique de la gravure dans cette étape de son approche, mais pas pour éclairer la signification de l'allusion à la gravure dans le poème, nous dérivons sur des considérations esthétiques comparatistes. Mais ce que je veux citer, c'est ce passage où Scepi souligne à quel point Rimbaud procède par juxtaposition des énoncés, et cela devient un argument sur la difficulté de suivre le raisonnement (pages 91-92) :

   L'une des caractéristiques formelle d' "Après le Déluge" réside, on le sait, dans un mécanisme de liaison sans enchaînement, consistant à faire de chaque alinéa l'espace autonome d'un monde à part, le théâtre refermé d'un microcosme naturel et social qui, semble-t-il, n'entretient avec ce qui le précède ou ce qui le suit qu'un faible lien de continuité logique ou thématique. Nul doute que l'impression de relatif hermétisme de ce texte tienne d'une part à l'actualisation d'une syntaxe hiérarchisante et contraignante, inaugurant un espace-temps dont on espère qu'il se prolonge en s'ordonnant - "Aussitôt après que [...] Un lièvre [...] Oh ! les pierres précieuses [...]" - et ne résulte d'autre part d'une organisation phrase-parataxe déterminée par une technique raffinée de la parataxe. Manquent le plus souvent entre les unités constitutives les gloses minimales censées expliciter ou motiver les règles d'enchaînement du poème. cet agencement en mosaïque concourt moins à faire advenir un dess(e)in d'ensemble qu'à favoriser la dispersion des pôles d'attraction sémantique du texte. De sorte qu'il est permis d'affirmer que les actions qui se succèdent du paragraphe 4 ("Dans la grande rue sale les étals se dressèrent [...]") au paragraphe 10 ("Les caravanes partirent [...]") procèdent non pas d'une structuration linéaire du temps, gouvernée par une logique de la consécution, mais bien d'un effet prismatique comptable d'un geste de type simultanéiste. Pour le dire autrement, chaque scène évoquée semble s'inscrire sur une ligne événementielle indépendante et parallèle aux autres, en apparence sans interférence ni interpolation possible. Chaque moment fait office de vignette, susceptible d'illustrer les suites du déluge, ou plus exactement le retour à la vie "après le déluge". Le procédé s'apparente à l'art de l'illustration et trahit son affiliation à une esthétique conjointe de la concision et de la naïveté. Il en découle une économie de moyens propres à faciliter, par quelques traits elliptiques, mais néanmoins puissamment allusifs, la saisie intuitive de cet instant d'éclaircie, au risque de quelques raccourcis toujours efficacement éloquents. [...]
Le déficit de sens immédiatement accessible, à cause de "traits elliptiques", est une réalité de l'écriture rimbaldienne, et les dernières phrase de cette citation sont pertinentes (je songe à ce qui suit : "Chaque moment fait office..."), mais il ne faut pas s'exagérer le manque de structuration du discours dans les poèmes de Rimbaud. Par exemple, à partir du moment où la succession des phrases des paragraphes 4 à 10 est admise comme relevant du principe de l'énumération, je ne vois pas pourquoi on se plaindrait qu'il n'y ait pas de "structuration linéaire du temps", de "logique de la consécution". Je ne vois pas en quoi il y a un problème d'énonciation au sein de ces paragraphes. Ensuite, il convient de souligner des éléments qui prouvent que le discours est organisé. J'ai déjà publié un article dans la revue Parade sauvage où j'insistais sur des répétitions qui prouvaient qu'il y avait des jeux de miroir entre les paragraphes ou alinéas du poème.
Les trois premiers alinéas sont repris et amplifiés dans les trois derniers alinéas. Citons-les ! Commençons par un commentaire sur les trois premiers alinéas :
    Aussitôt après que l'idée du Déluge se fut rassise,
   Un lièvre s'arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l'arc-en-ciel à travers la toile de l'araignée.
    Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient, - les fleurs qui regardaient déjà.
Le premier alinéa qui a l'allure d'un verset biblique et qui correspond à des pratiques de poètes en prose tels que Charles Cros (il existe une étude de Jacques Bienvenu sur le sujet) véhicule trois formules de rabaissement. Le Déluge est un motif difficilement conciliable avec la forme "Aussitôt après que", le nom restrictif "l'idée" et la mention verbale "rassise". Le Déluge annoncé n'a été qu'une idée, il s'agit donc d'une forme de dérision. La mention "Aussitôt" participe également de la dérision, puisque la réaction immédiate à l'écartement du danger consiste à montrer que le danger est si peu terrifiant que la vie reprend son cours avec ses petits soucis triviaux. La mention verbale "rassise" a un fort relent caricatural.
