dimanche 14 novembre 2021

Vers de chanson dans "Comédie de la Soif" [Rimbaud 1872 : La césure malgré l'irrégularité partie 3/3 sous partie 1]

Nous sommes parvenus à prouver que l'emplacement de la césure dans les poèmes en vers de douze syllabes de Rimbaud "Qu'est-ce..." et "Famille Maudite" / "Mémoire" correspondait bien à celui canonique de l'alexandrin et que la césure n'était en aucun cas effacée. Nous sommes parvenus également à prouver que trois des quatre poèmes en vers de dix syllabes de Rimbaud adoptaient la césure traditionnelle après la quatrième syllabe.
Le cas de la "Conclusion" du poème "Comédie de la Soif" est plus compliqué.
Trois versions manuscrites du poème "Comédie de la Soif" nous sont parvenues. Il s'agit d'un poème particulier. En gros, nous avons une espèce de choix qui s'offre à nous : ou nous considérons qu'il s'agit d'un groupe de cinq poèmes réunis sous un titre, ce qui correspond à ce que Rimbaud a fait avec les "Fêtes de la patience", ou bien il s'agit d'un unique poème divisé en cinq parties qui ont chacune leur titre. Dans le cas des "Fêtes de la patience", la section "Alchimie du verbe" consacre l'idée d'une lecture autonome des poèmes, puisque seuls deux des quatre poèmes y sont cités : "Chanson de la plus haute Tour" et "L'Eternité". Mieux encore, la citation de deux autres poèmes les empêchent même de se succéder. Parmi les deux poèmes cités, une nouvelle version d'un poème connu aussi sous le titre "Fêtes de la faim". L'ensemble des quatre Fêtes de la patience a aussi pour spécificité que nous changeons de feuillet manuscrit pour chaque poème. Les trois versions manuscrites connues de "Comédie de la Soif", "Enfer de la soif" étant le titre alternatif, enchaînent les cinq parties les unes aux autres dans une sorte de flot continu. Malgré tout, dans mon esprit, il est plus logique de considérer qu'un titre crée un décrochage et qu'il s'agit d'un ensemble de cinq poèmes rendus définitivement solidaires. Toutefois, dans le recueil des Fleurs du Mal, les poèmes sont énumérés par des chiffres romains et, dans l'édition de 1861, apparaît un poème intitulé "Le Fantôme" divisé en quatre parties qui ont chacune leur titre distinct et leur propre numération : I. "Les Ténèbres", II. "Le Parfum", III. "Le Cadre", IV. "Le Portrait". Il s'agit de quatre sonnets, et le premier sonnet est parfois cité de manière autonome sur internet avec son titre respectif "Les Ténèbres". On se trouve dans le cas singulier du poème composé de poèmes. Dans le cas du poème "Le Fantôme", nous avons une uniformisation relative. Il s'agit de quatre sonnets enchaînés à base de décasyllabes littéraires (césure traditionnelle après la quatrième syllabe). En revanche, Baudelaire n'a pas respecté l'ordre des rimes, les quatre sonnets ont des organisations différentes des rimes entre eux pour les quatrains et les tercets. Dans le cas de "Comédie de la Soif", les cinq poèmes dans le poème n'ont rien à voir entre eux au plan des strophes.
Toutefois, ce qui prédomine, c'est la référence au modèle de la chanson. Le premier poème a un vers contrastif de deux syllabes à la Ronsard. Il s'agit d'une hérésie pour les poètes classiques, et c'est au XIXème siècle que les romantiques comme Hugo ont renoué avec les strophes à la manière de Ronsard et Belleau. Le vers contrastif de deux syllabes fait chansonnier. Le premier poème de la série de cinq chez Rimbaud s'intitule "Les Parents" et les deux premiers vers signifient nettement la référence à la chanson :
Nous sommes tes Grand'Parents
            Les Grands,
[...]
Le jeu de réponse de chaque dernier des trois strophes du poème en question confirme aussi l'idée d'une poésie à chanter. Le moi se détache de la première voix chorale des sept vers précédents.

Moi - Mourir aux fleuves Barbares !

Moi - Aller où boivent les vaches.

