samedi 5 avril 2025

Réécritures des Cariatides de Banville par Rimbaud (partie 2/2)

Comme je l'ai montré dans mes récents articles, le poème "Roman" s'inspire de vers précis du "conte en sizains" "Ceux qui meurent" des Cariatides de Banville, le "Souriant comme Sourirait un enfant malade..." s'inspire du poème "Stéphen" du même recueil de 1842. Cette seconde partie d'article va être l'occasion de revenir justement sur les poèmes "Stéphen" et "Ceux qui meurent", mais je voudrais préalablement apporter des précisions utiles.
On n'étudie pas en général les variantes des poèmes de Lamartine, Victor Hugo et plusieurs autres. Il existe en particulier des variantes pour le recueil Les Feuilles d'automne, mais dans l'ensemble un poème de Victor Hugo une fois publié est établi une fois pour toutes. Baudelaire est un cas particulier de poète, puisque son premier recueil a été censuré et qu'il l'a remanié pour la composition et pour certains vers. Mais, là encore, les variantes sont souvent considérées comme secondaires, et cela vaut pour Verlaine et pour d'autres.
Les rimbaldiens étudient les variantes des poèmes de Rimbaud, qui n'a quasi rien publié et qui donc avait des manuscrits qu'il lui était loisible de retravailler. Ici, nous découvrons la version originale de 1842 des Cariatides de Banville, et ce que nous découvrons c'est l'importance des variantes. Banville avait pratiqué abondamment la rime "d'or"/"dort" (en incluant "s'endort", etc.). Mais Rimbaud avait tenu compte aussi de la préface de l'édition de 1842 pour la mise en avant de l'âge précoce du poète. Et puis, j'ai signalé que Rimbaud avait repris l'hémistiche "aux cailloux des chemins" à un poème des Cariatides, en le déplaçant d'une position de second hémistiche à celle de premier hémistiche, comme il l'a fait en reprenant à Coppée l'hémistiche : "Les tilleuls sentent bon". Dans Les Cariatides, Banville fournit à la rime tantôt l'hémistiche : "aux cailloux du chemin", tantôt celui-ci : "aux buissons du chemin." Mais l'hémistiche "aux cailloux du chemin" est inédit au recueil de 1842, puisque dans la version de 1864 le vers qui le contenait a été entièrement remanié :
 
Et meurtrissons nos pieds aux cailloux du chemin.
 
Et nous déchirerons nos pieds sur le chemin.
C'est un peu comme si Rimbaud donnait tort à Banville d'avoir corrigé ce vers. Rimbaud va plagier ce que le Maître a rejeté, dédaigné.
Banville a pratiqué aussi le pronom relatif "dont" en suspens à la rime dès 1842 dans le poème "Le Stigmate" et il se trouve que Rimbaud va employer le "dont" en suspens à la césure dans "Les Premières communions". Le poème "Les premières communions" est en sizains puis quatrains et il contient des sections numérotées. Certes, l'influence de Banville n'est pas perceptible dans le sujet du poème, ni dans le vers même où Rimbaud pratique le mot "dont" à la césure, mais il me suffit de considérer que Rimbaud a identifié chez Banville un mot grammatical audacieux en suspens métrique. Or, dans l'édition de 1864, le "dont" à la rime disparaît au profit d'un vers plus sage. Nous passons de la séquence :
Une nuit qu'il pleuvait, un poëte profane
M'entraîna follement chez une courtisane,
Cydalise d'amour, blanche d'épaules, dont
J'avais ouï parler par plus d'un Céladon.
[...]
 à la séquence suivante :
Une nuit qu'il pleuvait, un poète profane
M'entraîna follement chez une courtisane,
Cidalise d'amour, dont les jeunes rimeurs
Couronnaient à l'envi leur corbeille aux primeurs.
Enfin, j'ajoute à cela les variations orthographiques qui ont leur importance, puisque dans l'édition de 1842 Banville écrit à plusieurs reprises l'idée de la bohème avec l'accent circonflexe du nom de lieu, ce que fera Rimbaud dans son célèbre sonnet "Ma Bohême" et ce qui est inévitablement relever dans les commentaires.
Il est clair que Rimbaud a lu la première édition même des Cariatides de Banville. J'estime qu'il a lu les deux versions, celle de 1842 et celle de 1864, et cela se comprend aisément, il y a des raisons matérielles à cela. J'ajoute que les sonnets dits du cycle belge ont probablement été composés à Douai même au mois d'octobre 1870, et la question de compositions aussi tardives se pose pour d'autres poèmes remis à Demeny... Je ne crois pas que Rimbaud ait composé les sept sonnets dits du cycle belge pendant sa fugue, et à part "Le Buffet", les six autres sonnets ne peuvent être antérieurs à mon sens au second séjour douaisien. Peu importe ici le débat au cas par cas, ce que je veux souligner c'est qu'à Douai Rimbaud a eu accès à une édition de 1842 que détenait soit Izambard qui l'aurait laissé en dépôt chez ses tantes Gindre, soit Demeny. Ou alors Rimbaud a voyagé avec une édition usée du recueil à ce moment-là.
Vous imaginez l'importance sherlockholmesque de savoir que Rimbaud a lu de près la première version originale des Cariatides et pas seulement celle remaniée de 1864 ?
Passons maintenant à une deuxième mise au point. Dans ses lettres à Banville, Rimbaud insiste sur son jeune âge. De manière paradoxale, il se vieillit quelque peu, il sait qu'il est en réalité beaucoup trop jeune pour ne pas soulever de la méfiance, mais Rimbaud vise à une sorte d'égalité avec Banville. Il lui dit dans la lettre du 24 mai 1870 qu'il a dix-sept ans et que dans deux ans il sera à Paris, ce qui revient à dire que comme Banville il sera en mesure de publier son premier recueil de poésies à dix-neuf ans. Il s'agit bien d'émulation entre poètes ici. Or, Banville a joué lui-même dans un esprit de compétition avec l'un des quatre grands romantiques. Objectivement, il y a deux des grands poètes romantiques qui furent précoces : Hugo et Musset. Lamartine est plus âgé, il atteint déjà les trente ans quand il publie ses Méditations poétiques et le recueil est publié suite à une réputation qu'il a acquise par des lectures privées. Vigny est né en 1797, ce qui fait que son premier recueil paru en 1822 témoigne lui aussi d'une relative précocité. Il n'a que vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Mais ce n'est pas aussi impressionnant que dans les cas de Victor Hugo et d'Alfred de Musset. Victor Hugo est né en 1802 et il publie son premier recueil en même temps que Vigny et il a en outre joui de son succès à l'Académie des jeux floraux de Toulouse. Et puis, il y a Alfred de Musset qui a publié au même jeune âge que Banville, au sortir du lycée, son recueil Contes d'Espagne et d'Italie. Or, le recueil de Musset se caractérise par une conséquente production de récits en vers désinvoltes : la comédie Les Marrons du feu ou les poèmes du genre "Don Paez" et "Portia". Mais ce début de désinvolture n'est rien à côté de la pièce finale intitulée "Mardoche". Musset aurait composé à la hâte le poème "Mardoche" pour s'assurer que son volume de poésies ait une épaisseur digne de publication. Il s'agit d'un long poème en rimes plates et pour gagner encore du volume le poème est saucissonné en dizains numérotés. Et Banville s'en est inspiré dans le cas du poème "Stéphen" qui a pour titre le nom de son héros comique ou dérisoire, et qui est composé de dizains numérotés. Notez que dans l'édition de 1864 le poème est réintitulé "Les Baisers de pierre" et perd cette subdivision en dizains de rimes plates pour devenir un long morceau simplement composé en rimes plates. Cet acte confirme paradoxalement le caractère artificiel du découpage originel en dizains, ce qui va dans le sens de l'imposture qui amusait Musset.
Tout au long de "Stéphen", Banville imite la manière de "Mardoche" et ce sera la même chose avec les parties en sizains sur les personnages de Henri et Sténio dans la série "Ceux qui meurent et ceux qui combattent". Et cette imitation va s'étendre à une pratique accrue des rejets sinon contre-rejets d'une syllabe à la rime ou à la césure, avec une prédilection aussi pour les adjectifs de couleur. Cela aussi relie Musset et Banville.
En clair, dans son recueil de 1842, avec "Stéphen" et "Ceux qui meurent et ceux qui combattent", Banville se présentait à son public comme le nouveau Musset de dix-neuf ans !
J'ajoute que le titre du premier recueil de Musset comporte la mention d'un genre : "Contes", quand les poèmes "Stéphen" ou "Ceux qui meurent et ceux qui combattent" s'identifient tantôt à un "roman", tantôt à un "conte en sizains". Et Rimbaud a repris ce second degré avec le titre "Roman" pour une composition en vers de septembre 1870 et dans ses Illuminations Rimbaud va fournir une prose intitulée "Conte" où on pourrait étudier les ressemblances avec "Roman" : par exemple, le bouclage du poème avec l'évolution d'un début à une fin qui fait ressortir un contraste qui vaut morale.
Revenons à Banville. Le poème "Stéphen" est devenu "Les Baisers de pierre", mais il faut ajouter que Banville souligne que "Namouna" de Musset est une autre histoire de Don Juan et "Stéphen" est explicitement un récit autour d'un don juan de pacotille. Dans l'édition originale, nous avons une indication de source capitale qu'il convient aussi de prendre en considération. Banville cite en épigraphe un extrait d'une lettre d'Alphonse Karr :
 
