jeudi 27 juin 2019

Petite note d'une mystique de l'avenir chez Rimbaud

Dans une réaction au sujet de l'article d'Yves Reboul, j'ai accordé jusqu'à un certain point que Rimbaud ne mettait pas les pieds dans une mystique de l'avenir, mais avec des réserves. Une eschatologie, ça se définit, c'est un peu le terme grandiloquent qui sert trop facilement de repoussoir.
En tout cas, si je ne l'ai pas mentionné dans mon article, j'ai songé au même moment à ces vers de "L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple":

Ô cité douloureuse, ô cité quasi-morte,
La tête et les deux seins jetés vers l'Avenir
Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes,
Cité que le Passé sombre pourrait bénir:
(...)
Certes, Rimbaud ne décrit pas comme Hugo ce que serait cet Avenir, mais on a bien l'expression d'une mystique de l'Avenir qui n'est pas de l'ordre du sarcasme.
Pour moi, je suis d'accord avec Yves Reboul dans le refus des lectures marxiennes de Rimbaud. On ne lit pas de manière marxienne Une saison en enfer: ça n'a pas de sens, ni la quasi intégralité de ses poèmes en vers. A la limite, on peut faire une lecture marxienne en trompe-l'oeil de certains poèmes en prose des Illuminations, ce qui ne veut bien sûr pas dire que ces lectures sont valables.
De toute façon, Rimbaud, ce n'est pas un poète qui réfléchit sur les moyens de s'emparer du mode de production au profit des classes les plus défavorisées et les plus opprimées. Et l'idéologie marxienne est vouée à mourir. Les derniers marxiens sont déjà âgés et la jeunesse est complètement indifférente à la question marxienne. La jeunesse actuelle est plus dans l'idéologie libertaire. Peut-être qu'elle sous-évalue l'importance du mode de production, des ouvriers qui sont derrière les machines qu'ils utilisent, des dos qui sont cassés pour faire leurs produits, des gens exploités dans le monde même pour faire leurs produits soi-disant écoresponsables, d'ailleurs quoi de plus attaché au téléphone portable qu'un végétarien écolo ? Aujourd'hui, la jeunesse est plus dans l'écologie, dans le sentiment qu'on appuie sur un petit bouton pour qu'il sorte des fraises partout, on n'est pas du tout dans une époque favorable à la pensée marxienne et donc je n'imagine même pas comment on va séduire cette jeunesse en leur parlant d'un Rimbaud annexé sans que ses textes en fassent foi à un militantisme prônant la prise de possession de l'appareil de production.
Puis, si Rimbaud dit que cet Avenir sera matérialiste dans sa lettre dite du "voyant", ce n'est pas le matérialisme historique qu'il vise, c'est les règlements de compte avec la religion et c'est un matérialisme qui s'articule à un spiritualisme, puisque Rimbaud a exposé son credo matérialiste un an avant d'écrire cette formule de la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Le matérialisme de Rimbaud, il est en partie lucrécien, il est exposé dans Credo in unam où on voit très bien qu'il n'est pas incompatible avec un ressort spiritualiste.
Après, la Commune semble avoir été fortement composée de néo-jacobins comme le rappelle Reboul, et j'avoue que ce terme de jacobin est un peu étrange face à l'idée d'un Rimbaud libertaire et anarchiste. J'en sais rien jusqu'à quel point Rimbaud était obnubilé par Andrieu, lequel était un éborgné assez arrogant malgré tout, et Rimbaud n'est pas resté auprès d'Andrieu dans tous les cas. Mais, j'observe que Rougerie, l'historien spécialiste de la Commune que Reboul lui-même signale comme la référence à lire en priorité dans son livre Rimbaud dans son temps, Rougerie donc emploie plusieurs fois le terme de libertaire pour qualifier l'état d'esprit de la Commune de Paris de 1871.
Enfin, il y a un dernier plan qui fait que je suis réservé quant à l'intervention de Reboul. Celui-ci veut chasser l'idée d'un Rimbaud un peu effaré, un peu mystique, même si jusqu'à présent on a jamais affronté de face la question de Swedenborg. Je ne parle pas d'Eliphas Lévy, je parle bien de Swedenborg dont on sait qu'il a visiblement été lu de près par Rimbaud. Mais, il y a autre chose. Rimbaud formule des propos métaphysiques, annonce dans Une saison en enfer qu'il s'est trop enflammé pour certaines perspectives d'artiste, etc. Et il prend la plume pour faire un bilan en estimant que c'est important qu'il le fasse. Il écrit quand même des choses puissantes dans "Le Bateau ivre", dans "Génie", etc. Et là, j'ai l'impression que Reboul applique une lecture universitaire à la Etiemble ou à la Fongaro pour dire Rimbaud fait mine d'écrire des choses exaltées pour nous épater, pour avoir du style, mais son discours c'est de dire que c'est joli, mais c'est de la blague. On prend le poème "Aube", le poète s'exalte, il nous fait une petite narration mirifique, puis on a la pirouette finale : "je me réveille, j'arrête de délirer." Regardez-moi, je fais trois paragraphes de délires poétiques mieux que les autres, et puis je sors en vous rappelant que la poésie c'est ridicule d'en faire et d'y croire. Il y a un truc qui ne va pas dans cette thèse. Rimbaud s'investit à fond, développe de la pensée, pour nous dire à la fin que ce n'est qu'une vaste plaisanterie !?
En parallèle, j'annonçais une étude des "f" bouclés de la lettre de 74 et Jacques Bienvenu a publié dans la foulée une étude à ce sujet où il évoque l'idée que les manuscrits des Illuminations auraient été recopiés finalement plus tard qu'on ne l'a cru. Nouveau et Rimbaud auraient été ensemble en février-mars 1875, juste avant le séjour d'Arthur en Allemagne, et c'est à ce moment-là que les poèmes auraient été recopiés, si j'ai bien lu l'article. Il faut remarquer que j'ai toujours trouvé à cette liasse une désinvolture. On aurait bien des copies sur le tard à un moment de fort désintérêt de Rimbaud pour la poésie, une tentative tardive de publication, mais velléitaire. J'avais déjà lu un avis de graphologue qui disait que les manuscrits des poèmes en prose manifestaient plutôt un manque d'imagination, etc., ce qui était relevé avec indignation comme un jugement paradoxal et même impertinent par les rimbaldiens au vu du prestige des poèmes en prose.
Un aspect particulier de l'hypothèse de mises au propre en 1875 peut toutefois relancer l'idée de poèmes composés au-delà de juin 1874, avec notamment un retour des spéculations sur d'éventuels renvois à La Tentation de saint Antoine de Flaubert. Toutefois, je reviendrai avec mes arguments ponctuels précis pour soutenir que plusieurs poèmes en prose des Illuminations ont été composés avant Une saison en enfer, notamment "A une Raison", "Being Beauteous", "Bottom", "Nocturne vulgaire", "Ville", "Guerre", "Vies", dans la mesure où il y a des éléments précis sur lesquels appuyer l'argumentation.
En fait, tout se passe comme si le détail de l'argumentation n'avait aucune importance : quand on dit qu'un poème en prose est antérieur à Une saison en enfer, à cause de contradictions de discours de la part du poète, on n'est pas écoutés pour ce qu'on dit, on subit une assimilation implacable à celui qui voit très grossièrement Une saison en enfer à un adieu à la littérature et à une critique de tout ce que le poète a produit, alors que c'est bien le détail de l'argument, détail capable d'assumer des nuances, qui devrait faire débat. Mais nous y reviendrons...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire