samedi 7 janvier 2023

Le mystère du rayon... de Ses Yeux, qui n'est pas le violet !

Au début de l'année 1872, Rimbaud a composé un sonnet qui n'est pas la mieux rythmée de ses productions en vers mais qui a le génie de l'invention énigmatique aux images déconcertantes. Le début de succès de ce sonnet date de la période 1883-1884 avec la publication des Poètes maudits de Verlaine. Le sonnet est rapidement limité à une dimension fumiste que Verlaine repousse, mais pas fermement. Le sujet apparent du poème devient l'objet de spéculations sérieuses et graves : Rimbaud essaierait réellement de déterminer les couleurs adéquates à chacune des voyelles.
L'anomalie est pourtant de taille. On fait de ce sonnet le récit d'une révélation d'ordre scientifique, alors que les poèmes contemporains de Rimbaud montrent assez que notre poète n'était pas du tout dans une telle démarche. Les autres poèmes témoignent de continuités symboliques, mais ils ne témoignent pas d'une recherche sur le langage comme on prétend que c'est le cas pour le sonnet "Voyelles".
Le mot "alchimie" est déployé dans le sonnet, il s'agit d'une hypothèse d'approche raisonnable. Cela ne veut pas dire que le poème a un sens ésotérique, mais que Rimbaud s'inscrit dans la continuité des poètes qui jouent avec les valeurs culturelles et symboliques des courants ésotériques : Shakespeare, Hugo, etc. Le poème établit aussi des relations entre la vision et si pas l'ouïe, du moins le plan mental de la langue, de la lecture et de l'écriture.
Je n'ai jamais compris pourquoi les gens n'identifiaient pas l'idée de splendeurs derrière le mot "strideurs" alors même que le premier vers favorise une telle approche. Les splendeurs du ciel sont une langue de lumière. Et Rimbaud rejoint des métaphores très anciennes et fortement ravivées par Victor Hugo, et avec des attestations abondantes qui n'ont pas attendu le recueil de 1856 Les Contemplations. Le regard porté à l'insondable mystère de l'espace est déjà dans Les Feuilles d'automne, par exemple, et il va de soi qu'on peut remonter encore plus haut dans le temps. Je rappelle que Rimbaud a composé un poème Credo in unam où nous avons une suite de questions métaphysiques sur le mystère de l'univers qui s'appuie sur le regard porté sur l'espace insondable. Ces questions sont déjà dans les "méditations" de Lamartine, dans les poèmes de Victor Hugo et d'autres. Nous avons des questions très semblables dans les vers des Feuilles d'automne toujours.

