jeudi 27 juin 2019

Intermède : un authentique Caravage retrouvé à Toulouse

Les journalistes ont visiblement manqué d'engouement pour la vente d'un authentique Caravage à Toulouse, ils ont très peu mis l'accent sur cet événement exceptionnel et unique au monde, ils ont aussi relayé un sentiment de réserve qui, pour le coup, n'était pas pertinent.
Aujourd'hui jeudi, dans l'après-midi, devait avoir lieu la vente aux enchères à la Halle aux grains à Toulouse de l'un des plus beaux tableaux du monde. La fête n'aura pas lieu, puisque finalement l’œuvre a été vendue dans la discrétion ce mardi même. Il faut sans doute se réjouir que les journalistes n'aient pas eu le nez fin, n'aient fait aucun tapage médiatique, et il faut sans doute même se réjouir aussi qu'il n'y ait pas de vente aux enchères, car la toile aurait pu filer dans une collection privée de nabab thésauriseur, voire être exposée à tous les dangers sur un yacht de milliardaire. En fait, la toile va être récupérée par un musée, probablement américain.
Tout au long de la semaine passée, en tout cas, cette saisissante peinture était exposée gratuitement au cabinet du commissaire-priseur de 14h à 18h, dans une pièce sombre avec un éclairage au néon qui traçait une ligne oblique en conformité avec la pratique du clair-obscur du Caravage. J'y suis allé vendredi et dimanche. Par ailleurs, il y a un site officiel bien fourni qui, maintenant, que la vente a eu lieu devrait bientôt être fermé.
Je me suis fait remarquer bien évidemment, mais positivement : j'ai jouté quelque peu avec un gars, peut-être québécois, qui m'a demandé mon avis et comme je lui disais qu'il était à l'évidence authentique, il a sorti que non, que la géométrie n'était pas respectée, que la direction du regard de Judith n'allait pas... Je lui ai répliqué : "Mais quel défaut de géométrie ?", "Mais c'est une composition forte, avec le triangle des trois têtes, les jeux des regards, le triangle de la toile qui nous fait entrer dans le petit espace confiné d'une tente militaire...", "Hein ! mais c'est l'un des plus beaux tableaux du monde !", "Mais je ne peux rien vous répondre puisque vous décidez que Judith doit forcément regarder dans une certaine direction au nom d'une loi que je ne connais pas." Il a vociféré : "C'est nul. Les yeux sont nuls." Là, le commissaire-priseur est arrivé et il a voulu contredire le type agressif en se mettant devant le tableau pour commenter les yeux à l'aide d'une petite lampe, mais, dans l'obscurité de la pièce, l'hurluberlu s'est vite enfui avant que je ne m'en aperçoive, je l'ai juste vu de loin de dos qui filait vers la sortie sans demander son reste. J'ai eu le beau rôle du coup, et puis les gens étaient contents et il y a eu un regain d'échanges enthousiastes dans la salle. J'avais brisé le tabou de la réserve prudente en disant sans peur d'être repris que le tableau était authentique et l'un des plus beaux du monde.
Les conditions de découverte de cette toile sont complètement folles. Vous allez dans votre grenier et vous tombez au choix sur un poème inédit de Rimbaud, un original du Caravage ou un buste de Praxitèle. Et, pourtant, le tableau du Caravage est authentique.
Pour établir cette authenticité, on peut énumérer les preuves, mais on peut aussi les organiser pour établir la preuve en deux temps. Dans un premier temps, il faut montrer que la composition est de Caravage. Dans un second temps, pour faire le départ entre une copie et un original, il faut se pencher sur l'exécution.
