Comme je l'ai montré dans mes récents articles, le poème "Roman" s'inspire de vers précis du "conte en sizains" "Ceux qui meurent" des Cariatides de Banville, le "Souriant comme Sourirait un enfant malade..." s'inspire du poème "Stéphen" du même recueil de 1842. Cette seconde partie d'article va être l'occasion de revenir justement sur les poèmes "Stéphen" et "Ceux qui meurent", mais je voudrais préalablement apporter des précisions utiles.
On n'étudie pas en général les variantes des poèmes de Lamartine, Victor Hugo et plusieurs autres. Il existe en particulier des variantes pour le recueil Les Feuilles d'automne, mais dans l'ensemble un poème de Victor Hugo une fois publié est établi une fois pour toutes. Baudelaire est un cas particulier de poète, puisque son premier recueil a été censuré et qu'il l'a remanié pour la composition et pour certains vers. Mais, là encore, les variantes sont souvent considérées comme secondaires, et cela vaut pour Verlaine et pour d'autres.
Les rimbaldiens étudient les variantes des poèmes de Rimbaud, qui n'a quasi rien publié et qui donc avait des manuscrits qu'il lui était loisible de retravailler. Ici, nous découvrons la version originale de 1842 des Cariatides de Banville, et ce que nous découvrons c'est l'importance des variantes. Banville avait pratiqué abondamment la rime "d'or"/"dort" (en incluant "s'endort", etc.). Mais Rimbaud avait tenu compte aussi de la préface de l'édition de 1842 pour la mise en avant de l'âge précoce du poète. Et puis, j'ai signalé que Rimbaud avait repris l'hémistiche "aux cailloux des chemins" à un poème des Cariatides, en le déplaçant d'une position de second hémistiche à celle de premier hémistiche, comme il l'a fait en reprenant à Coppée l'hémistiche : "Les tilleuls sentent bon". Dans Les Cariatides, Banville fournit à la rime tantôt l'hémistiche : "aux cailloux du chemin", tantôt celui-ci : "aux buissons du chemin." Mais l'hémistiche "aux cailloux du chemin" est inédit au recueil de 1842, puisque dans la version de 1864 le vers qui le contenait a été entièrement remanié :
Et meurtrissons nos pieds aux cailloux du chemin.Et nous déchirerons nos pieds sur le chemin.
C'est un peu comme si Rimbaud donnait tort à Banville d'avoir corrigé ce vers. Rimbaud va plagier ce que le Maître a rejeté, dédaigné.
Banville a pratiqué aussi le pronom relatif "dont" en suspens à la rime dès 1842 dans le poème "Le Stigmate" et il se trouve que Rimbaud va employer le "dont" en suspens à la césure dans "Les Premières communions". Le poème "Les premières communions" est en sizains puis quatrains et il contient des sections numérotées. Certes, l'influence de Banville n'est pas perceptible dans le sujet du poème, ni dans le vers même où Rimbaud pratique le mot "dont" à la césure, mais il me suffit de considérer que Rimbaud a identifié chez Banville un mot grammatical audacieux en suspens métrique. Or, dans l'édition de 1864, le "dont" à la rime disparaît au profit d'un vers plus sage. Nous passons de la séquence :
Une nuit qu'il pleuvait, un poëte profaneM'entraîna follement chez une courtisane,Cydalise d'amour, blanche d'épaules, dontJ'avais ouï parler par plus d'un Céladon.[...]
à la séquence suivante :
Une nuit qu'il pleuvait, un poète profaneM'entraîna follement chez une courtisane,Cidalise d'amour, dont les jeunes rimeursCouronnaient à l'envi leur corbeille aux primeurs.
Enfin, j'ajoute à cela les variations orthographiques qui ont leur importance, puisque dans l'édition de 1842 Banville écrit à plusieurs reprises l'idée de la bohème avec l'accent circonflexe du nom de lieu, ce que fera Rimbaud dans son célèbre sonnet "Ma Bohême" et ce qui est inévitablement relever dans les commentaires.
Il est clair que Rimbaud a lu la première édition même des Cariatides de Banville. J'estime qu'il a lu les deux versions, celle de 1842 et celle de 1864, et cela se comprend aisément, il y a des raisons matérielles à cela. J'ajoute que les sonnets dits du cycle belge ont probablement été composés à Douai même au mois d'octobre 1870, et la question de compositions aussi tardives se pose pour d'autres poèmes remis à Demeny... Je ne crois pas que Rimbaud ait composé les sept sonnets dits du cycle belge pendant sa fugue, et à part "Le Buffet", les six autres sonnets ne peuvent être antérieurs à mon sens au second séjour douaisien. Peu importe ici le débat au cas par cas, ce que je veux souligner c'est qu'à Douai Rimbaud a eu accès à une édition de 1842 que détenait soit Izambard qui l'aurait laissé en dépôt chez ses tantes Gindre, soit Demeny. Ou alors Rimbaud a voyagé avec une édition usée du recueil à ce moment-là.
