dimanche 12 février 2023

Comprendre les vers de onze syllabes de Rimbaud avec l'aide de Verlaine et Banville

La poésie en vers se fonde sur trois règles métriques et deux règles prosodiques. Les règles prosodiques sont la proscription du hiatus de voyelles (cas à part du "e" et du placement du "h") entre deux mots et la proscription du "e" languissant précédé d'une voyelle et suivi d'une consonne. Les règles métriques sont la rime, la longueur syllabique du vers et la formation de strophes.
Ce qui nous intéresse ici, c'est la question de la longueur syllabique du vers. Moyennant la non prise en compte du "e" éventuel en fin de vers, nous avons des mesures simples de une à huit syllabes, puis, à partir de neuf syllabes, le vers est composé. Peu importe ici les raisons de cette limite de huit syllabes. L'idée, c'est que les vers simples ne vont pas au-delà de huit syllabes. C'est un fait culturel. Les vers composés admis sont peu nombreux. Les deux vers les plus connus sont le décasyllabe avec une césure après la quatrième syllabe et bien sûr l'alexandrin aux deux hémistiches de six syllabes. Il existe d'autres vers composés, il existe un vers de chanson de neuf syllabes employés par des poètes classiques tels que Malherbe et Molière, avec une césure après la troisième syllabe, un deuxième vers de dix syllabes mais propre en principe à la chanson avec cette fois une césure après la cinquième syllabe et il existe encore un vers de onze syllabes avec une césure après la cinquième syllabe. Enfin, il existe un vers marginal employé au dix-septième siècle, par Scarron par exemple, qui fait une longueur de treize syllabes avec une césure après la cinquième syllabe.
Dans la poésie littéraire classique, deux vers composés sont employés exclusivement, le décasyllabe aux hémistiches de quatre et six syllabes et l'alexandrin. Le vers de neuf syllabes est strictement cantonné à la chanson, les autres vers sont marginaux. Toutefois, suite à certains événements du dix-huitième, le décasyllabe aux deux hémistiches de cinq syllabes est devenu courant sous la plume des romantiques, puis des parnassiens.
Avant de rencontrer Rimbaud, Verlaine ne pratique que les deux vers composés classiques et le décasyllabe de chanson. Verlaine pratique le vers aux deux hémistiches de cinq syllabes, parce que les romantiques l'ont acclimaté et légitimé. C'est également suite à l'influence de Victor Hugo que Verlaine pratique les vers courts de cinq, quatre ou trois syllabes. Le poème "Les Djinns" est loin d'être la seule influence à ce sujet.
Ce n'est qu'à l'époque de sa vie en compagnie de Rimbaud que Verlaine va commencer à pratiquer d'autres types de vers composés, et c'est précisément le recueil Romances sans paroles publié en 1874 après la vie commune menée avec Rimbaud qui témoigne de cette évolution. Verlaine y pratique pour la première fois le vers de onze syllabes avec une césure après la cinquième syllabe, quand bien même il aurait pu le faire auparavant en se réclamant de Ronsard ou Desbordes-Valmore. Le recueil Romances sans paroles se signale surtout à l'attention par l'emploi de deux vers de neuf syllabes concurrents. La seconde ariette : "Je devine à travers un murmure..." exploite l'ennéasyllabe de chanson de Malherbe, Molière ou Scribe avec une césure après la troisième syllabe, ennéasyllabe que Banville a échoué à identifier dans une pièce d'Eugène Scribe en l'interprétant abusivement en trimètre de trois fosi trois syllabes sur le modèle du trimètre romantique de trois fois quatre syllabes qui camoufle le rythmée binaire réel de l'alexandrin. Verlaine emploie ensuite un vers de neuf syllabes dont il partage l'invention avec Charles Cros dans le poème "Bruxelles, Chevaux de bois", la césure y étant déployée après la quatrième syllabe. Cros a exploité ce vers dans son "Chant éthiopien" paru dans le recueil Le Coffret de santal et Verlaine a composé un poème "L'Art poétique" très connu sur ce même patron.
Le traité de Banville est à l'évidence à l'origine du recours à de tels vers de neuf syllabes de la part de Verlaine et Cros. Banville avait lui imaginé une césure après la cinquième syllabe, présentée comme inédite, ce qui fit beaucoup rire visiblement Cros, Verlaine et par conséquent Rimbaud.
Il y a d'autres choses à dire sur la forme influencée par Rimbaud des Romances sans paroles, notamment au plan des rimes, et cette influence s'explique là encore par la lecture amusée du récent Traité de Banville entre 1871 et 1872.
En 1872, Rimbaud semble aller plus loin que Verlaine en fait de dérèglement des rimes et de dissolution de la césure dans les vers composés. Pourtant, dans ce qui nous est parvenu, Rimbaud n'a pas exhibé de vers de neuf syllabes ou de vers de treize syllabes. Verlaine a essayé les deux vers de neuf syllabes qu'on lui connait dans Romances sans paroles avec des performances datés de mai à août 1872, et nous laisserons de côté le problème de datation de "L'Art poétique". Dans des recueils ultérieurs, Verlaine laissera des poèmes en vers de treize syllabes avec une césure après la cinquième syllabe, modèle hérité du dix-septième siècle rappelons-le, mais il le fait dès le recueil Cellulairement dans un poème où les mesures sont mélangées : "Je ne sais pourquoi..."
Ce poème "Je ne sais pourquoi...", réputé pour sa musicalité figure dans le projet avorté Cellulairement, mais vu que ce recueil est demeuré inconnu du public il a fallu attendre la publication du recueil Sagesse pour qu'il soit enfin exhibé.
Ce poème est composé d'une alternance de deux strophes. La deuxième et la quatrième strophe sont composés de vers de neuf syllabes avec cette fameuse césure propre à Cros et Verlaine après la quatrième syllabe. Je vais citer ces deux strophes, et vous ferez attention à la césure du premier vers du second quintil cité, car nous allons constater un cumul de références au traité de Banville :
Mouette à l'essor mélancolique,
Elle suit la vague, ma pensée,
A tous les vents du ciel balancée,
Et biaisant quand la marée oblique
Mouette à l'essor mélancolique.

