samedi 6 février 2016

En réponse à Lay Link

J'ai eu droit à une réponse sur le plan métrique d'un certain Lay Link. Je reconduis ici son intervention  en bleu et je la fais suivre de ma réponse, avec des précisions supplémentaires indispensables.

**

hello bonjour,

à propos des "nouvelles approches métriques"

monsieur Bienvenu a publié récemment dans son blog sur la révolution métrique de Mallarmé, de Rimbaud (...), du XJXe siècle pour résumer, en tablant sur l'ignorance de ses lecteurs je cite :

"on ignore, en général, que les fameux vers de Mallarmé qui comportent un long adverbe en leur milieu :

Accable belle indolemment comme les fleurs (L’Azur)
À me peigner nonchalamment dans un miroir (Hérodiade)

Sont imités du vers révolutionnaire de Banville :

Où je filais pensi-vement la blanche laine (La Reine Omphale)

qui coupait pour la première fois un adverbe à l’hémistiche et publié dès 1861 dans la Revue fantaisiste que Mallarmé connaissait bien.

Rimbaud écrira à Paris le vers suivant qui est lui aussi à l’évidence à l’image du vers de Banville :

Eclatent, tricolo-rement enrubannés. (Ressouvenir)"
...................................................................................

Fin de la citation.
Donc monsieur Bienvenu date le vers révolutionnaire de 1861 et il pense nous apprendre la date et l'auteur de cette audace.

Mais l'ignorance est plutôt la sienne je pense, et donc il n'a pas voulu publier mon commentaire que je vous donne ici, je ne dis pas qu'il est génial mais son contenu est historiquement vrai.

Je commence par citer m. Bienvenu puis je réponds :

"D’un point de vue métrique on ignore, en général, que les fameux vers de Mallarmé qui comportent un long adverbe en leur milieu (...)" etc

Je croyais que beaucoup le savaient.

En revanche, toujours du point de vue métrique, on ignore, en général, que c'est en 1600 que Pierre Laudun d'Aigaliers écrit ce qu'il nomme un "Sonnet en prose" dont presque tous les vers sont métriquement décalés

(Amusant, on voit que l'hémistiche du premier vers coupe déjà un adverbe) :

"Je voudrois bien volontiers chanter ta grand'gloire,
"Et dire aussi tout ce dequoy tu puis vanter:
"Mais puis que je n'ay jamais sceu si hault chanter,
"Je contempleray constant ce que je dois croire.

"Tu seras gravé dans le temple de memoire,
"Car, docte, tu as merité de frequenter,
"Les Princes les plus excellents qu'on peut compter:
"Qui sont, ou bien qui seront en ce territoire.

"C'est pourquoy, mon docte Allemandi, je sçay bien
"Que jamais tu ne manqueras d'heur et de bien
"Ains vivras avec les hommes en toute joye,

"Je prie donc le grand Dieu qui de rien a tout faict
"Te rendre chascun desir pieux, tres-parfaict
"Pour te donner par un jour à sa saincte voye."

Mais il s'agit aux yeux de son auteur d'un texte en prose. Le découpage métrique fantaisiste des vers oblige le lecteur à vérifier constamment la somme,

Et ce lecteur faci-lement s'amusera
De penser que proba-blement l'auteur lui-même
Pati-emmentissi-mement, sans doute, aura
Dû recompter sur ses doigts les douze qu'il sème :-)

On voit que la révolution hugolienne, banvillienne, rimbaldienne, a bien des antécédents, à cette différence que le XVIIe siècle littéraire condamne comme fautif ce que le XIXe siècle valide comme libération.

Mais c'est vrai aussi qu'au XIXe tout le monde écrit en vers et en alexandrins si souvent, et en toute occasion et sur n'importe quoi ! (presque des alexandrins du niveau de ceux des Jacques - Roubaud, Rampal.. !) que renouveler cette forme surusée posait problème

Le vers déboîté, genre "sonnet en prose" de Laudun, fait des milliers d'émules... Production rimée pléthorique aussi interchangeable alors que la production poétique contemporaine. On en vient très bientôt à "poésie en prose" mais s'il est une révolution, un bouleversement, une révélation de Voyant dans le franco-centrisme poético-littéraire du XIXe finissant c'est bien ceci :

on peut ne pas rimer ! ;-)

Merci de m'avoir lu


**

Bonjour, vous mélangez les blogs (ou blogues), mais je réponds en quelques points.

1) Le relevé du vers de Banville et sa datation de 1861 viennent de la thèse de Gouvard et cela est relayé par Cornulier dans son livre L'Art poétique de 1994 qui fixe bien la date de 1861, Gouvard ayant mis en doute cette date de 1861 dans sa thèse, laquelle a été publiée telle quelle dix ans plus tard environ, en 2000 je crois. En revanche, Gouvard et Cornulier n'insistent pas sur le rapprochement des adverbes en "-ment" entre les vers de Mallarmé, celui zutique de Rimbaud et celui de Banville.
Il faut impérativement se reporter à l'ouvrage L'Art poétique de Cornulier de 1994 qui cite une liste de cinq vers clefs pour l'année 1861 dont deux enjambements de mots, l'un de Banville l'autre de madame de Blanchecotte.

