Dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, on se rappelle que la grand-mère ou grand-tante entend offrir des livres au narrateur, mais le père de celui-ci s'interpose et la réprimande pour ses choix osés : du Rousseau et quelques ouvrages romantiques sulfureux. La grand-mère rapporte les livres inconvenants à la librairie et les échange pour des romans de George Sand, mais pas l'oeuvre hérétique de jeunesse, elle fixe son dernier choix sur une collection de romans champêtres, notamment François le Champi. Les écoles continuent d'effectuer ce même choix et dans un collège ou lycée on étudiera généralement La Mare au diable. Or, les premiers romans de George Sand sont autrement plus intéressants, et en particulier le célèbre Lélia.
La question de l'influence de George Sand sur Rimbaud semble s'être posée récemment pour certains rimbaldiens, Yves Reboul en tout cas, mais j'ignore tout de ce qu'ils ont pu ou lui a pu écrire à ce sujet ou prononcer en conférence.
Par ailleurs, dans le volume de la Foliothèque consacré à l'oeuvre de Rimbaud, Dominique Combe un intertexte au Dormeur du Val qui ne me semble pas avoir été recensé par quelqu'un d'autre, en tout cas c'est en lisant le volume de la Foliothèque que j'ai pris conscience de l'hypothèse. Plus précisément, Dominique Combe donne trois intertextes pour Le Dormeur du Val. Il ne donne pas les intertextes majeurs des Châtiments, mais il offre un extrait d'un poème de Léon Dierx de Dolorosa mater et un autre de La Fontaine aux lianes de Leconte de Lisle.
D'un point de vue thématique, l'intertexte de Léon Dierx est très intéressant, mais je considère que la relation de Rimbaud lecteur à Léon Dierx est encore problématique, il faut encore travailler sur ce plan-là, et en même temps pour déterminer une réécriture possible d'un poème en vers à un autre poème en vers, j'ai une très nette tendance à considérer la facture des vers comme déterminante, ce qui fait que je suis beaucoup plus spontanément convaincu par l'intertexte de La Fontaine aux lianes qui a déjà été plusieurs fois cité comme une source possible au Dormeur du Val, et cette idée est d'autant plus séduisante qu'on peut envisager une liaison avec Ophélie composé quelques mois auparavant!
En effet, l'intérêt c'est d'observer des similitudes intéressantes dans la façon de former un vers sur une même idée et c'est aussi de concevoir que Rimbaud s'intéresse à de mêmes textes dans le temps!
Je ne crois pas du tout à la légende d'un Rimbaud énorme liseur. Cela sert à justifier tous les rapprochements des rimbaldiens qui partent du principe que notre poète a forcément lu toute la littérature classique ou à peu près de son siècle. Il est beaucoup plus logique de penser que Rimbaud avait au contraire un réservoir modeste de lectures de 14 à 20 ans, et il est habile de se fonder d'abord sur la poésie, qu'il a lue massivement, sur les livres qu'il cite, sur son parcours scolaire, sur la presse et l'actualité. Mais il convient encore de remarquer que quand nous étudions aujourd'hui les romans du dix-neuvième siècle, nous privilégions fortement une veine réaliste qui probablement n'a pas été au centre de l'intérêt rimbaldien. Stendhal n'était pas encore le classique si prisé aujourd'hui en 1870, la plume de Zola ne faisait encore que de naître, Maupassant n'existait pas encore comme écrivain. Il n'est pas évident de déterminer l'influence d'un Balzac, ou d'un Flaubert sur Rimbaud, ni celle des frères Goncourt. Rimbaud a sans doute plus nettement privilégié une littérature populaire de son temps, son témoignage dans une lettre à Izambard nous orientant dans cette voie, mais encore il a dû privilégier la prose prestigieuse des romantiques, à commencer par Hugo, Chateaubriand et Musset, voire Gautier.
Il n'a certainement pas lu un grand nombre de romans, n'en déplaise aux tenants du mythe du dévoreur de livres, ce n'est pas raisonnable de penser ainsi, alors qu'il est d'abord soumis à des rythmes scolaires, à une vie provinciale sous le toit maternel, puis il vit deux guerres, des fugues, il compose une oeuvre, il vit la bohème parisienne, il voyage quelques mois en Belgique et il se retrouve à apprendre l'anglais, à chercher du travail et à participer à des réunions politiques de réfugiés communards . Où l'aurait-il pris le temps de lire des romans ?
C'est là que j'en reviens au problème posé par Lélia. Dominique Combe compare la mort de Sténio à celle du soldat mystérieux de Rimbaud.
Sténio s'est suicidé car la froideur de Lélia le désespérait. Le moine Magnus, autre amoureux transi de la même femme, l'a laissé partir sans le suivre pour prévenir un tel malheur qu'il voyait venir et là il découvre son corps au bord d'un lac. Le roman date de 1833 et Lélia était envisagée comme un double sulfureux de George Sand elle-même. Il développe ce thème romantique du mort qui semble dormir dans un cours d'eau repris par la Nature, le thème donc qu'on retrouve dans les deux poèmes de Leconte de Lisle et Léon Dierx que Dominique Combe envisage comme sources au Dormeur du val. Le problème, c'est que si un chercheur peut faire remonter à la suite de la consultation de plusieurs travaux, à la suite de lectures spécifiquement orientées, un corpus de textes sur le même motif, il est rare qu'une liaison soit le fait d'un auteur lui-même, surtout quand il est aussi jeune. L'hypothèse serait que le texte de Sand était célèbre à l'époque, ce qui n'est plus exactement le cas aujourd'hui, et que ce serait à l'école même, sinon avec Izambard, que Rimbaud aurait pu identifier le motif et les trois textes présentés ici comme des sources au Dormeur du val. Ce qui rend crédible l'hypothèse, c'est que les rapprochements frappants ne manquent pas : le cresson, les pieds non dans les glaïeuls, mais dans le sable, les yeux au ciel, l'impression de dormir paisiblement, la pâleur, l'idée de Nature religieuse (calice), le froid, le corps qui baigne dans l'eau, la vie de l'herbe verte, la tête reposant sur des fleurs comme la nuque du dormeur sur le cresson, l'approche des insectes qui voltigent suivie par l'idée de parfum avec retour sur un battement d'ailes sur le visage, et l'illusion que la Nature redonne vie, il faut avouer que c'est du condensé offert à la comparaison !