Moi - Ah ! tarir toutes les urnes.
La mention relève du principe de la didascalie pour distribuer les rôles sur une partition.
Ce "Moi" revient dans les second et troisième poèmes de la série : "De l'Esprit" et "Des amis", tandis que le quatrième poème où il prend la parole en son nom directement s'intitule "Chanson". C'est un peu le principe des voix du poème "Âge d'or" qui est ici anticipé.
Dans le répertoire des vers français de la tradition classique, seuls l'alexandrin et le décasyllabe à césure traditionnelle ne sont pas des vers de chanson. Le vers de huit syllabes représente une catégorie charnière et tous les vers de quatre à sept syllabes appartiennent au monde de la chanson. Les vers de une à trois syllabes sont eux aussi des vers de chanson, à ceci près que leur caractère acrobatique ne leur donne même pas droit de cité dans la grande poésie littéraire.
Par ailleurs, comme les grands vers littéraires sont construits sur des masses syllabiques paires et cela vaut aussi pour leurs hémistiches de six syllabes ou quatre syllabes (alexandrins : deux fois six syllabes, décasyllabe : succession de quatre et six syllabes mesurées), et comme le plus long vers sans césure est lui-même pair : l'octosyllabe, les métriciens estiment que le contraste est à l'origine de la tendance des poètes classiques à privilégier les vers de huit ou de six syllabes. Ils refoulaient les mesures de sept et cinq syllabes. Ils les employaient quand il s'agissait d'accentuer l'idée d'une poésie plus légère de l'ordre de la chanson, par exemple dans la traduction ou élaboration de psaumes ou cantiques, etc.
Il faut remarquer aussi que certains vers à césure existent au XVIIe siècle. Il existe un vers de neuf syllabes avec une césure après la troisième syllabe, et donc un hémistiche impair de trois syllabes et un hémistiche de six syllabes. Hugo ("Les Djinns") et Banville semblent en ignorer l'existence, malgré une présence minimale dans les comédies de Molière. Ce profil de vers étant réservé à la chanson, il faut suspecter que les poètes romantiques et parnassiens ne lisaient jamais attentivement les vers de chanson, alors même qu'ils en firent un étendard pour s'opposer au classicisme en leur siècle.
Il existait aussi un vers de onze syllabes avec un premier hémistiche impair de cinq syllabes, et il existait même avec Scarron un vers de treize syllabes dont la césure était après la cinquième syllabe, mais le second hémistiche de huit syllabes me fait considérer que ce vers ne doit pas être classé sans procès parmi les vers de chanson.
En tout cas, vu que j'ai souligné l'apparentement des cinq poèmes de "Comédie de la Soif" avec les quatre poèmes des "Fêtes de la patience", le poème "Fêtes de la faim" et le poème "Le loup criait..." qui est visiblement de l'ordre des "Fêtes de la faim", force est de constater que tous ces poèmes ne comportent pas le moindre alexandrin. Tous les poèmes sont composés de vers sans césure, avec des choix de refrains, des variations strophiques, des contrastes de vers courts (de deux syllabes dans "Les Parents").
Dans cette masse, le poème "Conclusion" de "Comédie de la Soif" est une véritable exception, c'est le seul poème qui invite à en rechercher la césure.
Si c'est un décasyllabe littéraire, il n'a pas sa place dans cet ensemble de poèmes aux vers de chanson, s'il est en décasyllabes aux deux hémistiches de cinq syllabes il y retrouve sa place de droit.
Le poème en vers aux deux hémistiches de cinq syllabes est clairement perçu comme relevant du mode chansonnier.

Sur l'ensemble des trois manuscrits connus de "Comédie de la Soif", les variations au plan des vers sont peu nombreuses.
Si nous faisons abstraction de la ponctuation, je relève pour l'essentiel une interversion de mots "Si j'ai jamais" / "Si jamais j'ai" (voir citations ci-dessous), une variante d'adjectif de "vieille ville" à "bonne ville" et enfin deux passages au pluriel "le(s) bitter(s) sauvage(s)", "le(s) pays des vignes" :

Viens, les Vins vont aux plages,
Et les flots par millions !
Vois le Bitter sauvage
Rouler du haut des monts ! ("Comédie de la Soif")

Viens les Vins vont aux plages ;
Et les flots ! par millions !
Vois les Bitters sauvages
Rouler du haut des monts. ("Enfer de la Soif")

Viens ! les vins vont aux plages,
et les flots, par millions !
Vois le bitter sauvage
rouler du haut des monts : (version sans titre)

