samedi 16 mai 2020

Restez assis !

Le poème « Les Assis » est un cas herméneutique un peu particulier dans l’œuvre de Rimbaud. Il s’agit d’un portrait-charge d’un groupe de personnes. Le fait curieux, c’est que, bien que nous lisions ce texte sans éprouver d’importantes difficultés de compréhension, nous ne serions pas en mesure d’identifier clairement les cibles de la satire. Quand nous parlons de Rimbaud en général, nous allons identifier les « assis » à de riches possédants bien réactionnaires, aux « ventres » dont il est question dans « Le Forgeron » et « A la Musique » par exemple, mais, dès qu’il s’agit de la lecture du poème « Les Assis » lui-même, cette lecture cesse de s’imposer pour une écrasante majorité des lecteurs. Ceux-ci se contentent d’une perception vague de ce que peuvent être ces hommes si fortement charriés par le poète, ce qui est un comble pour une pièce qui se veut satirique. Comme si cela ne suffisait pas, la première édition du poème a été assurée par Verlaine dans « Les Poètes maudits » et celui-ci a orienté l’interprétation dans une direction pour le moins assez déconcertante. Ce poème aurait été tourné contre un bibliothécaire de Charleville qui aurait refusé de prêter un livre sollicité par le très jeune Rimbaud en 1871, et Verlaine déclare même qu’il connaît le nom de ce bibliothécaire, il retient simplement sa plume de le jeter en pâture au public parisien. Le témoignage de Verlaine est étrange pour plusieurs raisons. La première, c’est que Verlaine, qui, au passage admet que le poème a été composé à Charleville et donc loin de sa compagnie, n’a aucune raison de bien connaître le bibliothécaire de Charleville. La deuxième, c’est que le poème parle d’un groupe de personnes, il vise quelque chose de collectif, et pas un individu particulier. La troisième raison, c’est que le témoignage de Verlaine semble inviter les lecteurs à considérer que le poème est une charge contre des fonctionnaires, contre des bibliothécaires, alors que cela ne ressort pas du tout dans les vers qui sont passés à la postérité.
Si nous essayons de jouer le jeu de l’identification d’un bibliothécaire, qu’est-ce qui va ressortir ? On peut essayer de cerner ce qui correspondrait au domaine de la lecture avec « les yeux cerclés de bagues / Vertes » et « Noirs de loupes ». Les lecteurs dans les bibliothèques portent des visières vertes ou utilisent des loupes, mais Rimbaud se sert des équivoques du vocabulaire pour les affliger de pathologies monstrueuses. Les lecteurs peuvent passer un temps important assis et Rimbaud raillerait donc bien leur fusion avec leurs chaises en développant l’image de squelettes étranges. Rimbaud jouerait à les assimiler eux-mêmes à des livres avec l’expression « percaliser leur peau ». Les lectures favoriseraient encore la rêverie, et cela nous vaudrait le développement sur les « vers pianistes » et puis celui, final, où ils s’endorment et rêvent couchés sur leur bras. Ils deviennent, mais seulement dans leurs rêves, des écrivains grâce aux « fleurs d’encre crachant des pollens en virgule ». Enfin, la bibliothèque est un endroit idéal pour rencontrer des gens anonymes qui restent assis en continu en regardant parfois à travers les vitres des fenêtres, des gens anonymes qui se font parfois déranger et râlent, mais retournent s’asseoir, pressés de se replonger dans leurs solitaires occupations.
Toutefois, il y a encore plein d’autres images du texte qui restent à expliquer et, en même temps, on s’étonne que le poète n’ait pas pris la peine de caractériser plus clairement l’univers de la bibliothèque. Il n’est pas directement question de livres, de consultations, d’étagères, il n’est même pas question clairement d’une salle de lecture. Il est plutôt question de « corridors » au pluriel. Les difficultés ne s’arrêtent pas là. Nous venons de tenter une approche où ces personnages sont identifiés à des lecteurs et pas du tout à des bibliothécaires. La seule amorce pour prétendre qu’il est question de bibliothécaires, c’est l’impératif négatif : « ne les faites pas lever ». Le poème met en place une scène où on dérange ces assis qui sont obligés de se lever, exécutent une tâche et retournent s’asseoir en râlant. On peut facilement transposer cela à la situation d’un bibliothécaire qui profite de son métier pour s’occuper à lire, qui est dérangé par une demande d’un lecteur qui veut un ouvrage précis et qui fait bien entendre que cela ne lui plaît pas. Ceci dit, c’est un peu étrange. Le poème permet de faire cette lecture, mais il ne l’impose pas et ne la prend pas en charge. Il n’y a rien qui impose de considérer qu’on a voulu faire lever ces Assis pour demander l’accès à un livre et il n’y a aucun humour sur l’absurdité qui en découlerait quant aux râles du fonctionnaire. On n’a pas l’impression que le poète se moque de quelqu’un qui se plaint absurdement de faire ce qui est son travail. En plus, la formule « ne les faites pas lever » a été clairement précédée par une description des « Assis » comme un groupe : « Et les Assis, genoux aux dents… / S’écoutent clapoter des barcarolles tristes ».
