jeudi 29 mai 2025

"Les Assis" et Théophile Gautier : une enquête par les rimes...

Le poème "Les Assis" fait partie des poèmes qui interpellent le plus la sagacité des lecteurs. J'ai déjà publié un article sur ce poème dans la revue Parade sauvage. Je voudrais ici faire part d'hypothèses neuves.
Malgré la différence des sujets, les poèmes "Bal des pendus" et "Les Assis" sont liés entre eux. Rimbaud y reprend la description de squelettes, mais il adapte l'idée de "danse macabre" de pendus en une momification de vieillards coincés dans leurs chaises. Et certains éléments lexicaux sont communs aux deux poèmes, jusqu'à la manière prosodique de les traiter. Il est question des fémurs dans les deux poèmes et à chaque fois de doigts crispés autour de ces fémurs :
 
Crise ses petits doigts sur son fémur qui craque
 Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs
Dans les deux cas, il y a la même parodie maligne de la masturbation où le fémur fait figure de substitut à un membre viril manquant. Ou bien la raideur vaut au membre viril d'être qualifié de fémur.
Or, le poème "Bal des pendus" s'inspire maximalement de poèmes de Théophile Gautier, et le mot "fémur" au singulier n'est même pas à la rime dans "Bal des pendus", alors qu'il l'est et au pluriel dans la source la plus sensible à "Bal des pendus" qu'est le morceau "Bûchers et tombeaux" :
 
Il signe les pierres funèbres
De son paraphe de fémurs,
Pend son chapelet de vertèbres
Dans les charniers, le long des murs ;
 Il me semble logique de considérer ce quatrain comme une source au tout premier quatrain du poème "Les Assis" :
 
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
La symétrie va jusqu'au point-virgule en fin de strophe après le nom "murs". Gautier était un amateur de néologismes, et Rimbaud salue précisément "vibrements" au vers 9 de "Voyelles" qu'il reprend au vers 9 d'un sonnet des Premières poésies de Gautier. Et il faut être précis. "Voyelles" fait état de voyelles qui sont des couleurs dans une idée de Lumière qui est un Verbe divin. Or, Rimbaud égrène clairement l'idée d'une oscillation colorée par des mots choisis qui sont tantôts d'une grande banalité, mais typiques du romantisme "frissons", tantôt des néologismes ou mots rares : "bombinent", "vibrements" et "strideurs". Les deux derniers sont liés à Gautier, qui a inventé le premier, utilisé tout récemment le second dans Tableaux du siège, sachant que son ami du Petit Cénacle l'a utilisé en 1833 dans le poème "Spleen" de son recueil Feu et flamme. Et justement, non seulement nous avons la rime "fémurs"/"murs" à côté d'une rime "bagues"/"vagues" que Gautier en particulier utilise à plusieurs reprises, mais il y a ce néologisme "hargnosités" qu'à ma connaissance Rimbaud est le seul à avoir jamais utilisé. Il existe aussi le nom "hargnerie", employé plus tard par Alphonse Daudet par exemple, mais "hargnosités" est très curieux. Il me fait penser à "gibbosités" qu'emploie Hugo et surtout il anticipe les néologismes "bleuités" et "bleuisons" du "Bateau ivre" et des "Mains de Jeanne-Marie". C'est un peu l'équivalent du néologisme "vibrement" démarqué de "vibration". Et "hargnosités" et "bleuités" partagent la même suffixation et l'emploi au pluriel chez Rimbaud.
Gautier recourt aussi à la rime "chauves"/"fauves" mais il n'est pas le seul, le mot "corridor" au singulier pas au pluriel est à la rime dans Emaux et camées. La rime "noirs"/"soirs" est assez banal et n'est pas étrangère à Gautier. Mais, dans l'ensemble, j'échoue à établir des liens entre les rimes des "Assis" et les rimes de Gautier, sauf pour un cas précis dont je vais parler plus bas. La rime "sièges"/"neiges" a l'air de venir des deux poèmes de Leconte de Lisle vendus en plaquette en 1871, c'est de là aussi que vient le rejet à la césure "aux dents" visiblement. La rime "peau"/"crapaud" ressemble un peu à une rime "peau"/"chapeau" de Leconte de Lisle, mais là encore les rapprochements avec Leconte de Lisle pour l'ensemble des rimes des "Assis" ne fonctionnent guère. Il y a bien la rime "naufrage"/"rage"... Rimbaud emploie pas mal de mots rares tant au milieu des vers : "sinciput", etc., qu'à la rime : "épileptiques"/"rachitiques", culottée"/"emmaillottée", "boursouflés", "pieds tors", "corridors", "entonnoir", ""amygdales", "visières"/"lisières", "virgules"/"libellules", "accroupis", et on ne peut pas croire qu'une recherche des sources va demeurer vaine. On peut penser que Rimbaud ne reprend pas les mêmes mots et qu'il y a peut-être des adaptations qui nous cachent la source... La rime "tue"/"battue" est dans les poésies du Joseph Delorme de Sainte-Beuve, mais sans doute aussi ailleurs. Le mot "entonnoir" à la rime a l'air de sonner comme une référence à Hugo.
Je n'ai pas encore entamé de grandes recherches, sauf du côté de Gautier, et là j'ai tout de même une petite perle intéressante, la rime "pianistes"/"tristes". Malgré les emplois fréquents de cet adjectif par les romantiques, l'adjectif est rarement à la rime et la rime de Rimbaud est très proche d'une rime de Gautier :
 
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.
Les mots "caboches" et "barcarolles" font penser à Hugo, le "trop cabochard" et l'auteur de "Navarin" avec "barcarolles"... mais vous avez un "et" en attaque de vers, le nom de musiciens qualifiés d'après leur instrument, en l'occurrence la piano, et grâce au suffixe "-istes" ces gens riments avec l'adjectif "tristes".
C'est un quatrain à rime similaire que fournit "Variations sur le carnaval de Venise" dans Emaux et camées, poème long en plusieurs parties, assez connu, et qui suit "Etude de mains" :
 
Et les petites guitaristes,
Maigres sous leurs minces tartans,
Le glapissent de leurs voix tristes
Aux tables des cafés chantants.
 Nous avons le "Et' en attaque de quatrain et le parallèle "petites guitaristes"/"verts pianistes", puis l'idée de maigreur en écho à des doigts boulus de squelettes, on peut comparer prosodiquement "tartans" et "tambours", puis "glapissent" correspond à "clapoter" pour le désagréable et maladroit, comme quelque peu à "S'écoutent", tandis qu'il n'est pas idiot de comparer "cafés chantants" et "roulis d'amour". Le "tambour" est aussi à la rime dans Emaux et camées, peut-être avec le nom "amour", je dois vérifier. Le quatrain de Gautier fait partie d'un mouvement où le poète décrit un "vieil air populaire" que tout le monde reprend jusqu'à plus soif ("Par tous les violons raclé"). Il s'agit de l'air du Carnaval de Venise, et le poème "Les Assis" est ainsi une "danse macabre" où les Assis s'écoutent jouer de tels airs populaires avec nostalgie et complaisance.
Je pense que je tiens là quelque chose de neuf et d'intéressant sur "Les Assis", Gautier auparavant a une amorce de cette rime du genre "artiste"/"triste", et une autre occurrence que je n'ai pas notée. Mais pour l'instant je ne connais rien d'approchant de ce quatrain de Gautier et du quatrain de Rimbaud... 
 
Edité (30 mai 11h) :
 
Je viens de lire d'une traite la fin du recueil Emaux et Camées dans la version des Œuvres complètes de Michel Brix chez Bartillat. Oui, déguster des vers de Gautier, c'est comme manger des pâtes Barilla...
Trêve de plaisanteries.
J'ai donc lu "Bûchers et tombeaux" et "Le Souper des armures" sources de "Bal des pendus", puis "La montre", "Les Néréides" qui existe avec des variantes), "Les accroche-coeurs", "La rose-thé", "Carmen", "Ce que disent les hirondelles", "Noël", "Les joujoux de la morte", "Après le feuilleton" et surtout "Le Château du souvenir" où j'ai trouvé le mot rare... "tortuosités". Le poème se finit par un spectacle de morts ranimés comme "Le Souper des armures", "La Cafetière", etc. Le poème contient accessoirement la rime "fauve"/"chauve" au singulier, mais c'est vraiment ce mot rare avec le même suffixe que pour "hargnosités" qui retient toute mon attention, surtout qu'il y a une idée de "floraisons lépreuses de vieux murs" dans son emploi :
 
Des tortuosités de lierre
Pénètrent dans chaque refend,
Payant la tour hospitalière
Qui les soutient... en l'étouffant.
 
Il existe des variantes pour ce poème. Sinon, le recueil se poursuit, mais avec pas mal de poèmes qui ne furent ajoutés qu'à l'édition de 1872, après la composition des "Assis" par Rimbaud, même si certains poèmes furent publiés dans des revues en 1866, 1869, etc. : "Camélia et pâquerette", "La Fellah", "La manasarde", "La nue", "Le merle", "La fleur qui fait le printemps", "Dernier voeu", "Plaintive tourterelle" (paru dès 1840 toutefois en revue), "La bonne soirée" et le recueil se finit sur le poème "L'Art" qui lui n'est pas un ajout de 1872.
Du début du recueil, qui contient "Etude de main", "Variations sur le carnaval de Venise", "Symphonie en blanc majeur", etc., je compte relire attentivement "Vieux de la vieille".
Il y a aussi un dossier de poèmes supprimés qui m'intéresse.
 Le nom "tortusoités" n'est pas un néologisme de Gautier, c'est un mot vieilli recherché. Je le mets avec "gibbosités" et "monstruosités" dans la catégorie des mots à interroger pour trouver son origine à "hargnosités". Notons que "pieds tors" est à la rime et caractérise "Les Assis" dans un autre quatrain.

"Messieurs de Cassagnac" et "monsieur Bonaparte", une vacherie passée inaperçue...

Comme la plupart des sonnets de 1870 sur l'actualité guerrière ("Le Dormeur du Val", "Le Mal") ou contre Napoléon III ("L'Eclatante victoire de Sarrebruck", "Rages de Césars", "Le Châtiment de Tartufe"), le sonnet sans titre : "Morts de Quatre-vingt-douze..." est saturé de reprises des Châtiments de Victor Hugo. Il fait aussi allusion à "La Marseillaise" par moments. Or, Izambard prétendait que ce sonnet s'intitulait initialement "Aux Morts de Valmy", et il y a justement un poème des Châtiments qui a un titre sur le même patron : "Aux morts du 4 décembre". Et il est précédé par un poème sans titre dont voici le premier vers : "Approchez-vous ; ceci, c'est le tas des dévots." Et ce troisième poème du premier livre du recueil se finit par ce vers désinvolte et plus familier, comme sans poésie : "Ces drôles sont charmés de monsieur Bonaparte." Comparez-le au dernier vers du sonnet de Rimbaud, l'effet est dévastateur : "- Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !"