    Voilà ce que je vous dirais, Madame, si vous étiez MADELEINE, si j'étais STEPHEN.
         J'ai l'honneur d'être, Madame, votre très-humble, très-obéissant serviteur.
                        Alphonse KARR - Lettre à Madame *** née Camille S...
 
                                     Font-Georges. - Du mois de mai.
 Je vous avoue ne pas tout comprend à cette épigraphe, mais Alphonse Karr est un romancier assez connu au dix-neuvième siècle et son plus grand succès n'est autre que son premier roman qui portait le titre Sous les tilleuls dont le héros est précisément Stéphen. J'imagine que Rimbaud a dû essayer de lire ce roman, ce qui n'est pas encore mon cas. Il paraît que Karr écrivait initialement en vers et que, refroidi par la critique, il s'est rabattu sur la prose. Les "tilleuls" sont subrepticement présents dans "Stéphen" de Banville et ils sont bien mis en avant dans "Roman" de Rimbaud. Il me semble clair que Rimbaud joue avec l'allusion au roman d'Alphonse Karr. Je verrai ultérieurement si j'arrive à en tirer parti. Mais, pour ce qui est de Musset, nous avons cité "Namouna" et il faut préciser encore qu'après ses Contes d'Espagne et d'Italie Musset a continué d'écrire des contes en vers : "Suzon", "Octave. Fragment", etc., et "Namouna" offre le modèle du conte en sizains numérotés qui nous vaut certaines parties de la série "Ceux qui meurent et ceux qui combattent". Il y aussi le principe de chapeauter cela par une sudivision en chant premier et chant second. Musset poursuivra dans la veine des contes avec "Rolla" et aussi avec le poème "une bonne fortune" qui est lui aussi en sizains numérotés. Notez plusieurs occurrences de l'expression "bonne fortune" dans Les Cariatides de Banville...
Rimbaud comprenait très bien la logique suivie par Banville et il identifiait nettement la compétition avec Musset. Et dans "Roman", le cliché de l'interjection "Nuit de juin" à côté de la mention "dix-sept ans" est sans aucun doute plus perfide qu'il n'y paraît. Les poésies de Musset sont publiés dans des recueils qui suivent à peu près la chronologie des publications, et ainsi après la lecture de "Rolla", "Une bonne fortune" et "Lucie" nous basculons dans la série des "Nuits" où juin n'a pas son lot : "Nuit de mai", "Nuit de décembre", "Nuit d'août", "Nuit d'octobre". La mention "dix-sept ans" fait écho à la lettre du 24 mai pour un lecteur de tout ce qu'a pu écrire Rimbaud, mais cela vise finalement la précocité initiale dont se prévalait Banville... L'erreur est de croire que le lien à la lettre du 24 mai prouve que Rimbaud s'identifie à son personnage. C'est bien autrement retors.
Fort de tous ces éléments, il est temps d'en revenir aux vers de Banville en 1842.
On le sait, le poème "Ma Bohême" reprend plusieurs rimes des Odes funambulesques de Banville, ce qui a été mentionné par Michel Murat et Jacques Bienvenu, ce dernier ajoute que la rime "féal"."idéal" pourrait venir d'un poème de Mallarmé paru dans le premier Parnasse contemporain, sachant qu'à proximité un poème se clôt par une répétition qui est un clin d'oeil au poème "Le Saut du tremplin". Le mot "féal" se rencontre à la rime chez Hugo, et même chez Banville il me semble, mais jamais la rime en tant que telle : "idéal"/"féal".
Mais, comme je l'ai déjà indiqué, la rime "fantastique(s)"-"élastique(s)" si elle est reprise d'un sizain du "Saut du tremplin" de Banville met le lecteur sur la piste d'une autre révélation, puisque les deux tercets de "Ma Bohême" forment un sizain qui démarque en continu le sizain en question du "Saut du tremplin", avec des équivalences entre le pronom "moi" et le "je" mis à la césure, entre le "cœur" du poète et le "tremplin", etc. Et parallèlement, "Rêvé pour l'hiver" est une réécriture du poème final des Cariatides "A une Muse" qui est tout en sizains, et Rimbaud réécrit plus nettement ce poème dans les premiers vers, dans le premier quatrain, et puis joue sur des identités de rimes dans les tercets. Et notez que plusieurs passages de "Stéphen" ou de "Ceux qui meurent et ceux qui combattent" font écho au poème "A une Muse" avec l'hiver, les coussins, etc. Je n'ai pas la patience ici de relever pour vous tous les vers qui sont des avant-goût de passages du poème final "A une Muse".
Or, l'expression "aux cailloux du chemin" est reprise dans "Au cabaret-vert", et le mot "cailloux" en liaison au mot "rimes" avait son importance dans "Ma Bohême", et comme l'expression "aux cailloux du chemin" vient d'un poème sur le rôle du poète, voilà qui confirme que "Au cabaret-vert" met en scène le poète dans ce qui doit être sa fonction. J'ajoute que si plus haut je vous ai confronté les deux versions d'un même vers des Cariatides c'était pour amener aussi une preuve que Rimbaud a bien lu les deux versions des Cariatides, celle de 1842 et celle de 1864, puisque Rimbaud a écrit dans "Au Cabaret-vert" :
 
Depuis huit jours, j'avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. [...]
 Rimbaud a altéré sa reprise : "aux cailloux du chemin" devient "Aux cailloux des chemins", mais le verbe "déchiré" est repris au vers de 1864 d'où l'expression exacte "cailloux du chemin" a pourtant disparu : "Et nous déchirerons nos pieds sur le chemin."
Rimbaud a croisé les deux versions dans sa réécriture !
Le sonnet "Au cabaret-vert" ne s'inspire pas d'un thème traité par Banville, d'un poème précis, mais il emprunte à plusieurs reprises aux vers des Cariatides. L'expression "depuis huit jours" fait écho à plusieurs occurrences des "huit jours" sinon "huit nuits" dans "Stéphen" : "pendant huit jours", "me donner huit nuits de vos nuits", "Quand on s'aime huit jours", "huit jours seulement", "Vivre un jour sur huit jours". Le "jambon" a deux occurrences dans le sonnet de Rimbaud, et une à la rime dans "Stéphen" :
 