Le deuxième alinéa ou paragraphe sent son persiflage avec la mise en scène d'un personnage aussi important que le petit lièvre des bois. Toutefois, le deuxième alinéa annonce un dépit. Le déluge aurait agréé au poète-locuteur, puisque la "prière" du lièvre se fait dans le cadre trompeur et inquiétant de la "toile d'araignée". Finalement, c'est l'évitement du déluge qui est le piège. Enfin, il y a le troisième alinéa constitué d'une phrase nominale. Je me reproche d'avoir hésité jadis sur le sens de cet alinéa, mais l'adverbe "déjà" à mettre en relation avec la mention initiale du poème "Aussitôt" permet de trancher avec certitude. Les "fleurs" osent regarder déjà ce qu'il se passe autour d'elles une fois le danger du déluge écarté. La difficulté est plutôt liée à la valeur des "pierres précieuses" puisqu'au lieu de regarder elles se cachent. Dans sa lecture, Scepi fait un rapprochement avec le poème "Le Déluge" où finalement l'éclat des "pierres précieuses" est une expression du retour à la normale du ciel après le Déluge. Le soleil permet des reflets d'or, d'opale, de diamant dans la Nature. Il me semble qu'il reste tout de même à expliquer ce que veut dire dans ce contexte le fait que les "pierres précieuses" s'enfouissent et plus encore qu'il leur soit prêtée l'intention de se cacher. Il est clair que Rimbaud conspue le régime végétal des fleurs, mais qu'en est-il du mode minéral des "pierres précieuses" ? Rimbaud se plaint-il qu'on perde les "pierres précieuses" ou se plaint-il de l'image de "pierres précieuses" qui joueraient à se cacher avec autant de désinvolture que les fleurs qui s'ingénieraient à s'afficher. C'est ça le premier point de résistance véritable à la lecture que je rencontre dans ce poème. Alors, je peux soutenir un point de vue en rassemblant des arguments, en établissant des liens avec d'autres passages des poésies de Rimbaud, mais je ne le ferai pas ici.
En-dehors des "pierres précieuses qui se cachaient", la lecture littérale des trois premiers alinéas ne pose aucune difficulté, et il n'est pas difficile de percevoir des sarcasmes faciles à envisager au plan politique ou au plan des règlements de compte de Rimbaud avec les prédécesseurs poètes : "l'idée du Déluge" comme "rassise", "la toile de l'araignée".
Mettons ces trois alinéas avec les trois derniers.
   Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, - et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c'était le printemps.
    - Sourds, étang, - Ecume, roule sur le pont et par-dessus les bois ; - draps noirs et orgues ; - éclairs et tonnerres, - montez et roulez ; - Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.
   Car depuis qu'ils se sont dissipés, - oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes ! - c'est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait, et que nous ignorons.
Il est clair que l'avant-dernier paragraphe ou alinéa reprend le premier du poème, puisque nous avons un basculement d'une "idée de Déluge" "rassise" à un appel à "relevez les Déluges". La logique suivie est de l'ordre de l'inversion. Nous passons de l'idée abstraite à l'appel au concret, en glissant du singulier au pluriel : de "l'idée du Déluge" aux multiples "Déluges", le verbe à l'impératif "relevez" s'oppose symétriquement au participe passé "rassise". Mais l'inversion se joue aussi au plan de l'énonciation. Je parlais de mots permettant de rabaisser le concept de "Déluge" avec "Aussitôt", "l'idée" et "rassise", mais notre alinéa est dans l'emphase. Et puisque le dossier de la Revue d'Histoire littéraire de la France a pour objectif de montrer comment pensent les Illuminations (ou Les Illuminations selon la correction défendue par Murphy qui me paraît tout de même fondée et logique), il me semble important de souligner que l'avant-dernier paragraphe du poème a une esthétique emphatique prononcée, une rhétorique fondée sur les effets de rythme et les répétitions rapprochées. Scepi souligne que cet alinéa a de lointains modèles avec Gessner au XVIIIe siècle. Or, cela revient à dire que cet alinéa est un morceau rhétorique, moins à prendre dans sa sincérité individuelle, que dans sa volonté de rejouer une partition. Si le but est de préciser comment pensent Les Illuminations, il convient très précisément de se poser la question du recul du poète, sinon de l'auteur, par rapport à ses énoncés. Il est assez facile d'envisager que le poète est favorable à la remontée des Déluges, mais cela n'est pas incompatible avec une réserve ironique subtile. L'avant-dernier alinéa pourrait très bien ironiser sur la pose oratoire du poète. Et, pour moi, cela rejoint quelque peu les préoccupations explicites de l'article de Cavallaro, tout en s'en écartant résolument. Cavallaro pense qu'il faut savoir se garder d'interprétations inappropriées pour se montrer plus sensible au chatoiement immédiat de la pensée du poème, chatoiement plus fuyant. Mais le chatoiement fuyant de la pensée n'est pas très intéressant en soi. Ici, ce que je pointe du doigt, c'est qu'il reste loisible de concevoir des lectures qui ne renoncent en rien à l'interprétation dite "idéologique", mais qui prennent en considération les marques de distanciation critique du poète qui ne se veut pas dupe de l'enthousiasme que son poème peut générer.