lundi 26 mai 2025

"Credo in unam" et deux poèmes de La Légende des siècles

Parmi les sources d'inspiration de "Credo in unam", il y a deux poèmes clefs de La Légende des siècles telle qu'elle a été publiée en 1859 avec le sous-titre de "Petites Epopées".
Le premier poème à citer n'est autre que "Le Sacre de la femme", le premier poème du recueil. Il s'agit d'un poème d'une exceptionnelle qualité que Victor Hugo a composé après une grave maladie causée par l'anthrax. Le poème exploite la légende biblique de la religion chrétienne, s'inspire du texte de La Genèse avec Adam et Eve. Il s'oppose en cela au recours mythologique grec propre à "Credo in unam". Eve, qui signifie la Vivante au plan étymologique est une figure équivalente à Cybèle pour la féminité doublée d'un rôle de mère des mères pour les humains. La transformation d'Eve en femme enceinte est assimilée à une aurore hyperbolique, ce qu'il convient de comparer à l'image du Soleil dans "Credo in unam", puisque, dans ce dernier morceau, le Soleil féconde avec amour la Nature, Vénus ou Cybèle, qui communique en retour cet amour à tous les êtres végétaux et animaux qui la peuplent.
Il n'est pas question de parler ici de tous les traits de génie du "Sacre de la femme" dont Rimbaud n'a pas tiré parti pour sa propre création. Il est clair que "Le Sacre de la femme" est une composition nettement supérieure à "Credo in unam".
"Le Sacre de la femme" fournit plusieurs vers où un monosyllabe se tasse à la césure avec un effet de rebond, d'expansion, de débordement dans le second hémistiche. Au vers 7 de "Credo in unam", Rimbaud s'essaie à ce tour : "Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons," et précisément à propos d'une idée de gestation embryonnaire. Nous citerons en leur temps les vers qui ont directement retenu l'attention de Rimbaud.
Comme le poème "Cybèle" de Leconte de Lisle, "Le Sacre de la femme" fournit à Rimbaud la rime "terre ravie"/"vie" que Rimbaud fournit dans l'ordre inverse dans "Credo in unam". Peu importe de savoir si Rimbaud a d'abord repéré la rime chez l'un ou l'autre, il s'est de toute façon inspiré des deux poèmes, "Cybèle" de Leconte de Lisle et "Le Sacre de la femme", pour composer "Credo in unam". A la fin des fins, Rimbaud savait pertinemment qu'il faisait un double clin d'oeil aux deux poèmes en pratiquant cette rime dans les deux premiers vers de sa création. Je cite les vers 9 et 10 du poème hugolien qui exhibe donc cette rime dès le début de la composition. On peut remarquer que les vers de Rimbaud sont plus proches des deux d'Hugo que de ceux de Leconte de Lisle :
 
Le soleil, le foyer de tendresse et de vie
Verse l'amour brûlant à la terre ravie ;
[...]
Le jour en flamme, au fond de la terre ravie,
Embrasait les lointains splendides de la vie ;
[...]
Toi, dont le lait divin sous qui germe la vie,
Lumineuse rosée où nage l'univers,
            Répand sur la terre ravie
            L'été splendide et les hivers !
Remarquez l'emploi de l'adjectif "splendides", commun à son recours au singulier chez Leconte de Lisle, car nous parlerons plus loin de la répétition de "splendeur" dans un vers de Rimbaud inspiré du "Sacre de la femme", et remarquez aussi la locution prépositionnelle placée à la césure "au fond (de)". Rimbaud s'est inspiré de ce trait en le déportant à la rime dans les vers suivants de "Credo in unam" :

Si l'homme naît si tôt, si la vie est si brève,
D'où vient-il ? Sombre-t-il dans l'Océan profond
Des Germes, des Fœtus, des Embryons, au fond
De l'immense Creuset d'où la Mère-Nature
Le ressuscitera, vivante créature,
Pour aimer dans la rose et croître dans les blés ?...
Le mot "embryons" clôt à la rime la première séquence de huit vers de "Credo in unam" ce qui prouve qu'il y a un lien avec ce passage que nous venons de citer, et donc les deux vers de Victor Hugo avec la rime "terre ravie"/"vie" ont inspiré deux passages de "Credo in unam".
Je cite maintenant les vers 23 et 24 avec la rime au pluriel "infinis" / "nids", puisque c'est précisément la rime finale,, mais au singulier et en ordre inverse, du poème "Credo in unam" :
 
[Ours, daims,...]
Hésitaient, dans le chœur des concerts infinis,
Entre le cri de l'antre et la chanson des nids.
 Les Dieux au front desquels le bouvreuil fait son nid,
- Les Dieux écoutent l'Homme et le Monde infini !...
La rime au pluriel, avec les "s" à la fin des deux mots, est régulière, mais chez Rimbaud il y a un défaut de consonne flottante, le "d" de "nid". Rimbaud ne maîtrisait probablement pas cette règle à l'époque, il devait la connaître, mais l'imitation a pu lui jouer des tours.
Notez que le balancement "cri" et "chanson" rappelle un poème plus ancien d'Hugo dont Nerval s'est inspiré dans "El Desdichado" et que Rimbaud exploite partiellement cette ressource dans "Ophélie" :
 
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits[.]

Notez que la forme "au front desquels" placée devant la césure fait écho au vers 5 du "Sacre de la femme" où la forme "au front" placée à la césure anticipe le tour "au fond" quelques vers après :
 
Brillait sereine au front du ciel inaccessible[.]
 Je relève en passant qu'aux vers 17 et 19 du "Sacre de la femme" Hugo a placé les adjectifs "tendre" et "doux" à la rime. Ces choix lexicaux intéressent aussi "Credo in unam" :
 
Le soleil, le foyer de tendresse et de vie,
 
- Parce qu'il était fort, l'Homme était chaste et doux !
Le mot "vie" revient à la rime chez Hugo, on trouve également la forme conjuguée "germait" à la rime. Et puis, la forme participiale "versant" :
 
Une harmonie égale à la clarté, versant
Une extase divine au globe adolescent,
[...]
Le verbe "Verse" est en attaque marquante du vers 2 chez Rimbaud :
 
Le soleil, le foyer de tendresse et de vie
Verse l'amour brûlant à la terre ravie[.]
 
J'hésite à relever le motif du savoir précisé dans ce vers en passant :
 
Du jour éclairant tout sans rien savoir encor !
Je relève cette mise en relief du mot "splendeur" sur deux vers :
 
Dieu se manifestait dans sa calme grandeur,
Certitude pour l'âme et pour les yeux splendeur[.]
 Je mentionne inévitablement ce vers sur la terre matrice :
 
La terre, inépuisable et suprême matrice[.]
 Nous avons l'idée de la mamelle gonflée de lait capable de tout nourrir avec des jeux de pression sur les césures et entrevers que je ne relève pas systématiquement :
 
Une sorte de vie excessive gonflait
La mamelle du monde au mystérieux lait[.]
 
 Et je cite justement maintenant le vers qui m'intéresse pour la genèse du vers 7 de "Credo in unam" :
 
Tout semblait presque hors de la mesure éclore[.]
 Hugo joue plutôt sur une rime interne, et la forme "presque" évite le tassement du seul monosyllabe "hors" à la césure, mais il y est tout de même irréductiblement avec la construction prépositionnelle "hors (de)".
A trois vers d'intervalle, nous avons justement un vers qui débute une nouvelle séquence avec le mot "sève" à la rime :
 
Les divins paradis, pleins d'une étrange sève,
Semblent au fond des temps reluire dans le rêve,
Et, pour nos yeux obscurs, sans idéal, sans foi,
Leur extase aujourd'hui serait presque l'effroi ;
Mais qu'importe à l'abîme, à l'âme universelle
Qui dépense un soleil au lieu d'une étincelle,
Et qui, pour y pouvoir poser l'ange azuré,
Fait croître jusqu'aux cieux l'Eden démesuré !
 Nous retrouvons le verbe "croître" dans une image de démesure assumée, les mentions "idéal" et "foi" dans le reproche à une humanité actuelle qui manque des deux et une modalisation interrogative sur le rêve comme dans ce vers de Rimbaud :
 
La voix de la pensée est-elle plus qu'un rêve ?
 Hugo continue d'exploiter le mot "sève" :
 
La terre avait, parmi ses hymnes d'innocence,
Un étourdissement de sève et de croissance ;
L'instinct fécond faisait rêver l'instinct vivant ;
Et, répandu partout, sur les eaux, dans le vent,
L'amour épars flottait comme un parfum s'exhale ;
[...]
 Vous constatez que les deux poèmes filent l'idée de la communication amoureuse du soleil à la terre :
 
L'aube était le regard du soleil étonné.
 Et Hugo emploie lui aussi une forme conjuguée de "Verser" en tête de vers :
 
Or, ce jour-là, c'était le plus beau qu'eût encor
Versé sur l'univers la radieuse aurore ;
[...]
 Pas de mention de la vallée, mais celle-ci du vallon :
 
Et les rayons tombaient caressants et charmants,
Sur un frais vallon vert, où, débordant d'extase,
Adorant ce grand ciel que la lumière embrase,
Heureux d'être, joyeux d'aimer, ivres de voir,
[...]
Etaient assis [...]
Le premier homme auprès de la première femme.
 Nous retrouvons la revendication de la nudité :
 
Eve offrait au ciel bleu la sainte nudité !
 Et, enfin, nous revenons à une identification imparable d'une source directe à la création de Rimbaud avec les vers qui suivent, en précisant qu'entre le vers que nous venons de citer et ceux-ci nous avons un unique vers qui identifie la femme charnelle à une soeur de l'aube qui est rappelons-le le soleil (pensez au titre "Soleil et Chair") :
 
Chair de la femme !  argile idéale ! ô merveille !
 Ce vers est clairement la source du premier de ces deux-ci de Rimbaud avec les mentions clefs "chair" et "idéale" :
 
Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale !
Ô renouveau sublime, aurore triomphale,
[...]
 Je n'ai pas cité tous les vers où Hugo emploie l'adjectif "splendide" souvent avec un effet métrique. Vous notez que Riumbaud emploie ici le mot "aurore" et non "soleil". L'adjectif "sublime" est aussi bien présent dans le morceau hugolien. Et quelques vers après : "Chair de la femme...", Hugo balance une interrogation proche de celle sur la pensée comme rêve déjà mentionnée plus haut :
 
[...]
Si sainte, qu'on ne sait, tant l'amour est vainqueur,
Tant l'âme est vers ce lit mystérieux poussée,
Si cette volupté n'est pas une pensée,
[...]
 La rime "roses"/"demi-closes" a une équivalence chez Rimbaud : "roses"/"écloses", mais Rimbaud puise à d'autres sources encore dans ce cas.
Hugo identifie l'homme en tant qu'être masculin à un symbole de plus de force : "le Marié tranquille et fort", la coordination à "tranquille" a de l'intérêt en regard du poème de Rimbaud, notamment avec son Hercule "terrible et doux" qui s'inspire d'ailleurs d'un autre poème et vers d'Hugo.
Je relevais aux vers 17 et 19 les adjectifs "tendre" et "doux" à la rime, et je rappelais la mention "tendresse" au premier vers de "Credo in unam", je confirme donc l'essai avec la mention "tendresse" dans le premier vers de l'avant-dernière séquence du "Sacre de la femme", l'adjectif au féminin "douce" y étant à la rime :
 
Cependant la tendresse  inexprimable et douce
De l'astre, du vallon, du lac, du brin de mousse,
Tressaillait plus profonde à chaque instant autour
D'Eve, que saluait du haut des cieux le jour ;
[...]
Un long rayon d'amour lui venait des abîmes,
[...]
 