- Son auteur, là-dessus, découpe le jambon
- Que ton parfum est doux, ô suave caresse !
[...]
Je cite à dessein le vers suivant avec l'occurrence "parfum" et dans les vers qui précèdent nous avons un rejet à cheval sur deux dizains : "allume XVI. L'appétit".
Dans "Au Cabaret-Vert", dans la continuité du Musset des Contes d'Espagne et d'Italie et du "Stéphen" de Banville, Rimbaud pratique deux rejets d'une syllabe d'un vers à l'autre : "Verte" et "D'ail". La mention de couleur est à rapprocher inévitablement du rejet à la césure dans "Roman" avec les tilleuls... verts. L'expression "Rieuse" dans le sonnet rimbaldien cite d'évidence des vers des Cariatides : plusieurs occurrences dans "La Voie lactée", puis d'autres dans "Stéphen", et ainsi de suite : "quelque rieuse histoire", "Et sur la canzona d'une rieuse fille ;"Carlotta la divine, et la rieuse Elssler ; -"ma rieuse Phyllis", etc.
Quant à la mention d'une fille aux "tétons énormes", c'est là encore un écho sensible aux vers particulièrement osés du alors très jeune Banville, et "yeux vifs" pourrait être une adaptation de "yeux éclatants" :
 
Enfin - que le public ou non s'en scandalise -
Je distille l'amour près d'une Cydalise.
- Brune sous tous rapports et les yeux éclatants,
Sa taille a beaucoup plu quand elle avait vingt ans.
Tu vois, je te l'ai dit, je suis toujours le même,
Toujours aussi Français, toujours aussi Bohême,
[...]
Je cite à dessein plusieurs vers de ce dizain avec l'idée du scandale et le fait que cette attitude soit qualifiée de "Bohême". La fin de ce dizain mentionne "Paul de Kock" à la rime, ce qui est peut-être à rapprocher d'un dizain zutique de Verlaine, mais ce qu'il importe de souligner c'est que cette citation prouve qu'il y a une continuité entre les sonnets remis à Demeny (cela dit sans adhérer aux billevesées qui parlent d'un recueil confié au poète douaisien).
Je vous cite un extrait du dizain suivant, en y incluant volontairement une fin de phrase :

[...]
Du reste, aimant beaucoup le vert tendre et le rose.
- Ma Muse, à moi, n'est pas une de ces beautés
Qui se drapent dans l'ombre avec leurs majestés
Comme avec un manteau romain. - C'est une fille
A l'allure hardie, au regard qui pétille.
Elle sait se coucher sans voile en un hamac,
Dire des chants d'amour, et fumer du tabac / De caporal. [...]
 "Elle sait se coucher sans voile..." correspond à "Celle-là, ce n'est pas un baiser qui l'épeure", le goût du vert et du rose est repris dans le sonnet de Rimbaud : "Cabaret-Vert" et "table / Verte", mais aussi "jambon rose et blanc" dont la jouissance se superpose à la vision de la serveuse aux "tétons énormes". Il va de soi que Rimbaud donne une idée d'allure hardie et de regard qui pétille dans sa Muse d'un soir.
Suivent des récits osés, et au dizain XXXII nous avons pour chute au dizain cette profession de foi comique :
 
- Des seins fermes et lourds, au moins, c'est positif.
 Je pourrais citer d'autres passages, mais je vous ai donné tout ce qui était nécessaire pour apprécier l'influence du seul poème "Stéphen" de Banville sur la composition du sonnet "Au Cabaret-Vert". Je rappelle qu'il y a quelques jours dans un autre article je donnais des vers précis que Rimbaud avait réécrit dans "A la Musique" et surtout dans "Roman".
On va prolonger l'exercice avec la mention "en somme" à la rime et avec le sonnet "La Maline".
La mention à la rime "en somme" est d'origine hugolienne, elle apparaît dans Cromwell, mais c'est devenu un cliché aussi chez Banville. Le "En somme" est employé en début d'alexandrins dans "Ceux qui meurent I XV", mais il l'est à deux reprises à la rime dans le seul poème "Stéphen".
 
Tout cela s'appelait Judith. - La vierge, en somme,
Eût fait par son sourire un empereur d'un homme.
C'est un baume aux chagrins les plus cuisants. - En somme
Il eût trouvé l'auteur de ses jours un brave homme[.]
Ces deux mentions sont assez rapprochées puisqu'elles figurent toutes deux dans le premier des deux chants constitutifs de "Stéphen". Il va de soi qu'on peut étendre le relevé à d'autres recueils de Banville.
Passons maintenant au sonnet "La Maline", doublon du sonnet "Au Cabaret-Vert".
Nous retrouvons comme dans "Au Cabaret-Vert" les rejets d'une syllabe aux frontières métriques, avec une prédilection pour les couleurs : "brune" en rejet à la césure du vers 1, et "belge" en rejet au monosyllabe "mets" dans l'entrevers des vers 3 et 4. Cela est à rapprocher du "Dormeur du Val" qui est une création contemporaine. Mais Rimbaud nous gratifie aussi de l'hémistiche en incise "je ne sais pas pourquoi". Rimbaud emprunte là encore l'idée à "Stéphen" de Banville :
 
[...] c'est elle
Qui - je ne sais pourquoi - se mit dans la cervelle
De tuer sans péril deux fats [...]
Je me suis fait mener - je ne sais trop pourquoi -
Dans mon manoir antique, où je m'amuse comme
On s'amuse à chasser quand on est gentilhomme.
[...]
La deuxième citation a l'intérêt d'offrir une équivalence plus stricte, tout le second hémistiche est l'incise, "pas" se substituant à "trop" chez Rimbaud. Précisons que dans l'édition de 1864 la ponctuation est modifiée, les tirets sont remplacés par des virgules, ce qui correspond au choix de Rimbaud et ce qui laisse penser que Rimbaud avait à Douai accès aux deux versions des Cariatides, puisqu'il peut suivre ici la ponctuation de 1864 et tantôt reprendre un hémistiche de 1842.
 Il me faudrait pour que mon relevé des réécritures soit complet parler de "La Voie lactée" ou de la série "Amours d'Yseult", ainsi que des poèmes inédits de l'édition de 1864. Mais je laisse de côté pour l'instant les poèmes inédits de 1864, et j'ai déjà pas mal parlé sur ce blog soit de "La Voie lactée", soit de la série "madame Yseult" ou "Amours d'Yseult".
Je décide de m'en garder un peu sous le coude. Ce que je produis ici me demande déjà un grand investissement. Je signale tout de même en conclusion le fait suivant à l'attention. Je viens de rapprocher le "je ne sais trop pourquoi" en incise dans "Stéphen" d'une incise équivalente dans "La Maline", et cela s'inscrit dans une phrase dont la suite immédiate offre précisément le "comme" à la rime encadré d'une répétition d'un même verbe "m'amuse"."s'amuse", ce qui coïncide avec le cas du "Dormeur du Val" d'un "comme" à la rime calé entre deux reprises de conjugaisons du verbe "sourire" : "Souriant" et "Sourirait".
Les sonnets "La Maline" et "Le Dormeur du Val" sont contemporains. Sauf inattention de ma part, il n'y a pas de "comme" à la césure ou à la rime chez Rimbaud avant "Roman" qui est daté du 29 septembre 1870, et les "comme" à la rime ou à la césure se concentrent donc dans "Roman" et les sonnets dits du "cycle belge" qui datent d'octobre 1870 :

