lundi 29 mai 2023

Baudelaire et Rimbaud, paroles de quintils

Dans le numéro 60 de la revue Rimbaud vivant paru en 2021, j'ai publié mon dernier article papier au sein du monde des critiques rimbaldiens : "La Versification tactique..." qui s'étend sur presque trente pages (pages 99-128). Je soulignais des sources précises à plusieurs poèmes en vers de Rimbaud, et j'insistais sur ce que peuvent nous révéler les choix de strophes. Je n'ai traité qu'allusivement dans cet article de l'influence de Baudelaire sur "Oraison du soir", "Les Chercheuses de poux" et "Accroupissements". En revanche, un peu auparavant, sur ce blog même, j'ai développé plusieurs considérations à ce sujet.
Je ne les ai pas relus, mais je pense que certaines des réflexions ci-dessous je ne les avais pas encore faites à l'époque et je voudrais mettre signaler cela à l'attention par écrit.
En gros, avec les contraintes de l'écriture en vers, il est plus facile d'identifier des sources à une pièce poétique que dans le cas de la prose. Le poète va s'inspirer de formules éprouvées qui rentrent mieux dans le vers, dans les hémistiches mêmes, il va s'inspirer des enjambements qui ont fait date, ou qui ont fait école, il a s'inspirer de choix de rimes et de choix de strophes, et bien évidemment le poète va souvent s'inspirer d'une oeuvre à la fois pour le fond et pour des aspects formels, même si dans l'absolu on peut dissocier les deux.
J'ai déjà fait remarquer que la conception du livre L'Art de Rimbaud de Michel Murat (abstraction faite de la nouvelle partie sur Une saison en enfer) était problématique. La partie sur la poésie en vers s'intéresse à ce qui définit le vers et aux contraintes de son emploi avec trois sous-parties : le vers, la rime et le sonnet, tandis que la partie sur la prose ne procède pas à un repérage de spécificités formelles, à constater des procédés d'écriture. Les deux parties ne se répondent pas symétriquement, elles ne sont pas du tout sur le même plan analytique. Et dans la partie sur la poésie en vers, Murat préférait ne traiter que le genre du sonnet et avait évité de traiter par le menu les strophes de Rimbaud, au prétexte qu'il ne s'agissait pas tant que ça d'un lieu d'invention révolutionnaire de sa part.
Cela est très contestable. L'étude des strophes va de pair avec les études de la rime, et l'étude conjointe du modèle de strophe et des rimes est capitale dans le cas des poèmes déréglés de 1872 ; "Larme", "Juillet", "Michel et Christine", etc.
Dans mon article de 2022, je montre à quel point l'étude des strophes est à pousser dans le cas de Rimbaud pour mieux identifier ses sources. J'apporte un dossier solide au sujet des sonnets "Rêvé pour l'hiver" et "Ma Bohême", en comparant les couples de tercets à des sizains de poèmes très précis de Banville, ni plus ni moins que les poèmes conclusifs des recueils Les Cariatides et Odes funambulesques, respectivement "A une Muse folle" et "Le Saut du tremplin".
Je suis revenu aussi sur une idée que j'ai depuis longtemps affirmée sur le blog "Rimbaud ivre" de Jacques Bienvenu. La forme de quatrain des poèmes "Ce qui retient Nina" et "Mes petites amoureuses" est suffisamment rare pour ne pas y voir une allusion limpide à la "Chanson de Fortunio" de Musset, laquelle dans l'édition des poésies est suivie d'un poème intitulé "A Ninon" qui prolonge le discours tenu. J'ai montré que "Ce qui retient Nina" s'inspire des deux poèmes en question de Musset, mais j'ai aussi montré que Rimbaud ayant lu les poésies de Glatigny, préfaces comprises, il connaissait également la reprise de la "Chanson de Fortunio" et des personnages de la comédie de Musset Le Chandelier dans une opérette d'Offenbach et qu'évidemment cela recevait aussi sa réponse dans les deux poèmes en vers de Rimbaud. Notons que si la strophe vient de Musset, le titre "Mes Petites amoureuses" est admis depuis longtemps comme une déformation légère d'un titre de Glatigny : "Les Petites amoureuses", preuve s'il en était besoin que dès la composition de "Ce qui retient Nina" Rimbaud avait en tête la préface de Glatigny à la réédition de ses recueils en 1869-1870.
