Le plagiat "Invocation à Vénus" prouve que Rimbaud a eu connaissance d'un ouvrage de Sully Prudhomme qui offrait une traduction du premier livre du célèbre De rerum Natura de Lucrèce et de l'énorme préface de mise au point culturelle, philosophique et scientifique scolairement exposée par le futur Prix Nobel. Ce plagiat est passé inaperçu de l'institution scolaire et le livre de Sully Prudhomme a été publié en 1869, à une époque où les parnassiens sont loin d'occuper le devant de la scène, Coppée faisant seul exception à côté de patrons plus anciens du mouvement : Leconte de Lisle, Banville ou Gautier.
Lucrèce est le Platon d'Epicure. Contrairement à la plupart des enseignements de philosophie à l'heure actuelle, je ne crois pas du tout à l'idée d'une philosophie propre à Platon qui se distinguerait de l'enseignement de Socrate et qui se servirait de Socrate comme un prétexte à la composition de dialogues philosophiques. Cela aurait relevé de l'imposture intellectuelle. Socrate n'est pas un personnage mythique à l'époque de Platon, même si sa mort a de quoi y faire songer. Si Platon met en scène la parole de Socrate, c'est selon moi qu'il marche clairement dans ses pas. C'est à Socrate que Platon attribue le monde des Idées, le mythe de la transmigration des âmes, le mythe de la caverne, et ainsi de suite. Socrate a été condamné pour sa remise en cause des dieux grecs au profit de nouveaux dieux. Or, le Timée, dialogue tardif de Platon apparemment, correspond visiblement à l'idée que Platon a fidèlement respecté et conservé la pensée du maître. Le début de ce Timée se signale d'ailleurs à l'attention par l'invitation que fait Socrate à un élève de réciter un cours de mise au point sur les conceptions cosmogoniques du groupe formé autour de Socrate. Ces théories cosmogoniques constituent un positionnement par rapport à bien d'autres groupes grecs de ce genre tâtonnant dans une recherche pré-scientifique sur la nature du monde. Le Timée prouve que les accusations étaient sérieuses et il a sans doute été écrit sur le tard, Platon ne pouvant y renoncer et estimant sans doute que la crise liée à la mort de Socrate était quelque peu retombée. Le cas d'Aristote est un peu différent, il crée un courant philosophique personnel et ne fait pas parler Socrate. Au plan philosophique et au plan de l'observation, Aristote est brillant, mais au plan de la physique, il lui manque visiblement pas mal d'éléments pour fonder des expériences physiques qu'on valide ou on infirme.
Après les morts d'Aristote et de Platon, leurs pensées étant continuées par les écoles qu'ils ont fondées : Académie et Lycée, deux autres écoles se développent, celle du stoïcisme et celle de l'épicurisme. Ces deux nouvelles écoles sont assez souvent comparées entre elles, soit pour marquer les différences, soit pour marquer les ressemblances. Mais, cette fois, les œuvres des initiateurs ne nous sont guère parvenues. Sans l'immense poème de Lucrèce, la pensée de l'épicurisme nous serait bien moins connue, et c'est bien un cas similaire à celui de Platon. Les écrits élégants et précis de Platon ont sauvé la pensée de Socrate, le poème de Lucrèce a révélé sous un jour plus saisissant la pensée d'Epicure. Mais, comme Socrate a eu des prédécesseurs probables, notamment au plan de ces théories physiques qui sont probablement peu personnelles, Epicure a eu deux importants prédécesseurs : Leucippe et Démocrite d'Abdère.
Quasi rien ne nous est parvenu de Leucippe, mais il est l'inventeur de l'atomisme, et non pas Démocrite, et non pas Epicure. Quasi rien ne nous est parvenu de Démocrite qui a relayé la théorie de l'atomisme de Leucippe. Nous avons droit toutefois à un portrait de Démocrite qui permet de le faire en partie contraster avec le portrait d'Epicure : Démocrite riait de tout, riait de la vie qu'il acceptait telle qu'elle est. Le problème reste de déterminer si réellement on peut faire contraster la pensée de Démocrite et celle d'Epicure, ou si, peu importe l'originalité de Démocrite, Epicure ne serait pas purement et simplement un disciple de Leucippe.
En effet, pas mal des idées clefs de la pensée d'Epicure, et pas seulement l'atomisme, sont déjà attribuées à Démocrite.