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Ce qu'on regarde dans le ciel, ce n'est pas tant le jeu des couleurs que des jeux de lumière !
Reprenons "Voyelles". Le poème parle de couleurs, mais les couleurs sont liées à la lumière.
Les théories de la lumière et des couleurs connaissaient des évolutions profondes au dix-neuvième siècle. Il était démontré que la lumière était une onde et la connaissance d'une trichromie fondamentale à l'oeil humain réunissant le rouge, le violet et le bleu venaient de se mettre en place, face à la trichromie traditionnelle des peintres du rouge, du bleu et du jaune. Quelques siècles auparavant, Kepler avait fixé le rôle important de la rétine et peu après lui Newton avait décomposé la lumière en prisme coloré.
Le violet à la fin du poème est l'ultime couleur du spectre. A l'époque de Rimbaud, le rayonnement ultraviolet est connu, mais il n'a pas encore baptisé de ce nom "ultraviolet".
En clair, le "rayon violet" doit s'entendre comme une limite pour la perception. Notons que dans "Le Bateau ivre", Rimbaud parodie les écrits mystiques chrétiens des vers de Lamartine et Hugo : "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !" Des "figements violets" figurent à proximité de cette phrase considérée comme de l'esbroufe à l'emporte-pièce, par certains. Mais à partir du moment où vous comprenez que Rimbaud raille ce qu'on crut voir les poètes très chrétiens Hugo et Lamartine, est-ce que vous continuez à croire que Rimbaud n'a écrit un vers que pour le plaisir de la pose faisant croire à quelque chose d'épatant qui n'est point. Ce Rimbaud a composé un poème "Credo in unam", où le mot latin "credo" renvoie au fait de croire. Rimbaud est tout simplement en train de nous dire que sa vision excède la croyance religieuse. Voilà qui fait tout de suite prendre plus au sérieux le discours rimbaldien.
Dans "Credo in unam", il est question d'une divinité érotique par excellence, Vénus. Le "rayon violet de Ses Yeux" entre clairement dans cette catégorie, et c'est précisément sans aucun doute le témoignage de la vision qui est autre chose que ce que les autres ont cru voir.
Dans son poème, Rimbaud joue sur les théories de la couleur de son époque, sur ce qui se met en place. Il est évident que Rimbaud présente les cinq voyelles comme un tout et donc l'ensemble noir, blanc, rouge, vert et bleu comme un système, sachant que la complémentarité du noir et du blanc n'échappe à personne. L'alliance du rouge, du bleu et du vert est dans le sonnet. Culturellement, cela correspond à quoi ? à la trichromie en optique qui venait d'être mise à jour scientifiquement. Et la deuxième preuve qu'il est question d'une allusion à une telle trichromie, c'est qu'il existait une tentation de remplacer le bleu par le violet, c'est précisément ce sur quoi a joué Rimbaud dans le dernier tercet où nous passons du O bleu au O violet. Et parler de rupture du dernier vers n'a aucun sens. Bien sûr que le dernier vers effectue un décrochage et une reconfiguration étonnante, mais il n'en reste pas moins que le O est sous le signe d'un bleu allant jusqu'au violet, on n'a pas le O bleu, puis le Oméga violet qui ne lui serait pas rattaché.
Mais ce violet, je l'ai dit, n'est pas notre énigme du jour.
La trichromie rouge, violet et bleu concerne le regard humain, et le dernier vers parle d'une couleur qui part des yeux. Et c'est là qu'il faut faire attention.
Rimbaud parle des émanations des couleurs comme d'une langue à étudier, à observer, etc. Et il montre la vision qu'il a personnellement et le voilà qui croise un regard autre qui a sa couleur propre, le violet.
En réalité, les couleurs, paradoxalement, ne sont pas des créations des objets auxquels nous les associons. Au contraire, les objets rejettent certains rayonnements qui vont nous inviter à associer définitivement ces objets à une couleur. L'objet ne crée pas le rouge, ils nous renvoie les rayonnements du rouge.
Les mouches qui bombinent dans les puanteurs cruelles parle le A noir, non parce qu'elles le créent, mais parce qu'elles absorbent la lumière et ne renvoient que son absence en quelque sorte.
Ce langage du blanc est-il celui des glaciers s'ils ne font que renvoyer la lumière blanche, la refléter ?
Et il y a ce regard au rayon violet, où cette fois le violet semble une émanation personnelle, d'autant plus personnelle que ce regard serait celui de la divinité créatrice du monde et de ses chatoiements colorés.
Ici, on peut penser à la théorie grecque du rayon visuel.
Mais je ne suis pas d'accord. La théorie grecque du rayon visuel, cela signifie que l'oeil émet quelque chose de lui-même qui va à la rencontre de l'extérieur et qui revient rapporter à l'oeil tel un effet boomerang la vision des obstacles rencontrés.
Jusqu'à quel point les grecs croyaient-ils à une telle théorie ? Cela n'est pas très clair. Aristote y a contribué mais en s'y dérobant quelque peu avec une théorie du milieu intermédiaire.
Pour nous, des rayons s'abattent sur nos yeux et il en découle la vision. Le rayon visuel dans les Beaux-arts c'est une ligne théorique pour la vue, etc. L'idée grecque du rayon visuel nous est inconnue, et quand on nous l'enseigne on se demande comment les grecs ont pu croire des choses aussi farfelues.
Rimbaud n'est certainement pas un montreur de vieux savoirs perdus et inutiles. En revanche, même si nous savons que la Terre tourne autour du soleil, nous continuons de parler du lever du jour et ni Hugo ni Rimbaud ne manquent de parler de la symbolique de l'aube qui est absurde au plan scientifique. C'est une chose similaire qui se joue. Quand, en poésie, nous avons un regard pourvoyeur d'étincelles, il ne s'agit pas directement de la théorie du rayon visuel, puisqu'il n'est pas question de notre regard qui va à un obstacle et en ramène la vision. On parle abusivement de rayon visuel dans ce cadre. Toutefois, il est bien question de l'idée que les lumières sont le front d'un être sont comparables à la production sui generis d'un soleil. Cette production de lumière par soi-même vaut avant tout pour un dieu, puis pour les génies. Baudelaire parle de "flambeau vivant". Leconte de Lisle parle d'un "rayon d'or" qui nage dans des paupières, et Hugo dans ses Feuilles d'automne parle d'un regard qui jette des rayons, donc qui ne les reflètent pas, mais jettent sa substance.
Et ça, c'est une idée capitale au derniers vers de "Voyelles", et je ne confonds pas cela avec un rappel en passant qu'une théorie grecque de la vision, et cela nous met dans des conditions pour comprendre qu'il va falloir réanalyser les conceptions du voyant non au plan de l'invention scientifique d'un propos, mais au plan d'un travail de reprise et de continuité avec ce que les prédécesseurs se targuaient de monter en épingle. Rimbaud imite les jeux de ses prédécesseurs qui ne sont pas de la science pour en interroger l'inconnu, les limites, les nouveaux potentiels.
C'est comme ça que fonctionne Rimbaud.