On peut dès lors légitimement se poser la question. S’agit-il forcément d’une charge contre des bibliothécaires dans ces quatrains ? Après tout, on peut même réenvisager le témoignage de la manière suivante. Verlaine rapporterait fidèlement des explications de Rimbaud sur la genèse de ce poème, mais dans cette identification le mot « bibliothécaire » prendrait une importance qu’il n’aurait pas dû avoir. Le poème peut très bien cibler un public réactionnaire dont ce bibliothécaire serait une manifestation. L’erreur serait de croire que le poème fait la charge de la fonction de bibliothécaire, alors que c’était le profil politique seul qui justifiait la charge de Rimbaud. Verlaine aurait malignement joué sur l’ambiguïté pour détourner l’attention des vrais enjeux communards du poème. Car, bien évidemment, il existe un noyau de lecteurs qui pensent depuis longtemps que le terme « Assis » est à prendre dans une acception politique et que les « sièges » dont il est question dans ces vers sont de transparentes allusions à l’actualité des sièges de Paris, celui franco-prussien dans un premier temps, celui de la Commune dans un second.
En 2008, j’ai publié dans un numéro spécial « Hommage à Steve Murphy » de la revue Parade sauvage un article intitulé « Assiégeons ‘Les Assis’ ! » d’une vingtaine de pages où j’ai résolument tourné le dos à l’interprétation selon laquelle il s’agirait de bibliothécaires et j’ai appuyé l’idée que le poème était politique et parlait de l’actualité des sièges de la guerre franco-prussienne et de la guerre civile liée à la Commune. Je n’étais pas le premier à le faire, j’appuyais l’idée d’un jeu de mots sur ces sièges d’actualité dans des expressions telles que « les Sièges leur ont des bontés ». Je trouvais évident que les mentions « culottée » et « épis où fermentaient les grains » permettaient des jeux de mots sur la révolution du peuple contre les ventres. La paille qui cédait était culottée, il fallait donc qu’ils soient attaqués par des sans-culottes. Le vers : « Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés », véhicule le mot « pantalon » qui renvoie encore une fois à l’idée de sans-culottes et on voit que ces assis en danger se font manger. On s’attaque à leurs ventres. Il faut bien mesurer que dans la paille de ces chaises les pianistes reconnaissent « l’âme des vieux soleils » bien « emmaillottée » et que cela les fait chanter des « barcarolles tristes », tristesse qui pourrait bien être de la nostalgie d’un ancien régime avec des assises solides et une société bien contrôlée.
Dans mon article, je me suis attaché à montrer que le mot « assis » était à rapprocher du mot « ventre » dans de précédents poèmes, du mot « accroupissements », et pour les mots de la famille « accroupi » j’ai souligné qu’ils étaient une métaphore clef abondante des vers du recueil Les Châtiments de Victor Hugo. J’ai bien sûr souligné l’arrière-plan insurrectionnel de l’expression « ne les faites pas lever ».
Je ne vais pas revenir ici sur tout ce que j’ai mis en avant dans cet article. J’ai signalé à l’attention des convergences avec des poèmes de Victor Hugo et Leconte de Lisle notamment, et j’ai aussi pas mal interrogé les faits de versification. Je vais me contenter de rappeler des points dont l’importance ne devra pas échapper à un quelconque de mes lecteurs.
Un point important, c’est la considérable abondance du recours au déterminant possessif « leur(s) » : « leurs doigts boulus », « Leur fantasque ossature », « leurs chaises », « leurs reins », « leurs caboches », « leurs omoplates », « leur pantalon », « leurs têtes chauves », « leurs pieds tors », « leurs boutons d’habit », « leur regard », « leurs mentons chétifs », « leurs visières », « leurs bras », « leur membre ». La dernière mention est au singulier par fine allusion obscène et il faut noter que dans le cas des « omoplates » le déterminant « leurs » précède la césure. Cet abus du possessif souligne forcément deux tares : les réactions possessives de ces êtres qui peuvent donc être des possédants et en tout cas leur orgueil. Ce que j’ai souligné également, c’est le chevauchement de la césure par l’expression « genoux aux dents ». La forme prépositionnelle « aux dents » est rejetée dans le second hémistiche. Ce genre de césure est un poncif de l’époque de Rimbaud, notamment sous les plumes de Victor Hugo et de Leconte de Lisle, mais ce qui est étonnant c’est que les attestations chez Hugo et Leconte de Lisle sont tantôt antérieures, tantôt postérieures au vers de Rimbaud lui-même. En clair, si on se contente des mentions antérieures que