Qui palpite là, comme une petite bête... ("Roman", 29 septembre 1870)

Un schako surgit, comme un soleil noir... - Au centre, ("L'Eclatante victoire de Sarrebruck", octobre 1870)
 
Un petit baiser, comme une folle araignée, ("Rêvé pour l'hiver", "7 octobre" 1870)
 
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme[.] ("Le Dormeur du Val", octobre 1870)
Le dernier vers s'inspire donc du "comme" à la rime que nous venons de citer dans "Stéphen", sachant qu'il y a deux fois le mot "comme" à la rime dans ce poème en dizains. Le "comme" figure aussi à la rime dans le poème "La Voie lactée", et contrairement à ce qui se passe pour le pronom relatif "dont" Banville n'a pas renoncé à ces mentions à la rime dans la version de 1864.
Dès 1842, Banville pratiquait plusieurs fois le mot "comme" à la rime, et jamais il ne l'osait devant la césure. Rimbaud pouvait savoir que Banville imitait son modèle Musset des Contes d'Espagne et d'Italie et bien sûr le modèle hugolien lui-même. Le "comme" à la rime figure dans Les Feuilles d'automne et nous en avons un à la césure dans "Force des choses" des Châtiments en 1853. Il fallait lire les drames en vers hugoliens pour identifier l'antériorité de Victor Hugo, mais Banville invitait à lire Marion de Lorme, et Rimbaud a pu se reporter lui-même à Cromwell, Ruy Blas ou Les Burgraves. Rimbaud savait pertinemment que Baudelaire n'avait pas inventé le "comme" à la césure ni le "comme un", puisque Rimbaud avait conscience du "comme une" à la rime des Marrons du feu, des "comme" à la rime de Banville dès 1842, du "Dont" à la rime toujours dès 1842, et il avait donc des éléments pour soupçonner qu'il y avait une genèse aux césures audacieuses bien avant Baudelaire et le parnassiens. Il connaissait à tout le moins l'audace du vers de "Mardoche" de Musset. On sent que, contrairement à l'inattentif Verlaine, Rimbaud n'a pas attribué à Baudelaire des innovations d'audace à la césure ou à l'entrevers. Notons que dans "Le Châtiment de Tartufe" Rimbaud pratique la préposition "sous" à la rime, ce qui fait que pour les entrevers Rimbaud commence par imiter les audaces déjà pratiquées par Hugo et Leconte de Lisle, "sous" à la rime dans Marion de Lorme, "sous" et "comme" à la césure dans le recueil méconnu de Leconte de Lisle de 1855.

La liste est éloquente : quatre "comme" à la rime, pas un seul devant la césure, deux séquences "et comme" et un "comme" qui est plus facile à détacher à cause de sa valeur exclamative. Rimbaud a repris le plus marquant. Pour le "comme" à la césure, il est clair que son inspiration est ailleurs, la ressemblance entre les vers de "Roman" et "Rêvé pour l'hiver" est peut-être un indice, mais je n'ai pas encore cherché s'il était exploitable ou non !
Car les champs sont aussi le grand poëme, et comme
Un livre écrit par Dieu pour l'extase de l'homme. ("La Voie lactée", chant second)
 
Quelque moyen nouveau que l'on ignorait ! comme
Le monde entier devient un immense hippodrome
Où l'on court sans fatigue après le but ! Et puis
Tu sais, on va le soir regarder dans le puits. ("Stéphen", chant I, XVII, note : le "puis" à la rime est repris lui aussi à Victor Hugo)
 
Dans mon manoir antique, où je m'amuse comme
On s'amuse à chasser quand on est gentilhomme ("Stéphen", chant II, XXXVII)
 
Si vous voyez un homme au regard obscurci
Qui semble se trouver seul parmi tous, et comme
Chercher quelqu'un, priez, et dites-vous : cet homme
[...] ("A M. E. C")

jeudi 3 avril 2025

Comparaison des deux versions des Cariatides de 1842 et 1864 et mise au point sur la rime "d'or"/"dort" !!!

Dans le précédent article, nous avons signalé à l'attention plusieurs sources, jamais citées auparavant, ou du moins par un autre que nous-même, aux vers et proses de Rimbaud. Nous avons en effet proposé quatre rapprochements avec les poèmes en prose d'Illuminations, dont deux assez conséquentes, nous avons souligné également la réécriture dans "Rêvé pour l'hiver" du poème final "A une Muse" (ou "A une Muse folle") des Cariatides de Banville.
Nous allons reprendre d'ici peu cette étude pour la première moitié du recueil, à savoir pour les trois poèmes du premier livre et pour les premiers poèmes du deuxième livre. Cela permet d'étudier la longue composition "La Voie lactée" d'un côté et de l'autre les poèmes proches "Stephen" et "Ceux qui meurent".
Je vais aussi en profiter avant de m'attaquer à cette deuxième partie pour comparer l'édition originale de 1842 au texte de l'édition de 1864 que, visiblement, possédait Rimbaud.
Je fais quelques rappels.
A la toute fin de 1842, l'année précédant l'échec des Burgraves, Banville a publié son premier recueil Les Cariatides, en pleine époque de dominante du romantisme en France, vingt-quatre ans avant l'apparition du Parnasse contemporain, près d'une décennie avant les premières publications de Leconte de Lisle, une décennie avant Emaux et camées de Théophile Gautier, treize ans avant la première fournée de Fleurs du Mal parues dans la Revue des Deux Mondes. Banville n'est pas un parnassien à ce moment-là, c'est un poète romantique admiratif en particulier de Victor Hugo et d'Alfred de Musset, un lecteur d'Hégésippe Moreau ou d'Alfred de Vigny. Banville ne pratiquait alors ni le trimètre, ni les césures audacieuses sur des proclitiques, mais il pratiquait à la suite de ses lectures favorites des enjambements d'un vers à l'autre avec des mots grammaticaux d'une syllabe à la rime dont le mot "comme" et le pronom relatif "dont", et il osait quelques mises en relief d'une syllabe en rejet ou contre-rejet à la césure, même si c'était parcimonieusement et faiblement.
Banville accentuait le motif de la bohème dans le domaine des vers, il fournissait deux premiers triolets dans un recueil. Il faut aussi souligner qu'il met en avant des figures de suicidée par noyade qui préfigurent le motif d'Ophélie en poésie avec le poème de ce nom d'Henry de Murger.
Banville a publié son second recueil Les Stalactites dès 1846, recueil dont nous parlerons prochainement, ainsi que des Odelettes et du Sang de la coupe.
En 1857, l'année de la première édition des Odes funambulesques, il y a eu une édition des Poésies complètes de Banville qui reprenait les recueils Cariatides, Stalactites, Odelettes et y ajoutait un ensemble de poèmes inédits devenu le recueil Le Sang de la coupe. En 1864, avec une couverture bleue en papier, nous avons eu droit à une "Nouvelle édition" des Cariatides qui est en réalité l'édition des Poésies complètes sous le titre du seul premier recueil Les Cariatides. Cette édition de 1864 est subdivisée en six livres, dont les trois premiers seuls correspondent au recueil original de 1842. Le quatrième livre correspond aux Stalactites, le cinquième aux Odelettes et le sixième au Sang de la coupe avec en mention sur la couverture le titre du poème "La Malédiction de Vénus" que Banville a déclaré le chef-d’œuvre de ce dernier ensemble. Je n'ai pas encore pu consulter l'édition de 1857 des Poésies complètes, je vais me contenter dans le présent article d'une comparaison entre l'édition originale de 1842 et les trois premiers livres de l'édition de 1864. Les changements concernent la sélection des poèmes, éventuellement les titres de poèmes, mais surtout les variantes au plan des vers, ainsi bien évidemment que préfaces ou autres pourtours du recueil.
L'édition de 1864 s'ouvre par un poème liminaire "Envoi" en dix-huit quatrains d'octosyllabes à rimes croisées qui ne faisait partie d'aucun des recueils antérieurs.
Le recueil de 1864 ne contient pas non plus la dédicace "A Victor Perrot", et surtout elle ne contient pas la préface  dont nous avons souligné que Rimbaud la citait dans ses deux lettres à Banville du 24 mai 1870 et du 15 août 1871. C'est une première mise au point essentielle au plan de la comparaison des éditions des poèmes de Banville ! Et, à ma connaissance, personne avant moi n'a jamais effectué de rapprochement entre la préface et les lettres de Rimbaud à Banville. Il s'agit tout de même d'une préface où Banville explicite quelque peu ses griefs contre Scribe et le genre du vaudeville, ce qui n'est pas sans intérêt pour les études rimbaldiennes : "Michel et Christine", "Un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi." Notons que Scribe est mis plus bas que la "contrefaçon belge", le poème "Michel et Christine" ayant été composé en août 1872 en Belgique selon toute vraisemblance. Cela a peut-être un intérêt... En tout cas, l'attaque de paragraphe : "J'ai dix-neuf ans[,]# nous a valu la mention : "j'ai dix-sept ans" dans la lettre du 24 mai 1870 et la symétrique attaque de paragraphe : "J'ai dix-huit ans[,]" dans la lettre du 15 août 1871. Rimbaud se traitant d'imbécile dans cette dernière lettre s'inspire aussi de la remarque au second degré de Banville faisant de Virgile un "crétin triste" et d'Horace "un déplorable goîtreux". Par paronomase, la mention finale "Scribes" confirme l'intérêt de cette préface pour méditer "Michel et Christine", même si nous n'avons pas rencontré le mot "épouvante" lui-même sous la plume de Banville, lettre du 20 septembre 1842, trente ans presque avant la composition de "Michel et Christine".
Entre l'édition de 1842 subdivisée en trois livres et les trois premiers livres de l'édition de 1864, d'autres différences sautent aux yeux.
Le premier livre de 1842 est composé de trois poèmes seulement : "I. Sur ce livre" en dix-sept sizains pour deux tiers en alexandrins, pour un tiers en octosyllabes, "II. La Voie lactée" long poème en rimes plates subdivisé en deux chants, "III. Stéphen"poème en dizains numérotés de rimes plates et subdivisé lui aussi en deux chants, l'un de cinquante-deux dizains, l'autre de seulement quarante-six. Les trois poèmes sont accompagnés d'épigraphes dans l'édition originale chez "Pilout, éditeur" : "Sur ce livre" offre une épigraphe en prose de Victor Hugo tirée de "Littérature et philosophie mêlées" ; "La Voie lactée" offre une citation de quatre vers des Métamorphoses d'Ovide, et je relève "candeur" dans la citation hugolienne précédente et "candore" dans celle du poète latin.Pour "Stéphen", l'épigraphe est particulière, puisque la citation d'Alphonse Karr parle précisément de s'identifier au personnage nommé "Stéphen". Je vous laisse consulter ces épigraphes dans l'édition fac-similaire que je consulte :
 

