"La vie est la farce à mener par tous." Voilà une citation célèbre de Rimbaud, lequel l'a d'ailleurs mise en valeur, puisqu'elle ponctue la septième des huit subdivisions du texte "Mauvais sang". Citons en entier le paragraphe lui-même.
Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer. La vie est la farce à mener par tous.
Dans l'introduction de son livre ou essai L'Homme révolté, Albert Camus se demande au début du quatrième paragraphe si "l'innocence, à partir du moment où elle agit, ne peut s'empêcher de tuer", et six pages plus loin, après une citation de Nietzsche, il écrit au sujet du poète ardennais :
Rimbaud, qui chante "le joli crime piaulant dans la boue de la rue", court à Harrar pour se plaindre seulement d'y vivre sans famille. La vie était pour lui "une farce à mener par tous". Mais, à l'heure de la mort, le voilà qui crie vers sa soeur : "J'irai sous la terre et, toi, tu marcheras dans le soleil!"
Albert Camus n'est pas, à en juger par ces quelques lignes, un lecteur fiable de l'oeuvre de Rimbaud, encore qu'il a le mérite de s'attacher à une phrase poétique pleine de sens de la fin de vie non littéraire du célèbre révolté. Ce qui me frappe, c'est que l'association de la vie à une farce est présentée comme une idée spécifique à Rimbaud, une idée même qui apparaîtrait consubstantiellement liée à la dimension solaire de sa quête existentielle. Pourtant, la vie comme théâtre est un cliché et le glissement du théâtre ou de la comédie à la farce n'est pas sans faire écho au cri d'exaspération familier : "Ce n'est pas vrai, c'est une farce !" La métaphore du monde comme théâtre est un cliché qui fut particulièrement prégnant au seizième siècle et au début du dix-septième siècle. Calderon de La Barca a écrit une pièce intitulée Le Grand théâtre du monde et il s'agit d'une idée étroitement associée au théâtre de Shakespeare. L'essence même du spectacle scénique représentant des scènes de vie impose assez naturellement l'idée que la vie est elle-même un théâtre. Mais ces cautions montrent que Rimbaud ne lance pas tant une idée qui lui est propre qu'il ne s'inscrit dans une tradition culturelle. Mise en vedette à la fin de la septième partie de Mauvais sang, cette phrase doit s'entendre comme une citation. Et visiblement la stratégie d'écriture de Rimbaud n'a pas été comprise.
Néanmoins, dans le domaine français, parmi d'autres échos intéressants, une source possible retient tout particulièrement mon attention. Il s'agit d'un extrait au livre troisième, chapitre X, des Essais de Montaigne :
La plupart de nos vacations sont farcesques. "Mundus universus exercet histrionam" Il faut jouer dûment notre rôle, mais comme rôle d'un personnage emprunté. Du masque et de l'apparence il n'en faut pas faire une essence réelle, ni de l'étranger le propre.
La citation latine passe pour une citation de Pétrone et elle se traduit précisément en cette célèbre formule qu'on associe à Shakespeare : "Le monde entier joue la comédie", variante : "Le monde entier joue un rôle". Les annotateurs de l'oeuvre de Montaigne, du moins pour ce que j'en ai consulté, se contentent d'indiquer que la citation latine est de Pétrone et certains ajoutent que Montaigne l'a trouvée dans le traité de la Constance, livre I, chap. viii, de Juste Lipse, auteur qui soutient une idée qu'apprécie fort Montaigne selon laquelle "il ne faut s'affliger que modérément des maux publics", pour reprendre les termes de l'édition de la collection Folio que j'ai en main à cet instant même (édition annotée de 1965 par Pierre Michel). Toutefois, l'attribution à Pétrone ne va guère de soi. Pétrone serait l'auteur d'un ouvrage, anachroniquement considéré comme un roman, qui ne nous est parvenu qu'à l'état fort incomplet de fragments discontinus : Le Satyricon. Cet ouvrage a été revisité par le célèbre cinéaste Fellini, mais, de mémoire, il me semble qu'une bonne partie de l'ouvrage que nous lisons actuellement n'était pas connue de Montaigne, ni de Rimbaud. Ceux-ci avaient une connaissance plus ponctuelle de l'ouvrage avec un aperçu du festin chez Trimalcion et le récit de la matrone d'Ephèse qui en veillant son défunt mari se laisse séduire et le trompe post mortem. Qui plus est, le lien avec un Pétrone proche de Néron décrit par Tacite n'est pas des plus limpides et surtout d'autres fragments et plusieurs poèmes sont encore attribués à Pétrone sur des bases philologiques sans doute quelque peu friables. Mais, problème d'attribution ou pas, la moindre des choses serait de préciser la provenance de cette citation latine de Pétrone, dont je n'ai pas l'impression qu'elle fasse partie du Satyricon. Pourquoi s'empresse-t-on de préciser que Montaigne a pu la rencontrer dans un ouvrage de Juste Lipse et non pas d'indiquer sa localisation exacte dans le corpus de textes attribués erronément ou pas à Pétrone ? Sa transcription latine tend à lui conférer un cachet d'authenticité, mais d'où vient-elle et pourquoi était-elle si à la mode au seizième siècle ?
En tout cas, l'idée que Rimbaud ait conçu sa propre phrase infernale à partir du texte de Montaigne est soutenable pour deux raisons. D'abord, les occupations qualifiées de "farcesques" permettent le glissement d'une vie non plus simplement comme théâtre ou comédie mais comme farce. Ensuite, la formule de Rimbaud si elle ne coïncide pas avec la citation en latin ne dit pas autre chose que le commentaire immédiat qu'en fait Montaigne à sa suite : "Il faut jouer dûment notre rôle", Rimbaud ne reprenant à la citation supposée de Pétrone que la figure de totalité.
Nous savons par Georges Izambard que Rimbaud avait parcouru Les Essais de Montaigne dès 1870 et il n'est pas exclu que la célèbre formule "Je est un autre" s'inspire de la lecture d'un autre passage de Montaigne. Toutefois, ceci est un autre débat. Nous nous contenterons ici de la présentation succincte de ce que nous considérons comme un éclaircissement décisif à la lecture du livre Une saison en enfer. Ajoutons que si dans ce livre rimbaldien de 1873, il est écrit : "La vraie vie est absente", il se trouve qu'au seizième siècle la formule de la vie comme théâtre va de pair avec l'idée néoplatonicienne (pensons à Marsile Ficin) que notre vie présente est un simulacre et que la vraie vie est au-delà de ce monde. Voilà qui décidément paraît porteur de sens pour mieux comprendre l'oeuvre hermétique Une saison en enfer. Encore une fois, il n'est que trop sensible que matérialisme, positivisme, monisme et philosophie allemande ne sont pas les matériaux adéquats pour comprendre la constitution cérébrale du plus débattu et mythique de nos poètes.
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