La dernière séquence en un seul vers fournit l'image du flanc qui remue...
Evidemment, Rimbaud a retourné ses emprunts à ce récit biblique en choisissant le cadre de l'antiquité païenne grecque.
Passons au poème "Le Satyre" du même recueil hugolien de 1859. Rimbaud s'en est inspiré ponctuellement, et même si cela est moins sensible cela complète de près le profil des relevés mentionnés dans "Le Sacre de la femme". L'inspiration est plus diffuse pour le poème qui décrit un satyre lascif dont les actions brutales sont voilées par l'expression "tendre convoitise". Et "Son caprice" "Montait jusqu'au r(ocher sacré de l'idéal[.]" Il est amené pour être jugé au haut de l'Olympe au moment d'une splendide aurore avec l'image des quadriges mythologiques et des chevaux qui se cabrent.
Il est question d'immensité, mais Rimbaud ne semble pas s'être inspiré d'une large partie de ce poème. Je relève en passant la rime au singulier "marbre"/"arbre" qui correspond à l'avant-dernière rime de "Credo in unam" au pluriel et dans l'ordre inverse :
 
Tu mériterais bien qu'on te changeât en marbre,
 En flot, ou qu'on te mît au cachot dans un arbre ;
 
Et dans les bois sacrés, sous l'horreur des grands arbres,
Majestueusement debout, les sombres marbres,
Les Dieux au front desquels le bouvreuil fait son nid,
- Les Dieux écoutent l'Homme et le Monde infini !...
 Le rapprochement n'est pas vain. L'adjectif "sacré" a un rôle clef chez Hugo dans un poème où il désacralise l'aristocratie des dieux de l'Olympe en même temps. Les vers que nous avons cité sont une attaque de Zeus qui vire à l'ironie quand on sait la suite du récit, et les vers de Rimbaud répondent clairement à cette injure sur le même mode. J'ai déjà dit que la rime "nid"/"infini" adaptait au singulier une rime du "Sacre de la femme", tandis que le vers final : "Les Dieux écoutent l'Homme et le Monde infini" correspondent à deux situations des poèmes ici convoqués de Victor Hugo. Les dieux jugeant le satyre l'écoutent subjugués d'une part, tandis que le soleil saluait d'un regard d'aurore étonnée Eve enceinte.
Il est question de "chant mystérieux" à la rime, on songe à "Ophélie" en passant, puis le satyre se met à chanter et comme nous sommes chez Hugo ça vire à une épopée fourre-tout cosmique. Le satyre qui est en train de piéger la vérité d'autorité des dieux "dit la sève". Il parle "de la vallée" et de "La palpitation sauvage du printemps". Le "magique alphabet" est ici complexe, plus proche de "Voyelles" que de "Credo in unam" et du "Sacre de la femme". La "flûte" à la fin "importunait la lèvre" du sylvain. Je pourrais citer d'autres vers pour faire des rapprochements, anticiper un poème de 1872 avec la rime "âme"/"brame", mais je ne saurais manquer d'insister sur des vers qui ont une empreinte sensible dans "Credo in unam" avec les mots clefs "embryons" et "fourmillement", avec la rime "embryon"/"rayon" que reprend en ordre inverse et au pluriel :
 
Géant possible, encor caché dans l'embryon,
La terre où l'animal erre autour du rayon,
[...]
Place au fourmillement éternel des cieux noirs,
[...]
 
Le mot "fourmillement" figure dans les tout derniers vers du "Satyre", dans son mouvement conclusif. Rimbaud le place en préambule.
A travers le récit du satyre, Hugo oppose liberté et joug.
La séquence au futur de l'indicatif sur l'Homme libre chez Rimbaud : "tu le verras" a un écho sensible dans "Le Satyre": "On le verra..."
Rimbaud fera une trinité "Ciel ! amour ! liberté !" dans "Ophélie, le satyre prône : "Liberté, vie et foi sur le dogme détruit !" Liberté, vie et foi sont trois termes clefs de "Credo in unam".
 
Place au rayonnement de l'âme universelle !
 
Voilà un vers quasi conclusif qui exprime bien l'enthousiasme commun aux deux poèmes que nous comparons.
 Je peux m'arrêter là sur ces deux poèmes. Il va de soi que je songe à d'autres influences hugoliennes sur "Credo in unam", mais je m'en suis tenu à deux poèmes précis.
 
Ici, on ne vous vend pas du : "Rimbaud finit les Illuminations sur "Génie" parce que "Génie" est plutôt ceci, et il ne finit pas sur "Solde" parce que "Solde" est plutôt cela. On ne fait pas dans la tautologie.

"Lysios" de Glatigny à Rimbaud

Je poursuis avec la méthode de Champollion, et je m'attaque cette fois au nom "Lysios", cela concerne quelques vers de l'avant-dernière séquence de "Credo in unam" :
 
 - Ô grande Ariadné, qui jettes tes sanglots
Sur la rive, en voyant fuir là-bas sur les flots,
Blanche sous le soleil, la voile de Thésée,
Ô douce Vierge enfant qu'une nuit a brisée,
Tais-toi : sur son char d'or brodé de noirs raisins,
Lysios, promené dans les champs Phrygiens,
Par les tigres lascifs et les panthères rousses,
Le long des fleuves bleus rougit les sombres mousses.
Rimbaud se réfère à la légende bien connue d'Ariane abandonnée par Thésée sur l'île de Naxos et secourue par Dionysos qui en tombe amoureux, sauf que Rimbaud opte pour le nom peu courant de Lysios pour désiner le dieu.
Cela permet de relever un écho avec le poème "Ariane" de Glatigny où le même nom Lysios est utilisé. Il s'agit d'un poème du recueil Les Flèches d'or que Rimbaud connaissait très bien en 1870, il contient "Promenades d'hiver" source le mois suivant en juin de "A la musique", et on y relève aussi le titre "Les Petites amoureuses".
Voici les vers de Glatigny dont Rimbaud s'est inspiré :
 
Victime  au cœur blessé par les flèches d'Eros,
Lorsque tu fatiguais les échos de Naxos
Du bruit de tes sanglots, douloureuse Ariane,
Pâle, le front caché dans ta main diaphane
Que le jour traversait de ses roses rayons,
Savais-tu, savais-tu que, vainqueur des lions,
Couché sur l'éclatante échine des panthères,
Lysios, qui présides aux terribles mystères,
Aux noirs enchantements de l'ivresse et des vins,
S'avançait, le jeune homme aux traits fiers et divins,
Le doux efféminé qui naquit dans les flammes,
Courageux comme Hercule, et beau comme les femmes !
   Oh ! dis, le savais-tu ? Dans ton lourd désespoir,
Tes yeux qui s'égaraient sur l'abîme pour voir
Fuir au loin le vaisseau du perfide Thésée,
Tes grands yeux où brillait une amère rosée,
Avaient-ils vu le thyrse apparaître joyeux
Devant l'adolescent fils et frère des Dieux ?
[...] en cet heureux instant
Où s'avance l'époux jeune et fort qu'elle attend ;
[...]
Ah ! souris maintenant ! Ce bonheur est venu !
[...]
Sous le pesant navire apparaîtra le Dieu
Tranquille et triomphant, dont le charmant aveu
Ranimera ta force éteinte et ta sauvage
Energie, Ariane en pleurs sur le rivage,
[...]
 Rimbaud a repris "sur le rivage" et l'a mis en rejet. Il a repris "grands" qui qualifiait les yeux au singulier pour désigner Ariadné. Il a repris le nom Lysios et la séquence "Fuir... le vaisseau du perfide Thésée", la mention des panthères et des sanglots, l'injonction, "souris" contre "Tais-toi", et la comparaison du futur époux qui s'avance tel Hercule permet un rapprochement complémentaire avec d'autres vers du poème de Rimbaud :
 
Héraclès [...]
S'avance, front terrible et doux, à l'horizon !
 Dans l'économie du recueil de Glatigny, le poème suivant "La naissance de la rose" raconte la naissance dans les flots de Vénus nommée alors Cypris.
 
Je vous annonce le prochain article qui n'utilisera pas la recherche à partir des noms propres, il sera question du "Sacre de la Femme" et du "Satyre" de Victor Hugo.

dimanche 25 mai 2025

Cybèle, la poésie avec Rimbaud !

Parfois, un mot rare ou une rime inhabituelle permettent de découvrir des sources insoupçonnées. Et parfois encore, il convient de creuser la découverte. Tout le poème "Credo in unam" porte la marque d'un dialogue polémique avec "Rolla" de Musset. Rimbaud ne s'est pas contenté de répondre "oui" à la question : "Regrettez-vous le temps...". En creusant la source, on se rend compte que Rimbaud imite des vers dans "Rolla" quand il proclame sa foi, parle d'arbres muets, etc., et puis on a cette pépite qui finit par tomber. Quelle mouche avait piqué Rimbaud de parler de la Pensée comme d'une cavale jaillissant de son front. La réponse était dans la réplique continue au poème "Rolla" où figure une comparaison entre l'esprit libre intraitable de Rolla et une cavale qui se laisse mourir de soif par refus de subir la domestication humaine. Et ce qui prouve le lien, c'est une reprise phrastique : la cavale ne savait pas...
Appliquons maintenant la méthode de Champollion. Il y a plusieurs noms propres extrêmement rares dans "Credo in unam". Le nom "Endymion" est employé en fin de vers pour rimer avec "rayon". Il est vrai qu'il ne faut pas écarter des influences classiques du genre de Delille, mais cela coïncide avec deux vers de "La Mort de Socrate" de Lamartine. Justement, la série des questions métaphysiques de l'humain angoissé par sa petite place dans l'immense univers relève de l'influence de Lamartine, Hugo étant un relais de cette influence. Accessoirement, Lamartine peut s'inspirer de vers du XVIIIe siècle méconnus, mais Lamartine n'en reste pas moins la base de l'influence sur Rimbaud.
La séquence : "Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale ! / Ô renouveau sublime, aurore triomphale, / [...]" fait nettement songer au "Sacre de la Femme" de Victor Hugo. L'influence de Baudelaire, avec "La Géante" et "J'aime le souvenir de ces époques nues" est perceptible également, le style baudelairien ressort en particulier dans les vers : "Oui, l'homme est faible et laid, le doute le dévaste ; / [...] De la prison terrestre à la beauté du jour, [...]" semble particulièrement fidèle à la note particulière des Fleurs du Mal. Mais je parlais de méthode Champollion à partir des noms propres. Et Cybèle est mentionnée à deux reprises à la rime dans ce poème, et cela m'intéresse énormément. De plus, comme avec "Rolla", j'ai déjà pas mal commenté les 48 premiers vers du poème, il est bon pour moi de consolider l'analyse pour certains vers de cet ensemble dont j'ai moins traité jusqu'à présent.
La première mention de Cybèle est fondue à la reprise du premier vers de "Rolla" et elle lance la troisième séquence du poème, séquence de huit vers qui nous intéresse ici dans son ensemble en tant que description de Cybèle :
Je regrette les temps de la grande Cybèle
Qu'on disait parcourir, gigantesquement belle,
Sur un grand char d'airain les splendides cités !...
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie -
L'Homme suçait, heureux, sa Mamelle bénie,
Comme un petit enfant, jouant sur ses genoux !
- Parce qu'il était fort, l'Homme était chaste et doux !
 La deuxième mention suit de peu, je pourrais passer du temps à commenter la quatrième séquence de "Credo in unam" en regard de la troisième que je viens de citer, mais je vais me contenter d'exhiber les deux vers qui concernent le personnage mythologique de Cybèle :
 