Le premier livre de l'édition de 1864 est nettement distinct. Il est constitué de non pas trois, mais cinq poèmes. Le premier poème au titre même du recueil "Les Cariatides" est une pièce inédite (à moins qu'elle n'ait été lancée dans l'édition de 1857). Il s'agit par ailleurs d'un poème un peu particulier, puisque ce n'est pas exactement une terza rima ou tierce rime, puisque les tercets du poème sont conclus par un vers isolé mais aussi précédés d'un autre vers isolé. Le poème "Sur ce livre" change de titre et devient "Dernière angoisse". Nous avons ensuite le poème "La Voie lactée". Suit un autre poème inédit intitulé "Confession" et enfin le poème "Stéphen" change de titre pour devenir "Les Baisers de pierre". Il a perdu sa subdivision en deux chants, comme son séquençage en dizains de rimes plates. Il s'agit désormais d'un poème en rimes plates avec quatre parties numérotées en chiffres romains. Et la pièce est dédicacée "A Armand du Mesnil" désormais. Il s'agit du seul poème dédicacé sur les cinq qui composent le premier livre de l'édition de 1864. Le titre de ce premier livre est précisément Les Cariatides avec une précision chronologique en deuxième ligne : "1841-1842", ce qui peut être suspect quant aux deux poèmes inédits "Les Cariatides" et "Confession".
Le deuxième livre a une fenêtre chronologique plus large "1839-1842" et il s'intitule "Yseult" sur la couverture, mais cette mention disparaît dans le corps de l'ouvrage où le deuxième livre n'a pas de titre propre, il s'ouvre simplement sur la série intitulée "Amours d'Yseult".
En 1842, le "Livre deuxième" était sous-titrée "Poésies", le premier étant sous-intitulé "Poëmes", et la première série s'intitulait plus précisément "Madame Yseult" avec le sous-titre "Feuillets détachés" qu'accompagnait une épigraphe de George Sand. Les variantes peuvent être importantes, mais nous avons la même succession de sept poèmes sous le titre nouveau "Amours d'Yseult", le même enchaînement avec "Phyllis", puis "Le Songe d'une nuit d'hiver" qui raccourcit son titre en "Songe d'hiver". Entre "Le Songe d'une nuit d'hiver" de 1842 et "Songe d'hiver" de 1864, les neuf parties numérotés de I à IX se correspondent, ainsi que les deux dernièers parties XI et XII, mais la pièce X en vers de quatre syllabes a été remplacée par un poème en vers de sept syllabes.
L'enchaînement est ensuite à nouveau respecté en 1864 avec "Clymène", puis "La Nuit de printemps" où seul ce titre raccourcit celui de 1842 "Le Songe d'une nuit de printemps". Vous notez que Rimbaud en accédant à l'édition originale pouvait constater la constante référence au Songe d'une nuit d'été de Shakespeare, pièce très présente allusivement dans les proses des Illuminations.
Nous arrivons enfin à la séquence "Ceux qui meurent et ceux qui combattent". Alors que certaines mentions ont disparu pour les poèmes précédents, par exemple "églogue" pour "Phyllis", ici le sous-titre "Episodes" originel est allongé "Episodes et fragments". Nous perdons tout de même une nouvelle épigraphe tirée de "Littérature et philosophie mêlées". D'autres remaniements sont importants. Dans l'édition originale, la section "Ceux qui meurent et ceux qui combattent" était subdivisée en deux parties titrées. La première partie "Ceux qui meurent" rassemblait trois premiers poèmes, sachant que le premier et le troisième poème étaient composés en sizains numérotés, numérotation qui disparaît en 1864. Les subdivisions "Ceux qui meurent" et "Ceux qui combattent" disparaissent également. L'édition de 1864 offre une simple série de six poèmes numérotés sous l'unique titre "Ceux qui meurent et ceux qui combattent. Fragments et épisodes." Il n'y a plus trois poèmes de "Ceux qui meurent" d'un côté et trois poèmes de "Ceux qui combattent" de l'autre.
L'enchaînement du recueil original est ensuite respecté, mais le titre générique "Sonnet" et l'épigraphe du Joseph Delorme tombent au profit du titre "La Renaissance". Le poème en tercets monorimes qui suit est remanié mais conservé, puis le second "Sonnet" gagne le titre "La Déesse" en étant lui aussi fortement retouché, puis nous avons une alternance qui est respectée avec de nouveau des tercets monorimes, et toujours d'importants remaniements, puis les quatrains du poème "Amour idolâtre" sont réintitulés "Idolâtrie". Et suit bien des tercets monorimes, avec une dose toujours plus embarrassante de remaniements qui rendent méconnaissables les pièces d'origine. Puis, comme dans l'édition originale, les pièces "Amour angélique", "Loys", "Devant l'Océan vert..." et "Leila" se suivent avec une présentation allégée. Cependant, une pièce inédite apparaît ensuite dans le défilement du recueil de 1864 : "Vénus couchée" avant que nous ne reprenions la suite de l'édition originale avec le poème en vers de cinq syllabes : "Pourquoi, courtisane, [...]" et les pièces "Le Stigmate", "Prosopopée d'une Vénus", "L'Auréole" et "Les Imprécations d'une figure sculptée" où le titre original est tout de même déformé : "Les Imprécations d'une cariatide".
Passons au troisième et dernier livre à comparer. Il était annoncé comme un ensemble d' "Odes et épîtres" en 1842. En 1864, c'est la fenêtre chronologique qui prime en guise d'information : "18414-1842".Le poème "A la Muse grecque" a été remanié en conséquence et a pris le titre "Erato". Le poème "A Victor Hugo" correspond à la suite originale, mais pas le poème inédit "A ma mère Madame Elisabeth-Zélie de Banville" qui est inédit. L'ordre originel est repris ensuite, mais "A M. E. C." change de titre et devient "Conseils à Jeanne". Le court poème "A Victor Perrot et Armand du Mesnil" est remplacé par "Le Pressoir" dédicacé "A Auguste Vitu". La suite est respectée avec "A vénus de Milo" et le poème à Auguste Supersac qui est remanié en "L'Eldorado". Nous avons bien ensuite le poème adressé "A madame Caroline A.", Angebert si nous nous reportons à l'édition originale, mais la fin du poème est réarrangée. Les pièces "Aux amis de Paul" et "A Niobé N." ("Niobé, vous étiez la Lyre [...]" sont bien à leurs places originelles. Puis, à sa place, le poème "A M. de Sainte-Marie" perd son titre et passe du tutoiement au vouvoiement. Le deuxième poème "A Niobé N." est correctement reconduit à sa place originelle.La série de huit poèmes "A Clymène. pastiches" est respectée, mais change de titre et devient "En habit zinzolin", tandis que les mentions de genres disparaissent : "rondeau", "triolet", "rondeau redoublé" et "madrigal". Et le poème conclusif "A une Muse" est maintenu à sa place en devenant "A une Muse folle".
Voilà pour vous donner une idée des remaniements sensibles du recueil. Deux poèmes inédits pour le seul premier livre qui passe de trois à cinq poèmes. Un poème remplacé par un autre dans une série, une autre substitution d'un poème par un autre au troisième livre et deux ou trois poèmes inédits à d'autres endroits des livres deuxième et troisième. Et cela s'accompagne de remaniements conséquents de maints vers des poèmes, voire parfois de strophes et séquences.
Qu'en est-il des remaniements pour les rimes "d'or"/"dort" et assimilées ?
 