j’ai pu relever chez Hugo et Leconte de Lisle ou ailleurs c’est que le poncif n’est pas encore pleinement constitué. Les mentions antérieures à Rimbaud ont l’air d’être peu nombreuses. En revanche, si je plaide depuis longtemps l’authenticité des vers inédits cités par Delahaye dans ses œuvres de souvenirs, il y a un fait majeur à relever. En 1908, Delahaye a publié des alexandrins inédits. Il a publié trois vers d’une « Plainte des Epiciers », où du coup la cible satirique est identifiable en tant que telle. Et cette mince citation est suivie d’un extrait bien conséquent d’un poème au titre cette fois resté inconnu. Et, dans une nouvelle édition posthume de ses Souvenirs familiers, Delahaye a allongé la citation du même extrait de vers supplémentaires, signe qu’entre 1908 et sa mort il avait encore accès à ces documents inédits. D’où venaient ces poèmes ? Delahaye en cite quelques autres d’inédits. Rimbaud a très bien pu remettre certains de ses poèmes à d’autres carolopolitains qu’Izambard. Nous aurions beaucoup aimé avoir accès à la collection éventuelle de Léon Deverrière. Ou bien Delahaye a-t-il profité de textes demeurés inédits du dossier récupéré par Maurevert ? Il ne faut pas oublier que Maurevert possédait une version inédite du « Sonnet du Trou du Cul » dont on ne sait pas grand-chose.
Intéressons-nous à cet extrait inédit livré par Delahaye et au contexte de composition qu’il leur prête. Après la Semaine sanglante, Rimbaud souhaitait être publié dans la naissante revue le Nord-Est d’Henri Perrin (le « M. N. » du témoignage de Delahaye) avec l’appui de Léon Deverrière. La revue du Nord-Est qu’il serait bon de dépouiller en regard des textes de Rimbaud devait selon Delahaye lui-même être le journal marqué du parti républicain et « combattre l’action du vieux Courrier des Ardennes » et le professeur Perrin qui a remplacé Izambard « n’hésitait pas à se camper en face de l’ogre monarchiste, revenu féroce et en disposition de tout avaler ». Ce Perrin « s’était annoncé par une vigoureuse brochure où les partisans de Bonaparte, ceux d’Henri V et du duc d’Aumale recevaient très joliment leur paquet. » Rimbaud aurait donc envoyé « La Plainte des Epiciers » dont Delahaye nous cite trois vers au journal de Perrin, et l’idée générale du poème était de se moquer de ces épiciers effrayés par le retour d’un discours de « rouges » après la semaine sanglante. Dans « Les Assis », on a un portrait-charge de gens effrayés de devoir se lever, de gens qui râlent parce qu’on les dérange, de gens qui semblent avoir du ventre et qui ne voudraient pas que cela se retourne contre eux. Le poème « Les Assis » n’est pas une plainte, le poète ne prend pas la voix de ceux qu’ils charrient, mais il évoque bien leur plainte d’avoir dû se lever. Passons à l’extrait de l’autre poème cité par Delahaye. Comme dans « La Plainte des Epiciers », le poème prend la voix des réactionnaires qui se dressent contre Henri Perrin. Et ce qui est impressionnant, c’est les images qui semblent faire nettement écho au poème « Les Assis ». L’homme plein de fureur parle à plusieurs reprises de son fémur, et dans un sens équivoque obscène (« … Vous avez / Menti, sur mon fémur, » « Mais moi, j’ai deux fémurs bistournés et gravés », « J’ai mon fémur ! J’ai mon fémur ! J’ai mon fémur ! / C’est cela que depuis quarante ans je bistourne / Sur le bord de ma chaise aimée en noyer dur ; / L’impression du bois pour toujours y séjourne ; / Et quand j’apercevrai, moi, ton organe impur, / A tous tes abonnés, pître, à tes abonnées, / Pertractant cet organe avachi dans leurs mains, / Je ferai retoucher, pour tous les lendemains, / Ce fémur travaillé depuis quarante années ! » Delahaye dit que c’est ainsi que l’homme imaginé par Rimbaud « confond[rait] Le Nord-Est et le pulvérise[rait] à jamais ». On retrouve donc le fémur, le siège, la position assise permanente, la fusion avec le siège, la rage, l’obscénité et on ne peut manquer le rapprochement avec les vers des « Assis » où ceux-ci « surgissent, grondant comme des chats giflés, / Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage ! » Si ce vieux croit pulvériser le Nord-Est, dans « Les Assis », il est question de revendiquer la puissance d’une « main invisible qui tue », « main invisible » qui ne semble pas une allusion au concept en économie de Smith, mais « main invisible » qui a l’air d’une puissance fantasmée comparable à celle de l’exterminateur du Nord-Est par son fémur bistourné…
Une autre convergence mérite toute notre attention. Si, dans la pièce connue de Rimbaud, les « Assis » sont montrés « genoux aux dents » avec rejet du syntagme « aux dents » dans le second hémistiche, dans l’extrait cité par Delahaye l’ennemi qui fustige Perrin l’accuse de porter un « masque à dentiste » et l’expression « à dentiste » est elle aussi en rejet par-delà la césure :

