mardi 9 novembre 2021

Et Dave, bien armé, abolit le hasard métrique ! [Rimbaud 1872 : La césure malgré l'irrégularité (partie 2/3 sous-partie 2)]

Appliquons le principe de la lecture forcée des césures à l'autre poème en vers de douze syllabes "Famille maudite" / "Mémoire", et même aux deux versions, et appliquons le principe aussi aux poèmes en vers de dix syllabes. Je vais commencer par rapprocher "Jeune ménage", "Juillet" et "Famille maudite" / "Mémoire". Nous allons faire un constat que de manière comique et familière j'ai envie de dire "accablant". Je rétablis les majuscules à l'initiale des vers dans le cas de la transcription de "Mémoire". Je considère que leur absence sur le manuscrit n'a pas à être reportée dans les éditions imprimées, je me suis déjà expliqué sur le sujet.

                         Mémoire

                             1

L'eau claire ; comme le sel des larmes d'enfance,
L'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes ;
La soie, en foule et de lys pur, des oriflammes
Sous les murs dont quelque pucelle eut la défense ;

L'ébat des anges ; - non ... le courant d'or en marche,
Meut ses bras noirs, et lourds, et frais surtout, d'herbe. Elle
Sombre, avant le Ciel bleu pour ciel-de-lit, appelle
Pour rideaux l'ombre de la colline et de l'arche.

                            2

Eh ! l'humide carreau tend ses bouillons limpides !
L'eau meuble d'or pâle et sans fond les couches prêtes.
Les robes vertes et déteintes des fillettes
Font les saules, d'où sautent les oiseaux sans brides.

Plus pure qu'un louis, jaune et chaude paupière,
Le souci d'eau - ta foi conjugale, o l'Epouse ! -
Au midi prompt, de son terne miroir, jalouse
Au ciel gris de chaleur la Sphère rose et chère.

                            3

Madame se tient trop debout dans la prairie
Prochaine où neigent les fils du travail ; l'ombrelle
Aux doigts ; foulant l'ombelle ; trop fière pour elle
Des enfants lisant dans la verdure fleurie

Leur livre de maroquin rouge ! Hélas, Lui, comme
Mille anges blancs qui se séparent sur la route,
S'éloigne par delà la montagne ! Elle, toute
froide, et noire, court ! après le départ de l'homme !

                          4

Regret des bras épais et jeunes d'herbe pure !
Or des lunes d'avril au cœur du saint lit ! Joie
Des chantiers riverains à l'abandon, en proie
Aux soirs d'août qui faisaient germer ces pourritures.

Qu'elle pleure à présent sous les remparts ! l'haleine
Des peupliers d'en haut est pour la seule brise.
Puis, c'est la nappe, sans reflets, sans source, grise :
Un vieux, dragueur, dans sa barque immobile, peine.

                          5

Jouet de cet œil d'eau morne, Je n'y puis prendre,
Oh ! canot immobile ! oh ! bras trop courts ! ni l'une
Ni l'autre fleur : ni la jaune qui m'importune,
Là ; ni la bleue, amie à l'eau couleur de cendre.