De manière évidente, la phrase nominale qui forme le troisième alinéa du poème est reprise dans l'ultime paragraphe. La reprise est insérée dans le dernier paragraphe, ce qu'appuient les répétitions des groupes nominaux "pierres précieuses" et "fleurs". A cause de l'idée de force liquide du Déluge, il semble important d'opposer l'idée du minéral à l'idée du végétal. Les "pierres précieuses" fuiraient le retour à la normale, retourneraient sous la terre avec les eaux initialement prévues pour un déluge : les "pierres précieuses qui se cachaient", les "pierres précieuses s'enfouissant". A cette aune, le rapprochement proposé par Scepi avec l'éclat solaire sur la Nature dans le poème "Le Déluge" de Vigny ne serait pas satisfaisant. En revanche, les fleurs semblent clairement faire l'objet d'un rejet : "qui regardaient déjà", "ouvertes". Le poète leur reproche de célébrer un monde de l'ennui. Et, précisément, la reprise du troisième alinéa à la fin du poème, s'accompagne de cette phrase éloquente : "c'est un ennui", où il n'est pas difficile de reconnaître la traduction française courante pour le mot "spleen". Le mot "ennui" figure en toutes lettres dans le poème "Au lecteur" qui lance Les Fleurs du Mal. Je suis assez frappé de voir que cette notion d'ennui ne soit pas plus mise en avant dans les commentaires de la pièce "Après le Déluge". Il faut ajouter que l'idée que les fleurs regardent en s'ouvrant est complétée par d'autres échos. J'ai annoncé que les trois premiers alinéas du poème étaient à mettre en relation avec les trois derniers. J'ai établi deux relations bijectives entre le premier alinéa et l'avant-dernier, entre le troisième et le dernier. Mais le troisième alinéa est quelque peu repris dans le onzième alinéa qui commence par "Derpuis lors", puisque les mentions "bourgeonnante" et "printemps" accompagnent forcément la signification des "fleurs ouvertes" "qui regardaient déjà". La situation d'après le Déluge est dénoncée comme factice et cela "depuis lors" n'est allé qu'en s'aggravant. Et le printemps, qui est un renouveau après la menace du déluge, est sous-entendu comme mensonge : "Eucharis me dit que c'était le printemps." Le poète ne répond pas. Or, il est temps de fixer la dernière relation bijective. Le second alinéa et l'antépénultième ont en commun un emploi du verbe courant "dire". Et nous pouvons apprécier que "le lièvre" "dit sa prière" "sous la toile de l'araignée", tandis que la nymphe "pleine de grâce" (selon la lecture étymologique rappelée par Scepi) trompe le poète en lui parlant de printemps. A la différence du lièvre, le poète n'est pas dupe, il répond à Eucharis par un désir de Déluge qui justifie le rapprochement que propose Scepi avec le début du poème "Michel et Christine" quand le clair déluge du soleil doit céder la place aux orages désirés par le poète.
A partir de tels pilotis, il n'est pas le moins du monde inconcevable de produire une lecture assez fine du début et de la fin du poème "Après le Déluge" en embrassant ses visées de sens, en étant armé pour parler avec assurance de son unisson ou non avec un arrière-plan politique.
Et cela sert aussi de support pour s'attaquer à la juste compréhension des sept autres alinéas au centre de la composition. Il faut d'ailleurs apprécier la reprise précise du verbe "regarder", de "les fleurs qui regardaient déjà" à "les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images", puisque la liaison rend sensible que le merveilleux est ici suborneur et participe du mensonge d'Eucharis sur l'avènement du printemps. Tout cela n'est qu'un vaste ennui à rejeter pour le poète.
L'étude des répétitions de mots ne plaît guère aux rimbaldiens visiblement. Pourtant, puisqu'ils admettent qu'il y a un déficit de connecteurs logiques grammaticaux et d'explicitations des liens des phrases entre elles, il s'agit d'un élément objectif fiable pour se ressaisir très rapidement du sens émanant des énoncés.