 
Le poème "Amour idolâtre" est devenu "Idolâtrie" et sa rime "d'or"/"s'endort" a cédé la place à la rime plus "correcte" : "accord"/"s'endort".
 
La leçon originale :

Car chaque nuit, les Grâces, sœurs fidèles,
Dont le front porte un diadème d'or,
Baisent son sein lorsque, blanche comme elles,
   Lydia s'endort

Le nouvel accord :
 
Car, chaque nuit, les Grâces, sœurs fidèles,
Réglant leur pas dans un céleste accord,
Baisent son sein lorsque, blanche comme elles,
     Lydia s'endort.
 Pour le poème "Loys", la rime "s'endort"/"cor" est corrigée par le choix "confiteor".
 Dans "Prosopopée d'une Vénus" où nous perdons un blanc typographique, la rime "d'or"/"s'endort" le cède à une rime "d'or"/"trésor".
 
La leçon originale :
 
 
Oh ! trois et quatre fois malheur au siècle d'or
Où le prêtre s'oublie, où l'artiste s'endort !
 Le nouveau trésor de vers en or :
 
Oh ! trois et quatre fois malheur au siècle d'or
Où l'artiste éperdu foule aux pieds son trésor !
 Dans "Conseils à Jeanne" qui correspond au titre "A M. E. C.", la rime "d'or"/"endort" est remplacée par une rime "sort"/"endort".
 
La leçon originale :
 
 
Ni le palais de marbre avec ses lambris d'or ;
[...]
     Comme un enfant que l'on endort.
 
Le coup du sort pour Banville censeur de rimes :
 
 La violette en deuil qu'épargnerait le sort ;
[...]
       Comme un enfant que l'on endort.
 
 Dans "L'Eldorado" qui correspond au morceau "A Auguste Supersac", le quatrain à la rime problématique est remanié complètement.
 
La leçon originale :
 
 
Pourquoi nous attachons des épaulettes d'or
      Sur notre valetaille,
Et pourquoi dans le lit, lorsque l'Amour s'endort,
      La Satiété bâille ?

La révision de 1864 où même le verbe final perd son accent circonflexe :

Pourquoi nous achetons avec un vrai transport
     Tant de meubles rocaille,
Et pourquoi dans le lit, lorsque l'Amour s'endort,
      La Satiété baille ?
Dans le sonnet "A un ciseuleur" qui correspond au poème "A M. de Sainte-Marie", Banville évite la rime "cour"/"court" et passe à celle "cour"/"amour".
C'est le fard léger des belles de cour,
Et c'est l'or aussi, lorsque tu cisèles
Un portrait chéri dans un nœud d'amour.
 Banville avait initialement composé le tercet final suivant :
 
C'est le fard léger des belles de cour,
Le chant de Mozart aux saveurs si belles
Que, redit trois fois, il paraît trop court.
En fait, nous sommes dans un déplacement crucial de perspective solidement étayé. Jacques Bienvenu a souligné cette obsession de la rime "d'or"/"dort" dans des poèmes de Rimbaud liés à Banville et avec raison il a relié cela aux considérations du traité de Banville sur la correction orthographique à apporter dans le choix des rimes, mais Bienvenu partait du constat que Banville n'employait pas la rime "d'or"/"dort" contrairement à Musset et même Hugo ou d'autres. On voit ici toute l'importance dont je me suis explicitement plaint auparavant d'un accès à l'édition originale des Cariatides. Banville avait plusieurs fois exploité des rimes supposées défectueuses dans son recueil de jeunesse, abusant en particulier de la rime "d'or"/"endort", et il a effacé ce qu'il estimait des fautes de jeunesse dans les éditions ultérieures. Et désormais, il n'y a plus une intime conviction que chez Rimbaud la rime "d'or"/"dort" est une provocation contre le traité de Banville. Nous avons désormais la preuve que Rimbaud remue le couteau dans la plaie d'un Banville qui avait remanié toutes les rimes considérées comme fautives. Et, cas à part de "Ophélie", la moquerie de Rimbaud est d'autant plus dévastatrice dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", "Les Mains de Jeanne-Marie", "Tête de faune", "Vénus anadyomène", "Tête de faune" et "Poison perdu" que pour Banville si le poème c'est la rime il est piquant de le voir modifier complètement plusieurs vers de ses poèmes à partir des seuls cas de rimes à refouler. Banville n'a pas remanié ces vers-là pour les rendre plus beaux, mais pour cacher des rimes négligées dont il se sentait coupable. Et dans "Tête de faune", Rimbaud souligne avec cruauté l'écart de Banville qui d'un côté osait de plus en plus de césures ou entrevers libérés et de l'autre s'enfermait dans la mesquinerie de la bonne orthographe des rimes.
 