Si mon mal se résigne
Si j'ai jamais quelque or
Choisirai-je le Nord
Ou le Pays des Vignes ?...
- Ah songer est indigne ("Comédie de la Soif")

Si mon mal se résigne
Si jamais j'ai quelque or
Choisirai-je le Nord
Ou les pays des vignes ?...
- Ah ! songer est indigne ("Enfer de la Soif")

Si mon mal se résigne
si jamais j'ai quelque or,
choisirai-je le Nord
ou les pays des vignes ?...
Ah ! songer est indigne (version sans titre)
Notons un fait intéressant. Alors qu'il s'y est déjà essayé à plusieurs reprises, Rimbaud renonce au niveau de "bitter sauvage" à la rime d'un singulier avec un pluriel en "s". Mais il revient ensuite à la leçon au singulier, ce qu'il ne fera pas pour "les pays des vignes" où, de toute façon, la variation n'impliquait pas la rime "vignes" toujours au pluriel. 
Par ailleurs, l'analyse des versions m'invite à penser que le meilleur établissement du texte consisterait plutôt à prendre pour support la version sans titre, mais en lui adjoignant les titres de la version "Enfer de la Soif", ce qu'aucun éditeur ne fera. Observons enfin que dès "Enfer de la Soif", le titre "Conclusion" disparaît et que cela crée un antécédent au cas du poème "Jeunesse" des Illuminations.
Rimbaud a-t-il réellement préféré pour le sens le pluriel "bitters sauvages" avant de considérer que le non respect de la correction à la rime lui importait plus ?
Il faut dire que, dans l'histoire de la poésie de Rimbaud, le poème "Comédie de la Soif" est le premier en date à offrir une accumulation de défauts de rimes, jusqu'à certaines absences flagrantes. La rime "boire"::"barbare" n'est pas acceptée dans la tradition classique. Pourtant, il est évident qu'il y a bien une rime en "-are" entre les deux, mais l'orthographe "oi" et l'ancienne prononciation "wè" ont un poids culturel. Mais dans "Les Parents", Rimbaud va aggraver les défauts de rimes strophe après strophe. La première strophe n'a qu'une rime approximative "barbare"::"boire" dont nous venons de parler. Le poème débute par une rime plate "Grands-Parents" / "Grands", puis il offre des rimes croisées un peu vicieuses entre elles au plan des lettres graphiques exhibées : "sueurs", "verdure", "cœur", "imposture". Nous avons du "u", du "e", du "r". Cependant, il n'y a rien à redire sur la correction des deux rimes : "sueurs" / "cœur" et "verdure" :: "imposture", sauf que nous avons une rime d'un pluriel et d'un singulier à chaque fois : "sueurs" et "cœur" d'un côté et "verdures" et "imposture" de l'autre. Le problème n'est pas du singulier et du pluriel, mais c'est le fait qu'un mot ait un "s" final et l'autre non. Ce sont des logiques qui nous échappent, mais qui viennent de l'évolution de la langue. Premier point : jadis, le "s" se prononçait. Deuxième point : si jamais le vers suivant commençait par une voyelle (ce qui n'est pas le cas ici), une élocution exigeante en fait de liaison ferait entendre le phonème [z]. Rimbaud rompt en visière avec une règle devenue quelque peu absurde.
La deuxième strophe joue au plan phonétique sur l'assonance d'une rime en "é", mais cela est perverti au plan graphique par la suite "-iers" qui s'oppose à l'isolement du "é". Je parle de perversion, puisque dans la deuxième strophe, après la rime plate : "Grands-Parents" / "champs", nous devions avoir des rimes croisées et cela suppose que nous reliions "osiers" à "mouillé" et "fossé" à "celliers". Le lien de "fossé" à "celliers" a d'ailleurs une pertinence sémantique en tant que trous dans le sol. Toutefois, on a plutôt des rimes embrassées : "osiers" et "celliers" vont ensemble pour l'orthographe et "fossé" et "mouillé" formerait alors une mauvaise rime, puisque la rime en "-é" trop facile est proscrite en poésie classique et appelle le renfort de la consonne d'appui. Notons une autre perversion au plan de la consonne d'appui, puisque "mouillé" permet de faire cortège à "osiers" et "celliers" et seul "fossé" ne rime pas du tout en regard de l'exigence classique. L'idée de souligner le mot "fossé" n'est sans doute pas innocente dans la construction compliquée des rimes de ce centre de deuxième strophe. Et l'idée d'un déplacement de la rime du côté de l'unité du sens entre "fossé" et "celliers" prend tout son sens avec l'anomalie finale où nous ne retrouvons pas la moindre rime entre "lait" et "vaches", sauf à envisager un lien sémantique évident entre les deux mots. J'ai envie de parler de rime blanche, je ne sais pas pourquoi...
La troisième strophe confirme notre idées. Après la rime plate : "Grands-Parents" / "Prends", nous retrouvons la configuration en rimes croisées : "armoires", "rares", "bouilloires", "fleurs", où "armoires" rime avec "bouilloires". En revanche, il n'y a pas rime mais assonance entre "rares" et "fleurs", et l'opposition de rime féminine et de rime masculine fait qu'il n'est même pas certains que nous puissions parler d'assonance. Au Moyen Âge, les laisses assonancées existaient, mais je n'ai pas le souvenir d'un mélange autorisé des cadences masculines et des cadences féminines. Il faudrait vérifier, mais a priori au Moyen Âge les cadences ne se mélangeaient pas, et c'est même normal, puisque la prononciation du "e" était plus nette. Le français est issu du latin et le "e" est né d'autres voyelles qui étaient prononcées et il a fallu plusieurs siècles pour que sa prononciation s'amenuise.
L'autre point fort, c'est que malgré tout "rares" reconduit quelque chose de la confusion de la strophe précédente : "osiers" / "fossé" / "mouillé" / "celliers", tout en citant l'anomalie de rime plus théorique que réelle de la fin de première strophique : "boire"::"Barbares". Notons un autre fait intéressant. Dans le cas de la deuxième strophe, le mot singulier est "fossé" qui n'a pas de consonne d'appui, tandis qu'ici le cas singulier est le mot "fleurs", puisque "rares" peut rimer avec "armoires" et "bouilloires" dans l'absolu. Or, ce qui finit par s'imposer, c'est l'idée de "fleurs" qu'on va déposer auprès du "fossé".
J'ignore le parti qu'on peut en tirer au plan de comparaison avec les mots à la rime dans la première strophe.
En revanche, le jeu d'un remplacement de la rime par une unité lexicale est confirmée pour le couple de mots de la dernière strophe : "cimetière" et "urnes". C'est du même ordre d'idées que le lien entre "fossé" et "fleurs" qui plus est !
Rimbaud va moins provoquer son lecteur en fait de rimes dans les quatre poèmes suivants. Néanmoins, nous constatons plusieurs cas de rimes entre un singulier et un pluriel : "Ondines" / "fine", "chers" / "mer", "filleule" / "gueules", "étang" / "bois flottants", "résigne" / "Vignes" / "indigne", "redeviens" / "ancien" et bien sûr "sauvage" avec "plages", "sages" et "paysages" sur deux versions manuscrites.