Vous imaginez l'importance sherlockholmesque de savoir que Rimbaud a lu de près la première version originale des Cariatides et pas seulement celle remaniée de 1864 ?
Passons maintenant à une deuxième mise au point. Dans ses lettres à Banville, Rimbaud insiste sur son jeune âge. De manière paradoxale, il se vieillit quelque peu, il sait qu'il est en réalité beaucoup trop jeune pour ne pas soulever de la méfiance, mais Rimbaud vise à une sorte d'égalité avec Banville. Il lui dit dans la lettre du 24 mai 1870 qu'il a dix-sept ans et que dans deux ans il sera à Paris, ce qui revient à dire que comme Banville il sera en mesure de publier son premier recueil de poésies à dix-neuf ans. Il s'agit bien d'émulation entre poètes ici. Or, Banville a joué lui-même dans un esprit de compétition avec l'un des quatre grands romantiques. Objectivement, il y a deux des grands poètes romantiques qui furent précoces : Hugo et Musset. Lamartine est plus âgé, il atteint déjà les trente ans quand il publie ses Méditations poétiques et le recueil est publié suite à une réputation qu'il a acquise par des lectures privées. Vigny est né en 1797, ce qui fait que son premier recueil paru en 1822 témoigne lui aussi d'une relative précocité. Il n'a que vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Mais ce n'est pas aussi impressionnant que dans les cas de Victor Hugo et d'Alfred de Musset. Victor Hugo est né en 1802 et il publie son premier recueil en même temps que Vigny et il a en outre joui de son succès à l'Académie des jeux floraux de Toulouse. Et puis, il y a Alfred de Musset qui a publié au même jeune âge que Banville, au sortir du lycée, son recueil Contes d'Espagne et d'Italie. Or, le recueil de Musset se caractérise par une conséquente production de récits en vers désinvoltes : la comédie Les Marrons du feu ou les poèmes du genre "Don Paez" et "Portia". Mais ce début de désinvolture n'est rien à côté de la pièce finale intitulée "Mardoche". Musset aurait composé à la hâte le poème "Mardoche" pour s'assurer que son volume de poésies ait une épaisseur digne de publication. Il s'agit d'un long poème en rimes plates et pour gagner encore du volume le poème est saucissonné en dizains numérotés. Et Banville s'en est inspiré dans le cas du poème "Stéphen" qui a pour titre le nom de son héros comique ou dérisoire, et qui est composé de dizains numérotés. Notez que dans l'édition de 1864 le poème est réintitulé "Les Baisers de pierre" et perd cette subdivision en dizains de rimes plates pour devenir un long morceau simplement composé en rimes plates. Cet acte confirme paradoxalement le caractère artificiel du découpage originel en dizains, ce qui va dans le sens de l'imposture qui amusait Musset.
Tout au long de "Stéphen", Banville imite la manière de "Mardoche" et ce sera la même chose avec les parties en sizains sur les personnages de Henri et Sténio dans la série "Ceux qui meurent et ceux qui combattent". Et cette imitation va s'étendre à une pratique accrue des rejets sinon contre-rejets d'une syllabe à la rime ou à la césure, avec une prédilection aussi pour les adjectifs de couleur. Cela aussi relie Musset et Banville.
En clair, dans son recueil de 1842, avec "Stéphen" et "Ceux qui meurent et ceux qui combattent", Banville se présentait à son public comme le nouveau Musset de dix-neuf ans !
J'ajoute que le titre du premier recueil de Musset comporte la mention d'un genre : "Contes", quand les poèmes "Stéphen" ou "Ceux qui meurent et ceux qui combattent" s'identifient tantôt à un "roman", tantôt à un "conte en sizains". Et Rimbaud a repris ce second degré avec le titre "Roman" pour une composition en vers de septembre 1870 et dans ses Illuminations Rimbaud va fournir une prose intitulée "Conte" où on pourrait étudier les ressemblances avec "Roman" : par exemple, le bouclage du poème avec l'évolution d'un début à une fin qui fait ressortir un contraste qui vaut morale.