 
Dans le poème "Stéphen" devenu "Les Baisers de pierre", la rime "cagot"/"Hugo" a elle aussi été répudiée.
 
La leçon originale :
Et -près d'un vieux parent Laharpiste et cagot,
Faire des calembours contre Victor Hugo.
 Le passage correspondant en 1864 :
Et, près d'un vieux parent arrivé du Congo,
Faire des calembourgs contre Victor Hugo.
 L'orthographe pour "calembours" a varié également.
J'en arrive enfin à la première rime "d'or"/"s'endort" des Cariatides de 1842. Cette rime apparaissait dans le poème "Phyllis". La rime figure dans la dernière réplique du poème qui a une forme dialoguée, un discours de Palemon donne sa conclusion au récit. Banville a remplacé la rime "sans effort".
 
La leçon originale :
Fermez l'arène, enfants. Déjà sur ses longs voiles,
La nuit brode en courant sa ceinture d'étoiles,
Et dans l'herbe fleurie et sur l'arène d'or,
Sous le baiser du soir la Nature s'endort.
 La version purifiée :
 
Fermez l'arène, enfants. Déjà sur ses longs voiles,
La nuit brode en courant sa ceinture d'étoiles,
Les flammes du couchant meurent, et sans effort
Sous le baiser du soir la Nature s'endort,
[...]
 Du côté de la leçon originale, les mentions "brode", "fleurie" et "baiser du soir" confortent clairement le rapprochement avec "Tête de faune".
Enfin, dans la huitième pièce du "Songe d'hiver" qui correspond bien à la huitième pièce du "Songe d'une nuit d'hiver" de 1842, Banville a là encore corrigé la rime "dort"/"d'or" que Rimbaud allait sans arrêt lui renvoyer à la figure.
La leçon originale :
- Un homme d'ici-bas, c'est une âme qui dort
Au fond d'un corps d'argile, et qui, vierge effarée,
Replie en murmurant ses blondes ailes d'or ;
 La révision du censeur :
Que sommes-nous ? Une âme arrêtant son essor
Dans un cachot d'argile, et, lumière effarée,
Repliant pour un jour ses blondes ailes d'or :
 Il est peu probable que dans "Ophélie" Rimbaud essayait déjà de placer sous les yeux de Banville sa rime négligée de jeunesse, mais puisque Banville a répondu à la lettre du 24 mai, et puisque Rimbaud n'a eu de cesse de reconduire la rime "dort"/"d'or" quasi à l'identique dans plusieurs poèmes, notamment adressés à Banville comme l'a supposé Bienvenu, il devient vraisemblable que la rime "essor"/"ressort" dans "Vénus anadyomène" reprend fort malicieusement la correction "essor" du "Songe d'hiver". Le sonnet "Vénus anadyomène" avec la rime "Vénus"/"anus" est d'évidence lui aussi une réplique au traité de Banville ou à ce qu'a pu écrire Banville à Rimbaud dans la continuité de ce traité en cours d'élaboration à l'époque...
 Nous reviendrons prochainement sur des rimes du type "maux"/"mots" chez Banville et Rimbaud. C'est un sujet à méditer à la suite de celui-ci. Une deuxième partie sur les réécritures par Rimbaud de vers des Cariatides est à venir sur ce blog.
Un volume de Parade sauvagec'est annuel, ça coûte surtout si vous n'êtes pas publié chez l'éditeur, plus de quarante euros, et vous n'en apprenez jamais autant que ce que j'écris tous les quinze jours sur ce blog...

mercredi 2 avril 2025

Réécritures par Rimbaud de vers des Cariatides de 1842, faits avérés et hypothèses (partie 1/2)

Note provisoire : l'article en cours de samedi sera achevé plus tard, j'effacerai la version du samedi et mettrai la nouvelle version prochainement.
Sur la fréquentation de mon site, quelques remarques. Il y a une montée de fréquentations quand un volume d'études sur Rimbaud paraît, signe qu'on vient jauger mes réactions ou goûter l'ambiance. Il y a aussi un plus net intérêt pour les articles de commentaires, les articles métriques ont une moindre fréquentation. En-dehors d'un critique toulousain, la plupart de mes lecteurs connus ne sont pas allergiques aux études métriques, ce qui veut dire qu'il y a aussi des lecteurs sur lesquels je ne peux mettre de nom qui le consultent.
 Il me semble aussi que les mentions de noms de rimbaldiens dans le corps de l'article déclenche un léger surplus de fréquentations.
Je prévois enfin un article prochain où je vais faire le point sur pas mal de sources aux poèmes de Rimbaud. Je citerai chaque poème et chaque poème aura sa mise au point sur ce que disent les critiques et sur ce que j'ajoute personnellement.
Maintenant, je repasse à l'article du jour, ceci sera effacé dès que j'aurai fini l'article en suspens de samedi dernier. Le dernier article sur "Roman" a eu un succès immédiat.
Pour me donner la pêche, je me mets des liens musicaux.
 
Top niveau de la prestation en concert, puisque là on a une convergence redoutable de musiciens qui élèvent le niveau, d'autres groupes étant plus fondés sur la dominante d'un guitariste virtuose ou sur un ensemble de musiciens virtuoses mais moins aptes à la composition.
Le premier album de Fairport convention (1968) vous fera penser au Jefferson Airplane, il est très rock et incisif, les albums suivants plus folk sont mieux connus. Le groupe est souvent vanté pour la présence de la chanteuse Sandy Denny (qui a contribué à "Battle of evermore" de Led Zeppelin), mais le véritable génie du groupe est en réalité le guitariste Richard Thompson, une légende peut en cacher une autre. Sandy Denny ne participe pas à cet album, et vous voyez pourtant la claque que ça peut être !

 
Une prestation légendaire méconnue, je l'ai en double album vinyle, pas seulement en simple. Le Country Joe and the Fish est surtout connu pour ses deux premiers albums, il faut y ajouter les rééditions vinyles tardives de leurs premiers 45 tours vendus sous le manteau avec des brûlots politiques dans le milieu étudiant. Les troisième à cinquième albums valent encore quelque peu la peine, en bref tant que le groupe ne change pas de nom. Mais cet enregistrement en concert est la pépite à ne pas manquer, et les amis ("friends") quand on sait qui ils sont on comprend aussi pourquoi ce "live" fait partie des perles cachées de l'histoire du rock.
 