- Oh ! s'il savait encor puiser à ta mamelle,
Grande Mère des Dieux et des Hommes, Cybèle !
Commençons par un constat qui excède le cadre des vers cités. Cybèle est une désignation alternative pour Vénus. Mais ce qui va m'intéresser, c'est les particularités de la description.
Cybèle rime une première fois avec "belle", rime assez facile, assez prévisible. Puis nous avons une mention "Mamelle bénie" qui sert de transition avant la deuxième rime qui sera justement "mamelle"/"Cybèle". L'emploi au singulier de "mamelle" est lui-même recherché. Rimbauid a probablement lu auparavant des poèmes avec la rime "Cybèle"/"belle", et la question se pose pour cette autre rime "mamelle"/"Cybèle".
Passons aux attributs de Cybèle. Rimbaud rapporte des paroles d'autres poètes : "Qu'on disait parcourir", et Rimbaud aurait régulièrement lu que Cybèle traversait les cités antiques "Sur un grand char d'airain". Cette information n'est pas si banale qu'il y paraît. Ensuite, il fait un développement sur la figure de maternité de la divinité avec l'idée d'une déesse qui verse avec ses seins un lait profitable à tout le genre humain, à tout l'univers même. Et Rimbaud va jusqu'à imaginer l'Homme nourri au sein par la déesse. La reprise en deux vers de la description de Cybèle privilégie cette image. Enfin, Cybèle est qualifiée de "Grande Mère des Dieux et des Hommes", ce qui là encore n'est pas banal, puisque la déesse est réputée être la "Mère des Dieux", mais pas celle des Hommes qui ne sont pas aussi nobles en principe.
Mon premier réflexe a été de me reporter à une table des matières d'un recueil de Leconte de Lisle. Ce fut le poème "Cybèle" où j'ai trouvé les vers qui mettaient sur le même plan les Dieux et les Hommes, une mention au pluriel du nom "mamelles" à la rime. Et j'ai eu la petite récompense inattendue du chercheur méthodique puisque je suis tombé sur l'occurrence "terre ravie" rimant avec le nom "vie" comme dans les deux premiers vers de "Credo in unam".
Le poème "Cybèle" est le neuvième du premier recueil Poëmes antiques de Leconte de Lisle paru en 1852.
Dans sa version originale, le recueil de Leconte de Lisle est nettement dominé par les poèmes d'inspiration grecque, sinon latine. Le premier poème a pour sujet "Hypatie", la célèbre mathématicienne qui devint martyre en étant assassinée par des chrétiens. Et dans ce poème, notons que Leconte de Lisle joue avec l'idée de savoir ou pas. Il est assez évident que "Credo in unam" joue avec l'allusion implicite à cette pièce d'ouverture polémique du premier recueil de Leconte de Lisle, sachant que dans l'édition définitive des Poëmes antiques la pièce "Hypatie" se retrouve au milieu des autres poèmes.
Le deuxième poème "Thyoné" mentionne Endymion, mais pas à la rime, il offre des expressions parfois équivalentes à des vers de Rimbaud : "Berce du mol effort de son aile éthérée" ou "Libre du joug d'Eros, libre du joug humain," mais ces ressemblances restent assez superficielles. "Hypatie" mentionnait quand même la recherche du soleil. Le poème "Glaucé" qui vient en troisième cotnient des éléments intéressants : "Pan aux pieds de chèvre" qui "enseigna Syrinx à ta lèvre enfantine".
Cela fera l'objet de développements ultérieurs. J'énumère les titres de poèmes pour que vous compreniez dans quoi on est immergés quand on lit "Cybèle" de Leconte de Lisle dans ce recueil : "Hypatie", "Thyoné", "Glaucé", "Hélène" plus de 75 pages, "La Robe du Centaure", "Chant alterné", "Eglogue", "Vénus de Milo", "Cybèle", "Pan", "Clytie", "Les Eolides", puis dix-huit "études latines", puis "Niobé", "La Source", "Le Rêve d'Hélios", "Hylas", "Juin", "Midi", "Nox", "Khiron", avant qu'on ne s'éloigne des modèles gréco-romains avec "La Fontaine aux lianes", etc.
Le poème "Cybèle", je l'ai relu en premier parce que je cherchais les mentions de cette divinité. Le poème est composé de six strophes au sens large puisque nous avons une première suite strophe-antistrophe-épode, suivie d'une deuxième. La première antistrophe est obscure par son érudition au sujet des fidèles de Cybèle : Dactyles, Curètes et Cabires velus, érudition relative puisque Virgile confondait les courètes avec les corybantes spécifiquement attachés à Cybèle. Cybèle est une divinité originaire de Phrygie et liée au mont Ida. Notons que son amant Atys est lui-même phrygien et il en existe des représentations avec le bonnet phrygien, ce qui n'est pas peu amusant dans l'optique d'une lecture révolutionnaire antichrétienne de "Credo in unam". Rimbaud a repris la rime "terre ravie" et "vie" puis pas mal d'idées du dernier tiers du poème : deuxième antistrophe et deuxième épode. Mais il s'est intéressé aussi à d'autres parties du poème.
Dans tous mes relevés, pour l'instant, Cybèle est exclusivement la Mère des Dieux. Il n'y a que dans ce poème "Cybèle" où je relève un vers qui fait le chemin vers les humains, il se situe dans la première épode :
 
Qui revêts de tes dons les dieux et les humains.
 
Cette épode où j'ai relevé aussi l'adjectif "majestueuse" a l'intérêt de développer l'image de la "nourrice féconde" qui verse son lait :
 
Toi dont le lait divin sous qui germe la vie,
Lumineuse rosée où nage l'univers,
           Répand sur la terre ravie,
           L'été splendide et les hivers !
C'est précisément le passage qui contient la rime des deux premiers vers de "Credo in unam".
J'ai aussi développé à quel point Rimbaud s'était inspiré de la deuxième épode de "Cybèle" pour la sagesse et la force de l'Homme dans les troisième et quatrième séquences de "Credo in unam".
Notez enfin que le poème contient la mention au pluriel "mamelles" à la rime à l'avant-dernier vers, mais au pluriel le mot ne rime bien sûr pas avec "Cybèle", simplement avec "immortelles".
Rimbaud aurait inventé de faire rimer Cybèle avec "mamelle" après avoir constaté le jeu où Leconte de Lisle s'y était refusé sans s'interdire l'allusion.
Toutefois, Leconte de Lisle ne parle pas de "grand char d'airain". Evidemment, je n'ai pas voulu me contenter d'une seule source.
Delille s'est spontanément imposé à mon esprit à cause de la composition "Olim inflatus" de Rimbaud à partir d'un extrait du chant II de L'Homme des champs.
J'ai directement commencé par chercher dans ce poème en quatre chants L'Homme des champs, j'ai ensuite cherché dans son autre oeuvre connue Les Jardins, puis dans ses traductions de Virgile, quatre chants de Géorgiques et douze chants de L'Enéide. A noter que Cybèle est mentionnée également dans des remarques en prose à la suite de la traduction en alexandrins de l'épopée de Virgile.
Et ma découverte a été immédiate, c'est dans le troisième chant de L'Homme des champs que j'ai trouvé la rime la plus proche de Rimbaud : "Cybèle"/"gigantesquement belle" avec ici la rime : "Cybèle"/"éternellement belle".
Dans la suite, je n'ai rien trouvé, mais c'est très intéressant d'en rendre compte. Cybèle est présentée couronnée de tours, ce qui renvoie d'ailleurs au sonnet de Joachim du Bellay : "Telle que dans son char la Bérécynthienne Couronnée de tours..." La Bérécynthienne désigne précisément Cybèle. Toutefois, ni du Bellay en ce sonnet, ni Virgile, ni Delille, ni apparemment Banville, Leconte de Lisle ou Baudelaire ne mentionnent Cybèle traversant les cités sur un grand char d'airain. Virgile établit l'image d'une déesse qui est menée par des lions, et c'est sur ce motif que jouent chacun à leur tour Leconte de Lisle et Banville. Ce que Rimbaud accorde à la légende ne semble être développé par aucun des poètes que je consulte, ni du Bellay, ni Virgile, ni Delille, ni Leconte de Lisle, ni Baudelaire, ni Banville... C'est une vraie surprise. J'imagine que la référence est toute scolaire et toute prosaïque, il n'y a pas que les grands poètes pour parler d'elle. La mention de l'airain est plus troublante, puis le char serait un soc pour labourer la terre, puisqu'elle a aussi enseigné cet art aux humains. Il y aurait donc une subtilité passée inaperçue dans la création "char d'airain" de Rimbaud. Je n'en suis pas encore sûr et certain, je n'y avais jamais pensé après tout, mais c'est ce qui se dessine. Je ne vois aucun récit où elle traverse tant de cités que ça. Mais, j'ai une autre surprise. Delille dans ses poèmes ou même dans ses traductions de Virgile ne parle jamais de l'image de seins qui peuvent abreuver les dieux, les hommes ou l'univers. En revanche, c'est une image systématiquement développée par les trois poètes du dix-neuvième siècle précurseurs pour Rimbaud que sont Leconte de Lisle, Banville et Baudelaire.
J'ai déjà mentionné le cas du poème "Cybèle" de Leconte de Lisle.
Prenons le cas de Banville. Dans Les Exilés, il préfère à la rime attendue de Rimbaud et Delille, la rime "Cybèle"/"bêle" qu'il exploite dans "Une femme de Rubens" :
 
C'est la grave Cybèle
Comme un troupeau qui bêle,
[...]
 Dans "La Voie lactée", "Cybèle" rime avec la forme verbale "se mêle". Et nous avons la même rime dans le poème au titre à retenir "La Mort du poète" qui fait lui aussi partie des Cariatides, sauf que cette fois nous avons la superbe expression de la nourrice féconde comme dans "Credo in unam", image qu'on attendait plutôt dans le titre significatif "La Voie lactée" :
 
Cette mère dont l'âme à tous nos voeux se mêle ;
           Qui, les deux bras ouverts,
Etreint les nations, et, comme une Cybèle,
           Allaite l'univers !
Pour ce qui est des Odes funambulesques, Cybèle rime avec "belle" dans "Bonjour, monsieur Courbet" où elle est aussi "nourrice au flanc divin" et elle est mentionnée en-dehors de la rime dans "L'Académie royale de musique".
Enfin, Cybèle est mentionnée à deux reprises dans Les Fleurs du Mal et la première mention se rencontre dès le début et précisément dans le poème : "J'aime le souvenir de ces époques nues" réputé être une source probable pour "Credo in unam" :
 
J'aime le souvenir de ces époques nues,
Dont le soleil se plaît à dorer les statues.
Alors l'homme et la femme en leur agilité
Jouissaient sans mensonge et sans anxiété,
Et, le ciel amoureux leur caressant l'échine,
Exerçaient la santé de leur noble machine.
Cybèle alors, fertile en produits généreux,
Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux,
Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes,
Abreuvait l'univers à ses tétines brunes.
L'homme élégant, robuste et fort, avait le droit
D'être fier des beautés dont il était le roi,
Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures,
Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures !
 
Le poëte aujourd'hui, quand il veut concevoir
Ces natives grandeurs, aux lieux où se font voir
La nudité de l'homme et celle de la femme,
Sent un froid ténébreux envelopper son âme
A l'aspect du tableau plein d'épouvantement
Des monstruosités que voile un vêtement ;
Des visages manqués et plus laids que des masques ;
[...]
 
Et le poème finit par un "hommage profond" rendu à la sainte "jeunesse".
La ressemblance entre "Je regrette les temps de l'antique jeunesse" et "J'aime le souvenir de ces époques nues" se passe de commentaires. Nous avons l'action du soleil sur des statues, ce sera des marbres chez Rimbaud. Notez l'appel aux morsures ce qui peut fournir du commentaire à "Tête de faune". Notez que le ciel est "amoureux". Notez l'identification de l'homme à un roi, avec mise en relief du mot "roi" à la rime, signe tangible que Rimbaud songe à ce poème de Baudelaire quand il écrit : "S'il accepte des dieux, il est au moins un Roi !" On retrouve l'idée de force avec une mise en relief par le passage de la césure : "L'homme élégant, robuste... et fort". Nous avons l'opposition avec les restrictions imposées au poète au temps présent et le fait de ne plus supporter la nudité.
Dans les vers que je citais plus haut, je voyais un style baudelairien que j'associais à d'autres poèmes. Je pensais à des effets de retenue verbale autour de la césure comme dans "Bénédiction" ou à l'emploi à la rime de "squelettes pâles" ou une certaine façon de haranguer. Mais ici nous avons une source thématique très claire de "Credo in unam" et on constate de manière frappante que parmi les poètes d'importance trois des quatre noms de la seconde génération romantique insistent sur les seins de Cybèle allaitant les hommes ou l'univers, ce qui n'était pas sensible chez Virgile même, ni chez Delille ou du Bellay. Le motif était plus nettement souligné au XIXe siècle. J'ai même l'impression qu'il l'était plus au XIXe que dans la littérature d'érudition du XXe siècle.
Voilà pour mon expectative actuelle.
Enfin, quelques poèmes plus loin, dans le sonnet "Bohémiens en voyage", Baudelaire mentionne à nouveau Cybèle en-dehors de la rime :

[...]
Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
 
 Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs [...]
 Cela éclaire un peu le rôle de la divinité, et cela figure dans un poème sur le motif clef des "bohémiens"... que Rimbaud exploite précisément dans le premier des trois poème envoyés à Banville...
 Et tout cela n'aurait pas d'intérêt si Baudelaire n'avait pas voulu écrire sous forme de verset que Dieu comptait dans la troupe des bohémiens vingt-quatre individus et quelques laissés-pour-compte.