Dans le second poème "L'Esprit", Rimbaud va jouer sur le faible écart syllabique entre les deux mesures employées : alternance faible d'un vers de six syllabes et d'un vers de cinq syllabes. Le choix de deux verts courts et le faible écart d'une syllabe entre les deux mesures soulignent l'idée que ce sont des vers de chanson, mais rien là d'aussi provocateur que le traitement des rimes dans le premier poème.

Dans le troisième poème "Les Amis", nous retrouvons les deux mêmes mesures et le même faible écart entre elles. Cependant, nous avons à nouveau affaire à un poème très provocateur, puisque le changement de mesure n'est pas alignée sur un mode de strophe, mais court-circuite le poème en son milieu. La première moitié du poème est en vers de six syllabes et, sans crier gare, la seconde moitié est en vers de cinq syllabes. Le scandale vient du fait que le poète opère le basculement au milieu du quatrain central d'un poème en trois strophes. Et perfidement, Rimbaud exploite la didascalie "Moi" qui n'appartient pas à la mesure du vers pour mieux embrouiller l'esprit de son lecteur :

                 Gagnons, pèlerins sages
                 L'Absinthe aux verts piliers...
Moi-                      Plus ces paysages
                              Qu'est l'ivresse, Amis ?
Sur les trois manuscrits, la position du tiret est frappante. Il suit la mention "moi" au lieu d'être proche du discours qu'il introduit. Cela semble un indice révélateur que Rimbaud ne voulait pas que nous anticipions le changement de mètre, il souhaitait un effet de surprise.
Admirez en même temps l'unique défaut de rime dont nous n'avions pas encore parlé "piliers"::"Amis". Il faut ajouter que le brouillage est renforcé par la reprise de la rime en "-ages" de la strophe précédente.