Ah ! la poudre des saules qu'une aile secoue !
Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !
Mon canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée
Au fond de cet œil d'eau sans bords, - à quelle boue ?
Le poème est d'une certaine étendue, il fait quarante vers. Remarquons en passant que, s'il n'est pas disposé en quatrains, le poème de l'Album zutique "Les Remembrances du vieillard idiot" fait lui-même quarante vers et il permet plusieurs rapprochements intéressants avec "Mémoire" : l'idée de souvenirs dans "Remembrances" et du coup dans le second titre du poème en vers irréguliers "Mémoire", et il faut ajouter qu'après "Les Remembrances du vieillard idiot" la dernière transcription zutique de Rimbaud est une autre parodie de Coppée, un dizain à sa manière, avec le titre... "Ressouvenir". La comparaison pour l'idée de "famille maudite" et de déroute sexuelle n'est pas inintéressante. La fin des deux poèmes a une allure similaire : "- et tirons-nous la queue !" et "à quelle boue ?" ont une allure rythmique quelque peu similaire, sachant que le "-et tirons-nous la queue !" s'inspire de la nouvelle en prose "Ce qu'on prend pour une vocation", publiée en deux parties par Coppée dans le périodique Le Monde illustré vers août-septembre 1871. Enfin, un passage nettement sexué des "Remembrances du vieillard idiot" a une formule rythmique sensiblement proche des vers 5-6 de "Mémoire" : "-oh ! non ! - / Pour avoir le bout, gros, noir et dur, de mon père, / Dont la pileuse main me berçait..." face à "- non !... le courant d'or en marche, / Meut ses bras noirs, et lourds, et frais surtout d'herbe." Mais ces rapprochements ne sont pas à l'ordre du jour.
Passons à l'analyse métrique du poème. Nous sommes dans un cas similaire à "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." Je sors volontairement du cadre de compréhension d'une personne qui serait en train de lire ces vers. A l'analyse, il s'agit de deux poèmes en vers de douze syllabes. En principe, en français, les vers de douze syllabes ont une césure après la sixième syllabe, et on les appelle alors des alexandrins. Ici, la césure n'est pas nettement identifiable de prime abord. Nous pouvons nous dire qu'il s'agit de deux poèmes en vers de douze syllabes, mais pas de poèmes en alexandrins.
Toutefois, pour l'un comme pour l'autre poème, si Rimbaud n'avait pas tenu compte de la césure, il n'y aurait pas non plus autant de vers où elle est aisée à rétablir. Surtout, il y aurait énormément de franchissement de la césure par un mot au sens graphique. Nous n'en avons relevé que six dans le cas de "Qu'est-ce...", moins d'un quart des césures que nous pouvons étudier, puisque le poème est en 24 vers, plus un vingt-cinquième interrompu, mais interrompu après la césure. Donc il y avait six enjambements de mots graphiques sur 25 césures (prises d'abord comme hypothétiques) dans "Qu'est-ce". Dans "Mémoire", nous avons un poème de 40 vers et donc nous dénombrons 40 césures hypothétiques dans le cas d'une lecture forcée en alexandrins. Pourtant, les franchissements de mots graphiques à la césure sont au nombre de cinq. Ils sont moins nombreux que les six du précédent poème qui n'offrait que 25 césures hypothétiques à l'analyse. Ce n'est pas tout. J'ai parlé d'enjambements de mot au sens graphique, mais pour un spécialiste des questions de versification les césures qui détachent le "e" instable final d'un mot de plusieurs syllabes ne répondent pas au critère strict de l'enjambement de mot. Or, le fait remarquable, c'est que "Mémoire" possède trois césures sur mots graphiques qui sont en réalité des césures détachant un "e" de fin de mots polysyllabiques : "saut-ent", "ombell-es", "saul-es". On parle de césure à l'italienne, et ceci avertit le lecteur que le phénomène est admis dans certaines traditions. Dès le début de ses publications métriques sur Rimbaud, Benoît de Cornulier a souligné cette spécificité du poème "Mémoire". Mais, loin d'en faire un argument pour dire que la césure était maintenue dans "Mémoire" il en a fait un argument intellectuel un peu bâtard selon laquelle c'est une nouvelle manière de nier la césure que Rimbaud ne pratiquait pas avant, ce qui, en réalité, n'a pas de sens.
Cornulier a mis cela en relation avec le fait que le poème "Mémoire" est tout en rimes féminines, tandis que le poème "Qu'est-ce" est en grande partie en rimes masculines avec deux exceptions, mais deux exceptions se fondant sur la reprise paradoxale du mot "frère(s)" qui sert à former des rimes féminines tout en désignant des personnages masculins en principe. Ces comparaisons sont pertinentes, mais Cornulier n'en tire pas pour conséquence que c'est la preuve que la césure est maintenue. Il faut pourtant conclure avec évidence que si Cornulier peut dénombrer les trois césures à l'italienne de "Mémoire", c'est bien parce qu'il admet implicitement qu'il y a une césure. Bien que le raisonnement de Cornulier ne soit pas logique, il ne l'a jamais corrigé et surtout tous les rimbaldiens et tous les métriciens, sauf moi, se sont alignés sur cette conclusion critique. Et cela dure depuis quarante ans, alors que c'est viscéralement absurde.
Et pourtant, ils ne m'ont pas attendu non plus pour constater quelques autres faits étonnants en ce qui concerne les trois "césures à l'italienne" du poème que pourtant ils ne valident pas. Les mots "sautent" et "saules" sont formés de deux syllabes, et la première syllabe est identique : "sau-", tandis que "saules" et "ombelles" offrent l'exemple d'un franchissement de la césure autour d'un "l". Peu importe que pour vous les "l" soient avant ou après la césure. Ce qui est fondamental, c'est que le "e" soit après la césure, le "l" ne demande pas de se prononcer catégoriquement. Mais, il n'en reste pas moins qu'on a un air de famille des césures sur la consonne d'appui du "e" rejeté est un [l]. Mais la comparaison va plus loin encore. La césure "hypothétique" sur "sautent" se fait à proximité d'une mention de "saules" qui sera l'objet bien plus loin dans le cours du poème de la troisième et dernière césure "hypothétique". Les mots "saules" et "sautent" sont compris dans le même vers, et vu les implications lexicales du verbe "sautent", il est difficile de passer à côté du caractère sautillant du procédé d'échos au sein du vers suivant :
Font les saules, d'où sautent les oiseaux sans brides.
Un effet similaire moins voyant peut alors être remarqué au sujet du vers suivant entre "saules" et "aile" qui tous deux sont des mots de deux syllabes avec un "l" en consonne d'appui au "e" final, et "aile" fait écho au plan du sens à "oiseaux" si on me permet d'enfoncer des portes ouvertes :
Ah ! la poudre des saules qu'une aile secoue !
Or, le phénomène sautillant entre "saules" et "sautent" est précisément orchestré au sujet de la seconde césure "hypothétique" à l'italienne, puisque le mot "ombelle" va être placé à proximité d'une mention "ombrelle", et le parallèle est renforcé par le fait que "ombrelle" est à la rime et "ombelle" à la césure. Et je précise qu'à la rime, la séquence nettement à la rime est "brel", le "le" est la syllabe féminine surnuméraire, la treizième qui ne compte pas pour la mesure, et dans "ombelle", la syllabe calée en fin de premier hémistiche est "bel", tandis que le "le" compte pour la mesure mais en tant que segment repris par le second hémistiche. La symétrie des positions est remarquable et il y a un effet de consécution entre le second hémistiche d'un vers et le premier hémistiche du vers suivant :
Madame se tient trop debout dans la prairie
Prochaine où neigent les fils du travail ; l'ombrelle
Aux doigts ; foulant l'ombelle ; trop fière pour elle
[...]
L'occurrence de "elle" pour la rime achève de souligner la symétrie, puisque nous avons trois hémistiches successifs qui riment en "-elle", et merci de ne pas vous embrouiller l'esprit avec le fait que, à la rime, deux séquences "-le" sont surnuméraires, tandis qu'à l'hémistiche une est comptée dans la mesure de l'hémistiche suivant.
On peut remarquer que ce jeu sur "ombelle" favorise un rapprochement avec le sonnet "Voyelles" et la mention "les fils du travail" pourrait avoir du sens en regard du "Jamais nous ne travaillerons" de "Qu'est-ce", puisque nous souscrivons à l'idée de Cornulier de faire une lecture en miroir de "Qu'est-ce" et "Mémoire".
Mais, malgré toutes ces observations, ni Cornulier, ni d'autres métriciens, ni d'autres rimbaldiens n'en arrivent à la conclusion qu'il faut lire le poème en forçant l'identification de la césure. Je ne comprends pas comment c'est possible, mais c'est un fait. Je suis l'exception, mais dans ma catégorie de lecteur isolé je vais maintenant souligner d'autres faits métriques significatifs qui apparaissent quant on applique mon procédé de lecture métrique forcée.
Premièrement, si nous faisons la différence entre les césures à l'italienne et les enjambements de mots, il n'y a plus cinq enjambements de mots dans "Mémoire", mais seulement deux. Deux seulement en quarante vers. Je trouvais déjà que 6 césures sur 25 c'était une proportion un peu faible dans le cas de "Qu'est-ce", mais nous passons à une proportion de 2 sur 40. Du 5%, ça vous parle ?
Et comme si cela ne suffisait pas, les deux enjambements de mots se trouvent dans un unique quatrain, et ce quatrain est le sixième du poème, et le découpage en cinq parties numérotées du poème vous aide à apprécier à quel point il s'agit d'un quatrain de milieu de poème.
Le premier enjambement de mot en tant que tel a lieu au vers 21 d'un poème de 40 vers. Le second enjambement de mot a lieu au vers 24.
Les vers 21 et 24 sont les deux vers externes d'un même quatrain :