2) Ce rapprochement entre les vers de Mallarmé, celui de Rimbaud et celui de Banville, je l'ai opéré le premier et je l'ai complété d'une très longue série qui implique des vers de Verlaine qui ne sont pas toujours des alexandrins, il y a des décasyllabes ("Qui mélancoli+quement coule auprès") et cela m'a permis avant un article assez récent de Cornulier lorsque Verlaine était au concours de l'Agrégation de Lettres Modernes de plaider des métriques régulières des décasyllabes de Verlaine dans les Poèmes saturniens et fort au-delà. Et la série que j'ai mise en avant implique encore un vers à trois adverbes en "-ment" dont un à cheval sur la césure dans le théâtre de Catulle Mendès. Un vers de Richepin est cité dans la thèse de Martinon, vers qui imite d'ailleurs un vers de Mallarmé sur "nonchalamment" et non directement Banville. Sur Mallarmé, j'ai aussi insisté sur la différence subtile entre les enjambements. Dans "pensivement", l'astuce vient de ce que la césure peut s'appuyer sur le "e" instable. Dans le cas de Mallarmé le "e" d'indolemment se prononce [a] et dans nonchalamment, il s'agit de la construction à partir des formes adjectivales en "ant" et on a donc carrément un "a" graphique après la césure "noncha+lamment". Enfin, Banville jouait sur l'appui du trimètre et le milieu des adverbes, ce que Mallarmé n'a suivi qu'à deux reprises, car la troisième fois Mallarmé a proposé une césure sur "sim+plement" et sans s'appuyer sur le trimètre. Verlaine va déplacer ce jeu subtil dans le cas du décasyllabe qui par définition ne peut pas être trimètre. Verlaine va jouer sur les deux types de décasyllabes, une fois dans Les Amies après la quatrième syllabe, une fois dans les Poèmes saturniens après la cinquième syllabe : "Qui mélancoli+quement coule auprès". Puis il y aura d'autres jeux de Verlaine et bien sûr de Rimbaud.
J'ai montré que Verlaine avait joué à aggraver une audace des Fêtes galantes en la reconduisant mais en la déplaçant d'une syllabe dans sa comédie Les Uns et les autres dédiée à Banville.
Or, Rimbaud joue selon moi sur ce déplacement dans un de ses vers de Jeune Ménage où la césure passe après le "e" et non devant : "Peu sérieuse/ment, et rien ne se fait", sauf que pour prétendre cela je m'appuie sur une étude globale de ce poème réputé n'avoir aucune césure.
J'estime aussi que cette idée d'imitation originale de Banville peut servir à plaider la césure après la quatrième syllabe dans les vers de onze syllabes de Michel et Christine : "Chevauchent lent+ement leurs pâles coursiers !" et pour dire cela je m'appuie sur une convergence d'indices parmi lesquels le dernier vers qui reprend le titre et joue clairement sur une décomposition du nom Christine : "- Michel et Christ+ine, - et Christ ! - fin de l'Idylle."
En revanche, au sujet du vers de Banville, j'ai été induit en erreur par l'édition philologique par Edwards des œuvres de Banville, et c'est ce qui me faisait considérer que les premiers enjambements de mots de Rimbaud dans L'Homme juste (daté de juillet 1871) sinon dans Le Bateau ivre ne procédaient pas nécessairement de l'influence du vers de Banville. Selon l'annotation de cet ouvrage philologique, je comprenais que la leçon "pensivement" ne concernait que les publications de 1861 en revue et pas l'édition originale des Exilés seule lue par Rimbaud avant sa montée à Paris. Bienvenu m'a corrigé sur ce point. Mais je partais de toute façon de l'idée qu'à Paris le "tricolorement" avait été influencé directement par Banville, Rimbaud ayant pu apprendre le cas de ce vers à ce moment-là auprès de Verlaine, et la liaison Banville-Mallarmé-Rimbaud m'était d'emblée évidente. C'est moi qui ai précisé toute l'importance de la série sur les adverbes en "-ment" à Bienvenu, à Cornulier et à d'autres.

3) L'apport de Bienvenu tient dans le fait qu'il envisage que l'enjambement sur "péninsules" dans Le Bateau ivre est une réponse à Banville, puisque quelle que soit la date de composition du Bateau ivre il avait lu la leçon "pensivement" dans l'édition originale des Exilés.

4) Les transgressions métriques existent bien au seizième siècle et au dix-septième siècle, Gouvard a relevé l'enjambement de mot sur "dispotaire" dans une farce et c'est par un jeu sur la ponctuation que Racine rend réguliers in extremis certains vers des Plaideurs, sans parler du jeu sur les interruptions de la parole qui peuvent concerner des tragédies, un vers d'Athalie notamment. Sébillet joue dans son sonnet introduction de son art poétique sur des césures irrégulières. Laudun est un cas plus extrême, et il faudrait ajouter les enjambements de mots en langue étrangère. Cornulier m'a communiqué un exemple en anglais de Shelley, exemple qui n'a pas influencé la poésie française malgré son antériorité.