Pour le quatrième poème "Chanson", nous n'avons que des vers de six syllabes, et la distribution des rimes ABBAA n'est pas tout à fait orthodoxe, mais elle est quelque peu héritée de Baudelaire, sans comtper que Musset nous avait habitués aux sizains où les rimes n'étaient pas symétriques d'une strophe à l'autre. Rien là de bien provocateur. En clair, nous avons une alternance qui se dessine : premier poème provocateur, second légèrement osé, troisième poème provocateur, quatrième légèrement osé. Il reste à évaluer le cinquième poème, mais à cause de cette idée d'alternance et à cause aussi du fait que nous passons du début provocateur à la fin du poème, nous nous attendons à ce qu'il soit un poème provocateur. Les provocations n'étaient pas les mêmes entre le premier poème et le troisième poème, donc nous nous attendons à une autre exploration provocatrice dans le cas du cinquième poème.
Un lien pouvait être observé entre le deuxième et le troisième poème. Les vers courts du poème "De l'Esprit" préparait le terrain à la configuration plus vicieuse du poème "Les Amis". Nous n'observons pas en revanche que les vers de six syllabes servent à préparer le terrain au poème final "Conclusion".
Evidemment, tout le monde le voit venir : la provocation va porter sur la mesure du vers de dix syllabes.
Entre les trois versions manuscrites du dernier poème, ce qui change c'est la ponctuation et l'absence de titre pour deux versions. Les mots sont les mêmes et défilent dans le même ordre dans les trois poèmes. Nous n'allons étudier qu'une seule version, celle de "Comédie de la Soif", en tant que première version en date. Nous ne prenons pas la version considérée comme la plus aboutie, mais comme la plus proche de la période d'élaboration.
Les pigeons qui tremblent dans la prairie
Le gibier, qui court et qui voit la nuit,
Les bêtes des eaux, la bête asservie,
Les derniers papillons !... ont soif aussi

Mais fondre où fond ce nuage sans guide,
- Oh ! favorisé de ce qui est frais !
Expirer en ces violettes humides
Dont les aurores chargent ces forêts ?
La pression contextuelle invite à penser que les vers sont plutôt en deux hémistiches de cinq syllabes, vers de chanson.
Procédons tout de même au découpage concurrent avec une lecture forcée en décasyllabes traditionnels :
Les pigeons qui tremblent dans la prairie
Le gibier, qui court et qui voit la nuit,
Les bêtes des eaux, la bête asservie,
Les derniers papillons !... ont soif aussi

Mais fondre où fond ce nuage sans guide,
- Oh ! favorisé de ce qui est frais !
Expirer en ces violettes humides
Dont les aurores chargent ces forêts ?
Nous ne sommes pas dans le même cas que "Tête de faune". Ici, tous les vers sont entravés, sauf un. Notons tout de même quand dans les critères métriques de Benoît de Cornulier, le pronom relatif "qui" n'est pas mentionné. Cela suppose qu'une césure après le pronom "qui" ne choque pas véritablement. Le cas est un peu plus délicat. Il faut bien sûr différencier l'emploi du pronom "qui" selon qu'il est à la fin d'un syntagme "sans qui", "avec qui" ou selon qu'il est la tête exclusive d'une subordonnée relative comme c'est le cas ici dans les deux premiers vers. Les poètes ne pratiquaient de toute façon pas volontiers du tout la césure sur le pronom "qui", même quand à l'époque parnassienne les poètes pratiquaient les césures sur les pronoms placés avant les verbes ou sur les déterminants du nom. Par conséquent, Rimbaud serait fortement provocateur s'il nous imposait de reconnaître la césure traditionnelle, malgré la succession de deux "qui" aux deux premiers vers.
Pour les enjambements de mot, une lecture affectée de "papillons" en tenant compte du redoublement des "p" n'est pas impossible à envisager et le cas de "favorisé" s'appuierait sur les antécédents de Verlaine "voulez-vous" dans "Les Uns et les autres" et de Rimbaud dans "Tête de faune". Mais, dans "Tête de faune", les enjambements de mots sur trois vers faisaient contraste avec la régularité sensible du reste du poème, alors qu'ici la reconnaissance de la césure est entravée tout du long, sauf au début du deuxième quatrain. Notons tout de même que grâce à la répétition de "fondre" à "fond", la césure se défend très bien au plan du cinquième vers du poème. Ceci dit, l'indice vient tard.