[...] 
Leur livre de maroquin rouge ! Hélas, Lui, comme
Mille anges blancs qui se séparent sur la route,
S'éloigne par delà la montagne ! Elle, toute
Froide, et noire, court ! après le départ de l'homme !
Le premier enjambement de mot souligne la présence étymologique d'un pays interprété culturellement comme oriental, alors qu'il est occidental techniquement, dans "maroquin", le deuxième enjambement de mot brise la préposition "après", avec un effet d'ironie puisque la partie "près" fait contraste avec l'idée que l'homme est déjà loin. On observe également d'autres faits troublants dans le cadre du rapprochement avec "Qu'est-ce". J'ai dit que les enjambements de mots cessent dans "Qu'est-ce" lorsque l'océan est frappé et que la terre fait assaut de pierres qui tombent en pluie sur le poète. Je remarque que la césure sur "maroquin" est amenée par une réaction de rage de cette Madame qui foule l'ombelle. On me dira que si la logique est respectée entre les deux poèmes l'enjambement de mot ne doit pas être créé par cette "Madame". Cependant c'est l'ombelle qui semble fière de voir les enfants lire dans la verdure. Je remarque également que ce quatrain souligne une césure par jeu de mots avec la forme verbale "se séparent" où le pronom "se" est séparé par la césure de forme verbale "séparent".
Avez-vous encore besoin de dire césures "hypothétiques" ? Vous voyez que j'ai mis des guillemets depuis quelque temps. Est-ce que vous ne pensez pas qu'à un moment donné il faut appeler un chat un chat, Rolet un Fripon, une césure une césure, et David Ducoffre un parfait métricien ?
Je ne vais pas commenter le sens du poème "Mémoire" ici, je me contente d'ajouter que dans le parallèle avec "Qu'est-ce", il faut observer qu'il y une reprise et un déplacement. Dans "Qu'est-ce", le poète est du côté de l'océan et il s'oppose à la terre, symbole de l'Ordre (au-delà même de la référence communarde). La lutte métrique orchestre ce conflit. Dans "Mémoire", les lignes sont déplacées, la relation est entre l'eau et la lumière, et cette eau n'est pas identifiable à l'océan révolutionnaire du poème précédemment étudié.
Mais, j'ai parlé tout à l'heure de liens entre "Mémoire" et "Les Remembrances du vieillard idiot". Or, quand j'ai étudié le cas du poème "Qu'est-ce", j'ai évoqué trois alexandrins quasi consécutifs du poème zutique. De deux en deux vers, nous avions des césures sur un "e" instable de mots d'une syllabe, et je soulignais que cela permettait de créer un champ lexical du péché, je devrais plutôt parler d'un champ lexical de la repentance :
La Sainte-Vierge et le crucifix.... / Oh ! personne

Et maintenant, que le pardon me soit donné :

Je me confesse de l'aveu des jeunes crimes !...
Reprenons le cas du poème "Mémoire". Après le premier quatrain, les perturbations ne sont pas si nombreuses. Le premier quatrain a pour particularité de concentrer un nombre élevé de césures chahutées. Or, trois des quatre césures supposent un "e" instable en fin de premier hémistiche et l'exception consiste tout de même en un déterminant "des" (ou forme contractée "de + les").
Et si on applique le même principe que pour nos trois vers du poème zutique, n'y a-t-il pas une prairie lexicale qui se dégage ?
Je cite ce quatrain pour rappel :
L'eau claire ; comme le sel des larmes d'enfance,
L'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes ;
La soie, en foule et de lys pur, des oriflammes
Sous les murs dont quelque pucelle eut la défense ;
Vu la comparaison, le sel est envisagé comme "blanc". Le lys est une fleur blanche et la pucelle rappelle l'idée de candeur, sachant que Rimbaud aime nous rappeler en persiflant l'idée que Marie représente cette valeur et donc cette couleur immaculée : "Plus candides que les Maries", etc. Cette unité des évocations du blanc, les commentaires du poème la relève, mais ils ne la mettent pas en relation avec l'organisation métrique. Nous avons un procédé parent de celui appliqué dans "Les Remembrances du vieillard idiot". Encore une fois, j'avoue, oui , j'avoue que mes capacités à admettre que dans la vie il y a des coïncidences. Je n'aime pas les coïncidence et j'ai tendance à ne pas y croire. Pourtant, il y en a des coïncidences dans la vie. Combien d'erreurs seraient faites dans les jugements du tribunal pénal si on refusait de croire aux coïncidences ? Oui, il y en a. Mais, quand même, il y a des limites au fait de vouloir suspendre son jugement en parfait adepte du scepticisme grec.
Moi, ce que je vois, c'est des effets de composition par le poète, et s'ils ne sont pas lus, la lecture du poème n'est que partielle.
Et, comme ce qui est intéressant pour montrer qu'une coïncidence n'en est pas une, c'est de renchérir, je vous offre le complément suivant. J'ai dit que le premier quatain concentrait les césures chahutées, mais qu'après cela se relâchait un peu. Pourtant, les deux premiers quatrains forment une unité, et le vers 8 se rapproche des césures du premier quatrain, et cela pour souligner l'inverse de la blancheur pure, pour souligner cette fois le mot "ombre", mot "ombre" qui a aussi à avoir dans le traitement de la césure à l'italienne du mot "ombelle" significativement mis en relation avec le mot "ombrelle" à la rime. Pour précision, au vers 8, c'est le mot "colline" qui est en rejet à la césure, mais le mot "ombre" est la tête du groupe nominal de ce vers 8. Je ne dirai rien de l'éventualité d'un rapprochement avec "lumière diluvienne" et "arche", ce qui aurait des conséquences inattendues pour l'interprétation de "lumière diluvienne".
Je vais arrêter là ma lecture et mes rapprochements, je vais juste citer le second quatrain pour que vous vérifier que ce que je dis est sensé. Puis, après, c'est vous qui voyez. Il y a des ouvrages de critique littéraires et des sites sur la poésie de Rimbaud qui ne parlent pas de lecture métrique forcée des césures des poèmes en vers du printemps et de l'été 1872, et ils font ça très bien. Ils font ça très bien ne pas parler de poèmes en vers en tant que poèmes en vers. Ils font ça très bien !
Voilà, soyez le lecteur de Rimbaud que vous voulez être...
Pour bien montrer en quoi la lecture de Cornulier pose problème, c'est que s'il n'y a pas de césure, il ne peut y avoir une lecture intermédiaire la repérant. On ne peut pas écrire : "Regardez, Rimbaud a entravé la césure à trois reprises de la même façon pour "sautent", "ombelles" et "saules", donc il n'y a pas de césure !" Cela reviendrait à prouver l'absence de césure par l'identification d'une césure chahutée, c'est absurde. On ne peut pas non plus prétendre que les césures chahutées ne sont pas à l'intention du lecteur. Si Rimbaud veut composer des vers sans césure, déjà il n'a qu'à écrire au fil de la plume, ce sera plus efficace que les résultats qui nous sont parvenus. Ensuite, il ne va pas être maladroit au point d'inventer une astuce pour être sûr qu'il n'y ait pas de césure, mais la produire en série de manière ostentatoire jusqu'à ce que le lecteur s'aperçoive de la configuration. Rimbaud a composé des séries, parce qu'il voulait une lecture forcée des césures et n'interdisait pas à ses lecteurs de le remarquer. C'est du bon sens élémentaire.