Il faut aussi préciser deux choses importantes. Nous possédions déjà une copie de ce tableau. Attribuée à Finson en tant que copie d'un authentique Caravage, une variante de notre toile est conservée à Naples. Cerise sur le gâteau, on a un truc assez inédit dans le domaine de la copie, c'est que la toile de Finson conservée à Naples est un montage de deux toiles exactement pareil au montage de la toile toulousaine. En effet, le tableau joint une toile de plus grande dimension à une toile plus petite en-dessous et on peut facilement voir le relief de la ligne de jonction qui passe horizontalement au niveau du bras arqué d'Holopherne. Il existe sans doute huit copies par Finson d'une Madeleine du Caravage, mais là on a une identité des toiles. En fait, Finson semble avoir profité d'une absence du Caravage pour exécuter une copie en douce et on peut considérer qu'il a imité l'enchâssement de deux toiles, parce que c'était une information connue qu'il était obligé de faire passer dans la copie. Le but de Finson, c'était de vendre les toiles du Caravage, mais en vendre des copies à gens qui n'y connaissent rien, cela lui permettait de doubler les bénéfices espérés. En tout cas, on n'imagine pas une copie de copie de copie où on s'appliquerait scrupuleusement à respecter le montage initial sur deux toiles. Il y a bien dans la confrontation des deux toiles l'idée qui s'impose d'un original face à une copie, et pas du tout l'idée de deux copies. La comparaison stylistique entre l'exécution de la toile de Toulouse et celle de Finson conservée à Naples doit être à même de lever tous les doutes. Enfin, dans ces débats sur l'attribution d'une œuvre, il faut considérer le cheminement connu ou supposé du tableau. Le Caravage avait déjà composé une première version de Judith en train de trancher la tête d'Holopherne, mais on savait qu'il en existait une nouvelle version, peinte à Naples en 1607, qui était cité en compagnie de La Madone du rosaire aujourd'hui conservée à Vienne. Finson a résidé un certain temps dans le sud de la France et notamment à Toulouse, mais ensuite on a des échos sur ces deux tableaux du Caravage aux Pays-Bas ou à Anvers. Rubens s'est intéressé à La Madone du rosaire, pourtant moins séduisante que cette nouvelle version de Judith et Holopherne. Or, en 2014, on a retrouvé l'original de la Judith et Holopherne dans un grenier de Ramonville-Saint-Agne, à proximité de Toulouse.
C'est là qu'il y a un souci. On sait que cette toile retrouvée à Toulouse a été réentoilée en France entre 1790 et 1820 à peu près, ce qui se démontre par des faits matériels, donc la toile était en France à cette époque qui rappelle le souvenir des butins des guerres napoléoniennes. On pourrait penser que lors d'une guerre napoléonienne le tableau a été trouvé aux Pays-Bas et puis ramené en France où il a été réentoilé. Mais un truc me dérange. Si c'est un butin militaire, le tableau n'avait aucune raison de retomber dans l'oubli. En plus, on a une coïncidence qui s'impose dans la mesure où on le retrouve dans un grenier des alentours de Toulouse, ville où Finson avait longuement séjourné, et ville au début du dix-septième siècle qui était sans doute très pieuse, très tournée vers la Contre-Réforme et où des acquéreurs potentiels d'un Caravage ne devaient pas manquer. Il va de soi que les toulousains n'y connaissaient rien au Caravage. Le Caravage était un peintre très célèbre de son vivant, mais en-dehors de l'Italie et en_dehors de gens comme Poussin, Rubens, etc., personne ne pouvait deviner d'intuition c'est quoi la touche géniale du Caravage. Finson pouvait aisément vendre sa copie à un toulousain en la faisant passer pour un authentique Caravage. Et en fait, moi, je voudrais connaître le cheminement de la copie conservée aujourd'hui à Naples, parce que, de deux choses l'une, ou bien le tableau est à Toulouse depuis le premier quart du dix-septième siècle et c'est la copie de Finson qui est remontée aux Pays-Bas en compagnie de La Madone du rosaire, et cela expliquerait que Rubens ne se soit intéressé qu'à La Madone du rosaire, tableau de commande religieuse qui, malgré une belle partie sur les nombreuses mains éclairées qui se tendent vers la vierge n'est quand même clairement pas du niveau saisissant de la Judith et Holopherne de Toulouse, ou bien le tableau est parti aux Pays-Bas et est revenu à Toulouse du temps des guerres napoléoniennes. Cette dernière hypothèse tend à s'imposer pour l'instant, en se fondant sur les écrits des Pays-Bas qui parlent d'une Judith et Holopherne du Caravage, mais il me semble qu'il faut déterminer en parallèle le cheminement de la copie de Finson conservée à Naples avant de trancher avec assurance. Instinctivement, je pense que le tableau est à Toulouse depuis le premier quart du dix-septième siècle, je n'arrive pas à me laisser séduire par l'hypothèse. Quelque chose cloche. Précisons d'ailleurs que, même si le roi Louis XIV avait dans sa chambre à coucher le tableau de La Mort de la Vierge,  Caravage, si réputé de son vivant, est un artiste qui est tombé complètement dans l'oubli peu après sa mort. On citait Carrache, Nicolas Poussin, un peintre français probablement peu favorable au Caravage, mais plus jamais Le Caravage lui-même. C'est un artiste qu'on a redécouvert au vingtième siècle, en partant des œuvres authentiques attestées qui étaient présentes dans des églises, notamment l'église Saint-Louis des français à Rome. Autant, aux Pays-Bas, il y avait des témoignages écrits qui montraient que les gens étaient conscients qu'il s'agissait d'un Caravage, autant à Toulouse personne ne pouvait attribuer un tableau non signé à un artiste tombé dans l'oubli.