[...]

Parfois si tristement elle crie
Qu'elle alarme au lointain le pilote,
Puis au gré du vent se livre et flotte
Et plonge, et l'aile toute meurtrie
Revole, et puis si tristement crie !
Nous avons deux quintils ABBAA, mais le premier quintil a le principe du faux-quintil baudelairien des Fleurs du Mal, un quatrain est prolongé d'une reprise du premier vers. Baudelaire lui-même avait commencé à éviter une répétition complète au cinquième vers. Dans le second quintil du poème, Verlaine reprend la rime et l'idée de répétition, mais il va de soi que la reprise est nettement affaiblie, suffisamment pour ne pas qu'on confonde les deux vers en tout cas.
Banville était un poète proche ami de Baudelaire, ce qui peut être pris en considération vu ce que nous avons encore à dire sur ces deux quintils. Dans son traité, Banville prétend énumérer tous les types de mesure des vers composés, il croit identifier une espèce de trimètre en trois fois trois syllabes, puis à la fin de son traité, il plaide la possibilité ludique mais peu sérieuse d'un ennéasyllabe avec un premier hémistiche de cinq syllabes et un second de quatre syllabes. Pour se moquer, Charles Cros "Chant éthiopien" et Paul verlaine ("L'Art poétique", "Bruxelles, Chevaux de bois") ont inversé la proposition. Et c'est cette proposition inversée qui est exploitée dans le poème "Je ne sais pourquoi..." qui devait figurer dans Cellulairement ainsi que "L'Art poétique". Il n'est pas négligeable de préciser ici que Sagesse est le premier recueil publié par Verlaine depuis Romances sans paroles et que le poème "L'Art poétique" ne figurera que dans le recueil suivant Jadis et naguère, ce qui veut dire que lors de la publication de Sagesse le poème "Je ne sais pourquoi..." continue d'être une provocation métrique sensible qui réitère les audaces de "Chant éthiopien" (1873) et "Bruxelles, Chevaux de bois" (1874).
Vous n'avez sans doute eu aucun mal à identifier la césure après la quatrième syllabe pour certains vers : "A tous les vents...", "Revole, et puis..." Cette césure n'est pas trop difficile à identifier dans quelques autres vers pratiquant des acrobaties familières aux parnassiens, héritiers des vers du théâtre romantique hugolien : "Et biaisant quand...", "Qu'elle alarme au + lointain...", "Puis au gré du + vent...", "Elle suit la + vague..."
Le vers répété : "Mouette à l'essor mélancolique" suppose un enjambement de mot sur le mot "essor" qui correspond à l'idée du poème d'un jeu où la césure exprime cette difficulté à voler mais dont la butée permet précisément de créer une poésie qui trouve son équilibre. L'essor consiste à jouer avec la césure. Si cette affirmation semble gratuite dans le cas du mot "essor" et de ce seul vers répété, nous allons montrer combien tout cela fait clairement sens dans les autres vers.
La concentration de césures chahutées vous dérange peut-être et peut vous empêcher d'admettre la présence d'acrobaties sur les modèles hugoliens et parnassiens. Toutefois, vous lisez avec votre intelligence en éveil et vous n'avez aucun mal à remarquer que les monosyllabes "vague" et "vent" qui ont tous deux une consonne initiale "v" suggèrent la même idée expressive de glissement souple de l'onde ou de l'air sur la césure. C'est un effet similaire que produisent les constructions verbales du second quintil avec l'abondance de conjonctions "et" et les placements en rejets "Et plonge" ou "Revole", Verlaine jouant également sur des verbes monosyllabiques ou sur une même voyelle support : "et flotte / Et plonge" (jeu sur la symétrie syllabique ramassée d'un vers à l'autre), "Revole", nouveau rejet de deux syllabes comme "Et plonge", mais avec un "o" qui rappelle "Et flotte".