Bref, il me reste à comparer avec la version intitulée "Famille maudite", mais je vous avertis déjà que ça ne va rien changer en fait de césures à l'italienne et d'enjambements de mots. Je vais citer prochainement "Juillet" et "Jeune ménage", pour souligner d'autres faits difficiles à attribuer au pur hasard, mais retenez déjà ceci. Je parle de milieu du poème pour "A une Raison" avec "détourne" et "retourne", je parle de milieu du poème pour le "pentasyllabe" : "Repos et vertige" de "Mouvement en lien avec la mention "mouvement" et le "pentasyllabe" de fin de poème : "Et chante et se poste".
"Jeune ménage" et "Juillet", l'un de ces deux poèmes va être l'occasion à nouveau de parler d'un fait au milieu même du poème....

Affaire à suivre, donc !

**

Eh bien ! enchaînons directement !

Voici la version du poème "Mémoire" sous le titre "Famille maudite". En principe, la première version rédigée est "Famille maudite", "Mémoire" est supposé être un remaniement ultérieur. Le manuscrit de "Famille maudite" contient quelques passages soulignés qui s'éditent en italique pour l'impression. Ma logique veut que j'inverse le rapport. Le poème est transcrit en italique et les passages en principe en italique seront en caractères romains, ce que je fais déjà régulièrement sur ce blog. J'ai mis l'épigraphe "d'Edgar Poe" en caractères romains également, vu que ce n'est pas des vers. Le vers 3 est faux, il compte treize syllabes métriques jusqu'à "-flam-", quatorze en incluant le "es" final surnuméraire de rime féminine. J'ai souligné en vert la séquence "et de" sans pouvoir déterminer si dans l'esprit de Rimbaud la césure était déjà prévue sur "de" ou si elle s'appliquait au "et" sixième syllabe effective du vers. L'autre vers faux du poème est le vers 21, précisément celui du premier enjambement de mot au sens strict. On peut penser que, par inattention, Rimbaud a compté le "e" de "rouge" comme s'il était suivi d'une consonne. En effet, de "Famille maudite" à "Mémoire", la correction a consisté à passer de l'exclamation "Ah !" à l'exclamation "Hélas !", ce qui est la manière la plus simple de remédier sans altérer le texte à une erreur de calcul. Il est sans doute significatif que Rimbaud s'emmêle dans ses comptes là où la césure est la plus audacieuse de tout le poème.

                    d'Edgar Poe

                 Famille maudite

L'Eau, - pure comme le sel des larmes d'enfance
Ou l'assaut du soleil par les blancheurs des femmes,
Ou la soie, - en foule et de lys pur, - des oriflammes,
Sous les murs dont quelque Pucelle eut la défense,

Ou l'ébat des anges, - le courant d'or en marche,
L'Eau meut ses bras lourds, noirs, - et frais surtout, - d'herbe. Elle,
L'Eau sombre, avant la nuit pour ciel-de-lit, appelle
Pour rideaux l'ombre de la colline et de l'arche.

                            ***

Eh ! l'antique matin tend ses réseaux limpides.
L'air meuble d'or pâle et sans fond les couches prêtes.
Les robes, - vertes et déteintes, - des fillettes
Font les saules d'où sautent les Oiseaux sans brides.

Plus jaune qu'un louis, chaude et grasse paupière,
Le souci-d'eau - ta foi conjugale, ô l'Epouse,
Au midi prompt, de son terne miroir, jalouse
Au ciel gris de chaleur la Sphère rose et claire !

                            ***

Madame se tient trop debout dans la prairie
Prochaine où neigent les fils du travail ; l'ombrelle
Aux doigts ; foulant l'ombelle ; trop fière pour elle
Des Enfants lisant dans la verdure fleurie

Leur livre de maroquin rouge - Ah ! Lui[!] comme
Mille Anges blancs qui se quittent au haut des routes,
Disparaît par delà la montagne ! Elle, toute
Folle, et noire, court, après le départ de l'homme !

                          ***

Qu'elle pleure à présent sous les remparts ! l'haleine
Des peupliers d'en haut est pour la seule brise.
La voilà la nappe, sans reflets, sans source, grise.
Un Vieux, dragueur, dans sa barque immobile, peine.

Regret des bras épais et jeunes d'herbe pure !
Or des lunes d'avril au cœur du saint lit ! joie
Des chantiers riverains à l'abandon, en proie
Aux soirs d'août - qui faisaient germer ces pourritures.

                          ***

- Jouet de cet œil d'eau morne, Je n'y puis prendre
- Ma barque immobile ! et mes bras trop courts ! - ni l'une
Ni l'autre fleur ; ni la jaune qui m'importune,
Là ; ni la bleue, - amie à l'eau couleur de cendre.