Passons à la lecture forcée avec une césure après la cinquième syllabe :

Les pigeons qui tremblent dans la prairie
Le gibier, qui court et qui voit la nuit,
Les bêtes des eaux, la bête asservie,
Les derniers papillons !... ont soif aussi

Mais fondre où fond ce nuage sans guide,
- Oh ! favorisé de ce qui est frais !
Expirer en ces violettes humides
Dont les aurores chargent ces forêts ?

La lecture en décasyllabes de chanson est plus agréable. Elle a le mérite d'être nettement défendable pour les trois premiers vers. Elle est naturelle pour les vers 2 et 3 et seule une césure à l'italienne est supposée au vers 1, césure à l'italienne qui apparaît sur la deuxième version connue de "Tête de faune" avec "splendides". Une césure à l'italienne d'importance apparaît aussi dans la version du "Qaïn" de Leconte de Lisle qui ouvre le second volume du Parnasse contemporain dont l'édition complète est toute récente, fin de l'année 1871.
Le vers 6 offre une lecture à nouveau naturelle sur ce mode et le dernier vers suppose une césure lyrique qui arriverait à se défendre plus aisément du fait de l'abondant roulement des [R] autour.
La césure sur les déterminants "ce" et "ces" est prosodiquement moins séduisante, d'autant plus que nous sommes censés utiliser un mètre qui souligne l'idée de chanson. Malgré tout, il s'agit d'une césure audacieuse banalisée par les parnassiens, et nous avons une symétrie dans le second quatrain : vers 5 et 7, puisque les vers 5 et 7 ont également la même rime "guide" / "humides".
Avouons deux faits un peu troubles. Pour le vers 5, la césure après "ce" vient après une répétition qui favorisait nettement l'idée de la césure traditionnelle. Ce seul fait ne peut dans la balance l'emporter face à tout ce que nous avons remarqué. Si on fait les comptes, la césure après la cinquième syllabe convient mieux et a le mérite de s'installer dès le début du poème, et si on trouve la première césure entravée, outre que la lecture à césure après la quatrième syllabe du vers 1 est plus entravée encore, nous pouvons parler d'un véritable renforcement de la césure après la cinquième syllabe, puisque si "tremblent" provoquait un doute, nous avons un arrêt net cette fois après la même configuration pronom relatif "qui" et verbe au vers 2, puis une symétrie nette appuyée par une répétition de mot "bêtes" / "bête" au vers 3.
Par ailleurs, dans la seconde version de "Tête de faune", le verbe "tremble" remplaçait le verbe "perle" à la césure d'un vers. Le positionnement de "tremblent" devant la césure ne surprend pas et le chevauchement du "e" féminin de "-ent" correspond à un tremblé de facture qui donne du sens à la provocation métrique du vers 1. Il vaut mieux la césure qui trembl/ent" et "qui court", que les deux césures (suspensives) incongrues sur "qui".
En revanche, au vers 4, la césure dégage une cacophonie de deux "on" placé après la césure. J'ai dit dans le cas de "Jeune ménage" que la cacophonie de deux "in" successifs devant la césure n'était vraiment pas favorable à l'identification d'une césure. Dans le cas du vers 4, j'accepte en revanche la cacophonie quand elle vient après la césure. Pourtant, cela est discutable et nous découvrons ici le terrain sensible des arguments qui ne sont pas absolus. J'avancerai toutefois l'idée que la cacophonie est moins choquante après la césure quand le poète doit rebondir qu'avant la césure où un rebond est entravé par cette césure :
Les derniers papill+ons ! ont soif aussi.... (entrave peut-être minimisable)