Elle suit la + vague, ma pensée,

Et biaisant quand + la marée oblique

Qu'elle alarme au + lointain le pilote,

Puis au gré du + vent se livre et flotte

Des quatre vers qui précèdent, à la limite, seul le rejet sur "lointain" est moins évident à cerner. Vous n'avez aucun mal à identifier des calembours. La vague déborde la césure sans rien casser, le vent brouille la perception de la césure. Le suspens après "quand" est porté par les significations de "biaisant" et "oblique", le mot "marée" étant lui-même chargé de sens dans le cadre d'une mesure régulière du vers avec aller et retour de la formule.
On peut par conséquent admettre sans trop se forcer que le rejet de "lointain" à la césure exprime la difficulté du regard qui scrute l'horizon.
Partant de là, il ne nous reste plus aucun vers du premier quintil à justifier et seulement deux du dernier quintil.
Citons les deux vers en question, mais aussi la reprise déformée du premier, nous nous en expliquerons plus bas :

Parfois si tristement elle crie

Et plonge, et l'aile toute meurtrie
Revole, et puis si tristement crie !

Dans le premier vers cité, la césure passe au milieu d'un mot, l'adverbe "tristement", dans le second la césure couple le mot "aile" en deux.
Nous parlions d'allusions moqueuses au traité de Banville. Or, que constatons-nous ? La césure sur "tristement" est une césure sur adverbe articulée autour d'un "e" étymologique d'adjectif en principe féminin "triste". C'est précisément le procédé qu'avait choisi Banville pour enjamber pour la première fois un mot à la césure dans un poème romantique ou parnassien du dix-neuvième siècle en 1861 :
"Où je filais pensivement la blanche laine".
Banville pratique un vers à allure trompeuse de trimètre qui permet de détourner l'attention de l'audace pratiquée. L'adverbe "pensivement" est à cheval sur la césure. Le traitement du "e" permet lui aussi d'atténuer l'audace.
L'audace de Banville dans ce vers de "La Reine Omphale" sera imitée et complexifiée par plusieurs poètes, et pas des moindres : Mallarmé, Rimbaud, Verlaine lui-même, Richepin et Mendès.
Dans son théâtre en vers, Mendès commet un alexandrin composé de trois adverbes en "-ment" de quatre syllabes chacun, le second enjambant la césure à la manière du "pensivement" de Banville. Mallarmé joue aussi sur l'idée de trimètre, mais il aggrave l'audace avec des adverbes où on n'entend pas un "e" après la césure mais un "e" orthographique prononcé "a" ou un "a" prononcé comme un "a", "insolemment" et "nonchalamment", cette dernière forme est repiquée par Richepin qui a donc identifié l'audace de Mallarmé. Mallarmé va penser à faire une césure sans déguisement du trimètre et plus précisément à faire une césure sur des adverbes en "-ment" de trois syllabes : "simplement" ou "longuement". C'est ce que fait Verlaine dans ce vers, avec cette audace supplémentaire que ce n'est même pas un alexandrin "tristement". A l'inverse de Mallarmé, dans le dizain de l'Album zutique "Ressouvenir", Rimbaud a recouru à la césure de Banville avec un adverbe plus long cette fois, un adverbe de cinq syllabes, "tricolorement". Verlaine, notamment, dans un vers du recueil publié sous le manteau Les Amies : "Dans l'ombre mollement mystérieuse," sonnet "Per amicia silentia", a pratiqué le tour mallarméen de réduire l'adverbe de quatre à trois syllabes avec bien sûr cet effet de renforcer la syllabe la plus significative du mot à la césure, et Verlaine a pratiqué cette césure dans un décasyllabe et non dans un alexandrin. Mallarmé ayant également pratiqué une césure audacieuse sur le dissyllabe éselon", il m'arrive de croire qu'il a eu l'audace de la pratiquer sur l'adverbe "seulement", avec une audace qui serait plus forte encore étant donné l'emploi du digraphe "eu". Toutefois, ma mémoire m'a ici joué un tour. Il s'agit plutôt d'un adverbe "simplement" ou "longuement".