O la poudre des saules qu'une aile secoue !
Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !
Mon canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée
Au fond de cet œil d'eau sans borne, - à quelle boue !

A l'évidence, le poème "Famille maudite" témoigne d'un état antérieur, voire précoce, de la composition. Je tends à avoir confiance dans l'idée qu'il s'agit d'un manuscrit demeuré dans la famille Mauté le 7 juillet 1872 lors de la fugue de Rimbaud et Verlaine vers la Belgique. Je trouve que la même attaque par le syntagme "L'Eau" des vers 1, 6 et 7 n'est pas très heureuse et que ce fait est aggravé par le choix de souligner deux de ces mentions. Dans le même ordre d'idée, la succession "Elle" à la rime et "L'eau sombre" en apposition à "Elle" en début de vers suivant est particulièrement maladroite, et les deux reproches que nous faisons à ce début de poème convergent sur l'attaque du vers 7 : "L'eau sombre". C'est précisément le début du poème qui a été principalement remanié par Rimbaud. Nous observons que la mention "non" n'était pas présente initialement dans ce poème, tandis qu'au plan du premier quatrain quatre désignation de l'idée de blancheur s'impose bien dans les seconds hémistiches, mais pas avec la netteté des césures choisies pour "Mémoire", procédé plus net dans "Mémoire" que nous avons mis en relation avec "Les Remembrances du vieillard idiot". L'influence du poème zutique est sans doute d'origine sur "Famille maudite", mais le remaniement des deux premiers quatrains nous a valu un renforcement de l'influence de la parodie de Coppée. Le vers 3 est faux dans "Famille maudite", cela renforce l'idée que le poème, bien que mis au propre, reflète un état précoce non satisfaisant de la composition, ce qui plaide fortement pour l'idée d'une composition de juin 1872, contemporaine de "Jeune ménage". La répétion lourde en attaque de vers "L'Eau" fait d'ailleurs songer à la reprise "frissons" d'un vers sur l'autre, tout aussi malheureuse, dans la copie par Verlaine du sonnet "Voyelles".
Le manuscrit a été d'autant plus vraisemblablement négligé que Rimbaud le mésestimait et possédait déjà une copie plus évoluée avec laquelle il est parti avec Verlaine le 7 juillet 1872. Notre raisonnement a aussi une petite valeur inquiétante. Lors de la révélation de "Famille maudite" en 2004, l'idée réjouissante était que la famille Verlaine détenait sans doute d'autres manuscrits de Rimbaud ayant échappé au massacre. Or, si le manuscrit qui nous est parvenu coïncide avec une composition toute récente, cela laisse penser que ça pourrait être le seul manuscrit de vers nouvelle manière laissé chez les Mauté. Il venait d'être composé et cette copie-là était déjà caduque. Nous ne sommes pas face à un manuscrit qui daterait de plusieurs mois auparavant, ni face à un manuscrit récupéré plus tard. Nous aurions la raison contingente pour laquelle il a survécu et pas les autres.
La césure sur le vers 5 avec "anges" permet au poème "Famille maudite" - "Mémoire" de s'enrichir d'une césure lyrique propre au poème "Qu'est-ce" jusqu'à présent. Dans ma recension des effets liés à la césure de la version intitulée "Mémoire", je n'ai rien dit, alors que je l'avais prévu, au sujet des deux césures consécutives sur la conjonction "et". J'y vois un phénomène comparable à la série sémantique des "Remembrances du vieillard idiot" : "crucifix", "pardon", "aveu", et à la série sur la blancheur telle qu'elle fut finalement retravaillée pour la version intitulée "Mémoire", car on a une mise en relief de "sans fond" et "déteintes", avec chiasme dans la distribution entre "or pâle" et "déteintes". Tout cela ne change pas d'une version manuscrite à l'autre :
L'air meuble d'or pâle et sans fond les couches prêtes.
Les robes, - vertes et déteintes, - des fillettes
Pourtant, Rimbaud a remplacé la mention "L'air" par "L'eau" dans "Mémoire". Le remaniement est minimal pour ne pas altérer ce qu'il a habilement composé. On relève l'emploi des tirets pour former une parenthèse qui du coup dramatise le rejet "déteintes".
Il faut ajouter qu'à la fin de "Famille maudite" nous dénombrions une troisième césure sur la conjonction "et", insistance à laquelle Rimbaud aura la sagesse de renoncer dans "Mémoire" :
- Ma barque immobile ! et mes bras trop courts ! - ni l'une
Oh ! canot immobile ! oh ! bras trop courts ! ni l'une

Je ne vais pas citer toutes les variantes, surtout qu'il n'est pas nécessaire de considérer que chacune suppose de faire attention à ne pas altérer la césure. En revanche, il est deux vers successifs qu'il nous faut impérativement mentionner et comparer d'une version à l'autre :
Mille Anges blancs qui se quittent au haut des routes,
Disparaît par delà la montagne ! Elle, toute

Mille anges blancs qui se séparent sur la route,
S'éloigne par delà la montagne ! Elle, toute
Rimbaud avait d'abord composé une image visuellement plus forte et plus belle, mais moins agréable à prononcer : "se quittent au haut des routes," et il l'a remplacée par "se séparent sur la route," tout en conservant significativement la même césure sur le pronom "se" et bien sûr le même calembour pour le sens (quitter / séparation). Au vers suivant la modification de "Disparaît" à "s'éloigne" confirme minimalement que Rimbaud penser la forme prépositionnelle "par delà" comme placée avant la césure.
Deux quatrains ont été intervertis dans l'ordre de déroulement du poème, mais avec peu de modifications. Toutefois, on observe encore une fois que "Famille maudite" contenait un passage avec italique assez lourd, peu habile. Il y est remédié dans "Mémoire", mais si nous comparons les deux vers nous constatons que les profonds remaniements n'altèrent pas la césure qui demeure identique et c'est encore une fois un fait significatif.
Puis, c'est la nappe, sans reflets, sans source, grise :