Un 24 qui se met sur son 31

Il serait sans doute mieux de le laisse braire, mais une petite intervention en passant.
Prenons le site Arthur Rimbaud d'Alain Bardel à la date du 25/05/2025. Vous avez une image et un renvoi au film de Dindo sur Rimbaud. C'est jusqu'à un certain point un film intéressant, c'est une expérience particulière, mais c'est aussi assez peu digeste à regarder et je tique tout de même sur pas mal de choses et j'y trouve une doxa convenue par-derrière. Mais, en effet, c'est un des principaux films à regarder. Puis, la réalisation statique, je n'en suis pas friand, ni le jeu raide des acteurs avec l'idée un peu convenue qu'ils sont coincés ou poseurs.
On a quatre colonnes de promotion pour des livres, dont deux d'Alain Bardel qui datent de 2023, puis le dernier numéro de la revue Parade sauvage où il a ses entrées, et enfin un livre récent d'Odile Hamot que je ne connais pas du tout : 80 euros le volume physique, 55 euros en fichier PDF pour ne pas trop savoir sur quoi on va tomber...
J'ai un peu peur du contenu à voir les sous-titres : Pierre Leroux, Ballanche, yeux de chinois ou d'allemand, Obscuritate rerum, La sphinge et le phoenix,... Le début de l'introduction sur quelques pages auquel on a droit est très vague et cite Maulpoix, Bonnefoy, Blanchot. Je ne suis pas très emballé. En revanche, le choix des huit textes a une allure de démarche personnelle : "Poètes de sept ans", Une grenouille sous une soutane, "l'Homme juste", "Les Soeurs de l'ombre", "Les Mains de Jeanne-Marie", "Larme", "Mouvement", "H" et "Barbare". Le dos de couverte offre un discours universitaire assez ronflant et creux : "Nulle question n'est plus centrale...", "en dépit de la pléthore polyphonique...", "la lumière du sens semble encore et toujours se refuser" (phrase type d'un moi qui vaut autant qu'un autre et défend d'avance son droit de parler), "entrer en dialogue avec les hypothèses antérieurement proposées", etc. Je ne le sens pas.
On a ensuite une nouvelle distribution en colonnes, tout à gauche un livre d'hommages à Murphy de 2024, à droit les actualités dont je suis banni depuis plusieurs années déjà (car j'y faisais des petites incursions régulières auparavant). Et puis, au centre, nous avons les actualités du site lui-même avec pour dernier article celui du 23/05 "Sur la double pagination du folio 24". Je vais en parler, mais avant je fais le relevé suivant des centres d'intérêt de Bardel ces derniers mois. Le 26 avril, c'était déjà un article sur les manuscrits des Illuminations avec un titre d'allure similaire :"Sur les traits de séparation dans le manuscrit des Illuminations", avant c'était un article sur le film de Dindo disponible sur la plateforme Youtube, puis avant c'était un article sur "Jeunesse" avec une thèse de lecture quelque peu biographique mettant en avant certaines dates et cela s'accompagne d'une réflexion toujours sur la prétendue unité de la liasse manuscrite. Et en janvier, c'était un article sur la "pagination" de cette liasse et la raison pour laquelle elle s'arrête à "Barbare". A la mi-décembre 2024, c'était un article sur le mot de "chiffons volants" de Fénéon.
Certains de ces articles de Bardel sont parus très peu de temps après des articles soit de moi, soit de Jacques Bienvenu (avec notamment le cas des deux manuscrits de "Promontoire").
Bardel passe des mois et des mois à commenter les manuscrits des Illuminations, mais contrairement à moi ou à Jacques Bienvneu il peine à arriver à des conclusions intéressantes. Il ne démontre même pas ce qu'il avance, il affirme par pétition de principe.
Mais, au fait, comment Bardel peut-il s'intéresser de si près à des "traits de séparations" ou à un chiffre "24" découpé, alors qu'il ne s'intéresse pas à la signature "Arthur Rimbaud", au manière d'encadrer ou parfois non les titres de poèmes, etc. ? Il est bien sélectif dans sa minutie. C'est un premier problème.
Puis, moi, quand j'épluche des manuscrits, je ramène des découvertes : j'arrive à comprendre que le texte imprimé de "Mauvais sang" fournit la coquille "outils" pour la leçon manuscrite "autels", leçon manuscrite qui a toujours été la seule acceptée concernant le brouillon de "Mauvais sang", je précise. Pourquoi des rimbaldiens trouvent bon désormais de dire que le manuscrit du brouillon se lirait peut-être "outils" ce qui est insoutenable en réalité ? Pourquoi ne pas comprendre ? Le manuscrit de "L'Enfant qui ramassa les balles..." porte la signature "PV" : pourquoi ne pas accepter son poids dans le débat philologique ? Pourquoi des paroles d'autorité veulent soutenir que le dizain a été recopié par Rimbaud parce que c'était de Rimbaud ? "Le Bateau ivre", c'est de Verlaine alors ? Qui a mis ce "PV" ? Régamey par erreur ? Sur le manuscrit de "L'Homme juste", pourquoi publier l'article hallucinant de Marc Dominicy sur un déchiffrement qui relève de l'évidence ? Pourquoi faire passer Steve Murphy pour un génie de l'analyse des manuscrits s'il est incapable de lire une fois pour toutes : "- Ô j'exècre tous ces yeux de chinois ou daines" ? Il a bien envisagé "Nuit" pour l'autre vers à déchiffrer, je confirme que c'est la bonne lecture". Il y a pour le poème "L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple" une partie manuscrite sur un exemplaire du Reliquaire utilisé par Vanier, j'ai fait un article à ce sujet, et j'ai la photographie de ce passage inédit qui ne figure pas dans le tome IV des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud de Steve Murphy chez Honoré Champion, celui qui contient les fac-similés en reproductions photographiques... Ce n'est pas important de réfléchir sur la variante contrastée "putain Paris", "pudeur Paris", sur l'établissement de la ponctuation et des majuscules, sur le mystère du cheminement des manuscrits et sur le repérage d'une hybridation entre deux versions. Il faudra vraiment que je mette ces photographies en ligne dans un article à paraître sur ce blog.
Passons à l'article du jour d'Alain Bardel. Il ne revient pas sur l'analyse d'ensemble des 24 pages, alors que c'est un système. Bardel affirme comme une pétition de principe que le chiffre 18/ est différent parce que Rimbaud a remplacé une page par une autre. Bardel est convaincu de cette pseudo-évidence parce qu'il a un autre sentiment de pseudo-évidence implicite. Personne n'aurait mis comme ça un 18.
Je pense exactement l'inverse. Si Rimbaud avait à remplacer une page, on ne voit pas ce qui l'empêchait de reconduire la manière de paginer du dossier, tout l'y invitait au contraire. Le 18 a été mis à l'encre isolément, ainsi que l'autre numéro pour la série des "Phrases" et ensuite quelqu'un a paginé le reste. Ouy bien les deux travaillaient au même moment, l'un paginait, puis l'autre mettait le 12, puis ça reprenait jusqu'au 17, puis l'autre insérait le 18, puis ça reprenait. L'analyse des changements du crayon et de l'encre, du déplacement de la signature "Arthur Rimbaud" par rapport aux numéros de La Vogue, tout concorde.
Sur les traits de séparation, je n'ai pas de temps à y consacrer pour l'instant, mais Bardel fait comme si son discours était un absolu qui pouvait détruire l'article en deux parties de Bienvenu sur la suite paginée. Il n'y a plus besoin de contester une thèse, les avis péremptoires sur des traits de séparation valent réfutation. Ce n'est pas très scientifique comme démarche.
Et c'est pareil avec ce 24 au crayon.
Premièrement, il apparaît presque entièrement au haut du manuscrit en question, ce qui fait déjà dire un peu vite qu'il a été coupé aux ciseaux. Il est écrit tout en haut du feuillet manuscrit et c'est peut-être déjà qu'une illusion d'optique de prétendre que le nombre 24 a pu y être découpé aux ciseaux !
Notons au passage que Bardel considère quand ça l'arrange que les protes de la revue La Vogue découpent aux ciseaux dans les manuscrits alors que le reste du temps il affirme que tout est authentiquement rimbaldien dans ces manuscrits. Boire ou conduire, il faut choisir !
Enfin, c'est par pure pétition de principe que Bardel affirme que ce nombre 24 date du temps de la confection des manuscrits par Rimbaud, plus de dix ans auparavant, sous prétexte que les ciseaux n'auraient été utilisés que pour nettoyer un manuscrit dont le bord s'effrangeait, s'élimait, patati patata, et il y aurait une grande absurdité à ce qu'il mette un 24 sur du papier abîmé pour le couper après et remettre le 24 ailleurs un peu après.
Dans tous les cas, le 24 peu satisfaisant a été repris à gauche du manuscrit.
Je ne lis dans les conclusions et argumentations de Bardel que des pétitions de principe.
 
Moi, pendant ce temps-là, je commente à tout va.
"Les Etrennes des orphelins", je relève le modèle du célèbre conte d'Andersen de "La Fille aux allumettes", je mets en avant Henry Murger pour "Sensation" et bien sûr pour  "Ophélie", et je souligne l'intérêt de l'appendice au recueil posthume Nuits d'hiver pour "Ma Bohême", je mets en avant des poésies de Gautier pour "Bal des pendus", etc., je mets en avant "Stephen" pour "Roman", je montre à quel point Rimbaud s'est inspiré de "Rolla" pour "Credo in unam". Je souligne plein d'autres sources. Et je fais du factuel, comme on dit. C'est cent mille fois plus intéressant que de me demander si Rimbaud a voulu mettre dix poèmes dans tel ordre sans qu'on ne soit capable de rien dire sur l'intérêt littéraire précis de ce défilement des textes.
Parce que à la fin des fins ça sert à quoi de se battre avec acharnement pour dire que les poèmes des Illuminations doivent être lus dans tel ordre si c'est juste pour baragouiner un vague débat à la façon du quatrième de couverture du livre d'Odile Hamot ? Je n'ai rien contre elle, je ne l'ai pas lue, mais les trois pages d'introduction et le quatrième de couverture je n'y trouve pas l'avertissement que quelque chose est en train de se jouer. Et c'est pareil avec le débat désastreux dans lequel Bardel sinon Murphy voudraient nous enferrer.

mercredi 21 mai 2025

"Credo in unam" n'était pas un simple poème antichrétien...