Si ma thèse est juste, et son dernier vers avec le découpage de "Christ" dans "Christine" y invite, dans "Michel et Christine", nous aurions un enjambement mallarméo-banvillien sur "lentement" dans un contexte de vers aux hémistiches de quatre et sept syllabes.
Revenons au poème "Je ne sais pourquoi..." de Verlaine. Le vers qui contient l'enjambement de mot banvillien à la césure "tristement" est celui qui est partiellement répété en fin de quintil, et précisément en fin de quintil nous avons une reprise de trois mots : "si tristement crie". Or, de l'un à l'autre vers, les changements sont intéressants à observer :

Parfois si tristement elle crie
[...]
Revole, et puis si tristement crie !

Remarquez bien, les trois mots repris forment le second hémistiche de cinq syllabes ! Le verbe "crie" équivaut à une reprise du mot à la rime du premier vers. L'adverbe "tristement" était précisément celui qui enjambait la césure. Enfin, l'adverbe d'intensité "si" dans le premier hémistiche du premier vers du quintil intensifie l'effet du mot "triste" puisqu'il crée un élan qui vient subir le suspens dynamique de la césure : "si trist/ement", ma barre slash étant choisie à dessein pour son évocation imagée éventuelle de mur.
Il est assez facile de sentir toutes les nuances des suspens, des effets de ralentissement et d'accélération des mots en fonction des césures et entrevers. Il est facile de sentir la crispation initiale "si trist/ement", puis de se représenter le lamento prolongé de la reprise "si tristement crie" d'un seul mouvement de second hémistiche.
Quant au vers : "Et plonge, et l'aile toute meurtrie", il s'agit d'une audace paradoxalement plus tardive et plus rare à l'époque que celle de l'enjambement de mot, mais une avalanche de constats doit en accompagner le repérage.
Premièrement, les césures sur adverbe en "-ment" étaient précisément atténuées par l'articulation autour d'un "e" interne : "pensivement" dans l'exemple de référence de Banville. Et si nous citons un vers de chacun des deux quintils, nous pouvons parler d'une citation sensible du vers de Banville dans le poème de Verlaine :

Elle suit la vague, ma pensée,
[...]

Parfois, si tristement elle crie
[...]

Banville a pratiqué la césure sur mot avec l'adverbe "pensivement", Rimbaud fait glisser sa pensée par-delà une césure avec la vague puis joue avec le procédé banvillien au moyen de l'adverbe "tristement" qui colore sa pensée.
Le poème "La Reine Omphale" des Exilés de Banville est une référence explicite du poème "Je ne sais pourquoi..." de Verlaine. On peut penser que les quatrains de "L'Art poétique" font l'objet d'une autocitation. Je rappelle que dans "L'Art poétique" de Verlaine, nous avons ce vers "Plus vague et plus soluble dans l'air", avec une césure un peu acrobatique sur "plus". Vague et solubilité se rencontrent. Et le poème "Art poétique" contient précisément une césure avec rejet d'un "e" de fin de mot, en l'occurrence le "e" de "nuance" :

Oh ! la nuance seule fiance
[...]