Et au passage on peut penser remettre en cause l'originalité de la philosophie de l'absurde de Camus qui ne serait qu'un lointain avatar, même pas modernisée, de la philosophie de l'atomisme d'un Démocrite ou d'un Epicure. La leçon de L'Etranger, amenée à la va comme je te pousse dans une construction très artificielle, n'est rien d'autre que l'acceptation de la vie telle qu'elle est avec la recherche d'une voie pour bien vivre qui croise les questionnements des épicuriens et des stoïciens. Qu'a de non grec l'essai Le Mythe de Sisyphe ?
Mais revenons à la perspective rimbaldienne. Le jeune Arthur n'a pas connu l'œuvre de Camus, et ce n'est pas le seul anachronisme à éviter. En effet, Rimbaud pouvait sans doute lire le De Natura rerum lucrécien, mais il n'a eu aucune connaissance directe de la comédie du Bourru de Ménandre dont on a souvent prétendu à tort qu'elle faisait le portrait d'Epicure en misanthrope, puisque cette comédie n'a été retrouvée qu'au vingtième siècle. Il n'a pas pu connaître non plus les traductions de l'essai même d'Epicure De la Nature, ouvrage tronqué retrouvé dans les ruines d'Herculanum dont aucune traduction ne circulait forcément à l'époque de Rimbaud. Rimbaud n'a sans doute guère connu le philosophe Démocrite lui-même dont peu de choses nous sont parvenus, essentiellement des fragments, des citations par d'autres. L'éclairage ne tombait pas sur Leucippe et Démocrite à l'époque de Rimbaud. Encore aujourd'hui, le texte de Lucrèce est une référence philosophique antique majeure, c'est une somme très précise sur l'épicurisme. Pour compléter sa connaissance de l'épicurisme, Rimbaud ne pouvait alors se reporter qu'à un ouvrage essentiel de Diogène Laërce : Vies et doctrines des philosophes illustres, livre X. Cet ouvrage raconte de manière conjecturale la vie d'Epicure et surtout il sauve du naufrage des textes d'Epicure lui-même en les incluant à son récit : la "lettre à Hérodote", la "lettre à Pythoclès", la "lettre à Ménécée" et un ensemble de quarante "Maximes capitales".
On peut encore penser que dans son cursus scolaire où Rimbaud a été confronté à des textes en latin et en grec notre poète a reçu des leçons de synthèse sur ces deux courants que sont l'épicurisme et le stoïcisme. Un fait décisif en ce sens. Le poème Credo in unam a été renommé Soleil et Chair, sachant qu'au dix-neuvième siècle le philosophe français Félix Ravaisson avait précisé dans son Essai sur la "Métaphysique" d'Aristote qu'Epicure avait été le premier à développer en philosophie la notion de "chair".
Venue de l'Antiquité, la théorie des atomes s'est imposée au plan scientifique au cours du dix-neuvième siècle avec initialement l'idée respectée du corps insécable, puisque l'atome deviendra bientôt lui-même un univers dans le champ de la connaissance scientifique. En 1869, Mendeleïev est au travail, il classe les atomes. La théorie est donc d'actualité quand Rimbaud compose Credo in unam. Le dix-neuvième siècle est aussi celui des triomphes du matérialisme sur le spiritualisme dont les tenants se replient sans cesse sur une base métaphysique et morale étroite et peu susceptible d'affirmer quoi que ce soit.
La théorie des atomes de Démocrite ou d'Epicure était en réalité une théorie du vide et de corps insécables, ce qui ne me paraît pas justifier pleinement de les présenter comme ayant eu un raisonnement scientifique plein et entier. Il s'agit plutôt d'une armature logique que la science a pu en partie conforter par les résultats de ses recherches, et l'idée du vide n'est d'ailleurs pas claire, tandis que le plan de la pensée continue de poser problème même si on peut constater nettement l'influence décisive de la matière, de notre corps sur notre pensée et notre prétendue ou bien relative liberté morale. Pour moi, l'affaire est loin d'être réglée, même s'il reste peu de marges de manœuvre pour parler de la liberté, la principale force d'opposition venant de ce que le fait d'exister ne peut relever d'aucune chaîne d'explication causale.
Mais bref !