"Credo in unam" était le poème des débuts de Rimbaud qui passait pour un simple centon et exercice de style parnassien. Rimbaud traitait un sujet mythologique grec en bon parnassien, et au mieux il exprimait sa révolte contre le christianisme sur le modèle des poèmes de Leconte de Lisle qui exaltaient des cultes passés en exprimant un dédain du christianisme. Paradoxalement, malgré l'idée que "Credo in unam" devait être un poème antichrétien, les sources du côté des angoisses métaphysiques des poésies de Lamartine ont été négligées. Il y avait aussi l'anaphore : "Je regrette les temps...", qui s'inspirait de celle de "Rolla" : "Regrettez-vous le temps..." et qui était même une réponse à la question posée par Musset. Mais cela n'était considéré que comme un emprunt en passant. Rimbaud s'inspirait surtout du travail dans le cadre scolaire sur Lucrèce, sur les modèles mythologiques d'écrivains latins de l'Antiquité. Ou bien il suffisait de citer trois références Leconte de Lisle, Banville et Hugo, ce dernier pour des poèmes plus précis comme "Le Satyre" dans La Légende des siècles de 1859. Banville n'était pas particulièrement mis en avant, alors que son dernier recueil Les Exilés offrait quelque chose de frappant, les poèmes "Le Festin des dieux" et "L'Exil des dieux" occupent des positions clefs dans ce recueil et entrent en résonance avec "Credo in unam". Izambard lui-même avait signalé à l'attention cette piste, mais les rimbaldiens n'insistaient pas sur deux points : le poème "Credo in unam" nous est initialement connu par l'envoi dans une lettre flatteuse à Banville justement et le poème "L'Exil des dieux" clôt significativement le recueil Les Exilés. Le poème "Credo in unam" était une réponse directe au sentiment de désespoir du poème et même du recueil banvillien. Mêrme cela les rimbaldiens ne le formulaient pas.
Dans l'article qui précède celui-ci sur mon blog, j'ai montré toute la minutie de la réponse faite par Rimbaud au "Rolla" de Musset, et cela montre définitivement que l'importance de "Credo in unam" dans la pensée de Rimbaud a été complètement sous-évaluée.
La construction d'ensemble de "Credo in unam" est tributaire de reprises clefs du poème "Rolla". Non seulement Rimbaud a repris l'anaphore en y répondant, mais il a repris l'idée majeure que le poète dans les premiers vers de "Rolla" se décrivait debout dédaigneux dans une église en disant au Christ : "je ne crois pas... en ta parole sainte !" Quand Rimbaud écrit : "Je crois en Toi" ou "C'est en toi que je crois", il est tout autant dans la réécriture de "Rolla" que quand il martèle : "Je regrette les temps..." Quand Rimbaud écrit : "debout dans la plaine", "Majestueusement debout", et emploie une troisième fois "debout" dans "Credo in unam", il réécrit là encore Musset et son passage où il est debout dans les "temples muets" du christianisme. Rimbaud s'inspirait tout particulièrement du début de "Rolla", un ensemble de cinquante-cinq vers environ, plus ponctuellement du reste du poème qui concerne directement Rolla. Toutefois, Rimbaud s'est aussi inspiré des trois séquences décrivant une cavale à la fin de la partie II. Cette réécriture était plus difficile à déceler. Dans "Credo in unam", il est question d'une "cavale" qui s'échappe du front du poète, une cavale qui correspond à la Pensée et on ne peut que songer au mythe platonicien de la transmigration des âmes, sauf que Platon parle d'une âme dans un char tiré par un ou plusieurs quadriges, pas d'une simple cavale. L'emploi du singulier et du mot précis "Cavale" devait inviter les lecteurs rimbaldiens à débusquer la source. Il suffisait de prendre au sérieux que Rimbaud répondait avec gravité au "Rolla" de Musset pour découvrir cette source. Et Rimbaud n'a pas repris que le mot "cavale", il a repris aussi le motif que la cavale se laisse mourir en refusant de chercher à savoir. Dans la comparaison de Musset, cette mort stupide est le symbole d'une fière liberté qui est aussi celle de Rolla. Ce personnage a pour trois ans de bien s'il veut vivre à ses aises, et quand il n'aura plus rien, il se suicidera. La cavale est l'image animale de Rolla. Trois jours sous le soleil, elle ne sait pas où trouver à boire, mais elle a refusé de suivre une caravane qui se rendait en ville, parce que cette cavale refusait la soumission aux humains, préférant la liberté. Rimbaud ne s'est pas aventuré à soutenir que la cavale aurait mieux fait d'accepter le joug humain, il décrit une "cavale" différente, celle de l'âme humaine qui pour vivre ne se mettre aucune œillère. Tel est le contrepoint majeur à la conception de Musset. Et ce contrepoint concerne aussi le poème "L'Exil des Dieux" de Banville qui lui aussi fait explicitement allusion à "Rolla", le "es-tu content" adressé à l'homme meurtrier des dieux étant un rappel du "Dors-tu, content" adressé à Voltaire, responsable de l'athéisme du XIXe siècle pour Musset.
Et il faut bien mesurer ce qu'apporte cette mise au point sur la logique de composition de "Credo in unam". Bien des rimbaldiens, et parmi les meilleurs, considèrent que commenter Rimbaud c'est expliquer de quoi il se moque. Rimbaud est trop intelligent pour croire aux fantaisies des poètes. Il y a de belles choses dans "Credo in unam", "Le Bateau ivre" ou "Voyelles", mais tout ce qu'il importe de retenir c'est de quoi Rimbaud fait la satire. Or, l'élaboration de la réponse à "Rolla" prouve que "Credo in unam" n'est pas le poème antichrétien à la Leconte de Lisle qu'on nous a vendu, puisque Musset ne croit justement pas à la parole sainte du christianisme. Rimbaud s'oppose donc à Musset sur le fait qu'il n'ait pas la moindre foi. Ceci prouve définitivement que "Credo in unam" exprime une foi sincère enthousiaste. Il ne faut pas se contenter de "Credo in unam" en tant que raillerie du "Credo in unum deum".
On remarque également que le remaniement de la version remise à Demeny intitulée "Soleil et Chair" a eu des conséquences. Toute une partie de "Credo in unam" a été supprimée, et cela a entraîné la disparition d'un hymne debout dans la Nature et aussi de l'image de la cavale. En clair, "Soleil et Chair" fait le sacrifice de toute l'armature élaborée qui répondait au "Rolla" de Musset.
Il en reste quelque chose, et avec "Soleil et Chair" on peut remonter à l'idée d'une réponse aux 55 premiers vers de "Rolla", mais on perd la réponse au sujet de l'exemple de liberté à la Rolla de la cavale...
Dans l'édition du Centenaire dirigée par Alain Borer, Œuvre-Vie, les deux versions du poème sont éditées, mais pour l'annotation de "Credo in unam", nous sommes renvoyés à la version de "Soleil et Chair" avec une note d'une demi page de Jean-François Laurent (page 1010). Donc, la version tronquée était privilégiée. Voici ce que dit Laurent sur la partie supprimée :
 
[...] Le plus spectaculaire [changement] concerne la suppression des vers 81-116. Ils comportaient de beaux passages sur notre destinée, les limites de nos connaissances. Leur disparition (page manquante, ou suppression volontaire comme semble l'indiquer la ligne de pointillés qui apparaît après le vers 80) a pour effet capital de réduire les considérations d'ordre philosophique et de mettre en valeur la succession de tableaux et d'images chantant la Nature et l'Amour. [...]
 