Comme par hasard, le quintil qui utilise le même type inédit de vers de neuf syllabes contient aussi un tel "e" rejeté à la césure avec "aile", et pensons ici au poème "Famille maudite" réintitulé "Mémoire" avec la série "elle", "ombelles", "ailes". Notons que Verlaine a aussi pensé à employer à proximité de la césure, mais un peu après le digraphe "eu" de "seule".
La pratique du "e" de fin de mot enjambant la césure est un fait rare récent en poésie avec un premier exemple remarquable dans la version du "Kaïn" de Leconte de Lisle qui ouvre le second Parnasse contemporain, première livraison en 1869.
Or, dans son traité, Banville se moque des vers de neuf syllabes d'Eugène Scribe, mais n'identifiant pas leur forme binaire il leur prête une allure ternaire de trois fois trois syllabes en s'autorisant des rejets du "e" d'un "hémistiche" à l'autre (parlons de tiers-stiche plutôt). Banville était bien placé pour savoir qu'il ne commettait jamais une telle audace à la césure dans sa poésie, qu'aucun poète de son siècle ne la commettais, cas à part d'un vers de Leconte de Lisle, d'un vers de Villiers de L'Isle-Adam... Verlaine pratique cette audace à partir des Romances sans paroles et de Cellulairement, tout comme Rimbaud, parce que Banville lui a donné une légitimité involontaire dans son traité, légitimité que promouvait déjà une audace antérieure du même Banville sur "pensivement".
 Vous voyez que toutes les provocations sont pensées et que tout cela s'enchaîne naturellement pour peu qu'on accepte de prendre cela au sérieux.
Dans "Je ne sais pourquoi..." après les glissements de la vague et du vent, nous avons le glissement de l'aile, mais avec le sentiment d'usure, avec l'idée d'un choc cette fois, l'aile est toute meurtrie. Nous comprenons que le glissement souple à la césure non seulement n'empêche pas les meurtrissures et la tristesse, mais encore la provoque.
Je partais de l'idée d'identifier un vers de treize syllabes, il figure dans l'autre strophe, un sizain avec des vers de cinq syllabes, mais un vers de module (3e et 6e vers) nettement plus long composé d'un hémistiche de cinq syllabes qui donc prolonge le vers court initial et d'un second hémistiche de huit syllabes :

[...]
Un instinct la guide à travers cette immensité.
[...]
Doucement la porte en un tiède demi-sommeil.
J'ai cité à dessein les vers de treize syllabes du quintil central qui ont une césure nette.
Toujours dans l'idée de modèle baudelairien (sinon hugolien), le poème fait une boucle avec la répétition du premier au dernier quintil. Le vers de cinq syllabes est hugolien. Une étude des poèmes où la première strophe est répétée à la fin du poème serait intéressante, puisque Rimbaud lui-même s'y adonne en 1870 avant de rencontrer Verlaine ("Roman", "Bal des pendus", "Ophélie", "Première soirée").
Je cite maintenant les vers de treize syllabes de ce quintil de bouclage du poème. Nous retrouvons le jeu sur les scansions verbales un peu au-delà d'une césure ou d'un entrevers, comme nous retrouvons l'idée d'une scansion ternaire d'un vers qui n'a pourtant qu'une seule césure.

D'une aile inquiète et folle vole sur la mer

Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ?