Sur un tapis de cresson d'un vert tendre et velouté, dormait pâle et paisible le jeune homme aux yeux bleus. Son regard était attaché au ciel, dont il reflétait encore l'azur dans son cristal immobile, comme l'eau dont la source est tarie, mais dont le bassin est encore plein et limpide. Les pieds de Sténio étaient enterrés dans le sable de la rive ; sa tête reposait parmi les fleurs au froid calice qu'un faible vent courbait sur elle. Les longs insectes qui voltigent sur les roseaux étaient venus par centaines se poser autour de lui. Les uns s'abreuvaient d'un reste de parfum imprégné à ses cheveux mouillés ; d'autres agitaient leurs robes de gaze bleue sur son visage, comme pour en admirer curieusement la beauté, ou pour l'effleurer du vent frais de leurs ailes. C'était un si beau spectacle que cette nature tendre et coquette autour d'un cadavre, que Magnus, ne pouvant croire au témoignage de sa raison, appela Sténio d'une voix stridente, et saisit sa main glacée comme s'il eût espéré l'éveiller.
Tel est l'extrait cité par Dominique Combe.
Mais, d'autres remarques doivent être faites. D'abord, j'ai lu dans la version originale de 1833 le roman Lélia. Celui-ci a été remanié en 1839, et c'est probablement dans cette nouvelle version que Rimbaud a pu lire le célèbre roman de George Sand. Sachant que le remaniement de 1839 passe pour une initiative malheureuse, j'ai préféré découvrir pour mon plaisir cet ouvrage dans sa version originale.
Il est peu probable que l'extrait cité ait été remanié, sauf pour ce qui est de la ponctuation, puisque sur mon édition des virgules encadrent les adjectifs "pâle et paisible", il n'y a pas de virgule après "pour en admirer curieusement la beauté", ni après "stridente", mais une en revanche après "glacée".
Il ne s'agit là que de menues variations.
Evidemment, l'histoire de Lélia n'établit aucune relation particulière avec le contexte de guerre du sonnet rimbaldien, ce qui fait que doit continuer de primer l'intertexte des Châtiments pour l'interprétation. Rimbaud traite une nouvelle fois dans Le Dormeur du Val la posture romantique de la morte Ophélie, et la description du corps de Sténio lui offrait sans aucun doute de la matière. La question qui se pose alors est la suivante : est-ce que Rimbaud n'a lu vers octobre 1870 que ce seul passage du roman Lélia, ou bien l'a-t-il lu intégralement dans l'une ou l'autre version ?
Dans sa lettre à Izambard d'août 1870, il revendique la lecture du Diable à Paris, ce qui à ma connaissance n'a jamais retenu l'attention de la critique rimbaldienne, il s'agit pourtant d'un ouvrage impliquant Balzac, Sand, et quelques autres, j'y reviendrai.
Dans sa lettre de mai 1871, Rimbaud s'intéresse à l'émancipation des femmes poètes et il se pose la question de comprendre les vues qu'elles proposeront. Le futur de cette lettre invite à penser qu'il n'a pas encore lu de texte de femme répondant au projet, mais George Sand étant romancière et non poète on peut quand même se demander s'il n'a pas lu le roman Lélia qui cadre parfaitement avec le propos. Nourrie des lectures romantiques de Nodier, Latouche, Senancour, Vigny (Eloa), Lamartine (Le Lac), George Sand a écrit un roman qui joue avec des motifs et thèmes typiquement romantiques, en développant constamment, en vraie proche de Musset, des réflexions qui partent de la sensibilité d'un auteur féminin. Les portraits de Lélia et Pulchérie ont interpellé à l'époque.
J'ai déjà tendance à chercher les preuves de la lecture romantique à faire de Voyelles dans maints écrits en prose du début du dix-neuvième siècle, la fenêtre des Correspondances de Baudelaire étant trop restrictive, et l'approche hugolienne plus éclairante. L'idée des animaux qui paissent dans la Nature, celle des couleurs qui sont le mystère de l'univers, tout cela c'est des lieux communs romantiques, qui extraordinairement n'ont pas été reconnus comme tels dans le cas de Voyelles.
Il y a surtout le cas de la prose de Rimbaud : Une saison en enfer et Illuminations. J'ajouterais à cela la période de fausse naïveté des vers de 1872 qui est une période de forte innutrition romantique.
Petit à petit je me crée un réseau de rapprochements entre les textes en prose de Rimbaud et les livres de Sand, Chateaubriand et quelques autres. Il est question d' "étreindre la réalité hideuse" dans Lélia comme il est question d' "étreindre la réalité rugueuse" dans Une saison en enfer. Le "scepticisme" est une notion clef de Lélia et celle de "gentilhomme" est au coeur des Mémoires d'outre-tombe. Je considère que Lélia et les Mémoires d'outre-tombe ont été lus par Rimbaud, intégralement ou partiellement, peu importe, avant la composition du poème Vies et d'autres encore. J'ai tout un tourbillon d'idées et je vais prendre le temps de les mettre en ordre pour en tirer un article de synthèse utile à la compréhension des proses rimbaldiennes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire