dimanche 31 mai 2015

Comment je comprends "Blancs de lunes particulières"...

Le poème Mes Petites amoureuses est connu pour les difficultés de vocabulaire qu'il pose. Le mot "pialats" est le mot énigmatique par excellence de la poésie rimbaldienne, mais je me rends compte que l'expression "Blancs de lunes particulières" dans son voisinage immédiat est interprétée sommairement et hâtivement, ce qui ne facilite pas la bonne compréhension et du mot "pialats" et du mot "caoutchoucs" et du mot "lunes".

Voici le rappel des deux strophes initiales du  poème, et puis la mention de la strophe finale qui reprend en la corrompant quelque peu la deuxième strophe, ce qui correspond à un bouclage chansonnier de l'ensemble.

Un hydrolat lacrymal lave
   Les cieux vert-chou :
Sous l'arbre tendronnier qui bave,
   Vos caoutchoucs
Blancs de lunes particulières
   Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères
   Mes laiderons !
[...]
Sous les lunes particulières
   Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
   Mes laiderons !

Il est important de comparer la dernière strophe aux deux premières, car cela concerne le sens du mot "caoutchoucs". Dans la dernière strophe les "genouillères" sont en-dessous des "lunes particulières". A cette aune, il semble pour l'instant difficile de croire que le mot "caoutchoucs" désigne les chaussures de caoutchouc pour protéger les vraies chaussures ordinaires qu'on porte quotidiennement de l'humidité. S'agit-il alors de manteaux de caoutchouc qui eux au moins seront au-dessus des genouillères (à moins que les genouillères ne soient des manchons élastiques, mais cette définition de Littré m'échappe encore quelque peu) ? En réalité, les caoutchoucs semblent être présentés non comme un moyen de se protéger de la pluie mais comme les salissures elles-mêmes. Un argument plaide en ce sens, le vers "Sous l'arbre tendronnier qui bave," a plusieurs correspondants frappants dans le poème Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs :

Et les Violettes du Bois,
Crachats sucrés des Nymphes noires !...

Ces poupards végétaux en pleurs

Oui, vos bavures de pipeaux
Font de précieuses glucoses !

Vaut-elle un seul pleur de chandelle ?

Trouve, aux abords du Bois qui dort,
Les fleurs, pareilles à des mufles,
D'où bavent des pommades d'or
Sur les cheveux sombres des Buffles !

Ta Rime sourdra, rose ou blanche,
Comme un rayon de sodium,
Comme un caoutchouc qui s'épanche !
L'arbre aux jeunes pousses qui bave et le caoutchouc qui s'épanche se répondent. La Nature, arbre ou fleurs, est présentée avec des excrétions baveuses dans les deux poèmes, et la satire d'un registre larmoyant et doucereux est commune aux deux pièces : "hydrolat lacrymal", "poupards végétaux en pleurs".
Malgré la virgule après le verbe "bave" qui empêche de lire "Vos caoutchoucs" comme un complément d'objet direct : "Sous l'arbre tendronnier qui bave, / Vos caoutchoucs Blancs de lunes particulières / Aux pialats ronds, / Entrechoquez vos genouillères[,] / Mes laiderons !", on peut penser que les caoutchoucs sont les excrétions printanières de l'arbre sous lequel se sont abritées les petites amoureuses.
Pourtant, la comparaison avec la dernière strophe confirme une lecture grammaticale des deux premières strophes qui de toute façon peut s'imposer d'elle-même à l'esprit.
Les deux premiers vers du poème servent à poser le cadre : il pleut, mais les mots choisis relèvent d'une parodie de la pose romantique qui consiste à trouver une correspondance entre le temps qu'il fait et l'état d'âme : Un hydrolat lacrymal, et l'hydrolat est assez étonnant, car comment pourrait-il laver le ciel alors qu'il s'agit d'un liquide aromatique obtenu à partir de la distillation aqueuse appliquée aux fleurs. Ainsi, l'hydrolat et la bave de l'arbre sont deux équivalents de la pluie particulière à ce poème. Et quelque part, ce quatrain est déjà une réponse au poète à propos de fleurs. Venons-en maintenant à la phrase formée par les vers 3 à 8. Les vers 3 à 6 forment un groupe circonstanciel de lieu et le cœur de la phrase est l'impératif des vers 7-8, suivi d'une apostrophe : "Entrechoquez vos genouillères, / Mes laiderons !" Et cette action doit être accomplie sous l'arbre qui les abrite (vers 3) et sous les "lunes particulières Aux pialats ronds". Mais, si l'analyse grammaticale de la dernière strophe ne pose pas problème, puisque nous avons bien un découpage simple entre d'un côté un complément de lieu (Sous les lunes particulières / Aux pialats ronds) et de l'autre une injonction sarcastique (Entrechoquez vos genouillères, / Mes laiderons"), il n'en va pas de même dans le cas des vers 3 à 8, où nous avons bien un complément circonstanciel de lieu et l'ordre formulé à l'identique, mais entre les deux se glissent l'énoncé peu intégré grammaticalement des vers 4, 5 et 6 :