Dans cet article de 2022, j'ai aussi souligné l'importance d'une manière zutique dans les poèmes inclus dans les lettres dites "du voyant", en insistant sur les allusions à Daudet dans deux poèmes distincts : "Le Coeur supplicié" avec le principe des triolets enchaînés du poème "Les Prunes" et "Mes Petites amoureuses" avec l'allusion au mouron déjà rapprochée avant moi d'un passage d'un autre poème du même mince recueil Les Amoureuses.
Avec ce que j'estime du bon sens, je prétends que d'évidence Rimbaud a connu des espèces de soirées de contributions zutiques lors du séjour parisien du 20 février au 10 mars 1871, quand il a pris contact avec André Gill et cherché l'adresse de Vermersch. Et je parie qu'il a rencontré Verlaine à ce moment-là, et aussi Léon Valade. Et je parie bien évidemment que ces rencontres parisiennes ont valorisé la lecture de Baudelaire. On a dû lui dire que si Rimbaud aimait la poésie de Verlaine, celui-ci ne jurait que par Baudelaire, alors que Rimbaud avait visiblement comme sources privilégiées auparavant Hugo et Banville.
Les rimbaldiens prétendent que leur poète favori a toujours préféré spontanément Baudelaire à Hugo, au seul prétexte de cette mention "vrai dieu" détachée de son contexte et surtout de la raillerie qui la suit immédiatement, mais ils n'ont jamais su proposer quantité de réécritures de Baudelaire dans les vers de Rimbaud. Les rapprochements sont toujours lointains, approximatifs, essentiellement thématiques.
Pourtant, il y a moyen de progresser par le principe de comparaison des formules de vers, d'enjambements et de strophes.
Les poèmes en quintils ne sont pas surabondants parmi les grands noms de la Littérature, et la forme ABABA est elle-même singulière au sein de cet ensemble.
Normalement, les quintils sont composés de deux modules de deux et trois vers, nous pouvons avoir la succession AB et AAB, ou bien la succession AAB AB. La rime B est conclusive des deux modules et leur donne une existence sensible. La forme ABABA résiste à l'analyse en modules dans la mesure où inévitablement il faudra isoler l'une des trois rimes en A. On peut imaginer un modèle A/BA/BA ou un modèle AB/AB/A. On peut essayer un découpage en module où la distribution de la rime conclusive n'est pas observée : ABA/BA ou AB/ABA, mais il faudra alors sortir des arguments moins usuels sur éventuellement la longueur des vers ou sur la ponctuation. Pour la longueur des vers, c'est inutile, "Accroupissements" est tout en alexandrins, ainsi que "L'Homme juste".
Dans le cas des poèmes de Baudelaire, celui qui a fait apparaître la forme ABABA, il s'agit pour l'essentiel de faux-quatrains prolongés d'un vers répété. Baudelaire compose un quatrain de rimes croisées ABAB ou bien un quatrain de rimes embrassées, mais il répète le premier vers et donc son mot à la rime, ce qui nous vaut deux formes ABBAA ou ABABA où l'évidence des modules de quatrain AB ou BA permet de plaider une lecture à trois modules dont le dernier est un vers isolé : AB/AB/A ou AB/BA/A. Parfois, au milieu du poème ou dans le cas de tout un poème, Baudelaire ne respecte pas la répétition telle quelle, il peut modifier un mot, une ponctuation ou le premier hémistiche, mais il reste quelque chose de répété. Seul le poème "La Chevelure" fait figure d'exception, avec des quintils traditionnels ABAAB et aucun bouclage par répétition du premier au cinquième vers.
En clair, à partir des exemples de Baudelaire, Rimbaud a inventé le vrai quintil ABABA, c'est-à-dire sans base de quatrain qu'on prolonge, et du coup l'analyse du quintil en trois modules devient plus problématique à énoncer.
Mais ici peu importe le suites à donner sur le caractère inédit du procédé rimbaldien. Ce qui nous intéresse, c'est que nous cernons une influence baudelairienne patente au plan formel et que nous pouvons nous en servir comme support pour justifier d'autres rapprochements tantôt formels, tantôt sur le fond ou les thèmes abordés. Cette influence est aussi à apprécier dans son régime chronologique. Dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871, Rimbaud envoie à la fois le poème manuscrit "Accroupissements" fraîchement composé et cette opinion selon laquelle pour les idées Baudelaire est un vrai poète, un vrai dieu, sauf que la forme "tant vantée" chez lui est mesquine.
Demeny, s'il avait été à la hauteur, aurait pu se reporter aux quintils des Fleurs du Mal, flairer le côté mesquin du quatrain rendu musical par la répétition du premier vers, puis se reporter aux quintils libérés de Rimbaud. Notons qu'un poème nous est parvenu avec la date manuscrite de "juillet 1871", "L'Homme juste" autre poème en quintils ABABA. Et Delahaye nous a révélé une partie d'un poème inédit tout en quintils ABABA lui aussi qui devait paraître dans le journal le Nord-Est à la même époque !
Ceci nous invite à beaucoup plus faire attention à la possibilité des rapprochements avec les poèmes de Baudelaire pour toute la production poétique de Rimbaud coincée de mai à juillet 1871. Cela inclut notamment un poème daté de juillet 1871 "Les Premières communions" qui a une variation entre sizains et quatrains, mais avec des sizains sur deux rimes dont la plupart sur le mode d'alternance ABABAB qui forcément offre une ressemblance avec le quintil ABABA employé à la même époque. Nous pouvons songer aussi à une manière plus baudelairienne dans la composition des "Assis" ou des "Soeurs de charité".
Or, Baudelaire, en tant que poète en vers, était l'auteur d'un unique recueil Les Fleurs du Mal dont Rimbaud connaissait surtout la troisième version posthume de 1868 avec une longue préface de Gautier, et que Rimbaud ait lu ou non les deux premières versions de 1857 et 1861, sachant qu'il y a des variantes pour certains vers à prendre en compte parfois, il n'a pas pu manquer de lire dans la foulée le recueil Les Epaves qui réunissait quelques inédits, qui comportait certaines annotations et qui surtout offrait le texte des six pièces condamnées du recueil de 1857.
Comme je l'ai montré pour "Ce qui retient Nina" où Rimbaud s'est inspiré de deux poèmes voisins dans l'économie des recueils de poésies de Musset, il convient de prendre en considération cette promiscuité de certains poèmes dans le recueil Les Epaves pour mieux ressentir l'influence qu'il a eu sur Rimbaud le lisant dans la période mai-juillet 1871.
La première pièce condamnée intitulée "Lesbos" est en quintils ABABA. Je ne me rappelle plus ce que j'ai fait comme rapprochements avec "Accroupissements" dans mon article de 2022 ou dans mes précédentes entrées sur ce blog. Je remarque en tout cas que le poème "Lesbos" est composé de 75 vers, 15 quintils en tout. Or, en mai 1872, à son retour à Paris, Rimbaud a allongé de dix vers le poème "L'Homme juste" pour en faire une version passant de 65 à 75 vers. Les vingt premiers vers semblent être perdus à jamais, nous n'avons que le manuscrit des 55 derniers vers et un doublon du quintil des vers 61 à 65 qui concluait le recueil auparavant. Notons que dans ce prolongement de dix vers, Rimbaud a repris à une pièce récente d'Ernest d'Hervilly la rime "daines"::"soudaines" épinglée par une citation de Banville dans un article de la revue L'Artiste de mars 1872.
En clair, le poème faisait initialement 65 vers, mais en mai 1872 un prolongement a été opéré qu'on peut dire anachronique avec le projet initial, puisque Rimbaud épingle son conflit récent avec certains parnassiens, et selon certains témoignages Ernest d'Hervilly est impliqué, lequel aurait essuyé l'injure suivante de Rimbaud : "Ferme ton con, d'Hervilly !" Bien que cela ait été pas mal minimisé, puisqu'on insiste surtout sur le caractère irascible d'un Rimbaud pas mal éméché, il semble que les disputes étaient liées à l'affichage ostentatoire de la relation des poètes Rimbaud et Verlaine. La réplique "Ferme ton con" va dans ce sens, et le passage du poème "L'Homme juste" à la dimension des quinze quintils ABABA de "Lesbos" a tout l'air d'une blague et raillerie tacite entre Rimbaud et Verlaine.