Dans sa poésie, Rimbaud reprend plein d'éléments du matérialisme propre à Epicure et Démocrite. L'ataraxie est traitée dans le poème si verlainien qu'est Veillées I avec par exemple "l'amie ni tourmentante ni tourmentée". Le rapport au néant de la mort est associé à une réflexion sur la philosophie hindoue dans Vies, ce qui ouvre aussi des perspectives intéressantes. Mais surtout, Rimbaud prône le rapport au réel immédiat, il chante cette fameuse "réalité rugueuse à étreindre" dans Une saison en enfer, il constate l'immédiateté de notre amour au monde dans L'Eternité ou Génie ("lui étant, et étant aimé"). Rimbaud parle bien de la mort sans guère laisser croire à une éternité de l'âme, c'est la rencontre soleil-mer qui est éternité.
Toutefois, le matérialisme de Leucippe, Démocrite et Epicure s'oppose à l'idéalisme platonicien dont la religion a été en mesure de faire quelque chose. Les causes sont dans la succession temporelle qui fait la vie de la matière. Il n'y a pas de monde des Idées, il y a des atomes qui font les âmes comme les corps. L'âme est en relation homogène avec le corps, tout part des atomes, d'un groupe d'éléments simples de base, ce qui permet en même temps à Epicure et Démocrite de donner leur renvoi aux dieux extra mondains qui ne sauraient intervenir dans nos affaires.
Je laisserai ici de côté un débat possible sur les termes adoptés. Epicure appréciait apparemment le couple du mot abstrait et du mot concret : "le principe et la racine", et Rimbaud parle lui dans un langage dualiste clairement identifiable comme tel : "posséder la vérité dans une âme et un corps".
Toutefois, il reste un problème. Un déterminisme absolu peut ruiner la philosophie, nous n'aurions plus de liberté, de devoir, de responsabilité. Ni les épicuriens, ni les stoïciens n'en arrivent là. En revanche, le matérialisme antique tourne le dos à toute idée de finalisme, ce qui n'est pas le cas du matérialisme au dix-neuvième siècle. Karl Marx dont la thèse d'Etat portait sur Démocrite et Epicure a parlé de matérialisme historique, ce qui est une contradiction dans les termes, et Rimbaud qui identifie avec tout le mouvement scientifique de son temps que l'avenir semble devoir être matérialiste ne plie pas pour autant.
Au XIXe siècle, beaucoup de révolutionnaires ont eu un temps le désir d'entrer dans la religion, mouvement contradictoire que nous n'envisageons plus guère aujourd'hui quand nous les lisons. Depuis la Révolution français, tenants de la laïcité ou révolutionnaires, même quand ils s'attaquent définitivement à la religion, ne renoncent pas à l'idée de providence. C'est encore un siècle de philosophie de l'Histoire, d'idéologie du progrès en marche.
Il n'y a aucun renoncement à une perspective morale pour les peuples. La critique de la morale chez un Rimbaud n'empêche pas d'en considérer la prégnance à un autre niveau. Il y a toujours l'idée d'un souverain bien à atteindre dont nous sommes redevables par notre attention à y souscrire et à y tendre. Nous touchons là les limites imprécises du matérialisme entre un finalisme providentiel et une acceptation d'un réel tel quel où malgré tout considérer que notre volonté doit œuvrer pour l'avènement du meilleur monde possible.
Dans ses choix rhétoriques, Rimbaud n'opte pas pour une volonté du meilleur possible dans un réel à admettre tel qu'il est, il continue de porter une foi providentielle. Toutefois, il y a un entre-deux. Rimbaud ne parle d'une providence qui doit s'accomplir nécessairement, le poème Génie nous impose un devoir : "C'est cette époque-ci qui a sombré [...] Sachons [...]". Rien n'est acquis, il faut faire advenir ce monde nouveau. Mais, cet entre-deux continue de véhiculer l'idéalisme, il conteste l'idée d'un pur matérialisme. Il démarque une certaine forme de discours religieux en s'appliquant à en retourner certains principes contestés, ce qu'illustre plus que nettement le poème Génie.
Enfin, le poème Mémoire n'est pas étranger à Credo in unam et Voyelles, puisqu'il opère une méditation sur le reflet de la lumière dans l'eau en constatant que l'eau n'en conserve pas la mémoire en elle-même et doit rester en lien permanent avec le soleil si elle veut s'affirmer. Il s'agit là encore d'un dualisme dans la relation du haut et du bas, du soleil à un élément terrien.
George Delerue Thème de Camille
George Delerue Thème de Camille
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