La voilà la nappe, sans reflets, sans source, grise.
J'en profite pour souligner que la mention "un vieux, dragueur," avec le choix initial de la majuscule dans "Famille maudite" : "un Vieux, dragueur," amène encore de l'eau à mon moulin d'une influence réelle du poème zutique "Les Remembrances du vieillard idiot" sur la composition de "Famille maudite" / "Mémoire".
Enfin, pour le couple des deux derniers quatrains, Rimbaud a procédé à un bouclage des vers externes, les vers 33 et 40. On appréciera à quel point la symétrie était lourde avec la mention "borne" qui rime quelque peut avec "morne" dans "Famille maudite". Encore une fois, Rimbaud a atténué ces procédés d'échos entre les vers en privilégiant la qualité d'écriture.
- Jouet de cet œil d'eau morne, Je n'y puis prendre
[...]
Au fond de cet œil d'eau sans borne, - à quelle boue !
Jouet de cet œil d'eau morne, Je n'y puis prendre,
[...]
Au fond de cet œil d'eau sans bords, - à quelle boue ?
Si vous arrivez à concevoir que la symétrie "de cet œil d'eau" et la variation soit "morne" / "sans borne", soit "morne" / "sans bords" est un fait exprès d'un poète qui travaille ses vers, j'ai du mal à croire que vous soyez (je vous mets le subjonctif, pas l'indicatif) incapables de comprendre que Rimbaud soigne les césures habituelles de l'alexandrin pour créer des effets.

**

Pour "Jeune ménage", il s'agit d'un poème en vers de dix syllabes. Le premier vers invite à penser que la césure est après la cinquième syllabe. Il s'agirait d'un poème en décasyllabe de chanson aux deux hémistiches de cinq syllabes, mais par la suite des faits étonnants apparaissent qui invitent à penser que la lecture en décasyllabe de chanson est un leurre, la lecture en décasyllabes littéraires avec une césure après la quatrième syllabe semble offrir un meilleur rendu. Essayons chaque possibilité tour à tour. Nous commencerons à cause du premier vers par l'hypothèse de deux hémistiches de cinq syllabes tout le long du poème.

                      Jeune ménage

La chambre est ouverte au ciel bleu-turquin ;
Pas de place : des coffrets et des huches !
Dehors le mur est plein d'aristoloches
Où vibrent les gencives des lutins.

Que ce sont bien intrigues de génies
Cette dépense et ces désordres vains !
C'est la fée africaine qui fournit
La mûre, et les silles dans les coins.

Plusieurs entrent, marraines mécontentes,
En pans de lumière dans les buffets,
Puis y restent ! le ménage s'absente
Peu sérieusement, et rien ne se fait.

Le marié, a le vent qui le floue
Pendant son absence, ici, tout le temps.
Même des fantômes des eaux, errants
[variante : Même des esprits des eaux, malfaisants]
Entrent vaguer aux sphères de l'alcôve.

La nuit, l'amie oh ! la lune de miel
Cueillera leur sourire et remplira
De mille bandeaux de cuivre le ciel.
Puis ils auront affaire au malin rat.

- S'il n'arrive pas un feu follet blême,
Comme un coup de fusil, après des vêpres.
- O Spectres saints et blancs de Bethléem,
Charmez plutôt le bleu de leur fenêtre !
Il va de soi que la lecture métrique forcée fonctionne pour plusieurs vers, mais l'allure d'ensemble est particulièrement chaotique et on ne voit pas très bien comment justifier autant d'enjambements de mots : "gencives", "intrigues", "africaine", "résilles", "marraines", "sourire", "affaire" et "fusil". Dans le cas de "affaire", cela est d'autant plus dérangeant que nous sommes confrontés à un verbe composé "avoir affaire" conjugué de la sorte : "auront affaire". Pour toutes les césures où j'ai mis un fond vert, j'ai beaucoup de mal à ressentir une expression prosodique heureuse. Je ressens une lecture fortement heurtée dans la plupart des cas. Pour les deux passages avec fond bleu, en principe, je n'aurais pas du tout dû les souligner, mais je voulais les indiquer à l'attention, car je vais comparer avec le modèle métrique suivant, celui de la césure après la quatrième syllabe.

                    Jeune ménage

La chambre est ouverte au ciel bleu-turquin ;
Pas de place : des coffrets et des huches !
Dehors le mur est plein d'aristoloches
Où vibrent les gencives des lutins.

Que ce sont bien intrigues de génies
Cette dépense et ces désordres vains !
C'est la fée africaine qui fournit
La mûre, et les résilles dans les coins.

Plusieurs entrent, marraines mécontentes,
En pans de lumière dans les buffets,
Puis y restent ! le ménage s'absente
Peu sérieusement, et rien ne se fait.

Le marié, a le vent qui le floue
Pendant son absence, ici, tout le temps.
Même des fantômes des eaux, errants
[variante : Même des esprits des eaux, malfaisants]
Entrent vaguer aux sphères de l'alcôve.

La nuit, l'amie oh ! la lune de miel
Cueillera leur sourire et remplira
De mille bandeaux de cuivre le ciel.
Puis ils auront affaire au malin rat.