Bien que le passage de 65 à 75 vers soit tardif, notons également ce rapprochement troublant entre le titre "L'Homme juste" dont on sait qu'il renvoie plutôt à Hugo et le vers répété d'un quintil du poème condamné "Lesbos" : "Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste ?" Pour moi, difficile de ne pas songer au lien à la pièce lesbienne condamnée, quand je lis ce vers : "Ô justes ! nous chierons dans vos ventres de grès."
L'influence de ce poème "Lesbos" concerne déjà le poème "Accroupissements" révélé dans la lettre du 15 mai 1871 à Demeny. Or, je relève la mention "crapauds" dans le poème liminaire du recueil Les Epaves qui précède directement la suite des six pièces condamnées : "Le Coucher du soleil romantique". La note nous apprend que les "crapauds imprévus" et les "froids limaçons" du dernier vers sont les "écrivains qui ne sont pas de son école [de l'école de Baudelaire]". Dans "Accroupissements", le frère Milotus fuit le soleil, mais cherche Vénus au ciel à la lumière de la Lune. Le poème "Lesbos" assimile explicitement Sapho à une divinité "des voluptés grecques" "Plus belle que Vénus se dressant sur le monde". Et il est question de s'enivrer de son cri de lamentation la nuit.
Parmi les poèmes inédits du recueil Les Epaves, j'avais signalé à l'attention, ce qui a marché pour Benoît de Cornulier et quelques autres visiblement, que dans la section "Galanteries" nous avions un poème en quintils d'octosyllabes ABABA avec reprise approximative du premier vers au cinquième intitulé "Le Monstre ou Le Paranymphe d'une nymphe macabre" où nous avions l'expression "Nargue" utilisée par Rimbaud dans la prose de la lettre à Demeny, mais aussi la mention à la rime de Veuillot que, sans renvoyer à ce poème de Baudelaire, Murphy soupçonne être l'origine du portrait physique du frère Milotus, et poème où nous avons aussi la mention à la rime "vieux chaudron" au premier quintil à rapprocher du "chaudron récuré" dans "Accroupissements". Accessoirement, ce poème en octosyllabes me fait penser à la manière de "Honte", surtout dans sa partie II, mais je m'égare.
J'en reviens à ma fenêtre chronologique mai-juillet 1871. Le poème "Les Soeurs de charité" est un des rares poèmes où la trace d'une réécriture de Baudelaire a été sensible à mes prédécesseurs, on songe à "Crépuscule du matin", mais aussi à "Femmes damnées".  C'est précisément "Femmes damnées" poème en quatrains ABAB qui suit "Lesbos" dans l'économie du recueil Les Epaves. Le poème se termine sur une propension à fuir l'infini qui peut faire écho à la fin funèbre des "Soeurs de charité".
Je n'ai pas du tout cherché pour l'instant à tirer tout le parti des rapprochements que je fais. En tout cas, j'ai installé les amorces.
Je rappelle que j'ai souligné des réécritures de Baudelaire dans un poème parisien un peu plus tardif "Oraison du soir" en soulignant les passerelles avec "Accroupissements".
Là encore, je n'ai aucune idée du moment où je pourrai développer pleinement toutes mes réflexions. J'ai aussi repéré des réécritures patentes dans le poème en prose "Nocturne vulgaire".
Apparemment, dans le dernier volume de Parade sauvage, il y a un article de Steve Murphy sur l'influence du poème "L'Albatros" sur la composition du "Coeur supplicié", ce qui nous ramène à l'idée de la fenêtre mai-juillet 1871 que je développe ici.
Je n'ai pas encore acheté ce volume d'articles rimbaldiens.
Mon année 2023 est un peu particulière et je lis un peu de littérature du vingtième siècle, m'éloignant des contraintes de toujours lire des ouvrages à mettre en relation avec Rimbaud. Là, je lis ce qui n'est même pas appelé à devenir un classique de la Littérature : Mon tour de France en ballon d'André Gille, rien à voir avec Jules Verne ou le caricaturiste ayant hébergé Rimbaud, mais j'apprécie ma lecture. Bref, je me change les idées et me repose. Je reviendrai en force dans le rimbaldisme dans quelques mois, n'en doutez pas.
De toute façon, les rimbaldiens me boycottent, donc ils ne s'intéressent pas à ce que je peux dire d'intéressant, donc je peux écrire plus tard qu'à tous leurs enterrements finalement, ça n'a aucune espèce d'importance.

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