Revenons à Banville. Le poème "Stéphen" est devenu "Les Baisers de pierre", mais il faut ajouter que Banville souligne que "Namouna" de Musset est une autre histoire de Don Juan et "Stéphen" est explicitement un récit autour d'un don juan de pacotille. Dans l'édition originale, nous avons une indication de source capitale qu'il convient aussi de prendre en considération. Banville cite en épigraphe un extrait d'une lettre d'Alphonse Karr :
Voilà ce que je vous dirais, Madame, si vous étiez MADELEINE, si j'étais STEPHEN.J'ai l'honneur d'être, Madame, votre très-humble, très-obéissant serviteur.Alphonse KARR - Lettre à Madame *** née Camille S...Font-Georges. - Du mois de mai.
Je vous avoue ne pas tout comprend à cette épigraphe, mais Alphonse Karr est un romancier assez connu au dix-neuvième siècle et son plus grand succès n'est autre que son premier roman qui portait le titre Sous les tilleuls dont le héros est précisément Stéphen. J'imagine que Rimbaud a dû essayer de lire ce roman, ce qui n'est pas encore mon cas. Il paraît que Karr écrivait initialement en vers et que, refroidi par la critique, il s'est rabattu sur la prose. Les "tilleuls" sont subrepticement présents dans "Stéphen" de Banville et ils sont bien mis en avant dans "Roman" de Rimbaud. Il me semble clair que Rimbaud joue avec l'allusion au roman d'Alphonse Karr. Je verrai ultérieurement si j'arrive à en tirer parti. Mais, pour ce qui est de Musset, nous avons cité "Namouna" et il faut préciser encore qu'après ses Contes d'Espagne et d'Italie Musset a continué d'écrire des contes en vers : "Suzon", "Octave. Fragment", etc., et "Namouna" offre le modèle du conte en sizains numérotés qui nous vaut certaines parties de la série "Ceux qui meurent et ceux qui combattent". Il y aussi le principe de chapeauter cela par une sudivision en chant premier et chant second. Musset poursuivra dans la veine des contes avec "Rolla" et aussi avec le poème "une bonne fortune" qui est lui aussi en sizains numérotés. Notez plusieurs occurrences de l'expression "bonne fortune" dans Les Cariatides de Banville...
Rimbaud comprenait très bien la logique suivie par Banville et il identifiait nettement la compétition avec Musset. Et dans "Roman", le cliché de l'interjection "Nuit de juin" à côté de la mention "dix-sept ans" est sans aucun doute plus perfide qu'il n'y paraît. Les poésies de Musset sont publiés dans des recueils qui suivent à peu près la chronologie des publications, et ainsi après la lecture de "Rolla", "Une bonne fortune" et "Lucie" nous basculons dans la série des "Nuits" où juin n'a pas son lot : "Nuit de mai", "Nuit de décembre", "Nuit d'août", "Nuit d'octobre". La mention "dix-sept ans" fait écho à la lettre du 24 mai pour un lecteur de tout ce qu'a pu écrire Rimbaud, mais cela vise finalement la précocité initiale dont se prévalait Banville... L'erreur est de croire que le lien à la lettre du 24 mai prouve que Rimbaud s'identifie à son personnage. C'est bien autrement retors.
Fort de tous ces éléments, il est temps d'en revenir aux vers de Banville en 1842.
On le sait, le poème "Ma Bohême" reprend plusieurs rimes des Odes funambulesques de Banville, ce qui a été mentionné par Michel Murat et Jacques Bienvenu, ce dernier ajoute que la rime "féal"."idéal" pourrait venir d'un poème de Mallarmé paru dans le premier Parnasse contemporain, sachant qu'à proximité un poème se clôt par une répétition qui est un clin d'oeil au poème "Le Saut du tremplin". Le mot "féal" se rencontre à la rime chez Hugo, et même chez Banville il me semble, mais jamais la rime en tant que telle : "idéal"/"féal".
Mais, comme je l'ai déjà indiqué, la rime "fantastique(s)"-"élastique(s)" si elle est reprise d'un sizain du "Saut du tremplin" de Banville met le lecteur sur la piste d'une autre révélation, puisque les deux tercets de "Ma Bohême" forment un sizain qui démarque en continu le sizain en question du "Saut du tremplin", avec des équivalences entre le pronom "moi" et le "je" mis à la césure, entre le "cœur" du poète et le "tremplin", etc. Et parallèlement, "Rêvé pour l'hiver" est une réécriture du poème final des Cariatides "A une Muse" qui est tout en sizains, et Rimbaud réécrit plus nettement ce poème dans les premiers vers, dans le premier quatrain, et puis joue sur des identités de rimes dans les tercets. Et notez que plusieurs passages de "Stéphen" ou de "Ceux qui meurent et ceux qui combattent" font écho au poème "A une Muse" avec l'hiver, les coussins, etc. Je n'ai pas la patience ici de relever pour vous tous les vers qui sont des avant-goût de passages du poème final "A une Muse".
