jeudi 18 octobre 2018

A propos de la lettre de Rimbaud à Andrieu d'avril 1874

Maux de tête et sorties pour mon anniversaire m'accaparent. Je voulais réagir à la découverte de cette lettre, mais il faut se contenter de renvoyer pour l'instant à l'article en ligne sur le site Parade sauvage de Frédéric Thomas. L'article est très bon, mais je ne l'ai lu qu'une fois.
Quelques remarques personnelles.
Frédéric Thomas n'a pas oublié un lien qui, moi, m'a sauté aux yeux quand j'ai lu la lettre, car j'ai lu la lettre avant l'article, et c'est tout simplement le lien évident entre le titre "L'Histoire splendide" (pas d'italique dans la lettre, mais peu importe ici) et le titre "L'Histoire magnifique" des souvenirs de Delahaye. Les descriptifs sont comparables. Et on se rend que, comme pour "Le Rêve de Bismarck", Delahaye disait moyennant certaines déformations du souvenir. Delahaye associe à tort le projet à la période 1871-1872, alors que le projet date de 1874, mais le projet a une réalité. Rappelons que Verlaine a cité de nombreux vers inédits de Rimbaud dont j'ai publiquement soutenu la probable authenticité dans un article en plusieurs parties qui a été publié sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu, et j'envisage même que ces poèmes pourraient venir de Maurevert ou d'un autre, ce que Delahaye n'aurait pas pu divulguer. Delahaye semble même avoir eu accès à ces poèmes entre 1907 et 1923, puisque, dans le cas d'une citation, le nombre de vers a augmenté. Je pense que les rimbaldiens ont sous-estimé les pistes Maurevert et Delahaye, à quelques exceptions près, mais il est tard pour agir peut-être. J'ai aussi constaté qu'ils avaient négligé la piste royale de Deverrière, lequel a certainement eu plus de manuscrits qu'Izambard.
Dans le cas londonien, on voit que les recherches n'ont jamais été poussées à fond. Vermersch est mort en 1878 et je crois que Verlaine était son exécuteur testamentaire. Au passage, la famille de Verlaine et même la famille Mauté ont dû récupérer des manuscrits de Rimbaud après la mort de Paul Verlaine, on se limite à croire qu'ils n'ont récupéré que des manuscrits abandonnés avant la fugue belge du 7 juillet 1872. Mais poursuivons sur les anglais. On a eu un petit en-cas avec Félix Régamey, sauf que j'ai montré qu'un dizain devait être réattribué à Verlaine sur la foi de l'approche philologique la plus rigoureuse. Ludomir Matuszewic (orthographe de mémoire) était un espion forcé parmi les réfugiés communards, il a été arrêté à son retour en France, la piste est-elle exploitable ? Lissagaray, il a publié un livre. Quant à Vallès, outre qu'il n'est pas un proche de Verlaine en tout cas, il était réfugié en Suisse. Bref, on le savait qu'Andrieu était le proche de Rimbaud et Verlaine par excellence avec Vermersch dans le milieu des réfugiés communards à Londres. Lissagaray et Andrieu ont publié des livres après la Commune, on aurait pu croire ces pistes-là exploitées, il n'en est rien. Voilà la preuve que tout est à faire, et précisons que ce descendant de Jules Andrieu est un descendant, pas tous les descendants et héritiers de ses papiers. Je me suis toujours demandé ce que donnerait une fouille des papiers de Camille Pelletan, ou bien une fouille des papiers de Coquelin Cadet. Est-ce que ç'a été fait ?
Quant à la lettre de Rimbaud, elle est passionnante avec un très haut degré de confidence sur la manière littéraire. Rimbaud a lu Salammbo de Flaubert, là on a la preuve. Ce n'est pas un système d'inférences pour supputer qu'il a dû lire Madame Bovary, ici c'est quelque chose d'acté. Michelet et Quinet reviennent à nouveau. Je connais bien Michelet, très mal Quinet car il n'est pas édité autant que le précédent. On appréciera aussi comment Rimbaud prône un certain cabotinage, il fait un peu comme Baudelaire la provocation du gars qui exhibe des ficelles d'illusionniste en coulisses, et il nous sort des explications mystiques à la Michelet. C'est exactement dans cet esprit-là que je lis Rimbaud. Il faut savoir que Michelet et Hugo ont la même façon poétique d'écrire. Balzac leur fait cortège quelque peu, mais le style est différent, mais pour n'importe qui d'intelligent il est saisissant de voir que, peu importe les différences de date pour leurs naissances, Michelet, Hugo et Balzac s'inscrivent dans un groupe qui appartient à une même génération. Michelet est un peu plus vieux et d'autres auteurs de leur époque écrivaient autrement, mais Michelet, Hugo et Balzac représentent clairement une façon d'écrire qui n'a concerné que deux générations ou trois. Et Rimbaud n'écrit pas comme eux, surtout qu'il ne s'étend pas en prose, mais il est héritier de leurs penchants malgré tout. Ceci permet aussi de recadrer ceux qui tournent le dos à une approche des textes où on accepte la partie mystique à la Hugo ou à la Michelet. Je pense aussi que ça montre que les énigmes de Rimbaud, on a tort de croire que c'est le mot fin qui va dévoiler tout le reste : "Trouvez Hortense" ou la rime masculine finale de "Voyelles". Rimbaud n'est pas un concepteur d'énigmes, même si son oeuvre en recèle un maximum. Ce qui fait qu'il est énigmatique, c'est cette manière d'écrire qu'il présente dans cette lettre de 1874 comme du charlatanisme, ce que ce n'est pas en tant que tel bien sûr.
Un dernier point à soulever. Rimbaud parle de "poème en prose" mais d'une certaine manière qui n'est pas la sienne, il ne parle pas des poèmes en prose des Illuminations dont le titre pourtant a beaucoup à voir avec l'expression "Histoire splendide". Je permets de penser que ce projet étant distinct, cela veut bien dire qu'en compagnie de Nouveau à Londres Rimbaud ne compose pas les poèmes en prose qu'on lui connaît. Il peut en composer une poignée, mais là on a un autre projet qui est défini. Frédéric Thomas montre qu'il est conscient du problème quand il envisage l'alternative composition ou retranscription des Illuminations. Rappelons que Nouveau rencontre Rimbaud en France, la retranscription peut s'être éventuellement déroulée en France, ou en partie en France, en partie en Angleterre. Je trouve quand même remarquable que cette lettre, précoce car elle n'est pas de mai ou juin, mais d'avril, formule un projet littéraire très pensé qui n'a rien à avoir avec les cinquante ou soixante poèmes en prose qui nous sont parvenus et dont on ne cesse de répéter que la plupart ont dû être écrits pendant le séjour londonien de Rimbaud et Nouveau de mars à juin 1874.
Alors, si tel est le cas, expliquez-moi le sens de cette lettre ?