La structure dégagée permet aussi de ne pas ramener le poème à la dérobade finale de la Sorcière. Le mot de la fin n'est pas que l'entité ne nous révèle pas un savoir, ce qui transformerait du coup la lecture du poème en pure déception, le propos est de dénoncer cet abandon au printemps factice comme aliénation qui nous prive des faveurs de la divinité. La faillite du sens qu'on va prêter au poème relève du leurre des perspectives secondaires. Comme la Sorcière ne délivre pas son secret, il y a une vérité rationnelle qui fuirait le poème. Je ne pense pas du tout ainsi. La vérité de la Sorcière est certes importante, et nous pouvons être frustrés de ne pas y accéder, mais le propos du poème lui-même ne nous est pas dérobé par une pirouette finale. Le poème a dit, et clairement, le message qu'il voulait faire passer. La formule du poème n'est en aucun cas prise en défaut ici.
Il reste à traiter des sept alinéas centraux. Je ne ferai pas ici une analyse de détail. Mais, là encore, les répétitions révèlent une organisation du discours.
L'amorce "Dans la grande..." de l'alinéa 4 est reprise à l'identique à l'alinéa 7. Et nous observons que "rue sale" est prolongé en écho par "ruisselante", écho qui vaut tant par les phonèmes déployés que par le sens, puisque "ruisselante" accompagne très bien l'idée d'une "rue sale" après la pluie.
Une reprise verbale peut également être appréciée de l'alinéa 6 à l'alinéa 8 : "bâtirent", "fut bâti".
Il y a donc une organisation limpide et claire où les alinéas 4 à 6 forment un ensemble et les alinéas 7 à 10 un second ensemble qui lui répond avec quelques jeux de miroir. Il est vrai qu'il y a d'un côté trois alinéas, de l'autre quatre, mais les ensembles en tant que tels sont indiscutables et les symétries voulues par le poète demeurent aisément décelables.
    Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l'on tira les barques étagée là-haut comme sur les gravures.
     Le sang coula, chez Barbe-Bleue, - aux abattoirs, - dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.
      Les castors bâtirent. Les "mazagrans" fumèrent dans les estaminets.
    Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.
   Une porte claqua, et sur la place du hameau, l'enfant tourna ses bras compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante giboulée.
     Madame*** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.
      Les caravanes partirent. Et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.
La symétrie ne saurait être parfaite, vu que nous avons trois alinéas contre quatre, mais les jeux de miroir n'en sont pas moins là, et loin de trouver que l'absence de linéarité du temps pose problème dans la succession des énoncés je considère qu'il faut tout simplement privilégier une analyse des thèmes en jeu. Le mot "enfants" passant au singulier "enfant" a l'air de définir un aspect clef du second ensemble par exemple, ce que conforte la mention "premières communions".
Pourquoi les rimbaldiens se privent-ils de moyens d'analyse aussi simples et efficaces que l'organisation sensible des répétitions de mots. Il est clair que les échos de ces répétitions a été sciemment préparée par Rimbaud lors de la composition du poème. On voit bien que cela ne relève pas du hasard.
