Dans mon précédent article au sujet des sonnets "Au Cabaret-Vert" et "La Maline", tout en envisageant la possibilité d'une allusion au roman Waterloo du binôme Erkman-Chatrian, j'ai souligné l'idée d'une discrète forme de parodie d'un mouvement de conquête militaire avec la phrase ramassée : "J'entrais à Charleroi[,]" et la prise de possession du lieu par notamment l'exercice des jambes qui s'allongent sous la table. Cet aspect militaire traverse toute la poésie de Rimbaud, puisqu'on peut faire remarquer que, dans "Being Beauteous", nous avons droit à la figuration explicite d'une troupe unie autour de sa Marianne qui livre combat contre l'agression armée du reste du monde.
Je voudrais aujourd'hui revenir sur un poème plus important qu'il n'y paraît pour bien comprendre le fonctionnement poétique Rimbaud et les visières que continue de se mettre la critique rimbaldienne.
Dans la notice consacrée au poème "L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple" du Dictionnaire Rimbaud érigé en modèle de référence paru en 2020, Alain Bardel rappelle que le poème aurait été composé en "mai 1871" à s'en fier au témoignage de Verlaine et aux dates fournies au bas des publications initiales des deux versions actuellement connues du poème. Et Bardel abonde en ce sens en écrivant ceci : "De nombreux indices le confirment."
En réalité, Bardel confond un peu vite composition en mai 1871 et écriture au lendemain de la Semaine sanglante, puisque l'événement s'inscrit dans une courte durée (une semaine), se termine vers la fin du mois de mai (26-28 mai), ce qui entraîne un décalage d'un jour pour ce qui est des précisions apportées par la presse à Charleville, et le sujet du poème n'est même pas la semaine sanglante, mais le repeuplement de Paris une fois l'insurrection matée. En réalité, le poème parle du repeuplement de Paris en juin 1871. Et les indices le prouvent, car les niches de planches pour cacher les palais morts datent forcément de juin et non de mai 1871. Le poème est tout simplement antidaté "Mai 1871" pour créer un effet de fondu enchaîné si on m'autorise cet emprunt lexical au monde du cinéma. Sitôt l'insurrection matée, alors que les cadavres sont encore chauds, la ville est repeuplée par les "vrais patriotes" en gros.
Au plus tôt, le poème peut dater de juin 1871, mais pas de mai. Qui plus est, nous avons accès à deux versions concurrentes. Le poème a été remanié. C'est déjà le cas du poème "L'Homme juste" dont personne ne conteste la datation initiale "juillet 1871", sauf que le poème "L'Homme Juste" selon toute vraisemblance n'a été allongé que de deux quintils terminaux entre mars et mai 1872 environ, après la recension dans la revue L'Artiste que Banville a pu faire d'un recueil de vers d'Ernest d'Hervilly (la rime "daines" / "soudaines"). C'est le cas aussi des "Mains de Jeanne-Marie", sauf que la datation manuscrite de février 1872 ne rend pas problématique la datation. Le poème est remanié à proximité de sa date de composition initiale. La confrontation des versions de 72 et 76 vers de "Paris se repeuple" pose elle le problème de petits bouleversements dans l'ordre des strophes, en plus des changements lexicaux observables ici et là. Le poème a pu être remanié tardivement, en 1872, et les deux versions pourraient dater de 1872 même, étant donné que Verlaine misait plutôt sur une version du poème en seulement 60 vers. Et surtout, malgré le témoignage de Verlaine, il est impossible d'affirmer que Rimbaud ait composé ce poème après la Semaine sanglante sans analyse poussée. Verlaine écrit cela en fonction d'une date de bas de manuscrit que nous savons symbolique et inexacte : "Mai 1871", quand il récupère des transcriptions du poème onze-douze ans après la période de composition et d'évolution du poème entre juin 1871 et mai 1872. On peut prétendre qu'au moins il n'avait pas de souvenir que Rimbaud avait composé ce poème tardivement en sa présence, mais on peut aussi bien prétendre que Verlaine ne veut pas attirer l'attention sur lui en disant que ce poème a été composé à Paris.
On dira que tout cela n'est que chipotage, mais il y a tout de même une analyse qui reste à mener du côté des périodiques de l'époque. Par exemple, j'ai déjà indiqué que le nouveau titre "L'Orgie parisienne" ressemblait à une déformation du titre "L'Orgie rouge" que Paul de Saint-Victor a employé comme titre d'un article publié en juin 1871 précisément. Paul de Saint-Victor est l'auteur d'un ouvrage intitulé Barbares et bandits paru à la fin de l'année 1871, et reprenant des articles publiés dans la presse d'époque. "Barbares" et "bandits" sont deux termes clefs du poème "Paris se repeuple", et Yves Reboul dans son étude du poème avait souligné ce fait et mentionné il me semble l'ouvrage de Paul de Saint-Victor, à ceci près que l'ouvrage est une mention de confort, mais anachronique, dans l'hypothèse d'une composition au lendemain de la Semaine sanglante, à moins d'étudier systématiquement les publications en pré-originale de plusieurs parties de l'ouvrage dans les périodiques contemporains de l'événement de la Commune. Le titre originel du poème de Rimbaud semble être le seul "Paris se repeuple", le titre "L'Orgie rouge" serait un ajout tardif. Mais, les mentions clefs "bandits" et "barbares" sont disséminées dans les deux versions connues du poème. Dans tous les cas, Rimbaud connaissait les textes de Paul de Saint-Victor avant de composer "Paris se repeuple". Notons que le texte "L'Orgie rouge" figure dans le périodique Le Monde illustré très consulté par Rimbaud et les membres du Zutisme en octobre et en novembre 1871, et d'autres articles figurent dans la revue Le Moniteur universel lue tout aussi attentivement par les parodistes de François Coppée. Rimbaud a-t-il composé "Paris se repeuple" après l'expérience des dizains zutistes ? La question est loin d'être sotte.