 A raison, les rimbaldiens font consensus sur l'idée d'une suppression volontaire. Dans mon précédent article, j'ai clairement posé que la suppression s'expliquait par une oscillation maladroite entre enthousiasme et abattement, ce que Laurent ne cerne pas ici. Mais dans l'opération on a perdu un point essentiel du propos et Laurent se rend d'ailleurs compte du problème : "Soleil et Chair" a un discours assez léger si on le compare à "Credo in unam". Rimbaud a supprimé une maladresse en passant par-dessus bord un certain génie de la composition. Comme nous-même dans notre précédent article, Laurent déplore la perte de beaux passages, mais il ne relève pas l'importance de l'image sur la cavale, ni l'hymne dans une Nature transformée en temple... Laurent n'a pas réellement analysé le poème, il fait un repérage superficiel de ce qui l'a charmé.
Notons que la suppression du passage sur la cavale suppose aussi que "Soleil et Chair" se déleste d'une partie de l'imitation du mythe platonicien de la transmigration des âmes.
Je voudrais aussi revenir sur ce point.
Dans mon précédent article, j'ai dit que la pensée qui s'élance du front était une démarcation assez précaire du mythe platonicien parce que le front correspondait à l'idée de la prison du corps, ce que Rimbaud ne pouvait pas assumer sans se contredire dans "Soleil et Chair".
Il existe en grec un jeu de mots sur lequel se fonde Platon entre "sôma" pour le corps et "sêma" pour le tombeau. Que Rimbaud ait connu ou non le jeu de mots en grec, en tout cas, une des plus célèbres citations du dualisme platonicien est la suivante : "Le corps est le tombeau de l'âme" que Socrate prononce dans le célèbre dialogue Gorgias. On en trouve aussi l'expression dans le dialogue Cratyle. Cette formule est célèbre au point que de manière débile Michel Foucault fait son intéressant en soutenant plus récemment que l'âme est la prison du corps, renversant par des billevesées la proposition antique. Toujours est-il que cette formule traverse toute l'histoire de la philosophie en étant l'idée clef du dualisme platonicien, l'idée clef que reprend le christianisme et l'idée même à combattre pour toute personne qui n'apprécie pas qu'on l'invite à se détourner de la vie sensible immédiate pour une promesse de vie dans un au-delà d'un futur imprécis. Or, dans "Credo in unam", et cela a fait l'objet d'un article paru dans le numéro 25 de la revue Parade sauvage en 2014, "Credo in unam / Soleil et Chair au prisme des mythes platoniciens", Rimbaud s'inspire directement du mythe de la transmigration des âmes que Platon développe dans Phèdre et Le Banquet. Cette imitation est conditionnée par la reprise qu'a fait le christianisme du mythe de la transmigration des âmes. Le christianisme oppose ce monde à un au-delà de vie éternelle des âmes. Nous avons une vie transitoire dans les corps. On pourrait se dire que Rimbaud ne mentionne le mythe platonicien qu'incidemment, son véritable but étant de s'attaquer au dualisme chrétien. Rimbaud met en place un dualisme similaire à celui du christianisme, mais pour dire autre chose, effet pirouette. Le rimbaldien paresseux peut se contenter d'apprécier le pied-de-nez fait au christianisme, mais le problème qui se pose plus sérieusement c'est de déterminer ce en quoi Rimbaud prétend réellement croire dans ce poème.
Dans l'absolu, la thèse platonicienne est un archaïsme philosophique. On ne s'en rend pas bien compte à cause du prestige associé à Platon et du fait de la place prépondérante qu'il occupe dans l'enseignement, du fait du prestige d'autres prouesses dans l'argumentation dont témoignent plusieurs dialogues. Il y a aussi une minimisation critique anormale du personnage de Socrate dans les histoires de la philosophie. On prétend un peu vite que Socrate n'est qu'un truchement qui permet à Platon d'exposer ses idées personnelles. Même si les historiens de la philosophie peuvent s'appuyer sur d'autres sources au sujet de l'existence et de la pensée de Socrate, pas seulement Aristote ou Aristophane, cette minimisation est peu convaincante. Platon n'est pas que je sache dénoncé comme un parfait imposteur qui déforme complètement l'enseignement de Socrate et les écrits de Platon se veulent un développement en long et en large de la pensée du maître. Platon attribue à peu près tout ce qu'il écrit à Socrate. C'est un peu étrange si les pensées exprimées sont réellement personnelles à Platon. Dialogue d'une certaine étendue auquel on s'attaque moins, le Timée commence par un exposé dogmatique de la pensée de Socrate sur le cosmos. On fait réciter scrupuleusement une leçon à un disciple passif de Socrate et ce qui en ressort coïncide parfaitement avec le jugement d'impiété pour lequel Socrate a été condamné. Le dialogue de Timée a tout d'une relation fidèle de la pensée d'un maître qu'on veut préserver, et dans le Timée on n'a pas de louvoiements pour réhabiliter la pensée de Socrate. Platon expose crûment des idées qui font problème. Je ne vois pas pourquoi Platon si les pensées du Timée lui sont personnelles prend de tels risques, les attribuent à Socrate qui a justement été condamnée pour impiété, et ne fait en début de dialogue que les exposer comme un discours à savoir par cœur, sans se soucier de le justifier par une argumentation serrée de près. Et le long texte de La République offre aussi à maintes occasions des exemples que Platon renvoie à des situations vécues avec Socrate.
Certes, Platon peut déformer quelque peu la pensée du maître, mais le phénomène est probablement plus marginal qu'on ne veut bien le laisser croire.
En tout cas, le mythe de la transmigration des âmes est un archaïsme philosdophique, il s'agit clairement d'une métaphysique encore liée à l'époque des présocratiques, une métaphysique où la représentation du monde n'est pas directement scientifique, mais ordonnée de manière plus ou moins logique à partir de thèses de départ imprudemment avancées. La théorie de la transmigration des âmes, c'est une théorie d'une époque où certains vont penser que tout vient de quatre éléments, où d'autres vont se dire comme Parménide que tout est immobile, etc. Il s'agit d'une théorie forcée du réel. Rappelons par ailleurs que Platon et Aristote ne sont pas les deux seuls grands courants de pensée grecque. Il y a Démocrite repris et amplifié par Epicure, puis il y aura les stoïciens. L'axe Démocrite et Epicure, avec la théorie de l'atome, est tout aussi important que les deux courants de Platon et d'Aristote, surtout au plan de l'appréciation scientifique du monde physique qui nous intéresse ici. Aristote est peut-être le plus important, mais Socrate et Platon ne sont certainement pas au-dessus de Démocrite et Epicure avec la théorie de l'atome.
Socrate suivi par Platon imagine donc une opposition née quelque peu des débats antérieurs ayant concerné Héraclite et Parménide entre le monde intelligible et le monde sensible. Et ce qui ressort des dialogues composés par Platon, c'est le rejet du monde sensible. Il faut aspirer à rejoindre le monde idéal. Et le christianisme en fera ses délices de ce concept.
Dans "Credo in unam", Rimbaud a conscience du danger. Il conçoit l'être humain comme exilé en ce monde et aspirant à remonter au ciel. Ce cadre ne vient pas que de Platon et ne vient pas des poèmes mythologiques à la Leconte de Lisle. Il vient des poèmes d'angoisse métaphysique de poètes chrétiens d'Ancien Régime relayés par Lamartine, le premier modèle de poète romantique. Rimbaud niant le christianisme passe à une imitation plus directe du mythe platonicien dans "Credo in unam". Mais, même s'il imite directement le modèle non chrétien de Platon, le risque est mécanique de reconduire le mépris du monde sensible qui révolte pourtant Rimbaud au plan du dualisme chrétien.
Rimbaud va donc suivre le modèle platonicien, mais le corriger ou l'amender sur des points précis.
Quand Rimbaud écrit que la Pensée, Cavale, s'élance du front, il est clair que Rimbaud fait allusion à l'idée de Platon de l'âme prisonnière du corps. Mais, justement, ce point précis-là, Rimbaud ne va pas le formuler, d'autant que après tout la citation ne vient pas du Banquet ou de Phèdre, mais du Gorgias ou du Cratyle.  Rimbaud ne parle pas de prison, ne formule pas l'idée d'une évasion : "S'échappe", il choisit la forme verbale subtile "S'élance".
Rimbaud a réussi à démarquer le motif du corps tombeau de l'âme sans s'y empêtrer, sans s'y enfermer. Rimbaud suit Platon en s'en tenant à l'idée d'une transmigration cyclique avec mort et renaissance. Rimbaud évite le rejet du monde sensible qui taraude Platon, mais notez que Rimbaud reprend tout de même l'idée d'une âme qui a gardé le souvenir d'une origine céleste et qui veut y retourner. Exilé, ce que dit Rimbaud en toutes lettres, l'Homme veut maintenir le contact à la beauté, accéder à des sortes de plaines éthérées.
Je vais en reparler un peu plus loin de ce rêve d'accéder à un monde éthéré. Mais, j'en reviens à l'idée d'écart entre le discours de Rimbaud et le mythe platonicien de la transmigration des âmes. Dans le mythe grec, il y a un dépouillement du corps. Chez Rimbaud, il y a une métaphysique de l'herbe qui pousse. La poussée vers l'Idéal amplifie la vie des corps. Le soleil, d'origine céleste, fait croître la Nature. La vie est la montée des corps qui s'épanouissent au soleil. Et cela est évidemment paradoxal dans un cadre de reprise du mythe platonicien de la transmigration des âmes. Au lieu d'atteindre la vision des idées pures, nous avons la perfection des corps par l'appel de l'Idéal.
J'en reviens maintenant à deux points que j'ai laissé de côté. Je disais que Rimbaud avait évité de considérer le front comme un mur de la prison pour la Pensée. Cela permet par ailleurs de superposer la référence platonicienne à une autre, celle de l'excellence hugolienne avec le front qui fait échapper la lumière du génie poétique. En clair, le front est un foyer et non pas une prison, comme le "Soleil" est un "foyer de tendresse et de vie", et cette réécriture permet à Rimbaud de suivre le modèle platonicien avec une forme corrigée qui se défend aisément. Mais Rimbaud a pourtant bien repris l'idée de corps comme tombeau. Nous avons l'image des "squelettes pâles" et la réification de l'être que suppose le christianisme. On songe bien sûr au poème V des Fleurs du Mal : "J'aime le souvenir de ces époques nues..." dont Rimbaud doit d'évidence s'inspirer quelque peu ici.Rimbaud ne se dit pas que "Le corps est la prison de l'âme", il se dit que si l'âme se laisse aller le corps n'est qu'un squelette, l'âme étant une force de vie par définition. Il faut vraiment tenir compte de cette correction majeure apportée au discours de Platon.
Le deuxième point que j'ai laissé de côté, c'est celui des "plaines éthérées". Je viens de citer "J'aime le souvenir de ces époques nues..." et parmi bien d'autres exemples le poème "Elévation" des Fleurs du Mal est justement particulièrement pertinent à citer ici.
Le grand motif romantique qui traverse tout le XIXe siècle, c'est que le poète veut trouver une vérité dans le rêve dont il va faire profiter le monde, et c'est ce qui explique cette importance conférée à l'imagination. Baudelaire fait partie des jalons de ce discours, et Mallarmé est un peu un quasi contemporain de Rimbaud qui illustre différemment, mais plus artificiellement que Rimbaud, l'idée du rêve révélateur auquel le poète doit accéder.
Je ne vais pas pouvoir développer ici toutes mes idées, mais cela concerne les lettres dites "du voyant" bien sûr et Une saison en enfer. Il y a une genèse à cette théorie romantique qui est encore mal décantée par la recherche ou critique littéraire. Je pense, par exemple, à Smarra ou les démons de la nuit de Charles Nodier, paru en 1821. Ce texte a eu une première préface, il offre un prologue, et réédité il jouit d'une préface nouvelle. Il y a plein de passages sidérants qui ont de quoi faire méditer sur l'imprégnation  long terme qui va de Nodier à Rimbaud. Pour moi, il y a tout un plan de genèse historique qui manque encore aux études rimbaldiennes. En tout cas, en ce qui concerne "Credo in unam", on arrive à s'affronter à des éléments de pensée dualistes que Rimbaud prend en charge et ne corrige pas, alors qu'il en corrige d'autres pour soit répudier le christianisme, soit éviter l'écueil du rejet du monde sensible. Il est évident que Rimbaud affirme une idée intellectuelle de finalité du monde. Rimbaud coordonne l'existence du réel à un impératif supérieur. Rimbaud est aussi un poète dualiste et non pas moniste. Il prône la supériorité de l'intelligence sur la matière, même s'il exalte les plaisirs des sens. Il n'est pas dans un aplatissement où le sens et la forme sont indistincts. Il n'est pas dans l'illusion qu'être intelligent c'est tout confondre et ne rien séparer. Cette idée d'une transcendance est toujours affirmée comme foi dans "L'Impossible", section remarquable du livre Une saison en enfer.
Dans "L'Impossible", le récit se termine à peu près par la formule désenchantée : "- Par l'esprit on va à Dieu !" Et cette formule est suivie par l'exclamation : "Déchirante infortune !" A un stade sommaire de lecture, on peut se dire que Rimbaud n'arrive pas ici à se débarrasser du religieux. Dans les notes de l'édition du centenaire, on a droit à une considération plus alambiquée, le poète ne pourrait pas aller à Dieu, parce qu'en principe celui-ci serait en Orient et que nous sommes à l'Occident comme le dit le poète dans "L'Impossible".
En réalité, Rimbaud visait à changer le monde, ce qui revenait à prendre la place de Dieu. Et pour cela, il n'avait qu'un seul moyen, l'étincelle divine de la pensée. Il ne présumait pas cela des forces de son corps, il préjugeait de sa puissance mentale. Or, l'histoire de Rimbaud en tant que poète voyant, c'est la découverte que l'usage de la pensée, notamment en tant que poète, ne permet pas de remplacer Dieu, malgré l'infinie efficacité potentielle de l'appareil cérébral. Il y a un don de communication verbale efficient sur tous qu'il ne saurait atteindre. L'esprit va à Dieu, cela veut dire que l'esprit mesure que pour réaliser ses ambitions il prend conscience qu'il faudrait être Dieu.
C'est plutôt ça le discours de Rimbaud à la fin de "L'Impossible".
Dans "Credo in unam", nous avons l'expression au contraire d'une foi en la contagion de la parole poétique, et cela se retrouve deux ans plus tard dans "Bonne pensée du matin" et la lettre de Jumphe à Delahaye. Dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871, Rimbaud dénonce le "Rolla" et dit que Musset n'a pas su voir, ce qui est au passage paradoxal puisque Musset joue avec la fantaisie des visions dans ses "Nuits" ou dans ses comédies, celui qui me ressemblait comme un frère, la Muse qui dit "Prends ton luth", etc. En clair, la critique de "Rolla" dans "Credo in unam" est toujours d'actualité quand Rimbaud affirme qu'il veut être un voyant, et toujours d'actualité quand Rimbaud comme dit Verlaine vire de bord pour se paître dans le naïf et l'exprès trop-simple. Et on perçoit que dans Une saison en enfer Rimbaud critique réellement la foi qui circulait dans les poésies antérieures, qu'elles soient de 1870, 1871 ou 1872.
Vous daubez "Credo in unam", poème des débuts trop lisible, trop farci de références évidentes, et là vous découvrez que personne n'avait identifié la réponse point par point au "Rolla" avec sa visée de sens précise, ce qui veut dire que le poème n'était pas si facile à lire qu'on l'a prétendu, et vous devez commencer à comprendre que ce poème auquel Rimbaud attachait de l'importance ne pouvait pas être un centon et c'est au contraire une chance pour le lecteur de se confronter à un poème plus facile à aborder pour cerner des idées essentielles de Rimbaud qui parcourent toute son œuvre. Vous pouvez apprendre à mieux lire les grands poèmes hermétiques en cherchant à comprendre de quoi il retourne dans la pensée philosophique qui n'a rien de scolaire de "Credo in unam".
Je vais poursuivre mes recherches sur ce poème d'antique jeunesse. Les considérations seront moins élevées, mais il n'est pas mauvais de ménager la redescente des émotions après le discours lumineux qui précède. Parlons donc des deux passages sur Cybèle avec les divers motifs qui lui sont accordés. Les deux passages se font écho puisqu'ils sont distribués sur deux séquences successives : "Je regrette les temps de la grande Cybèle..." et "Misère! maintenant, il dit : je sais les choses, [...]"
Je cite le premier passage, plus précisément je cite la première séquence qui contient une description de Cybèle en vous avertissant que seul le dernier vers ne fait pas partie de la description de la déesse :
 
Je regrette les temps de la grande Cybèle
Qu'on disait parcourir, gigantesquement belle,
Sur un grand char d'airain les splendides cités !...
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie -
L'Homme suçait, heureux, sa Mamelle bénie,
Comme un petit enfant, jouant sur des genoux !
- Parce qu'il était fort, l'Homme était chaste et doux !
Rimbaud a fourni la rime "Cybèle"/"belle" et plus loin vous avez le nom avec majuscule "Mamelle" qui correspond à une rime interne : "Cybèle"/"belle"/"Mamelle". Et, justement, la deuxième occurrence de Cybèle est toujours à la rime et cette fois la rime se fera avec "mamelle" justement.
- Oh ! s'il savait encor puiser à ta mamelle,
Grande Mère des Dieux et des Hommes, Cybèle !
En clair, Rimbaud a déjà lu des vers avec tantôt la rime "mamelle"/"Cybèle", tantôt la rime "Cybèle"/"belle". D'évidence, le nom Cybèle permet d'envisager une réduction considérable des poèmes en question. Ils ne sont pas énormément nombreux. Le second extrait est plus court et il fournit une autre idée, celle d'une "Grande Mère" à la fois pour les dieux et pour les Hommes. Les deux extraits insistent tous les deux sur le motif de la "mamelle", c'est l'image principale que Rimbaud associe à Cybèle. Notons que le vers : "Le pur ruissellement de la vie infinie" se caractérise par un premier hémistiche ponctué par un nom "-ment" assez long avec un complément du nom en second hémistiche, ce qui est symétrique du vers précédent voisin en idée : "Le grand fourmillement de tous les embryons !" On peut comparer quelque peu "de la vie infinie" et "de tous les embryons", mais on a aussi la symétrie des noms à quatre syllabes en -ment" : "ruissellement" et "fourmillement". Notons que l'orthographe commune est plus large : "-llement", bien que la prononciation soit différente de l'un à l'autre mot. Mécaniquement, nous avons une autre symétrie qui en résulte entre les deux adjectifs antéposés monosyllabiques : "Le grand", "Le pur".
La pertinence de ce rapprochement est confortée par la reprise du verbe "verser". Le vers : "Le grand fourmillement de tous les embryons !" est le dernier de la séquence introductive que j'appelle préambule, séquence en huit vers qui commence par une phrase dont le verbe principal en attaque de vers 2 est "Verse" :
 
Le soleil, le foyer de tendresse et de vie
Verse l'amour brûlant à la terre ravie ;
[...]
 