Parce que vous suintez tous les jours au collège
Sur vos collets d’habit de quoi faire un beignet,
Que vous êtes un masque à dentiste, au manège
Un cheval épilé qui bave en un cornet,
Vous croyez effacer mes quarante ans de siège !

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour
S’écoutent clapoter des barcarolles tristes
Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.

Face aux « quarante ans de siège », « leur siège aux rumeurs de tambour » qui risquent de les « faire lever » ! Delahaye ne souligne pas lui-même les liens possibles avec le poème « Les Assis ». En revanche, dans une note de bas de page à la fin du chapitre VII où il cite et commente ces extraits, voici une précision importante qu’il apporte en se servant judicieusement du terme « assis » entre guillemets :

On m’excusera d’expliquer une chose que tout le monde comprend. Il s’agit d’un « assis », vieillard obstiné à ne pas changer d’opinion et qui symbolise Le Courrier des Ardennes ; il est resté si longtemps sur la même chaise que les bords du meuble ont « travaillé » ses fémurs comme le ciseau d’un sculpteur.

Je me demande quel profit on ferait d’une lecture systématique des exemplaires d’époque du Nord-Est, pas seulement pour une meilleure compréhension des vers inédits livrés par Delahaye. Peut-être qu’il y aurait des rapprochements à faire avec « Les Premières communions », « L’Homme juste », etc. Ces rapprochements invitent à penser que la cible des « Assis » cela pourrait bien être les partisans du Courrier des Ardennes. La difficulté, c’est qu’on ne sait pas exactement quand le poème « Les Assis » a été composé. Il est fort probable que le poème ne peut pas être antérieur à la menace du second siège sur Paris et donc le poème ne pourrait pas être antérieur à la Commune. Est-ce qu’il était encore question d’une forme d’état de siège après la semaine sanglante ? En tout cas, le jeu de mots sur les sièges qui est pratiqué par Rimbaud venait clairement de ses lectures dans la presse. Cela fâchera ceux qui veulent que le génie du poète n’ait rien à devoir à personne ou si peu que ce soit, mais il semble bien que plusieurs jeux de mots des poèmes de Rimbaud soient des reprises de ce qu’il a pu lire dans les journaux. Le drame, c’est que nous avons peu conservé les exemplaires des journaux de l’époque dans nos bibliothèques. Il nous en manque énormément et la critique littéraire est plus volontiers portée à analyser les influences entre pairs que les influences sur Rimbaud d’écrivains franchement mineurs ou d’articles de journaux en soi oubliables. Ceci dit, Zola s’étant imposé comme un grand nom de la Littérature française, ses premiers écrits de journaliste ont pu faire l’objet d’éditions récentes. J’ai sous la main un ouvrage intitulé La Commune 1871 / Emile Zola avec une « présentation de Patricia Carles et Béatrice Desgranges », dans la collection Chronos, par Nouveau Monde éditions, en 2018. Il s’agit d’une « large sélection » des « articles » parus à l’époque de la Commune dans deux journaux La Cloche et Le Sémaphore de Marseille. Zola va afficher des positions hostiles à la Commune, il va même plutôt se réjouir de son écrasement dans le sang. Le roman ultérieur La Débâcle montre d’ailleurs très bien que Zola ne s’est jamais fortement pénétré intellectuellement de l’événement communard. Les premiers articles dans La Cloche sont plus modérés et plus favorables à la population parisienne. C’est après le départ des maires que Zola devient franchement hostile à la mutation révolutionnaire de la Commune. Qui plus est, en mars, il assiste aux assemblées quotidiennes à Versailles dont il rend compte et même s’il écrit dans un journal orléaniste il ne se prive pas pour juger négativement chaque camp et s’indigner des abus versaillais.
Le premier article cité a été publié le 22 mars dans la revue La Cloche. Rappelons que l’insurrection a eu lieu le 18 mars, mais que la Commune elle-même n’a été instituée que le 28 mars. Dans cette période de battement et donc autour du 22 mars, il est question d’état de siège. Voici ce qu’écrit Zola au sujet de l’assemblée de la veille (celle du 20 apparemment, vu que le journal semble publier les compte rendus le lendemain de leur déroulement) à laquelle il a été empêché d’assister :

[…]
La grande question, celle qui tient anxieux Paris entier, est de savoir l’attitude que va prendre l’Assemblée : fera-t-elle le siège de la capitale ou acceptera-t-elle un compromis ? Terrible alternative, d’où peut sortir le salut ou la mort de la patrie.
Le projet de loi présenté par M. Picard et voté par l’Assemblée, demandant la mise en état de siège du département de Seine-et-Oise, est certainement une mesure qui indique la volonté de réprimer énergiquement l’émeute. Mais, d’autre part, le vote de l’urgence du projet de loi sur l’élection du conseil municipal de Paris, présenté par M. Clemenceau et appuyé par M. Tirard, me paraît montrer le désir que l’Assemblée aurait d’en finir sans lutte, sans effusion de sang.
Toute la séance d’hier, pour moi, tient dans ces deux votes. […]

Zola estime que Paris chassera l’émeute si on satisfait ses demandes légitimes. Puis il passe au compte rendu de l’assemblée du jour dont il a été témoin (celle du 21 en principe). Et un court paragraphe mentionne à nouveau l’idée d’état de siège :

Puis autre proposition : M. Picard demande la mise en état de siège du département de Seine-et-Oise.
L’Assemblée se retire pendant deux heures dans ses bureaux, où elle délibère sur ces deux propositions.
Dès la reprise de la séance, M. Clemenceau lit le projet de loi sur l’élection du conseil municipal de Paris. Il appuie ce projet de paroles fort sages et demande l’urgence. M. Picard combat l’urgence ; il craint que les élections en ce moment, ne puissent se faire avec toute la liberté désirable.
Les paroles de M. Picard font monter M. Tirard à la tribune ; ce dernier reprend la thèse de M. Clemenceau : Paris ne peut être sauvé que par une municipalité élue.
La droite ayant jeté le nom du général Clément Thomas dans le débat, M. Tirard a énergiquement répudié toute solidarité entre les hommes de l’Hôtel de Ville et les maires de Paris. Il parle avec une telle ardeur de patriotisme que la droite elle-même applaudit.
M. Tirard dit encore que lui et ses collègues sont fermement résolus à s’opposer aux élections annoncées pour le 22 mars par les hommes de l’Hôtel de Ville. Son discours, très chaleureux et traversé par un grand souffle d’honnêteté, enlève le vote de l’Assemblée qui accepte l’urgence.
La promesse faite à Paris, par un groupe de ses représentants, était tenue à moitié. C’est M. Lockroy qui a lu le projet de loi relatif aux élections des chefs de la garde nationale, élections promises également et qui seront sans doute acceptées par l’Assemblée.
M. Millière rend ensuite un grand service au gouvernement en proposant de proroger de trois mois toutes les échéances. M. Dufaure, regrettant l’empressement qu’il a mis à voter à Bordeaux son cher projet de loi qu’il présentait comme si parfait et si inoffensif se hâte d’accepter l’urgence demandée par M. Millière.
Puis vient la discussion sur la mise en état de siège du département de Seine-et-Oise. M. Louis Blanc parle contre le projet de loi et fait appel à la conciliation. Il est violemment interrompu par la droite. Un représentant se fait rappeler à l’ordre. M. Louis Blanc est obligé de quitter la tribune.
Il y est remplacé par le général Trochu qui défend le projet de loi. D’ailleurs, il paraît avoir pris la parole plutôt dans un intérêt personnel que pour apporter quelque lumière dans le débat. Il obtient un grand succès d’émotion en donnant un adieu aux généraux Lecomte et Clément Thomas. Il demande que les six enfants du général Lecomte soient adoptés par la France.
Après de nouvelles protestations de MM. Clemenceau et Langlois contre les assassinats infâmes de Montmartre, l’Assemblée décide qu’elle se réunira le lendemain en séance publique à midi.

L’article du 23 mars pour le journal La Cloche commente un fait étonnant. M. Grévy a levé prématurément la séance au bout de deux heures et demie. Tout le monde est étonné, mais la séance va se prolonger trois heures durant sans tenir compte de cette levée. Notez que l’assemblée réunit des gens assis et qu’à la fin la séance est levée, on a déjà la structure du jeu de mots appliqué dans « Les Assis ». Les passions sont déchaînées. Je cite un extrait qui l’indique et qui fait lien avec ce que j’ai cité précédemment :

[…]
M. Clemenceau pose nettement qu’il n’y a que deux moyens de résoudre la question : la force ou un expédient. Un expédient seul est possible, et cet expédient, c’est des élections municipales immédiates. L’orateur dit que l’Assemblée ne veut sans doute pas faire le siège de Paris, et il la supplie, il l’implore de ne pas perdre une heure, si elle désire éviter l’effusion de sang.
M. Langlois ajoute avec raison que les élections décrétées par le comité central doivent être hautement désavouées par l’Assemblée, et que la meilleure façon de les désavouer est d’en ordonner de régulières et de légales. Lui aussi il joint les mains, suppliant ses collègues de ne pas jeter Paris plus avant dans la guerre civile.
Ces paroles amènent M. Brisson à proposer à l’Assemblée de voter un ordre du jour motivé, dans lequel il sera dit qu’une loi prochaine fera rentrer Paris dans le droit commun. Cela effarouche la droite, et M. Martin des Paillères déclare que, Paris étant l’anarchie, il n’y a pas lieu de le faire rentrer dans le droit commun, tandis qu’un membre de la commission, se croyant beaucoup plus rusé, combat l’ordre du jour en invoquant le règlement.
Voyant que la droite va commettre des sottises, M. Thiers se décide à monter à la tribune. Ses paroles sont d’une grande habileté. En somme, il ne veut pas que la loi sur les élections municipales soit bâclée en une séance. […]

Thiers considère que les événements montrent que l’assemblée a le droit de préférer la France à Paris et il prétend ne pas vouloir attaquer Paris qu’il laisse à ses réflexions. Il ne croit pas que si on votait une loi Clémenceau et les autres pourraient la mettre à exécution. Jules Favre prend la parole à son tour contre Paris. Zola insiste lourdement sur le fait que le personnage est gros d’orages rancuniers qui seront interprétés comme tels par une population qui ne le porte pas dans son cœur depuis la capitulation. Les représentants de Paris que sont Tolain, Clémenceau et Langlois n’arrivent plus à parler à la tribune. Seul Tirard y parvient enfin. Thiers finit par s’assurer l’ajournement sur cette question en reprenant la parole.

L’article du 25 mars témoigne d’une aggravation du désespoir de Zola :

Je sors navré de la séance d’aujourd’hui, me demandant s’il est donc vrai que l’heure de notre agonie ait sonné. Entre les factieux de l’Hôtel de Ville et les intolérants aveugles de l’Assemblée, la France gît, saignante, frappée au cœur, se débattant dans les dernières convulsions de la mort. Et, certes, si l’histoire dit un jour que l’insurrection a poussé le pays dans l’abîme, elle ajoutera que le pouvoir régulier et légal a tout fait pour rendre sa chute mortelle.
[…]
Avant d’arriver à la loi sur les bataillons de volontaires, on vote rapidement une nouvelle loi qui proroge d’un mois les échéances de commerce. M. Millière avait demandé trois mois, mais la chambre a trouvé que cela était trop sage, et il a fallu qu’elle glissât là, comme partout, sa pointe de maladresse. La loi sur les échéances a été une des causes multiples de la facile victoire des hommes de l’Hôtel de Ville. Il est par conséquent bien entendu que l’Assemblée la maintiendra ou ne la modifiera que de façon à ne contenter personne. Nos législations font du courage à coups de sottises.
[…]

Il n’est plus question de loi sur les élections municipales, mais de la formation de bataillons volontaires. M. de Kerdrel prend la parole à la tribune lors de cette séance, comme en rend compte Zola :