En clair, il y a un énorme travail de mise au point à réaliser au sujet de "Paris se repeuple" à partir d'un dépouillement suivi des publications de Paul de Saint-Victor dans la presse en 1871. Et rappelons que cela recoupe le problème posé par le poème "Le Bateau ivre". Delahaye s'était contenté de prétendre que Rimbaud l'avait composé en sa présence à Charleville avant de monter à Paris en septembre 1871, et quand les rimbaldiens prétendent que Rimbaud a lu "Le Bateau ivre" lors de son introduction au dîner des Vilains Bonshommes ils ne font que reprendre une idée gratuite d'un rimbaldien, Petitfils je crois !, qui ne repose sur aucun témoignage précis. Rimbaud n'a probablement lu aucun poème publiquement ce jour-là. Silvestre fait état d'une version manuscrite des "Effarés" qui lui aurait été offerte ce jour-là, ce qui ne plaide pas pour une exhibition de la poétique nouvelle et étonnante du "Bateau ivre", poème probablement composé plus tard à Paris même en fonction de lectures dans la presse.
Prenons "Les Mains de Jeanne-Marie" daté de février 1872. Mais Hugo lui-même a écrit des vers sur Louise Michel en décembre 1871. Nous sommes en pleine actualité de son procès et un des marqueurs importants c'est qu'elle demande à ses ennemis accusateurs d'avoir le courage de la fusiller ! J'ai déjà souligné que la rime "usine"::"cousine" était une reprise d'une rime d'une pièce de Glatigny jouée à Paris au même moment que la composition des "Mains de Jeanne-Marie", comme j'ai souligné que l'image de la Madone épinglait Théophile Gautier qui n'est pas seulement parodié pour ses "Etudes de mains" du recueil Emaux et camées, mais pour ses propos anticommunards dans l'ouvrage Tableaux du siège paru à la fin de l'année 1871. Jacques Bienvenu a déjà attiré l'attention sur le fait que l'expression "Paris se repeuple" venait d'une brochure d'époque qui comme Gautier et Armand Silvestre (sous le pseudonyme de Ludovic Hans) décrivait en esthète les ruines de Paris après la guerre franco-prussienne et la Commune, brochure qui n'est pas un extrait du livre d'Armand Silvestre alias Ludovic Hans pour autant. Et du coup, je pense qu'une recherche dans la presse du totu début de l'année 1872 sinon de la toute fin de l'année 1871 de soit une citation du passage latin de Rabelais incluant la mention "bombinans" soit une citation en français du mot rare absolu "bombinent" conjugué deux fois à l'identique par Rimbaud serait une aubaine inespérée pour les études rimbaldiennes. Le "clairon" est une image militaire évidente. "Voyelles" l'exploite en filiation hugolienne, et aussi "Paris se repeuple". Je lis un ouvrage sur la guerre de 40-45, je retrouve les mentions symboliques du "clairon".
Quant au mot "orgie", Bardel dans sa notice et d'autres se contentent de souligner que les ennemis de la Commune voyaient la Commune comme une orgie. Mais, il existe des volumes en prose de Victor Hugo qui contiennent en grande partie des publications faites dans la presse, on les appelle Actes et paroles, et le tome 3 s'intéresse à la période 1870-1876 des écrits de Victor Hugo. Il y a aussi des poèmes de Victor Hugo pub liés dans la presse et s'intéressant à l'actualité, notamment "Pas de représailles" qu'on cite déjà au sujet de "L'Homme juste". Il n'y a personne pour appuyer sur le fait que Victor Hugo scande l'idée de Paris comme "cité", cité lumière, etc. Hugo emploie le mot "orgie", Hugo décrit le corps de femme violée de la ville de Paris, Hugo parle aux français et aux allemands, et aux Parisiens, en leur disant ce qu'est Paris. Et il oppose le passé et l'avenir avec des phrases du genre : le passé ne se dresse pas en face de l'avenir. Il n'y a personne pour voir le lien profond évident avec le poème "Paris se repeuple", et en réponse aux trois articles de Victor Hugo on peut même se demander si la ville se repeuple de français, d'allemands ou d'authentiques parisiens, car Rimbaud ne dit évidemment à aucun moment que la ville se repeuple de parisiens !!!
Voilà, je n'ai pas encore tout dit, mais il y a tellement à faire pour améliorer des mises au point simples et difficilement contestables sur les poèmes en vers de Rimbaud.