 Il est clair que Rimbaud rappelle ce préambule en huit vers dans le couple de vers suivant :
 
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie -
Cybèle est au sein de la Nature un relais du soleil, et bien sûr un des avatars de Vénus si vous me permettez ce raccourci syncrétique.
Ajoutons que pour la première mention de Cybèle Rimbaud rapporte une rumeur : "Qu'on disait parcourir", ce qui veut dire aussi qu'il a lu des évocations de Cybèle sur un char traversant des cités, comme il a bien sûr des passages sur les seins nourriciers de la divinité.
Puisque "Credo in unam" a l'apparence d'un mythe grec antichrétien à la Leconte de Lisle, commençons par citer le poème hétérométrique "Cybèle" de Leconte de Lisle, qu'il a publié dans son tout premier recueil de 1852 Poëmes antiques qui ne doit pas être confondu avec l'édition posthume ou définitive qui porte ce titre.
Rimbaud semble bien s'être inspiré du poème de Leconte de Lisle. De prime abord, les liens sont plutôt ténus, mais nous avons deux éléments intéressants, d'un côté la mention de Cybèle en tant que "mère des dieux" et surtout la présence de la rime "vie"/ "terre ravie" que Rimbaud a reprise, même si c'est pour en faire tout autre chose :
 
Le long des mers d'azur aux sonores rivages,
Par les grands bois tout pleins de hurlement pieux,
Tu passes lentement, mère antique des dieux,
         Sur le dos des lions sauvages.
[...]
Les deux premiers vers sont très différents de la manière de "Credo in unam", on sent que l'inspiration n'est pas serrée, mais tout de même nous avons l'idée d'une "mère antique des dieux". Il est vrai que Rimbaud pouvait la trouver ailleurs, tandis que nous avons une contradiction entre les moyens de transport : "grand char d'airain" contre "dos des lions sauvages".
Mais la preuve d'une influence de ce poème sur Rimbaud est dans les vers suivants :
 
Ils accourent vers toi qui naquis la première,
            Qui présides à mille hymens !
Vierge majestueuse, éclatante ouvrière,
Qui revêts de tes dons les dieux et les humains.
Toi dont le lait divin sous qui germe la vie,
Lumineuse rosée où nage l'univers,
             Répand sur la terre ravie
             L'été splendide et les hivers !
 Rimbaud n'a pas simplement repris la rime "vie"/"ravie", mais il a récupéré l'expression "la terre ravie" : "sur la terre ravie" contre "à la terre ravie" :
 
Le soleil, le foyer de tendresse et de vie
Verse l'amour brûlant à la terre ravie ;
[...]
 Rimbaud a aussi repris l'idée du "lait divin sous qui germe la vie" et notez que Rimbaud quand il revient sur cette image ne peut s'empêcher de créer une rime parente du couple "terre ravie" et "vie" :
 
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie -
L'Homme suçait, heureux, sa Mamelle bénie,
[...]
Je ne cite pas le vers qui favorise une comparaison avec "La Géante" de Baudelaire afin de bien rester dans les limites de mon propos. Vous notez que si Rimbaud ne reconduit pas "vie" à la rime, il maintient son occurrence en la décalant : "vie infinie". Remarquez que dans le poème de Leconte de Lisle, pour les mots à la rime nous avons une succession : "vie" et "univers", ce qui favorise la création "vie infinie" quelque peu, et le mot "univers" ne manque pas à la rime dans "Credo in unam" :
 
Dans les veines de Pan mettaient un univers !
 
Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers
 
Et vous remarquez que dans les deux cas il est question d'une expansion profuse comme sortant d'une mamelle, jetant l'amour dans un infini sourire ou irriguant les veines de Pan qui deviennent un univers (au lieu d'irriguer un univers, image paradoxale). On a la même image de ruissellement amoureux dans ces deux vers et dans celui du double sein de Cybèle offrant la "vie infinie" "dans les immensités".
L'influence des vers de Leconte de Lisle va plus loin, la Vierge est qualifiée de "majestueuse", adjectif qui apparaît dans l'adverbe hémistiche "Majestueusement" de la fin de "Credo in unam". L'idée de germe rejoint l'image des embryons. Et enfin, si "mère antique des dieux" ne correspondait pas assez étroitement à "Grande Mère des Dieux et des Hommes" où le rejet métrique "et des Hommes" souligne une pensée personnelle apportée avec insistance par Rimbaud, vous avez ici cette mention rare d'une Cybèle allaitant à la fois les dieux et les hommes : "Qui revêts de tes dons les dieux et les humains," sachant que ce couplage est difficile à trouver dans les vers de poètes antérieurs consacrés à Cybèle.
Pour le reste, les liens sont plus ténus entre le poème "Cybèle" et le morceau rimbaldien. Je relève une mention de l'adjectif "velu" devant la césure, tic d'écriture de Leconte de Lisle que Rimbaud reprend dans "Voyelles", mais la remarque n'est faite ici qu'en passant. Rimbaud tient plus vaguement compte de la fin du poème de Leconte de Lisle, dirons-nous :
 
Cybèle, assise au centre immobile du monde,
Reine aux yeux bienveillants ceinte de larges tours,
Salut, source des biens et source des longs jours,
            Cybèle, ô nourrice féconde !
            Du sein du Pactole doré
            Où sont tes palais, ô déesse!
Tu donnes aux mortels la force et la sagesse,
Tu respires l'encens du temple préféré.
Secouant de ta robe un nuage de roses,
            Dans l'éther splendide et sans fin
            Tu déroules le chœur des choses,
            Dociles à l'ordre divin.
 Les différences dominent, mais je relève la présence à la rime du mot "choses" pour un vers qui peut faire écho à celui-ci de Rimbaud qui ouvre la deuxième séquence qui parle de Cybèle :
 
Misère ! maintenant, il dit : je sais les choses,
Et va les yeux fermés et les oreilles closes !
S'il accepte des dieux, il est au moins un Roi !
La subordonnée "S'il accepte des dieux" dériverait du vers suivant : "Dociles à l'ordre divin."
Le vers : "Parce qu'il était fort" dériverait de celui-ci : "Tu donnes aux mortels la force et la sagesse[.]" Et bien sûr l'adjectif "féconde" a sa place dans "Credo in unam".
La dernière strophe de "Cybèle" contient la mention au pluriel "mamelles" à la rime et décrit de "pâles humains" sous le "poids des maux" qui en appelle à Cybèle pour sauver "Leurs espérances immortelles" et ce monde grâce à elle "rêve aux jours nouveaux." On est dans la note du poème de Rimbaud, la référence à Leconte de Lisle étant fondée, même si personne ne me semble avoir jamais cité cette pièce-là précisément :
 
          Soumis au joug des destinées,
Tous les pâles humains aux rapides années,
          T'adjurent sous le poids des maux ;
Et dans leurs cœurs blessés, ô sagesse, tu mêles
           Au noir souci de leurs travaux
           Les espérances immortelles :
Le monde est suspendu, déesse, à tes mamelles :
En un pli de ta robe il rêve aux jours nouveaux.
 Pensons encore à "Paris se repeuple" en rapprochant de tels vers...
En clair, les surréaliste haïssant la poésie de Leconte de Lisle, le vingtième siècle était mal engagé pour comprendre le sens des poèmes rimbaldiens. Breton et la pluie...
Il me reste encore pas mal de poésies à relire de Leconte de Lisle et d'autres. J'ai plusieurs idées à coucher par écrit au sujet de vers de Banville, mais à propos de Cybèle j'ai d'autres sources évidemment. Dans le cadre scolaire, Rimbaud a dû créer une composition en vers latins "Olim inflatus" à partir d'un extrait d'un poème en alexandrins de Jacques Delille, et visiblement le tour "gigantesquement belle" pour rimer à la suite de "Cybèle" vient de ces vers du chant troisième de L'Homme des champs :
 
On fête, on chante Flore et l'antique Cybèle,
Eternellement jeune, éternellement belle.
L'association à l'airain apparaît dans la traduction par Delille toujours du quatrième livre des Géorgiques de Virgile, mais pas de mention du char, ni de la mamelle :
 
De Cybèle alentour fais retentir l'airain :
[...]
 Et puis, il y a la traduction de L'Enéide par Delille toujours, et voici un passage concernant l'airain encore une fois au Livre III de l'épopée :
 
C'est de là que nous vint le culte de Cybèle,
Par qui le soc apprit à vaincre un sol rebelle ;
De ses honneurs divins le mystère secret,
Que jamais ne dévoile un témoin indiscret ;
Et de l'airain sacré la bruyante allégresse,
Et ces lions soumis qui traînent la déesse ;
[...]
C'est sans doute de ce passage de Virgile que vient l'image de Leconte de Lisle d'une déesse "sur le dos des lions sauvages". L'airain est lié à la culture de la Terre selon un enseignement de la déesse Cybèle. Rimbaud y fait plus que discrètement allusion en parlant de "grand char d'airain".
Le livre IV parle aussi de Cybèle comme grande pourvoyeuse de l'amour au genre humain, dans un passage qui concerne Didon :
 
Deux grandes déités de cet hymen fatal
A la nature entière ont donné le signal.
Complices de Junon, les vastes cieux tonnèrent,
Cybèle y répondit, les montagnes tremblèrent ;
Les nymphes de longs cris remplirent les coteaux ;
La nuit servit de voile, et l'éclair de flambeaux.
O malheureuse reine ! amante infortunée !...
Combien tu paieras cher ce funeste hyménée !
 Au livre VI, nous avons droit à l'image du "char" en-dessous d'une rime qui ne contient pas le mot "cités", mais y correspond quelque peu sonorement :
 
Telle aux jours glorieux de ses solennités,
Fière et s'environnant de cent divinités,
Sur son char triomphant la féconde Cybèle
Contemple avec orgueil une race aussi belle,
Et dans ses petits-fils embrasse autant de dieux,
Tous buvant le nectar, tous habitant des cieux.
Il me manque encore la rime "Cybèle"/"mamelle" et tout le développement sur les seins nourriciers. Ce n'est pas dans Delille, mais on cerne l'importance de L'Enéide de Virgile, partiellement de Delille, et je précise que j'ai exploité la fonction de recherche par mots sur le site Wikisource où seuls six livres sur les douze de L'Enéide sont mis en ligne dans la traduction de Delille.
J'arrête là pour l'instant, appréciez le chemin parcouru...