Or, l'expression "aux cailloux du chemin" est reprise dans "Au cabaret-vert", et le mot "cailloux" en liaison au mot "rimes" avait son importance dans "Ma Bohême", et comme l'expression "aux cailloux du chemin" vient d'un poème sur le rôle du poète, voilà qui confirme que "Au cabaret-vert" met en scène le poète dans ce qui doit être sa fonction. J'ajoute que si plus haut je vous ai confronté les deux versions d'un même vers des Cariatides c'était pour amener aussi une preuve que Rimbaud a bien lu les deux versions des Cariatides, celle de 1842 et celle de 1864, puisque Rimbaud a écrit dans "Au Cabaret-vert" :
Depuis huit jours, j'avais déchiré mes bottinesAux cailloux des chemins. [...]
Rimbaud a altéré sa reprise : "aux cailloux du chemin" devient "Aux cailloux des chemins", mais le verbe "déchiré" est repris au vers de 1864 d'où l'expression exacte "cailloux du chemin" a pourtant disparu : "Et nous déchirerons nos pieds sur le chemin."
Rimbaud a croisé les deux versions dans sa réécriture !
Le sonnet "Au cabaret-vert" ne s'inspire pas d'un thème traité par Banville, d'un poème précis, mais il emprunte à plusieurs reprises aux vers des Cariatides. L'expression "depuis huit jours" fait écho à plusieurs occurrences des "huit jours" sinon "huit nuits" dans "Stéphen" : "pendant huit jours", "me donner huit nuits de vos nuits", "Quand on s'aime huit jours", "huit jours seulement", "Vivre un jour sur huit jours". Le "jambon" a deux occurrences dans le sonnet de Rimbaud, et une à la rime dans "Stéphen" :
- Son auteur, là-dessus, découpe le jambon- Que ton parfum est doux, ô suave caresse ![...]
Je cite à dessein le vers suivant avec l'occurrence "parfum" et dans les vers qui précèdent nous avons un rejet à cheval sur deux dizains : "allume XVI. L'appétit".
Dans "Au Cabaret-Vert", dans la continuité du Musset des Contes d'Espagne et d'Italie et du "Stéphen" de Banville, Rimbaud pratique deux rejets d'une syllabe d'un vers à l'autre : "Verte" et "D'ail". La mention de couleur est à rapprocher inévitablement du rejet à la césure dans "Roman" avec les tilleuls... verts. L'expression "Rieuse" dans le sonnet rimbaldien cite d'évidence des vers des Cariatides : plusieurs occurrences dans "La Voie lactée", puis d'autres dans "Stéphen", et ainsi de suite : "quelque rieuse histoire", "Et sur la canzona d'une rieuse fille ;"Carlotta la divine, et la rieuse Elssler ; -"ma rieuse Phyllis", etc.
Quant à la mention d'une fille aux "tétons énormes", c'est là encore un écho sensible aux vers particulièrement osés du alors très jeune Banville, et "yeux vifs" pourrait être une adaptation de "yeux éclatants" :
Enfin - que le public ou non s'en scandalise -Je distille l'amour près d'une Cydalise.- Brune sous tous rapports et les yeux éclatants,Sa taille a beaucoup plu quand elle avait vingt ans.Tu vois, je te l'ai dit, je suis toujours le même,Toujours aussi Français, toujours aussi Bohême,[...]
Je cite à dessein plusieurs vers de ce dizain avec l'idée du scandale et le fait que cette attitude soit qualifiée de "Bohême". La fin de ce dizain mentionne "Paul de Kock" à la rime, ce qui est peut-être à rapprocher d'un dizain zutique de Verlaine, mais ce qu'il importe de souligner c'est que cette citation prouve qu'il y a une continuité entre les sonnets remis à Demeny (cela dit sans adhérer aux billevesées qui parlent d'un recueil confié au poète douaisien).