Le premier vers cité suppose une sorte de perte d'équilibre tout de suite récupérée, mais la perte elle-même se fait après la césure "et folle", tandis que la reprise prend appui sur la chute "vole" étant en écho évident à "folle". Le second vers invite à méditer sur l'allusion au trimètre dont nous ne sommes éloignés que d'une seule syllabe : "Mon amour le couve / au ras des flots. Pourquoi, pourquoi ?" Le rejet de "au ras des flots" permet de faire sentir un peu cette métrique imitatrice du rase-mottes.
Ce dernier vers que nous venons de commenter, c'est un peu comme les jeux de Rimbaud et Mallarmé sur l'allongement ("tricolorement") ou le rétrécissement ("simplement", "longuement", "mollement", "lentement", etc.) d'une syllabe de l'adverbe banvillien de quatre syllabes "pensivement". Rimbaud joue à la fausse allure de trimètre romantique en onze syllabes : "Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises", ce que Verlaine reprend et lui aussi au premier vers d'un poème dans "Crimen amoris", et dans "Je ne sais pourquoi..." le vers que nous venons de commenter est la proposition inverse d'une allure de trimètre dans un cadre surchargé en réalité d'une syllabe.
Le premier hémistiche de Verlaine est brouillé en tant que forme de cinq syllabes rythmiquement assimilable aux vers courts qui précèdent, tandis que l'émiettement "Pourquoi ? Pourquoi ?" tend à favoriser l'impression d'un découpage ternaire possible en dégageant quoi que pas tout à fait naturellement le passage au ras des flots.
Rappelons que si nous ne comptons pas et ne nous attendons pas à un vers de treize syllabes, d'autant que nous n'avons jamais lu les vers de Scarron auparavant, il est facile decroire avoir affaire à un alexandrin avec césure entre "au ras" et "des flots". Nous pouvons spontanément lire le vers comme suit : "Mon amour le couve au ras + des flots. Pourquoi ? Pourquoi ?"
avant de nous rendre compte de l'anomalie. On ne peut se rendre compte de l'anomalie qu'en même temps que nous la pratiquons.
Il ne faut surtout pas analyser le vers une fois pour toutes comme étranger à l'alexandrin.
A l'époque de Verlaine, et de toute façon même au-delà, un lecteur non informé n'envisageait tout vers sensiblement long que comme un alexandrin. Il pouvait avoir l'idée spontanée que le vers était plus long qu'un décasyllabe, mais il n'était pas évident d'évaluer le vers en même temps que nous le découvrions. Le lecteur se faisait forcément piéger à la première lecture. Quand nous lisons des vers aux césures chahutées, nous anticipons les endroits où l'acrobatie peut passer, nous ne pouvons pas sentir l'anomalie au moment où nous franchissons la césure puisque nous ne sommes pas encore pleinement certains des rapports entre les hémistiches, ni de la longueur globale du vers. Le propos est ici à relativiser, à cause de la construction de la strophe et donc le passage d'un premier vers de treize syllabes, mais notre cerveau a tellement d'exigences à faire tenir ensemble à la lecture que l'avertissement du premier vers auquel on ne s'est pas arrêté (pour ne rien perdre du mouvement lyrique) n'a pas suffi.
Le poème "Larme" est entièrement conçu sur ses principes d'attentes des lecteurs d'époque.
A partir du recueil Cellulairement, Verlaine pratique un nouveau vers de onze syllabes avec un hémistiche de quatre syllabes et un second de sept.
Mais le poème "Crimen amoris" n'a pas été publié avant longtemps, il le sera enfin par son inclusion dans Jadis et naguère.
Du coup, après Romances sans paroles, Verlaine a adressé au public le recueil Sagesse, et ce recueil contient un vers de onze syllabes remarquable avec le poème : "La tristesse, la langueur..." Voulant éviter la prolifération des césures variées, j'ai pu croire que le poème était sans doute en hémistiches de cinq et six syllabes, mais une attention plus grande montre que ce n'est pas du tout le cas et que c'est encore une formule inédite avec un hémistiche de trois syllabes et un second de huit syllabes. L'hémistiche bref de trois syllabes renforce le cortège de moqueries à l'égard de la mauvaise lecture des vers de Scribe dans le traité de Banville, il s'agit aussi d'une autre variante sur l'allure ternaire du vers de onze syllabes qui fait hésiter le lecteur sur la reconnaissance d'alexandrins ternaires quand la formule binaire est ailleurs :

La tristesse, la langueur du corps humain
M'attendrissent, me fléchissent, m'apitoient.
Ah ! surtout quand des sommeils noirs le foudroient,
Quand les draps zèbrent la peau, foulent la main

Et que mièvre dans la fièvre du demain,
Tiède encor du bain de sueur qui décroît,
Comme un oiseau qui grelotte sur un toit !
Et les pieds, toujours douloureux du chemin !

Et le sein, marqué d'un double coup de poing !
Et la bouche, une blessure rouge encor,
Et la chair frémissante, frêle décor !

Et les yeux, les pauvres yeux si beaux où point
La douleur de voir encore du fini !...
Triste corps ! Combien faible et combien puni !