Intéressons-nous au tableau lui-même.
Vous pouvez passer un temps très long à comparer l'original du Caravage et la copie de Finson. Par exemple, la manche en dentelle qui dépasse de la robe noire de Judith. Sur l'original toulousain, vous avez des petits traits blancs et du coup la suggestion de la transparence de cette dentelle, alors que Finson il remplit consciencieusement de blanc toute la manche en dentelle, des gros à plats où il n'y aucune magie du pli et aucune suggestion de la transparence. Sur la toile du maître, admirez l'épée, soit sa lame brillante, soit son pommeau doré. Après, vous vous reportez à la toile de Finson où éclate la copie de quelqu'un qui n'arrive même pas à reproduire ce qu'il voit, qui ne voit peut-être même pas ce qu'il faut voir dans la toile du Caravage. Le Caravage était hostile aux copies de ses oeuvres, et il s'était déjà insurgé contre des copies qu'il considérait de piètre qualité. Il semble aller de soi que Finson n'a pas exhibé sa copie aux yeux du maître, mais il y a autre chose. La toile de Toulouse, vous devriez vous dire qu'elle est une copie géniale face à la copie terne conservée à Naples et admise comme étant de la main de Finson. Comment vous faites pour construire l'histoire de deux copies inespérées d'un tableau du Caravage, l'une géniale, l'autre médiocre ? Qui plus est, toile toulousaine est sans doute un laboratoire d'expériences nouvelles, car ce que j'ai dit sur la manche en dentelle me semble entrer en conflit avec des tableaux plus anciens du Caravage où le peintre apposait plus de blanc et ne jouait pas ainsi avec les lignes vives et fuyantes des plis, et avec la suggestion de la transparence.
La comparaison entre les deux versions de Judith et Holopherne est elle-même éloquente. On devine que c'est le même modèle pour les deux Judith, avec quelques années en plus dans le cas du tableau toulousain : même bouche, même nez, même menton, etc. Les tableaux ne reflètent pas du tout un même état d'esprit au plan du sujet, comme au plan de l'exécution technique, et c'est à chaque fois à l'avantage du tableau toulousain. On a un instantané sur l'exécution d'Holopherne, nous sommes au moment précis où l'action est accomplie, nous sommes à la seconde du châtiment et le regard de Judith est celui de l'acte accompli, mais dans un frémissement encore de défiance face au public. IL faut d'ailleurs savoir que les expertises du tableau toulousain ont permis de constater que à l'origine la Judith toulousaine regardait Holopherne comme dans la première version, mais le peintre a réorienté le regard vers le spectateur en créant une figure bouleversante. Figurez-vous que quelqu'un m'a soumis un rapprochement fascinant. A la même époque, toujours vers 1607, lors d'un séjour à Malte, Le Caravage a peint un portrait en pied d'Alof de Wignacourt, chevalier de l'ordre de Malte, où on a un page sur le côté qui regarde le spectateur à travers la toile dans un visage saisissant de ressemblance avec celui de la nouvelle Judith...