Je vous cite un extrait du dizain suivant, en y incluant volontairement une fin de phrase :
[...]Du reste, aimant beaucoup le vert tendre et le rose.- Ma Muse, à moi, n'est pas une de ces beautésQui se drapent dans l'ombre avec leurs majestésComme avec un manteau romain. - C'est une filleA l'allure hardie, au regard qui pétille.Elle sait se coucher sans voile en un hamac,Dire des chants d'amour, et fumer du tabac / De caporal. [...]
"Elle sait se coucher sans voile..." correspond à "Celle-là, ce n'est pas un baiser qui l'épeure", le goût du vert et du rose est repris dans le sonnet de Rimbaud : "Cabaret-Vert" et "table / Verte", mais aussi "jambon rose et blanc" dont la jouissance se superpose à la vision de la serveuse aux "tétons énormes". Il va de soi que Rimbaud donne une idée d'allure hardie et de regard qui pétille dans sa Muse d'un soir.
Suivent des récits osés, et au dizain XXXII nous avons pour chute au dizain cette profession de foi comique :
- Des seins fermes et lourds, au moins, c'est positif.
Je pourrais citer d'autres passages, mais je vous ai donné tout ce qui était nécessaire pour apprécier l'influence du seul poème "Stéphen" de Banville sur la composition du sonnet "Au Cabaret-Vert". Je rappelle qu'il y a quelques jours dans un autre article je donnais des vers précis que Rimbaud avait réécrit dans "A la Musique" et surtout dans "Roman".
On va prolonger l'exercice avec la mention "en somme" à la rime et avec le sonnet "La Maline".
La mention à la rime "en somme" est d'origine hugolienne, elle apparaît dans Cromwell, mais c'est devenu un cliché aussi chez Banville. Le "En somme" est employé en début d'alexandrins dans "Ceux qui meurent I XV", mais il l'est à deux reprises à la rime dans le seul poème "Stéphen".
Tout cela s'appelait Judith. - La vierge, en somme,Eût fait par son sourire un empereur d'un homme.
C'est un baume aux chagrins les plus cuisants. - En sommeIl eût trouvé l'auteur de ses jours un brave homme[.]
Ces deux mentions sont assez rapprochées puisqu'elles figurent toutes deux dans le premier des deux chants constitutifs de "Stéphen". Il va de soi qu'on peut étendre le relevé à d'autres recueils de Banville.
Passons maintenant au sonnet "La Maline", doublon du sonnet "Au Cabaret-Vert".
Nous retrouvons comme dans "Au Cabaret-Vert" les rejets d'une syllabe aux frontières métriques, avec une prédilection pour les couleurs : "brune" en rejet à la césure du vers 1, et "belge" en rejet au monosyllabe "mets" dans l'entrevers des vers 3 et 4. Cela est à rapprocher du "Dormeur du Val" qui est une création contemporaine. Mais Rimbaud nous gratifie aussi de l'hémistiche en incise "je ne sais pas pourquoi". Rimbaud emprunte là encore l'idée à "Stéphen" de Banville :
[...] c'est elleQui - je ne sais pourquoi - se mit dans la cervelleDe tuer sans péril deux fats [...]
Je me suis fait mener - je ne sais trop pourquoi -Dans mon manoir antique, où je m'amuse commeOn s'amuse à chasser quand on est gentilhomme.[...]
La deuxième citation a l'intérêt d'offrir une équivalence plus stricte, tout le second hémistiche est l'incise, "pas" se substituant à "trop" chez Rimbaud. Précisons que dans l'édition de 1864 la ponctuation est modifiée, les tirets sont remplacés par des virgules, ce qui correspond au choix de Rimbaud et ce qui laisse penser que Rimbaud avait à Douai accès aux deux versions des Cariatides, puisqu'il peut suivre ici la ponctuation de 1864 et tantôt reprendre un hémistiche de 1842.
Il me faudrait pour que mon relevé des réécritures soit complet parler de "La Voie lactée" ou de la série "Amours d'Yseult", ainsi que des poèmes inédits de l'édition de 1864. Mais je laisse de côté pour l'instant les poèmes inédits de 1864, et j'ai déjà pas mal parlé sur ce blog soit de "La Voie lactée", soit de la série "madame Yseult" ou "Amours d'Yseult".
Je décide de m'en garder un peu sous le coude. Ce que je produis ici me demande déjà un grand investissement. Je signale tout de même en conclusion le fait suivant à l'attention. Je viens de rapprocher le "je ne sais trop pourquoi" en incise dans "Stéphen" d'une incise équivalente dans "La Maline", et cela s'inscrit dans une phrase dont la suite immédiate offre précisément le "comme" à la rime encadré d'une répétition d'un même verbe "m'amuse"."s'amuse", ce qui coïncide avec le cas du "Dormeur du Val" d'un "comme" à la rime calé entre deux reprises de conjugaisons du verbe "sourire" : "Souriant" et "Sourirait".