Et alors M. de Kerdrel y monte pour faire un acte d’accusation en règle. La Chambre mange avec délices du Gambetta ; et, rencontre imprévue, elle mange aussi du Picard. L’orateur refuse toute immixtion civile dans les affaires militaires. Puis, brusquement, sortant de la question, il accuse le ministre de ne pas avoir mis toute la diligence possible dans le changement des préfets. Ah ! quels applaudissements ! Depuis Bordeaux, la droite n’avait plus goûté aux préfets. Elle se remet à les mordre avec une furie de jouissance, quand M. de Kerdrel déclare que les préfets républicains, depuis les élections, ne sont plus possibles en France.
Ces pavés tombent on ne sait d’où. On se regarde, désespérés, dans les tribunes. Plus de préfets républicains, plus de république, plus rien du tout. C’est le « rien du tout » qu’ils auront prochainement s’ils continuent.
M. Picard, très pâle, sentant son portefeuille lui glisser des mains, vient faire son acte de contrition. Il se hâte autant qu’il le peut. Mais pourtant il est difficile de mettre, du jour au lendemain, de bons et braves administrateurs à la porte. « Non, non, crie la droite, renvoyez-les tous ! » Et plus M. Picard se met à la disposition de ces messieurs, plus ils font les enfants gâtés. « Vous nous avez tous contrariés, vous n’écoutez pas nos avis. »
[…]

C’est bien une colère comique d’assis qui est dépeinte là, et il me semble bien difficile de ne pas faire le rapprochement entre ces gens de l’assemblée qui sont réactionnaires et hostiles à l’idée de République et les personnages brocardés par Rimbaud sous le vocable « Assis » précisément. Zola écrivant dans un journal orléaniste et admirant M. Thiers, il faut comprendre que le terme de droite désigne plutôt les légitimistes.
La séance se poursuit avec un petit coup de théâtre préparé par le gouvernement en coulisse selon les mots mêmes du rapporteur qu’est Zola. Il est question de faire entendre les maires de Paris directement par l’assemblée.

Puis, le coup de scène étant prêt, M. Arnaud (de l’Ariège), maire de Paris, monte à la tribune et supplie l’Assemblée de vouloir bien laisser introduire et entendre les maires de Paris, qui ont à lui faire une proposition tendant à ramener la paix et l’union.
La droite se cabre comme à la vue brusque d’un gouffre. Elle ne veut pas que les maires soient introduits. Elle a le règlement pour elle. Et je voudrais que vous l’eussiez vue blanche de colère, flairant quelque surprise.
[…]
L’effet a été foudroyant. On eût dit une scène de la Convention. La gauche, inévitablement, se lève et pousse le cri de : « Vive la République ! » Les maires répètent ce cri ; les tribunes, prises de fièvre, agitent des chapeaux, des mouchoirs et crient, elles aussi : « Vive la République ! Vive la République ! » d’une voix assourdissante. L’entraînement est tel que des femmes de députés font, me dit-on, plus de tapage que les autres.
La droite éclate en imprécations. Elle aussi est debout. Elle montre le poing aux maires et au public. D’ailleurs, pas une parole ne sort de ce chaos. Le tapage est effroyable. Ces messieurs, dominés, sans voix, prennent le parti de se couvrir : « Chapeau bas ! crie la gauche, c’est une insulte ! » Et le tumulte recommence de plus belle, les maires toujours acclamés dans leur loge, la droite leur montrant toujours les poings d’en bas. M. Grévy se décide à lever la séance, qui, d’ailleurs, doit être reprise à huit heures.
A neuf heures et quart, il n’y a pas encore vingt députés dans la salle. Je vous envoie cette lettre, regrettant de ne pouvoir vous raconter la fin de l’incident. On dit – mais je ne vous donne cela que sous toutes les réserves imaginables – que les maires, d’accord avec M. Thiers, viennent demander à l’Assemblée des élections municipales pour Paris, immédiates et dégagées de toutes entraves.
Il paraît que la nuit dernière il y aurait eu une séance secrète, dans laquelle on aurait essayé de prendre certaines mesures. Mais rien de décisif n’aurait pu être voté. […]

Je me demande par quel prodige le poème « Les Assis » ne rendrait aucun écho de ce que Zola vient de décrire. Rimbaud décrirait uniquement des bibliothécaires nostalgiques de vieux soleils, qui vivent assis, ne veulent pas se lever aux rumeurs émeutières de tambours, montrent le poing à ceux qui les contrarient et les tuent par le truchement d’une main invisible. Rimbaud aurait manqué un tel rapprochement, il aurait choisi une cible mesquinement sans portée historique ? C’est dur à avaler.
L’article suivant dans la revue La Cloche a été publié le 26 avril, mais, pour plus de clarté, il est précédé en en-tête de la mention « 24 avril ». Il est donc question de séances qui ont lieu le jour, mais aussi la nuit, et on voit que le terrain devient de plus en plus propice aux jeux de mots sur « levé », « assis », « couché ».