- S'il n'arrive pas un feu follet blême,
Comme un coup de fusil, après des vêpres.
- O Spectres saints et blancs de Bethléem,
Charmez plutôt le bleu de leur fenêtre !
Le nombre d'enjambements de mots est quasi identique. J'élimine de mon décompte le cas de la variante. Dans le cas d'une césure après la cinquième syllabe, nous avions sept enjambements de mot (fond violet) et une césure à l'italienne sur "lumière". Dans le cas d'une césure après la quatrième syllabe, nous avons sept enjambements de mot, mais pas de césure à l'italienne.
Toutefois, j'ai nettement l'impression qu'il est plus facile de plaider les effets de sens pour ce second cas de figure : "ouverte" et "pans de lumière" vont de pair avec l'expression d'une ouverture où le trait de lumière traverse toute la pièce et efface la césure. Il est également plus facile de décomposer "bandeaux" en "bande" et "eau". Les mots "absence" et "fantômes" peuvent aller de pair avec l'idée d'une césure précisément plus vague, soluble dans l'atmopshère. La mention "africaine", soulignons que "Jeune ménage" compte 24 vers, ce qui le rapproche des dimensions de "Qu'est-ce" où le mot "Amérique" est brisé à la césure, et ici nous avons comme dans "Qu'est-ce" l'apparition d'une série sensible de césures lyriques. Et ce n'est pas un mince argument pour penser que le poème a été conçu avec une césure après la quatrième syllabe. Je remarque le rapprochement de deux césures lyriques avec homographie de la terminaison du pluriel de l'indicatif présent : "entrent" et "restent", vers 9 et 11. J'observe l'emplacement idéal de celle du vers 2 "Pas de place : [...]" L'allure très orale du segment "Pas de place" renforce l'idée qu'il y a une césure lyrique et que finalement le vers 1 ne serait pas en deux hémistiches de cinq syllabes. J'observe que "sérieusement" cumule les mérites, c'est une césure sur adverbe en "-ment", qui rappelle le "pensivement" de 1861 à cheval sur la césure dans le poème "La Reine Omphale" de Banville, césure qui a été abondamment imitée et complexifiée par Mallarmé, Verlaine, Mendès et Rimbaud.
Mallarmé a joué sur l'absence de "e" phonétique, puis même graphique, à la différence de Banville : "indolemment", "nonchalamment", mais aussi sur la forme "simplement" qui n'étant que de trois syllabes ne permettait pas l'allusion au trimètre, et Rimbaud dans le dizain zutique "Ressouvenir" a pratiqué l'accroissement d'une syllabe : "tricolorement". Mendès a pour sa part pratiqué le trimètre de trois adverbes en "-ment" dans une pièce de théâtre, et Richepin a repris la césure de Mallarmé sur "nonchalamment". Or, le poème "Qu'est-ce" a de sérieuses chances d'être contemporain de la composition de "Famille maudite" / "Mémoire", vu les échos entre ces deux compositions déjà bien soulignés par Benoît de Cornulier et nous venons d'insister sur l'idée que "Famille maudite" daterait du mois de juin 1872 selon toute vraisemblance. Dans un tel cas de figure, je rappelle que "Qu'est-ce" a une série nette de césures lyriques, tout comme "Jeune ménage", et le dernier enjambement de mot joue précisément sur le fait de placer le "e" devant la césure et non après, pied-de-nez à la logique plus souple de Banville avec "pensivement" : "Notre marche venge-resse a tout occupé". Difficile de croire que dans "Peu sérieusement...", Rimbaud ne plaisante pas sur le chevauchement métrique d'un adverbe en "-ment". Le "e" qui sert à adoucir la césure devient césure lyrique à l'intérieur d'un mot (pour rappel dans "sérieusement", "sérieuse" est originairement un adjectif féminin).
Je remarque encore que la fin du poème est très stable dans ce mode de lecture, pas de césures chahutées pour les derniers vers. Pour les césures chahutées, la lecture est autrement plus agréable dans le cas d'une césure après la quatrième syllabe qu'après la cinquième. Vous avez les deux modèles préétablis par des repères, essayez-les !
Il va de soi que le vers : "La nuit, l'amie oh ! la lune de miel" est plus naturel lu en hémistiches de quatre et six syllabes, mais on relève encore un fait étonnant. Un vers est flanqué d'un hiatus et à l'endroit du hiatus nous avons une virgule qui semble provenir d'un choix délibéré, d'une volonté de la signaler à l'attention de manière ostentatoire. Le hiatus et cette virgule sont après la quatrième syllabe ! Et je rappelle qu'un hiatus c'est une rareté absolue que seul un Musset se permet par provocation à une mince occasion, et Rimbaud n'en a commis qu'un seul avant "Jeune ménage".
Le marié, a le vent qui le floue
N'oubliez pas de faire la diérèse à "marié", vous lisez alors correctement le vers et apprécier pleinement la jolie suite de voyelles jusqu'au hiatus.
La plupart des césures après la quatrième syllabe s'expliquent sans peine à force de relever tous ces clins d'œil à l'histoire du vers, à force d'estimer la présence de séries ou non. Certes, on peut jouer au malin et expliquer aussi doctement que je le fais les césures après la cinquième syllabe, en trouvant des astuces vers après vers pour justifier des intentions, mais cela a l'air quand même plus compliqué, des séries n'apparaissent pas, la lecture prosodique est de moins bonne qualité et on ne relève aucune perche tendue comme c'est le cas du hiatus.
Quant à débattre d'un poème qui changerait de césure, ce n'est pas acceptable, c'est ne pas comprendre ce qu'est une césure.

***

Passons au poème "Juillet". Il est question d'une vision le long du boulevard du régent en juillet 1872, mais le poème peut avoir été composé en août de la même année, le temps que la vision soit mûrie en tant que sujet poétique, mais il faut avouer que la datation "juillet" a de fortes chances d'être pertinente. Nous observons aussi un point commun avec "Famille maudite" la présence d'éléments périphériques. Nous avions la mention "d'Edgar Poe", cette fois une localisation avec une virgule qui la rattache au poème : "Bruxelles / Boulevart du Régent,"

                          Juillet

Platebandes d'amaranthes jusqu'à
L'agréable palais de Jupiter.
- Je sais que c'est Toi, qui, dans ces lieux, [Père,]
Mêles ton Bleu presque de Sahara !

Puis, comme rose et sapin du soleil
Et liane ont ici leurs jeux enclos,
Cage de la petite veuve !...
                                            Quelles
Troupes d'oiseaux ! o iaio, ia io !...

- Calmes maisons, anciennes passions !
Kiosque de la Folle par affection.
Après les fesses des rosiers, balcon
Ombreux et très-bas de la Juliette.

- La Juliette, ça rappelle l'Henriette,
Charmante station du chemin de fer
Au cœur d'un mont comme au fond d'un verger
Où mille diables bleus dansent dans l'air !

Banc vert où chante au paradis d'orage,
Sur la guitare, la blanche Irlandaise.
Puis de la salle à manger guyanaise
Bavardage des enfants et des cages.

Fenêtre du duc qui fais que je pense
Au poison des escargots et du buis
Qui dort ici-bas au soleil. Et puis
C'est trop beau ! trop ! Gardons notre silence.