Les sonnets "La Maline" et "Le Dormeur du Val" sont contemporains. Sauf inattention de ma part, il n'y a pas de "comme" à la césure ou à la rime chez Rimbaud avant "Roman" qui est daté du 29 septembre 1870, et les "comme" à la rime ou à la césure se concentrent donc dans "Roman" et les sonnets dits du "cycle belge" qui datent d'octobre 1870 :
Qui palpite là, comme une petite bête... ("Roman", 29 septembre 1870)Un schako surgit, comme un soleil noir... - Au centre, ("L'Eclatante victoire de Sarrebruck", octobre 1870)Un petit baiser, comme une folle araignée, ("Rêvé pour l'hiver", "7 octobre" 1870)Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant commeSourirait un enfant malade, il fait un somme[.] ("Le Dormeur du Val", octobre 1870)
Le dernier vers s'inspire donc du "comme" à la rime que nous venons de citer dans "Stéphen", sachant qu'il y a deux fois le mot "comme" à la rime dans ce poème en dizains. Le "comme" figure aussi à la rime dans le poème "La Voie lactée", et contrairement à ce qui se passe pour le pronom relatif "dont" Banville n'a pas renoncé à ces mentions à la rime dans la version de 1864.
Dès 1842, Banville pratiquait plusieurs fois le mot "comme" à la rime, et jamais il ne l'osait devant la césure. Rimbaud pouvait savoir que Banville imitait son modèle Musset des Contes d'Espagne et d'Italie et bien sûr le modèle hugolien lui-même. Le "comme" à la rime figure dans Les Feuilles d'automne et nous en avons un à la césure dans "Force des choses" des Châtiments en 1853. Il fallait lire les drames en vers hugoliens pour identifier l'antériorité de Victor Hugo, mais Banville invitait à lire Marion de Lorme, et Rimbaud a pu se reporter lui-même à Cromwell, Ruy Blas ou Les Burgraves. Rimbaud savait pertinemment que Baudelaire n'avait pas inventé le "comme" à la césure ni le "comme un", puisque Rimbaud avait conscience du "comme une" à la rime des Marrons du feu, des "comme" à la rime de Banville dès 1842, du "Dont" à la rime toujours dès 1842, et il avait donc des éléments pour soupçonner qu'il y avait une genèse aux césures audacieuses bien avant Baudelaire et le parnassiens. Il connaissait à tout le moins l'audace du vers de "Mardoche" de Musset. On sent que, contrairement à l'inattentif Verlaine, Rimbaud n'a pas attribué à Baudelaire des innovations d'audace à la césure ou à l'entrevers. Notons que dans "Le Châtiment de Tartufe" Rimbaud pratique la préposition "sous" à la rime, ce qui fait que pour les entrevers Rimbaud commence par imiter les audaces déjà pratiquées par Hugo et Leconte de Lisle, "sous" à la rime dans Marion de Lorme, "sous" et "comme" à la césure dans le recueil méconnu de Leconte de Lisle de 1855.
La liste est éloquente : quatre "comme" à la rime, pas un seul devant la césure, deux séquences "et comme" et un "comme" qui est plus facile à détacher à cause de sa valeur exclamative. Rimbaud a repris le plus marquant. Pour le "comme" à la césure, il est clair que son inspiration est ailleurs, la ressemblance entre les vers de "Roman" et "Rêvé pour l'hiver" est peut-être un indice, mais je n'ai pas encore cherché s'il était exploitable ou non !
Car les champs sont aussi le grand poëme, et commeUn livre écrit par Dieu pour l'extase de l'homme. ("La Voie lactée", chant second)Quelque moyen nouveau que l'on ignorait ! commeLe monde entier devient un immense hippodromeOù l'on court sans fatigue après le but ! Et puisTu sais, on va le soir regarder dans le puits. ("Stéphen", chant I, XVII, note : le "puis" à la rime est repris lui aussi à Victor Hugo)Dans mon manoir antique, où je m'amuse commeOn s'amuse à chasser quand on est gentilhomme ("Stéphen", chant II, XXXVII)Si vous voyez un homme au regard obscurciQui semble se trouver seul parmi tous, et commeChercher quelqu'un, priez, et dites-vous : cet homme[...] ("A M. E. C")