[…]
Chaque fois que je sors d’une de ces séances lamentables, le grand air du dehors me fait du bien. Je n’ai pu encore m’habituer à cette salle chaude, ardente des flammes crues du gaz. Quand je rentre dans le soleil clair, je me dis : « J’ai rêvé, la France ne peut être aussi malade. Voici le printemps qui naît et la patrie va guérir. »
Hier, dans la nuit, séance vide ; aujourd’hui, dans le jour, séance regrettable. Que sera la séance qu’on annonce pour cette nuit ? […]
Donc, après l’enthousiasme et le tapage de l’autre soir, soulevés par les écharpes tricolores des maires, la séance a été reprise à dix heures. Elle devait recommencer à huit heures ; mais il fallait bien deux bonnes heures de plus à ces messieurs de la droite pour digérer les écharpes et les cris de : « Vive la République ! »
Il paraît que, dans les couloirs, on était arrivé à se calmer et à s’entendre.
[…]
Dans le calme plat qui s’établit, M. Ventavon lit le rapport de la commission chargée d’examiner le projet de loi sur l’inamovibilité de la magistrature. La droite est heureuse ; elle dodeline de la tête, à demi assoupie, bercée par la lecture de ce rapport qui va casser un décret de Gambetta.
[…]

J’interromps la citation pour souligner évidemment cette nouvelle convergence avec le poème « Les Assis ». Dans ce poème, après la tempête équivalente à celle des cris de « Vive la République » à l’Assemblée, les « Assis » s’endorment sur leur bras et se laissent bercer par les fantaisies de leurs imaginations. C’est un énième parallèle troublant. Rimbaud n’a pas forcément lu les textes de Zola, mais il a dû lire d’autres saillies similaires. Il faudrait peut-être chercher si d’autres journaux à la place de couloirs ne parleraient pas de corridors pour l’assemblée. Mais nous en arrivons à l’idée de gens qui font corps avec leurs sièges et je vous convie à lire quelques derniers extraits du reportage zolien.
Nous avons en débat une proposition de M. Bérenger « d’envoyer quinze représentants délégués à Paris » et pour la soutenir l’intéressé précise que « le quartier de la Banque pourrait servir de citadelle à la délégation de la chambre, et que tous les hommes d’ordre viendraient là comme à un point de ralliement naturel. » « Mais la droite trouve qu’elle est bien à Versailles. »
Zola poursuit en rendant compte d’une demande d’explication à Jules Favre sur une note prussienne. Puis il conclut :

Telle a été cette séance de nuit. Les représentants auraient mieux fait de se coucher. Et il n’y aurait même pas eu grand mal à ce que ces messieurs ne se fussent pas levés aujourd’hui. Au moins la loi sur les échéances, cette loi si mal raccommodée, ne serait pas votée encore, et on pourrait espérer mieux.
[…]

Zola fait le compte rendu blasé de cette nouvelle séance où la question des élections municipales à organiser essuie une nouvelle fin de non-recevoir et le courrier zolien se termine par ces mots sur une prochaine séance :

[…] Il est à désirer que la nouvelle du compromis passé à Paris entre l’Hôtel de Ville et les municipalités soit arrivée à l’Assemblée avant la séance. Maintenant, si l’Assemblée le veut, l’ordre est rétabli. Et que cette secousse lamentable lui donne ce grand enseignement : le jour où elle toucherait à la République, Paris entier se lèverait et protesterait les armes à la main.

L’article publié le 27 mars dans La Cloche est lui aussi précédé d’une mention de date en en-tête « 25 mars ». L’actualité est chargée. Je commence par citer un extrait du milieu de ce compte rendu zolien, car il fait état du reflux des émeutes communalistes dans d’autres villes et puisqu’il précise l’événement des élections parisiennes acceptées pour le 26 avril, c’est-à-dire le lendemain :

Au milieu de la séance, M. Picard est venu lire une dépêche annonçant que le calme, après trois jours de désordre, règne à Lyon et à Saint-Etienne. La droite et la gauche ont applaudi. M. Thiers a également coupé la discussion en déclarant qu’il avait reçu des nouvelles graves de Paris, et en demandant à la commission des quinze de bien vouloir venir conférer avec le gouvernement.
Nous avons eu à la fin de la séance, après le retrait de la proposition de M. Arnaud (de l’Ariège), l’explication de cet incident. M. Louis Blanc, ayant raconté en quelques mots les derniers événements et expliqué pourquoi les maires avaient accepté des élections municipales immédiates, a demandé à l’Assemblée de vouloir bien déclarer que ces maires avaient agi en bons citoyens.
Des exclamations partent de la droite […]

Ces réactions ont « exaspéré » le rapporteur Zola qui conclut sa lettre ainsi :

[…] Comment ! voilà de braves et honnêtes citoyens qui, abandonnés par le gouvernement, seuls au milieu d’une insurrection formidable, tiennent tête depuis huit jours à l’émeute, lui disputent le terrain pied à pied, font ce que les ministres n’ont pas eu le courage de faire ; et lorsque ces citoyens, à bout de résistance, las de demander à l’Assemblée une mesure de conciliation, jugeant le péril de près et croyant que l’heure est venue d’agir, se décident à prendre sous leur responsabilité un parti qui doit éviter la guerre civile et rendre Paris à la France ; c’est alors que l’Assemblée refuse de les approuver, c’est alors que des hommes qui se cachent à Versailles, sous le prétexte de ne pas compromettre leur dignité, détournent la tête, font entendre par leurs murmures que les maires ont démérité, et donnent ce spectacle à l’Europe d’une Chambre assez peu politique pour ne pas saisir cette occasion suprême de pacifier la patrie !
Je déclare une chose ; je ne veux pas engager la responsabilité du journal où j’écris, mais je dis hautement que je voterai demain.