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Bonus : pour le titre "L'Histoire splendide", Frédéric Thomas développe inévitablement l'idée d'une lecture grinçante. J'en profite pour dire que j'ai récemment lu le roman La Joie de vivre de Zola et j'ai adoré. Je n'ai pas trop aimé Un rêve, j'ai détesté, haï, presque maudit L'Oeuvre, mais j'ai adoré La Joie de vivre. Le Zola des débuts m'a bien plus. Fatigués qu'on vous rabatte les oreilles avec Thérèse Raquin, lisez Madeline Férat. Le second Rougon-Macquart La Curée est en vogue dans les lycées et c'est légitime, mais lisez aussi le poétique premier volume La Fortune des Rougon. Après, je dois encore publier de grandes études sur Zola. Je dois dénoncer la facticité du projet de roman expérimental, car dans les lycées ils enseignent avec le plus grand sérieux une grille de lecture de roman expérimental. Je l'ai vu, je sais de quoi je parle. C'est terrifiant. Ensuite, je dois montrer qu'il a caché sa dette envers Hugo, l'étendard sérieux c'était de surenchérir sur le réalisme dont Hugo était exclu, mais Zola s'identifiait à Hugo et voulait être le Victor Hugo du réalisme, la filiation devait être cachée, ça aussi ça fera un article bousculant les conventions. Ensuite, il y a le grand article à faire sur l'influence des Goncourt sur La Curée, puis surtout sur tout le projet proustien de La Recherche du temps qui est énormément tributaire des Goncourt en fait.

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