La lecture avec des hémistiches classiques de cinq et six syllabes est étrange quoi pas rendue complètement vaine, mais les répétitions et assonances soulignent nettement la césure réelle pratiquée par Verlaine, d'autant que les répétitions et assonances sont des créations volontaires et préparées par le poète. La suite : "Et les pieds", "Et le sein", "Et la bouche", "Et la chair", "Et les yeux", est éloquente, poursuivie par "La douleur" et enfin l'exclamation "Triste corps". L'identification est moins nette au début du poème, moins clair que ce qu'a fait Rimbaud dans "Tête de faune" avec la reprise "Dans la feuillée", mais Verlaine a clairement joué sur une assonance entre "La tristesse" et "M'attendrissent", avec rejet du "e" compté pour la mesure du second hémistiche selon la méthode de lecture de Banville des vers de Scribe ! Admirez les positions du mot "quand" aux vers 3 et 4. Il est en tête de vers 4 et en tête d'hémistiche au vers 3, si nous admettons la lecture initiée par l'assonance en [s] et confirmée plus loin par la série que nous avons dite éloquente. Le vers 5, premier du second quatrain, joue sur une rime interne de "fièvre" à "mièvre" et renforce l'idée d'un jeu parallèle avec l'allure ternaire du vers.
Au vers 6, l'adverbe "encor" offre une licence orthographique décriée par Banville en son traité, et ce mot "encor" licencieux se reverra à la rime un peu plus loin dans les tercets.
Le seul cas d'enjambement de mot a priori insoluble vient du mot "oiseau" au vers 7. Notez que Verlaine est à une syllabe de la césure sur la forme "comme un" dont l'histoire en poésie française relie Hugo, Musset, Baudelaire, Rimbaud et Verlaine. C'est une césure baudelairienne dans l'esprit de Verlaine et Rimbaud a montré comment jouer à l'imiter en la décalant dans "Accroupissements" et "Oraison du soir". Ici, Verlaine fait franchir la césure par le mot "oiseau" significativement lié sémantiquement à la vague, au vent et à l'aile du poème "Je ne sais pourquoi" qui partage aussi l'idée de tristesse.
Alors, vous commencez à y croire qu'on va arriver à bien décrire un jour ou l'autre la singularité métrique des vers de onze syllabes de Rimbaud ?
J'ai encore des points à ajouter. J'aurais pu faire ici quelques petites digressions complémentaires. Je m'en garde sous le coude. A bientôt !

1 commentaire:

  1. Je prévois un article au titre provocateur : Verlaine et la statistique. Je vais énumérer les poèmes en vers de onze syllabes ou plus, ainsi que les vers de neuf syllabes et faire des statistiques. Je vais faire aussi cela sur les vers de dix syllabes en énumérant les cas où il y a possibilité d'un débat hésitant entre césure après la 4e syllabe ou après la 5e syllabe. La statistique va surtout se lover dans le poème par poème, je vais étudier les proportions de césures acrobatiques et comparer cela avec les statistiques sur "Tête de faune" et les dits "Derniers vers". Je ferai une statistique variant selon que j'ajoute ou non un critère (enjambement de mot, traitement du "e", prépositions, déterminants, etc.). En fait, il y a des poèmes de Verlaine aussi déviants que Tête de faune mais perdus dans la masse. Je vais aussi faire jouer la statistique dans les cas où on semble pouvoir hésiter entre deux, sinon trois césures. Après, je vais étudier un regroupement des recueils publiés par époques, mais du coup c'est aussi renoncer à Cellulairement et à la chronologie poème par poème. Ou alors faire deux tableaux qu'on compare encore après coup.
    Contrairement à une tendance des verlainiens, moi je ne suis pas fan des derniers recueils de Verlaine. Il y a à boire et à manger dans Amour, mais après j'ai vraiment du mal à aimer. C'est pédant, ronflant, ça parle pour ne rien dire. Il n'y a plus la fantaisie magique : je pourrais comprendre qu'on cherche à faire de la poésie sans enrobage, mais il y a beaucoup trop d'affectations d'une discussion de comptoir entre gens qui travaillent dans le monde de la presse et des relations publiques. Je n'aime pas du tout. Il y a des affirmations simplistes de la foi chrétienne avec des audaces métriques de la grande époque, mais c'est tellement lourd, ça tombe à plat. Puis, le mec, il rumine sa mauvaise foi sur le compte de son épouse, et ceci, et cela. Moi, je suis désolé, le Verlaine des années 1880 et 1890, il faut se le farcir.

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