A suivre...












1 commentaire:

  1. Je vous livre ici des citations intéressantes des Feuilles d'automne pour que vous puissiez suivre.

    "Votre oeil me jettera quelques rayons dorés, [...]" (XV)
    Il y a plusieurs vers où l'oeil est la source d'un rayonnement, mais ici le verbe "jeter" signifie explicitement que l'oeil crée son rayon et ne reflète donc pas la lumière du jour. Dans d'autres vers, l'oeil est assimilé à une aube ou bien les étoiles à un regard.
    Dans "Voyelles", le poète voit le A noir et les lecteurs se disent que le poète voit le noir du corselet de la mouche, le rouge des lèvres, le blanc des glaciers, etc. Mais, dans le cas du dernier vers, il est question d'un rayon violet d'un regard. On bascule de l'idée d'un objet de couleur à une force émettrice. Et c'est pour cela que ce rayon violet ultime est un peu la force créatrice qui à la toute fin du poème révèle l'origine créatrice féminine de toutes les voyelles. Le A noir, le E blanc, sont nés de cet être aux yeux mystérieux, mais à la différence du A noir et du E blanc, le rayon violet, pureté du rapport au O bleu par la contemplation accrue, est un contact direct avec la divinité. Une vision directe de l'être suprême et un soupçon d'une couleur dont la naissance n'est plus latente, puisque nous atteignons la source !!!
    Comment se fait-il que les rimbaldiens ne débattent pas du problème et que beaucoup pensent que c'est bêtement un vers galant pour une femme sans allusion au divin ou pensent que le poète voit son propre regard ? Et le rayon violet de Ses Yeux, c'est bien le rayon de quelqu'un d'autre qu'on voit, on n'est pas dans la théorie du rayon visuel où le poète envoie son regard dans l'univers et a une réponse en retour, on a un poète qui regarde et un être qui émet un rayon, je n'identifie pas la théorie du rayon visuel en tant que tel, quand bien même on voudra expliquer l'origine de la métaphore par des images grecques marquantes.

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