Sous l'arbre tendronnier qui bave, [complément circonstanciel de lieu]
Vos caoutchoucs
Blancs de lunes particulières
Aux pialats ronds,
          Entrechoquez vos genouillères[,] [proposition et cœur de la phrase]
Mes laiderons !
J'ai ajouté une virgule entre crochets, lacune sensible du manuscrit rimbaldien qui n'a pas à retenir l'attention. Maintenant, pour vraiment présenter les choses clairement, je cite uniquement l'un à la suite de l'autre le complément circonstanciel de lieu et la proposition à l'impératif, on retrouvera le modèle de la dernière strophe du poème que je cite à nouveau dans la foulée, et après cette reconnaissance grammaticale, le lecteur sera mieux à même de se poser des questions sur l'insertion de l'énoncé des vers 4 à 6.

Sous l'arbre tendronnier qui bave,[...]
Entrechoquez vos genouillères[,]
Mes laiderons ! 
** 
Sous les lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons !


La comparaison étant ainsi faite, on comprend bien que les lunes particulières aux pialats ronds sont à situer du côté de l'arbre en train de baver, qu'elles sont peut-être même la bave de l'arbre lui-même ! Nous verrons plus bas que ce n'est pas le cas.
Mais que penser des "caoutchoucs" ? Sont-ils la substance baveuse de l'arbre, ce qu'appuieraient nos comparaisons avec des extraits du poème un peu plus tardif Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs ? 
Pour pertinents que soient les rapprochements, il convient de ne pas en faire des clefs de lecture grammaticale dans le cas qui nous occupe. La virgule après le verbe "bave" a des conséquences importantes et il est clair que la suite des vers 4 à 6 forme une sorte de construction détachée : "Vos caoutchoucs Blancs de lunes particulières Aux pialats ronds". Or, le possessif "Vos" invite à penser qu'en effet le mot "caoutchoucs" ne désigne pas ici les excrétions de l'arbre, mais qu'il faut y voir une mention claire, nette et précise des vêtements utiles contre la pluie de ces petites amoureuses, soit les chaussures, soit les manteaux. N'étant pas spécialiste de la langue du dix-neuvième siècle, je ne me sens pas encore capable de trancher s'il s'agit des seules chaussures ou bien des manteaux, ou bien de tout ce qui peut être abrité à l'aide du caoutchouc. Mais, à la limite, peu importe.
Ces caoutchoucs doivent donc protéger de la pluie, de l'hydrolat lacrymal et de la bave du jeune arbre qui bourgeonne.
Cependant, je n'ai toujours pas expliqué comment ce groupe des vers 4 à 6 s'intégrait à la phrase. Car il y a une dernière difficulté à traiter.
La mention "Vos caoutchoucs" est isolée à la fin du vers 4 et elle est suivie de la mention "Blancs de lunes particulières Aux pialats ronds". Entre les deux expressions, nous passons d'un quatrain à un autre, mais autant le poète a placé une virgule au vers 3 qui exclut la lecture "bave vos caoutchoucs", autant il n'a pas mis de virgule pour séparer les "caoutchoucs" de la mention "Blancs", alors même que la plupart des lecteurs pensent que nous n'avons pas une construction nom plus adjectif épithète : "caoutchoucs blancs", mais une apposition "Vos caoutchoucs / Blancs de lunes particulières". Imaginons la phrase suivante pour se représenter le phénomène de l'apposition (ou épithète détachée dans le jargon scolaire actuel) : "Blancs de lunes particulières, Vos caoutchoucs sont à mettre à la machine à laver". Mais, j'avoue que je lis plutôt les vers 4 à 6 comme suit : "Vos caoutchoucs [étant] blancs de lunes particulières aux pialats ronds", en supposant une ellipse de la construction participiale. Ceci dit, la lecture avec apposition passe très bien : "Vos caoutchoucs, tout blancs de lunes particulières".
Mais, le phénomène frappant est le suivant, l'expression "Blancs de lunes" est régulièrement lue comme une désignation de forme : les caoutchoucs seraient couverts de taches blanches qui ont la forme de lunes, et le poète insisterait maladroitement "Aux pialats ronds". Rimbaud donnerait à entendre à deux reprises la figure du cercle avec "lunes" et "pialats" tous termes appliqués aux mêmes objets que sont les taches sur les caoutchoucs. On ne comprend pas dès lors non plus clairement la dissociation entre "lunes" et "pialats" que semble supposer la formulation de Rimbaud qui dit bien que les lunes ont des pialats : "lunes particulières Aux pialats ronds".
En fait, l'expression "Blancs de lunes" ne veut pas dire que les taches ont la forme ronde de la lune. Rimbaud parodie l'apposition littéraire courante "Blanc de lune" ou "Blancs de lune". L'expression désigne une lumière blanchâtre lunaire me semble-t-il, mais notre poète déforme l'expression en "Blancs de lunes particulières", les lunes sont dans l'arbre qui bave et c'est métaphoriquement qu'elles sont particulières, car il ne s'agit pas de la Lune, ni d'une simple lumière qui tombe éclaboussante sur les caoutchoucs. Enfin, les "lunes" sont dans l'arbre, mais les pialats ronds qui en tombent expliquent sans doute comment la couleur blanche des lunes colore les caoutchoucs.
Dans un volume de préparation au concours de l'Agrégation de Lettres Modernes pour l'année 2010, Rimbaud, Poésies, Une saison en enfer, Clefs concours, Atlande, Georges Kliebenstein qui a relu les diverses interprétations de ces deux premières strophes problématiques du poème s'appuie lui sur le rapprochement avec le "caoutchouc qui s'épanche" pour envisager que malgré la virgule, les caoutchoucs sont bavés par l'arbre et il s'aventure dans un décryptage obscène aventureux où les lunes sont des fesses et les pialats des seins. Je ne partage pas sa lecture et je ne sais pas si l'expression "Blancs de lunes" avait déjà été commentée par rapprochement avec l'expression "Blanc de lune", ni si un commentaire avait mis en garde contre l'interprétation "Blancs en forme de lunes". Si tel était le cas, il conviendrait de faire remonter ces études importantes pour en cesser avec une approche confuse des deux premières strophes de Mes Petites amoureuses
Pour sa part, le mot "pialats" semble former sur le modèle du nom "crachats", lequel est composé de la base du verbe cracher et d'un suffixe "-at" avec ici une marque de pluriel. Le verbe "pialer" du français renvoie plutôt au cri de l'épervier, mais le contexte du poème conforte les recherches de Pierre Délot qui y voit un équivalent de pleurs. Il y aurait un verbe ardennais "pialer" signifiant "pleurer". Je suis assez favorable à cette lecture dans la mesure où les pialats sont ronds et tombent de lunes particulières un jour d'hydrolat lacrymal lavant les cieux. En occitan, le mot "pialat" semble pouvoir désigner un cratère, mais la dissociation entre les lunes et les pialats me fait nettement préférer l'idée de pleurs ronds, de taches rondes sur des caoutchoucs dès lors éclaboussés.
Enfin, en exploitant les rapprochements avec les vers de Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs, les caoutchoucs industriels seraient comiquement fécondés par la sève d'un arbre en rut.