Que ce sont bien in+trigues de génie ("Jeune ménage", entrave majeure qui ne plaide pas en faveur de la césure)
La lecture du poème avec une césure forcée après la quatrième syllabe n'est pas si absurde que ça. Elle passe beaucoup plus naturellement qu'il n'y paraît et il est très facile d'en tirer du sens vers par vers.
Rimbaud aurait composé un cas unique de concurrence où il n'est plus possible avec évidence de préférer une césure à une autre.
Voici donc l'unique cas compliqué parmi les vers de dix syllabes de Rimbaud. On ne peut pas dire que des séries apparaissent. Pour les deux premiers vers, les deux "qui" devant la césure et les verbes ensuite font une série, mais cette série est reconductible au plan de l'autre césure, puisque la série correspondante, c'est "qui tremblent" et "qui court" avec une césure à l'italienne pour le premier verbe. Dans le cas de l'enjambement de mot sur "papillons", aucune série, mais c'est le mot qui permet finalement de justifier n'importe quelle lecture affectée, soit sur la première syllabe, soit sur la syllabe centrale. Et dans les deux cas, le mot "papillons" dégage la même idée d'animal qui traverse gracieusement la césure.
La série de deux césures sur "ce" et "ces" dans le cas de la lecture forcée après la cinquième syllabe a pour corollaire la série de deux hémistiches commençant par ces déterminants dans le cas de l'autre lecture forcée après la quatrième syllabe.
Nous ne sommes pas dans le cas d'une série qui s'imposerait pour une configuration, mais serait non pertinente dans l'autre configuration métrique.
Evidemment, l'idée d'imposer la lecture en hémistiches de cinq syllabes a aussi pour elle le contexte d'emploi au milieu d'une poésie chansonnière, mais je n'ai pas réussi pleinement à prouver qu'une césure éclipsait l'autre. Ici, plus que jamais, nous avons un jeu sur les limites. Et finalement, cela rejoint le jeu de brouillage des rimes du premier poème "Les Parents".

Maintenant que nous avons tous ces éléments en main il va être temps de passer à la grande énigme des vers de onze syllabes.
Rappelons que les manuscrits de "Comédie de la Soif", "Larme", "Bonne pensée du matin" et "La Rivière de Cassis" sont tous datés du mois de mai 1872 et forment l'ensemble des vers ajoutés au dossier remis à Forain avec la suite paginée plus ancienne et les proses des "Déserts de l'amour". Et les autres poèmes datés de mai 1872, les trois premières "Fêtes de la patience" ont des vers courts, sans césure.
Je ne vais pas m'attarder sur l'alexandrin final évident de "Bonne pensée du matin". L'important, c'est que "Tête de faune" fut le premier poème à brouillage de la césure. En bonne logique, "Conclusion" de "Comédie de la Soif", "Larme" et "La Rivière de Cassis" sont les trois suivants en date.
Qui plus est, nous observons que "Conclusion" est plus compliqué à cerner pour la césure que quatre compositions postérieures. "Jeune ménage" et "Juillet", poèmes clairement postérieurs, ont des césures qui peuvent être prouvées, mises en relief, et c'est le cas aussi des deux poèmes en vers de douze syllabes dont nous prouvons qu'ils sont en alexandrins et qui sont eux aussi en principe postérieurs : "Qu'est-ce" et "Mémoire".
Contemporains de "Comédie de la Soif", "Larme" et "La Rivière de Cassis" vont demander une première étude attentive. Le poème "Est-elle almée ?" date de juillet 1872 et "Michel et Chrsitine" date soit de juillet, soit d'août 1872, sachant qu'il est proche de "Juillet" pour certains faits sur lesquels il faudra revenir.
Il y a un autre point important. Le poème "La Rivière de Cassis" offre des changements de mesures.
Ainsi, notre prochaine grande étude portera sur le poème "Larme", poème dont le travail sur les rimes est à rapprocher du cas de "Les Parents" traité plus haut. Pour nous, nous pressentons que l'invention du vers de onze syllabes rimbaldien s'est jouée avec "Larme".
Nos choix sont faits plus, rien ne va plus !

A suivre...

1 commentaire:

  1. Ce n'est pas anodin d'avoir commenté les rimes de "Comédie de la Soif" et d'avoir rappelé la liste des manuscrits de vers nouvelle manière de mai 1872 du dossier Forain. Cela a son importance pour aborder "Larme". Il n'est pas non plus sans intérêt de préciser la chronologie. "Tête de faune" a une césure prouvée. "Conclusion" de a seulement une césure préférable et joue plus sur la confusion des mesures, et c'est dans le même contexte que "Larme" a été composé, alors que "Jeune ménage" et "Juillet" on repris la voie d'une césure prouvable.

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