Le Caravage utilisait deux miroirs pour peindre, ce que nous savons par des écrits d'époque quand le peintre voulait récupérer ses affaires qui lui avaient été confisquées. Plusieurs de ses tableaux contiennent des autoportraits où reconnaître sa façon de poser avec barbe et moustache, ses grands sourcils, et aussi ses dents écartées. Sur les deux Judith et Holopherne, on a la même maîtresse du Caravag qui pose pour Judith et à chaque fois on a Le Caravage lui-même en Holopherne. Les décapitations sont très nombreuses dans les tableaux du Caravage, sans oublier sa peinture de Méduse sur un bouclier en bois, et on voit aussi son obsession pour les noeuds et pour les boucles d'oreille. La boucle d'oreille de Judith se retrouve dans d'autres tableaux. L'énorme nœud rouge fait écho à d'autres noeuds dans les tableaux du maître. La vieille avec un goître correspond à un modèle authentique du maître qu'on rencontre sur d'autres tableaux et nous pouvons même constater l'évolution du goître de plus en plus prononcé avec le temps qui passe. Même si Le Caravage n'était sans doute pas un sujet très pieux, il faut remarquer dans la composition du tableau comment le noeud rouge dans la toile de la tente militaire fait écho au goître d'un côté par la forme et au cou tranché d'Holopherne. Le goître est à comparer au décolleté de Judith, contraste entre la hideur de la vieille et la beauté de la femme qui a séduit Holopherne pour pouvoir le tuer. Le rebord du matelas fait lui-même écho à l'énorme noeud rouge, on sent une composition organisée. Le regard d'Holopherne est lui-même impressionnant. On peut penser qu'il regarde son bourreau Judith, mais il a aussi les yeux révulsés de la mort quand on le regarde bien de près, car il y a vraiment des détails expressifs en ce sens qui ressortent. Et comment cela pourrait-il être passé dans une copie ? On voit bien que le génie ressort du tableau toulousain, le tableau moins bien peint perdrait une partie de ses effets. Le tableau s'impose, c'est une évidence.
On trouve des doigts ronds à la manière des autres tableaux du Caravage, on trouve des incisions, on rencontre aussi des repentirs autres que le changement de direction du regard de Judith. Si c'était une copie, on n'aurait pas tous ces repentirs, ou alors les repentirs d'une mauvaise copie, mais le tableau n'est justement pas mauvais. De toute façon, les repentirs, c'est des changements de motifs, ça n'a rien à voir avec des erreurs de copie ici.
Ce serait une erreur de tiquer sur des particularités comme la main épaisse de Judith qui, dans l'ombre, tient l'épée. Il y a d'ailleurs des effets d'exagération, les rides de la vieille Abra notamment, qui laissent supposer que le tableau est conçu pour être regardé d'un peu loin, pour prendre de la profondeur. On a un magnifique effet du drapé rouge qui nous inclut dans l'espace confiné de la tente militaire. La tête de Judith est marquante, mais aussi la main d'Abra avec tout le subtil décalage des doigts entre eux. On a une tête d'Holopherne qui est d'une brutalité et crudité saisissantes. Rappelons que Le Caravage est désormais poursuivi pour meurtre et vers la fin de sa vie il va encore perdre un David et Goliath où il fait son autoportrait en personnage décapité avec ses dents écartées, irrégulières et un peu choquantes. Le tableau vit des obsessions morbides du génie.


Bref, l'événement qui a eu lieu à Toulouse, mais il risque de ne plus jamais se reproduire. Découvrir un tableau dans un tel état de conservation impeccable qui est une oeuvre connue, mais jusque-là perdue d'un des plus grands noms de la peinture, tableau qui en plus s'impose même comme une des plus fortes réussites du maître, comme une oeuvre expérimentale révolutionnaire, découvrir un tableau qui a un tel degré de réalisme, un tel charme de détails vifs laissant planer l'idée d'une exécution aisée et rapide, découvrir un tableau daté de 1607, et donc antérieur aux morts de Cervantès et Shakespeare, antérieur à Corneille, Racine et Molière. Quand on imagine qu'une anthologie de la Littérature française du seizième siècle, on cite essentiellement des poètes, mais un seul conteur ou romancier Rabelais, un seul penseur Montaigne, un seul dramaturge Garnier, alors que les textes ce n'est pas ce qui est le plus difficile à conserver et à copier fidèlement, et là on a ce tableau presque surgi de nulle part avec une fraîcheur d'éclat qu'on lui a rendu, mais qui est là, c'est fascinant... J'ai vécu l'un des événements culturels majeurs du vingt-et-unième siècle !

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