J'ai proposé d'identifier un autre écho entre alinéas en soulignant que le cinquième du poème jouait sur un encadrement en passant de "Le sang coula" à "Le sang et le lait coulèrent". J'ai proposé d'identifier un effet similaire pour le huitième alinéa de "Une porte claqua" à "sous l'éclatante giboulée". La "giboulée" peut être l'indice d'un troisième point de résistance à un consensus interprétatif sur ce poème, après la comparaison "comme sur les gravures" et l'idée des "pierres s'enfouissant", mais notons que "l'enfant" se sépare du groupe en deuil et correspond à l'enfant qui chante à la Raison en la suppliant d'élever la substance ses fortunes et ses vœux. Cet appel à élever le sort ressemble à l'appel à relever les Déluges, et en disant cela nous soulignons qu'élever et relever sont deux verbes de la même famille lexicale. Dans "Après le Déluge", l'enfant "tourna ses bras" et fut compris des "girouettes" et d'un mouvement qui se retrouve "partout". Il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec les "enfants" "levée de nouveaux hommes", avec la Raison qui "se détourne" puis "se retourne". Les "bras" correspondent alors quelque au "coup de ton doigt" et au "pas" de la divinité tutoyée, et l'adverbe "partout" est l'écho le plus évident entre les deux textes : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout." L'association des "girouettes" et de l'adverbe "partout" coïncide parfaitement en idée avec l'expansion universelle finale du poème "A une Raison". Précisons que dans "A une Raison" la prière des enfants formule une attente. Cette attente sera récompensée dans le poème "Being Beauteous" avec la dynamique printanière des "nouveaux corps amoureux" qui viennent recouvrir le collectif du "nous" s'opposant au "monde" et se tournant vers la "mère de beauté". Le poème "Après le Déluge" se veut clairement l'expression d'un reproche puisque lui il annonce le refus dédaigneux de la Reine ou Sorcière à délivrer un savoir. Avec les liens ici mis en évidence, on constate que la "Reine" ou "Sorcière" dont on répète à l'envi sans rien préciser que c'est une allusion au livre La Sorcière de Michelet est avant tout dans le corpus rimbaldien un autre nom de la Raison ou mère de beauté. Et on voit très bien que le propos n'est décidément pas d'acter que la vérité se dérobe éternellement aux lecteurs qui croient que Rimbaud est un occultiste qui nous a fourni un produit ésotérique avec un savoir fragile à la clef, mais le propos il est bien de dénoncer ce que nous faisons de la vie. Le poète ne râle pas parce que la vérité échappe, se refuse à nous, mais il peste parce que notre monde a tout fait pour la Raison se refuse à nouveau. Et la différence d'optique herméneutique est importante entre les deux types d'approches. Et le problème des études rimbaldiennes, c'est que l'insistance sur la dérobade du sens de propos placés sur un plan secondaire pour la compréhension achève de dérouter le lecteur. Les poésies de Rimbaud ne sont pas faciles à lire en soi, mais il faut quand même déterminer le propos principal poème par poème avant de trancher en faveur de théories sur l'incertitude du sens qui en émane.

1 commentaire:

  1. Au fait, quel est le consensus de la critique rimbaldienne autour de la comparaison "la mer étagée là-haut comme sur une gravure". Il s'agit d'une construction énigmatique, non ?
    Le début de la Commune le 18 mars est lié à un événement montmartrois sur les hauteurs de Paris.
    L'idée du déluge a à l'époque un sens de révolte du peuple évident pour deux raisons. La Commune a eu lieu et, réprimée dans le sang après deux mois, la révolution n'a pas été actée. Mais il faut ajouter que si Rimbaud recourt lui-même précocement à la métaphore du déluge ou du peuple-flot dans "Le Bateau ivre", "Les Poètes de sept ans", Hugo qui comme Chénier et d'autres a déjà usé de la même métaphore a employé une unique fois le terme "déluge" dans son recueil L'Année terrible, et il l'a fait dans le poème conclusif Le Flot avec cette formule connue : "Tu me crois la marée et je suis le Déluge !"
    Il va de soi que "Après le Déluge" peut à la fois être un appel sincère à un déluge communard et une reformulation du poème final de L'Année terrible avec un persiflage de la posture du rhétoricien. Le premier alinéa tourne en dérision "l'idée du Déluge", elle s'est rassise et le poète genre Hugo regarde cela tout penaud, et l'appel "Eaux et tristesses" peut coïncider avec l'emphase finale "et je suis le Déluge du recueil hugolien.
    Voilà pour le tremblé de facture dans l'énonciation de "Après le Déluge". Mais, vu que le déluge communard est souhaité, ce serait une erreur de privilégier l'ironie et de se contenter de la douche froide.
    Pour les images des alinéas centraux, elles sont une énumération de figures de l'ennui tout simplement, après la défaite de la Commune.
    Les "pierres précieuses" ne vont pas avec les fleurs et ne sont pas les reflets du soleil après le Déluge, il s'agit du "Solde de diamants sans contrôle" de "Barbare" où la braise est remuée par la voix de la Sorcière ou mère de beauté dans le pot de terre.
    La giboulée est un événement du printemps mais contraire à ce que présente Eucharis, on peut penser que l'enfant qui a fuit en claquant la porte lui tend les bras, c'est une averse et cela vaut transition avec l'appel au déluge par un autre phénomène, le fait de sourdre pour les étangs souterrains.
    Mais, la mer étagée, c'est le peuple des hauteurs, et si cette mer déborde elle se déversera sur le reste de la ville. Les barques tirées vers cette mer vont dans le sens inverse des haleurs du "Bateau ivre", ils remontent le courant. Dans "Le Bateau ivre", le "Poème de la Mer" était en bas à l'embouchure du dernier fleuve, mais dans "Après le Déluge", la mer est en haut et c'est elle qui donnait l'idée et le la du Déluge. CQFD.

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