- Boulevart sans mouvement ni commerce
Muet, tout drame et toute comédie,
Réunion des scènes infinies,
Je te connais et t'admire en silence.
Je ne vais même pas m'attarder à proposer l'analyse concurrente d'une césure après la cinquième syllabe. Le poème offre une relative régularité et surtout il impose des séries très nettes. Nous relevons cinq césures lyriques, mais au sein de celles-ci nous avons d'autres séries qui apparaissent. Les deux premières césures lyriques se suivent aux deux premiers vers, mais la syllabe "ble" à la fin de "agréable" va avoir un écho dans la mention "Bleu" deux vers plus loin, vers 4, précisément devant la césure. Et une autre césure lyrique suppose encore une syllabe "ble" devant la césure, et cette fois le mot "bleus" au pluriel suit immédiatement dans l'hémistiche suivant : "diables bleus". C'est un argument suffisant pour plaider la lecture avec césure forcée après la quatrième syllabe tout au long de ce poème. Or, trois nouvelles séries confirment cette idée. Les vers 7 et 10, très rapprochés, ont une configuration identique. Non seulement, la séquence "de la" est placée avant la césure mais nous avons une correspondance de "cage" à "Kiosque". "Cage de la..." / "Kiosque de la..." La symétrie est sans appel, et nous pouvons revenir sur un cas de césure lyrique que nous n'avons pas traité : "Bavardage des enfants et des cages." Le mot "cages" à la rime et au pluriel cette fois permet de plaider la césure lyrique à "Bavardage", avec un effet de rime. Certaine pinailleront en considérant que la vraie rime serait de faire une césure à l'italienne sur "Bavardag-e", mais à un moment donné il faut être un peu plus attentif à ce que fait Rimbaud.

Cage de la petite veuve !...
                                            Quelles

Kiosque de la Folle par affection.

Bavardage des enfants et des cages.

Je parlais de trois nouvelles séries, voici la deuxième, deux césures sur trait d'union avec à chaque fois en rejet la forme "bas" aux vers 12 et 23. J'ajoute un autre vers, je n'aurais pas dû souligner la forme "ici" en bleu, mais je voulais simplement signaler à l'attention que cette forme tournait à deux reprises autour de la césure dans ce poème.
Et liane ont ici leurs jeux enclos,

Ombreux et très-bas de la Juliette.

Qui dort ici-bas au soleil. Et puis
La troisième série concerne deux vers consécutifs :
Fenêtre du duc qui fais que je pense
Au poison des escargots et du buis
Rimbaud joue sur ce que Malherbe appellerait des cacophonies "du duc" (deux fois "du") et "des escargots" [ezess] et précisément à l'endroit de la césure classique du décasyllabe.
Je remarque qu'à la fin du poème la métrique s'apaise, mais le vers 25 offre un exemple décidément courant chez Rimbaud de césure sur la préposition "sans" et cela met en vedette le mot "mouvement" qui deviendra le titre de l'unique ou de l'un des deux seuls poèmes en vers libres modernes que Rimbaud ait composé.
Je parie que le poème "Mouvement" des Illuminations a été composé en septembre 1872. Une intuition que j'ai !
J'ai dit que "Mouvement" jouait sur l'idée de milieu de poème en tout cas, avec "Repos et vertige" qui par sa mesure de cinq syllabes annonce le vers final "Et chante et se poste", tandis que "repos" est le contraire de "mouvement", le premier substantif du poème.
Où se trouve l'unique enjambement de mot du poème dans "Juillet", il concerne le mot "station", déjà significatif en soi, et il se trouve à la césure du vers 14 d'un poème de 28 vers, ou pour le dire autrement au milieu du quatrième quatrain d'un poème en sept quatrains.
Et nous précisons que c'est le seul enjambement de mot à la césure de tout le poème, puisque "fesses" et "guitare" relèvent du principe de la césure à l'italienne.
Vous avez encore des doutes sur la nécessité de lire de manière forcée les césures de "Qu'est-ce", "Famille maudite" / "Mémoire" et "Juillet" ? Moi, pas !
Le seul cas qui reste un peu difficile et délicat, c'est "Jeune ménage", mais les arguments pour plaider plus volontiers la lecture forcée après la quatrième syllabe sont redoutables : le hiatus, la virgule et la série vocalique i é a, les deux formes de pluriel rapprochées "entrent" et "restent", le traitement de "Peu sérieuse-ment" avec allusion à Banville, une série de césures lyriques et une fin de poème régulière. Une dernière preuve me vient à l'esprit tout-à-coup. J'avais prévu de citer le début du deuxième quatrain de "Jeune ménage" qui prend le profil net et régulier du décasyllabe littéraire :
Que ce sont bien + intrigues de génies
Cette dépense + et ces désordres vains !
Je viens à l'instant de me rendre compte d'un argument qui confirme mon sentiment. Nous avons un écho de la voyelle nasale ["in"] du premier hémistiche à la rime du vers suivant ("bien"/"vains"), et ce phonème ["in"] est repris de part et d'autre de la césure "bien" / "intrigues", forme de cacophonie dirait à nouveau Malherbe.
Or, faites une lecture forcée en décasyllabes de chanson et vous vous retrouvez avec la cacophonie de deux "in" successifs devant la césure, alors même qu'évidemment la césure au milieu d'un mot n'est pas naturelle. C'est une entrave maximale à la reconnaissance de la césure. Non, décidément, la lecture en deux hémistiches de cinq syllabes ne peut pas s'appliquer à ce poème et concurrencer la césure traditionnelle du décasyllabe, tandis qu'au vers suivant la symétrie de reprise des déterminants "ces" rend complètement sotte la césure après la conjonction "et" :

Que ce sont bien intrigues de génies
Cette dépense et ces désordres vains !

Prochaine sous-partie, nous allons traiter "Tête de faune" et la "Conclusion" de "Comédie de la soif", et nous préciserons certains faits d'époque au sujet des vers et césures de Verlaine.
Accrochez vos ceintures, et attention au départ !

2 commentaires:

  1. L'article a connu deux mises à jour hier. Une première dans la même journée, j'ai d'abord écrit la partie sur "Mémoire", puis j'ai ajouté la partie sur "Famille maudite", "Jeune ménage" et "Juillet". Enfin, à l'instant, j'ai ajouté une preuve sur "Jeune ménage", tout en fin d'article dans la partie conclusive.

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  2. C'est d'une intelligence lumineuse l'argument sur le redoublement de la même voyelle (quasi même syllabe) : "Que ce sont bien in+trigues de génies". Le redoublement du "in" entre deux mots est une entrave majeure. Terrifique, même pour "Jeune ménage", l'affaire est pliée. Wouaw !

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