3 commentaires:

  1. On aura remarqué que je commence par ouvrir la possibilité d'interpréter le caoutchouc comme étant la sève de l'arbre avant de revenir fermement à l'interprétation traditionnelle de vêtements contre la pluie, des chaussures en liaison avec les genouillères qui s'entrechoquent, ce qui me rend curieuse la définition de Littré parfois alléguée : manchon élastique. Ce dont je me suis rendu compte, c'est que beaucoup de commentaires parlent de taches blanches rondes comme la lune, du coup il y a un contresens dans le poème les laiderons ne peuvent pas être sous les lunes particulières comme il est dit dans la dernière strophe. Ma lecture dissocie nettement les lunes et les pialats, seuls les pialats sont des taches, les lunes ayant à voir avec les jeunes pousses de l'arbre. Enfin, le suffixe "-at" est commun à "hydrolat" et "pialats" qui tous deux font songer à "crachat", l'hydrolat lavant le ciel suggérant même l'idée de crachin, variante suffixale à crachat qui a donné un mot distinct.

    RépondreSupprimer
  2. J'oubliais, caoutchouc veut dire "bois qui pleure", c'est la base du jeu de mots "caoutchouc qui s'épanche dans le poème envoyé à Banville à propos de fleurs. En même temps, le caoutchouc a un rôle déterminant dans l'évolution de la fabrication de matière plastique et précisément peu d'années avant que Rimbaud n'entre en poésie. Dans Mes Petites amoureuses, Rimbaud connaît déjà l'étymologie du mot américain caoutchouc, il joue à imaginer la fécondation par les sèves de l'arbre de vêtements plastiques nés d'un épanchement utilitaire stérilisant, même si ce n'est pas cet aspect industriel qui prédomine dans la revue du poème des divers laiderons. L'hydrolat (distillation aqueuse) et les pialats (pleurs tachants) sont deux mots à rapprocher du coup du mot caoutchouc signifiant "bois qui pleure". "Piauler" est plutôt un cri, mais un cri gémissant qu'on pourrait peut-être rapprocher de cette problématique lexie régionale pialer pleurer pialats pleurs. Pour imiter les wallons : "Eh tu ne vas pas te mettre à chialer, tu piaules tout le temps"! "Tu ne vas pas te mettre à piauler"

    RépondreSupprimer
  3. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

    RépondreSupprimer