Mais historiquement, tout cela n'empêche pas de constater la validation progressive du phénomène dans la grande poésie française à partir de 1861. Phénomène initié par le théâtre en vers d'Hugo que Gouvard a laissé à tort de côté dans sa thèse, ce qui lui fait dire pas mal de choses erronées et réattribuer à tort le mérite de l'invention à Banville, puis Baudelaire. Il oublie aussi le cas des passages d'un ver à l'autre dans son étude, ce qui achève de la fausser question perspective historique.
Moi ou Cornulier aurions d'ailleurs un article métrique de fond à produire sur Cromwell de Victor Hugo. J'ai plein de trucs à dire sur cette pièce.


5) Enfin, je suis cité par Cornulier et Philippe Rocher dans le Parade sauvage consacré surtout à Mémoire, le N° 24, pour avoir soutenu le premier que les poèmes en vers de Rimbaud de 72, Tête de faune compris, devaient se lire comme réguliers. Cornulier et Rocher me donnent raison, plaident en tout cas en ce sens, parlant même du coup d'une audace bien plus intéressante que de ne pas respecter du tout la césure. Rocher est connu pour une analyse métrique de Tête de faune qui ne dit pourtant pas cela, et Cornulier a longtemps travaillé Rimbaud et même Verlaine dans l'hypothèse que les vers déviants faisaient que les poèmes n'avaient pas une césure régulière. On voit que quelque chose d'important est en train de se jouer dans la perception de l'histoire du vers et des vers de Rimbaud en 1872 notamment.
J'ajouterai que j'ai aussi repéré le rôle capital de Vigny dans un premier stade du renouveau métrique. C'est Vigny qui a été le passeur entre Chénier et Hugo dans les années 1820 et j'ai défini en termes précis, en rejoignant quelque peu des choses qui se disaient déjà mais sans rigueur, l'évolution métrique de 1820, en datant en particulier les premiers rejets d'épithètes de Vigny, Lamartine et Hugo, ce qui est capital dans l'histoire du vers au dix-neuvième siècle. C'est même passionnant car on voit vraiment comment cela s'est joué en fonction des publications de Vigny et comment d'un coup cela a fait florès. Hugo a ensuite décidé de prendre en main les choses et ce sera la pièce Cromwell qui est à son tour capitale dans cette histoire du vers au dix-neuvième siècle.
Le cas Laudun n'annule en rien l'intérêt de ce qui est dit sur l'évolution au dix-neuvième. Ce n'est pas Laudun qui a eu l'influence décisive sur cette évolution du tout. Mais il est toujours intéressant de rappeler qu'à n'importe quelle époque la malice métrique n'avait besoin que d'un peu de bon sens pour s'exercer à ignorer la césure.
Par ailleurs, Laudun n'a pas de procédé, il ne respecte pas la césure, alors qu'Hugo, Banville, Rimbaud et Verlaine ménagent la césure in extremis.
Les poètes du dix-neuvième, les quatre que je viens de citer, mais encore Baudelaire, Musset, les parnassiens, pratiquaient des jeux à la césure qui faisaient sens au profit du poème. Ce n'est pas le cas de Laudun me semble-t-il, c'était le cas en revanche de Dorimond, voire de Racine dans Les Plaideurs.
Laudun n'est pas central dans cette affaire.

2 commentaires:

  1. oh merci pour cette longue réponse, et je suppose que du recensement détaillé de toutes les fantaisies métriques des rimeurs de ce temps, une étude complète remplirait plusieurs bibliothèques d'Alexandrie :-)
    Mon propos n'est pas de mettre en doute une si respectable érudition.
    Il n'est (pardon de me répéter) que cette observation : le XVIIe siècle littéraire condamne comme fautif ce que le XIXe siècle valide comme libération.
    Les poètes du XIXe ne peuvent pas king-konguer des poings sur leur poitrine
    C'est moi qui le premier ait disloqué ce ni-
    Ais d'alexandrin ad-mirez donc mon audac-
    I-eux déport des ac-cents dont ni Rocher ni
    Cornulier ne contes-teront que je suis l'as :-)

    RépondreSupprimer
  2. J'ai supprimé un message qui pouvait être polémique et qui proposait deux liens merdiques de chez merdique. Pour ce qui est de Laudun, la même référence apparaît déjà en-dessous d'un article sur Voyelles sur la toile, je suppose que vous êtes la même personne.
    Votre dislocation est trop radicale, il y manque la subtilité, la dislocation immédiate ne demande pas une compétence particulière. Hugo ou Rimbaud créent du rythme malgré les rejets ou malgré comment dire ça pour Rimbaud malgré l'invisibilité de la césure. Excusez-moi de vous trouver nul en comparaison.

    RépondreSupprimer