Et voici le discours par lequel débutait ce courrier :

Je serais bien heureux si quelqu’un pouvait me dire ce que veut l’Assemblée. Les séances se succèdent, et le vide se fait de plus en plus. On se réunit le jour, on se réunit la nuit, sans que la majorité veuille seulement qu’on prononce le nom de Paris. L’histoire ne voudra pas croire à un tel entêtement dans une telle intolérance.
L’Assemblée n’a que des instincts. C’est une bête ombrageuse qui refuse d’avancer parce qu’un arbre barre la route. Elle ne raisonne pas. Elle crie à la moindre piqûre, et ce ne sera qu’à coups de fouet qu’on la domptera et qu’on la lancera en avant.
Il faut voir cette majorité qui n’écoute pas, qui ne respecte pas le président, qui ne peut supporter la moindre contradiction sans entrer dans des colères folles, qui se meut avec une brutalité d’animal, sans raison, sans calcul, toute à sa haine, criant parce que le cri monte à sa gorge, n’ayant même pas conscience de son attitude impolitique et odieuse.
A coup sûr, dans la crise que nous traversons, cette Assemblée est incapable de comprendre le péril et de se ranger à une mesure de sagesse et de conciliation. Avec les trépignements et la colère impuissante de l’enfant qui veut la lune, l’Assemblée veut Paris, mais Paris garrotté, Paris aux pieds d’un roi, Paris sans armes et sans libertés. Et elle entend rester sourde tant que la grande ville criera : « Vive la République ! » On ne saurait autrement expliquer son attitude. C’est un parti nettement pris : Paris n’existe plus pour elle, et toute sa politique consiste à ne pas vouloir qu’on lui en rappelle l’existence.
[…]

Zola poursuit et ironise de temps en temps sur les séances qui s’enchaînent de nuit et de jour : « La permanence de ces messieurs est une permanence platonique », « l’Assemblée a décidé qu’il était sage d’aller se coucher », etc. Zola note l’unanimité de l’Assemblée à tout le moins contre le bonapartisme. Il est question de la magistrature de 1851 et on sent le jeu de mots dans la phrase suivante du compte rendu zolien : « Le projet de loi Dufaure réintègre ces magistrats sur leur siège. Mais je les défie bien aujourd’hui d’y remonter, après la flétrissure ineffaçable que leur a infligée l’Assemblée tout entière. » En tout cas, les jeux de mots qui intéressent un rapprochement avec le poème « Les Assis » arrivent enfin avec l’article du 28 mars qui porte l’en-tête « 26 mars » :

La permanence de l’Assemblée devient de plus en plus platonique. Elle a tenu à avoir une séance hier dimanche. Vous comprenez que, dans les terribles circonstances où nous nous trouvons, l’Assemblée ne peut se donner de vacances, même d’un jour. Elle a causé tout doucement sur ceci et sur cela, en évitant bien de dire un mot qui puisse rappeler que les élections municipales de Paris avaient lieu à la même heure.
Je propose à l’Assemblée un loto gigantesque. M. de Lorgeril appellera les numéros. Chaque quine gagnera un verre d’eau sucrée. De cette façon, nos représentants pourront agréablement rester en séance de six heures du matin à six heures du soir sans avoir le souci d’aborder des questions fâcheuses, et l’histoire sera bien forcée de constater un jour que ces dignes et grands citoyens sont restés héroïquement sur leur siège.
[…]
[…] Il n’y aura guère que M. Jaubert qui aura pleuré en secret sur cette besogne immense faite le jour du Seigneur, malgré les commandements de l’Eglise. C’est là un spectacle consolant, de grands citoyens qui, par un temps superbe, refusent d’aller dîner sur l’herbe dans les bois de Saint-Germain, uniquement pour travailler sans perdre une minute au salut de la patrie !
[…]

Le persiflage de Zola se poursuit. L’assemblée reproche à Thiers son absence aux séances :

[…] Dire que cet homme d’Etat a l’audace de s’inquiéter des événements de Paris ! Jamais la majorité ne lui pardonnera cela, car la majorité, avec un mépris de duchesse, parle des Parisiens comme d’une troupe de laquais qu’on bâtonnera quand on voudra. En attendant, la majorité se tient prudemment à Versailles, et aime mieux dormir sur des chaises dans les corridors d’hôtels de troisième ordre, que de venir demander de bons lits à la capitale.
[…]

Ces jeux de mots sont faits dans le courrier même qui évoque les élections se déroulant à Paris. Zola qui n’est pas du côté des insurgés en rend compte avec enthousiasme pourtant :

[…] On me dit que les élections se sont faites dans le plus grand ordre. Jamais nation n’a donné un pareil spectacle, et je crois que plus tard le jugement porté sur les événements que nous traversons perdra de sa sévérité. N’avons-nous pas obéi à des impulsions secrètes, et ne venons-nous pas d’inaugurer un système qui doit tirer à jamais la France des empires et des monarchies ?
Nous sommes trop près aujourd’hui. Nous ne pouvons juger. Mais certes, entre Versailles qui discute misérablement et Paris qui se réconcilie devant les urnes, j’avoue qu’instinctivement je suis pour cette grande et noble ville, encore toute secouée de ses cinq mois de siège, et qui n’a peut-être eu, dans sa longue souffrance, un dernier accès de fièvre que pour augmenter nos libertés.

1 commentaire:

  1. «Ma patrie se lève !... Moi, j'aime mieux la voir assise ; ne remuez pas les bottes ! c'est mon principe.»
    Généalogiquement et dans tous les sens je trouve que cette injonction sonne bien avec votre rapport.

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