**

J'ai annoncé une révolution dans les études rimbaldiennes. Il y a au moins quatre rimes d'or/dort ou d'or/s'endort dans l'édition originale des Cariatides de 1842, ce que Banville a effacé de l'édition refondue de 1864, sinon de l'édition des Poésies complètes de 1857 non encore consultée. J'ai souligné la présence de mots d'une syllabe en suspens inhabituel à la rime dans l'édition originale de 1842, avec recours au mot "comme" hugolien notamment, un an avant que Victor Hugo n'en joue à plusieurs reprises dans le seul drame des Burgraves, ce qui veut dire que Banville a soigneusement épluché leurs rares occurrences dans Cromwell, Les Feuilles d'automne, Marion de Lorme, Hernani, Ruy Blas et quelques vers de Musset.
A propos du "comme" à la césure ou à la rime, sujet que je traiterai à fond ultérieurement, je précise que Rimbaud s'il le place à la rime dans "Le Dormeur du Val" s'inspire directement d'un couple de vers des Cariatides, puisque Rimbaud a en commun avec les deux vers de Banville de placer le "comme" à la rime entre deux reprises d'un même verbe. Mais j'approfondirai tout cela plus tard.
J'ai aussi souligné l'importance de la préface de 1842 pour la lecture des passages en prose des deux lettres de Rimbaud à Banville, celle du 24 mai 1870 et celle du 15 août 1871.
Sur ce principe, je suis fondé à exploiter la version originale des Cariatides pour identifier des sources aux poèmes de Rimbaud, mais je rappelle que Rimbaud, vu son courrier, possédait et revendait plutôt l'édition de 1864 qui inclut plusieurs recueils à la suite : Cariatides, Stalactites, Odelettes, Le Sang de la Coupe, puisque Rimbaud cite le titre Les Cariatides et non celui des Poésies complètes, ni ceux de Stalactites, etc., alors qu'il les connaît forcément. L'édition originale n'était pas publiée à l'époque de Rimbaud il me semble et il se pose inévitablement la question de la bonne conservation des décennies durant d'ouvrages en papier, sans couvertures cartonnées. Je pars du principe que Rimbaud a lu précocement à la fois l'édition originale quelque part, et l'édition de 1864 qu'il possédait.
Je reviendrai sur la confrontation des versions.
Maintenant, je reprends mon relevé de sources poème par poème.
Arbitrairement, je commence cet article à la section "Ceux qui combattent" à la page 245 de l'édition originale des Cariatides. Je précise aussi que je reviendrai sur certaines rimes. Je n'ai pas voulu relever ici les rimes communes à Banville et à Rimbaud, quand l'idée d'une réécriture des vers de Banville eux-mêmes par Rimbaud ne s'imposait pas. Je garde ça pour un article d'étude un peu statistique.
La deuxième partie de l'article portera sur tous les poèmes précédents, le poème "La Voie lactée", les "Amours d'Yseult", les pièces "Stephen" et "Ceux qui combattent", tous poèmes que j'ai déjà pas mal épluchés précédemment sur ce blog, j'y ajouterai pourtant quelques rapprochements inédits...
Lien pour consulter le fac-similé en ligne :  cliquer ici !

    "Ceux qui combattent I" (page 245)
 
Je dois citer le début de ce poème pour deux raisons. La première, c'est que ce début fait un peu songer à "Enfance V" des Illuminations où Fongaro a envisagé depuis longtemps une influence des Misérables de Victor Hugo. Le poème "Enfance V" contient la séquence : "Je m'accoude à la table", et il offre une description distincte mais non sans points communs avec le poème de Banville. Ce n'est qu'une hypothèse de recherche à approfondir, mais j'y tiens pour l'instant, alors je vous la soumets. Ensuite, je pense au poème "Au Cabaret-Vert" où Rimbaud écrit : "[...] j'allongeai les jambes sous la table [...]" en enjambant la césure, ce qui n'est pas trop éloigné du vers de Banville : "Moi, pensif, accoudé sur la table, j'écoute", d'autant qu'on peut comparer les attitudes de bien-être, d'écoute et de parfum entre les deux contextes où surgissent ces vers. J'indique toutefois en passant que j'ai un peu de mal à trouver bien écrits les quatre premiers vers du poème de Banville (les flots d'ombre repliés sur les flots du jour, pffh !)  :
 
La ville, mer immense, avec ses bruits sans nombre,
A sur les flots du jour replié ses flots d'ombre,
Et la Nuit, secouant son front plein de parfums,
Inonde le ciel pur de ses longs cheveux bruns.
Moi, pensif, accoudé sur la table, j'écoute
Cette haleine du soir que je recueille toute...
 
Plus rien ! - ma lampe seule,  en son réduit obscur,
De son pâle reflet inondant le vieux mur,
Dit tout bas qu'au milieu du sommeil de la terre
Travaille une pensée étrange et solitaire.
Et cependant, ma tête est lourde, Et je ne sens
Nul écho dans mon âme à mes pâles accents,
Et mes doigts engourdis laissent tomber ma plume.
C'est le sommeil qui vient... - non, mon regard s'allume,
Mon front est tout brûlant, ma main a frissonné.
Quel est ce bruit lointain ?... Ah ! l'horloge a sonné !
Et la page est encor vierge. Mon corps débile
Se débat sous le feu d'une fièvre stérile,
J'attends en vain l'idée et l'inspiration.
Comme tu me mentais, splendide vision
Qui venais me bercer d'une espérance vaine !
Être impuissant !... n'avoir que du sang dans la veine !
Avoir voulu d'un mot définir l'univers,
Et ne pouvoir trouver l'arrangement d'un vers !
Me suis-je donc mépris ? Dans mon cœur qui ruisselle
Dieu n'avait-il pas mis la sublime étincelle ?

Oh si ! je me souviens. En mes désirs sans frein,
Enfant, j'ai vu de près les colosses d'airain,
[...]
         "Enfance V"
 
      [...]
     Je m'accoude à la table, la lampe éclaire très vivement ces journaux que je suis idiot de relire, ces livres sans intérêt. -
      A une distance énorme au-dessus de mon salon souterrain, les maisons s'implantent, les brumes s'assemblent. La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin !
        Moins haut sont des égouts. Aux côtés, rien que l'épaisseur du globe. Peut-être des gouffres d'azur, des puits de feu. C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.
       Aux heures d'amertume je m'imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. ;Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ?
 A tout le moins, la comparaison relativise l'étrangeté qu'on prête spontanément au texte rimbaldien. Je n'ai pas cité la suite, mais je vous conseille de la prendre en compte avec son opposition entre Antiquité et temps présent notamment.
Je ne cite pas "Au Cabaret-Vert" et j'insiste pour que vous vous reportiez aussi à son doublon "La Maline". D'autres vers des Cariatides seront cités comme sources à ces deux sonnets contemporains de "Ma Bohême", "Rêvé pour l'hiver" et "Le Dormeur du Val", trois sonnets où l'influence du recueil de Banville est lourdement avérée, et cela peu de temps après la composition de "Roman" dont je viens de souligner les réécritures de ce qui précède la section "Ceux qui combattent", les vers de la section "Ceux qui meurent" !
Poursuivons !

 "Ceux qui combattent II" (page 250)
 
Cependant qu'enivrés à ta mamelle, ô Mère !
O Douleur ! nous tordons notre agonie amère
[...]
 Début de poème à rapprocher de vers de "Credo in unam" :
 
Et tout croît, et tout monte !
                                              - Ô Vénus, ô Déesse !
 Je regrette les temps de l'antique jeunesse,
[...]
Je regrette les temps de la grande Cybèle
[...]
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie.
L'Homme suçait, heureux, sa mamelle bénie,
[...]
Oh ! si l'homme puisait encore à ta mamelle,
Grande mère des dieux et des hommes, Cybèle ;
[...]
Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mère,
Aphrodité marine ! - Oh ! que la route est amère
Depuis que l'autre Dieu nous attelle à sa croix ;
[...]
 Je songe à une petite comparaison avec des interrogations de "Mauvais sang" pour le vers suivant : "Quel crime nous faut-il absoudre [...] ?" En l'état, c'est plus accessoire.
Je ne peux tout citer, mais la suite sur le mode de "ïambes" à la Chénier (alternance d'alexandrins et d'octosyllabes sur un mode satirique) se veut une critique des poètes qui au lieu de se battre avec la "populace fauve" chantent des élégies et cela vire en malédiction : "O poëtes, soyez maudits !" Nul réécriture de la part de Rimbaud, mais des vers qui intéressent tout de même la compréhension de sa poésie.
Le discours en alexandrins reprend et je relève un hémistiche du poème "Au Cabaret-Vert" :
 
Depuis huit jours, j'avais déchiré mes bottines
Aux cailloux des chemins. J'entrais à Charleroi.
 Je cite le passage de Banville où il figure :
 
[...]
Nous faisons résonner nos cœurs, ces luths d'Eole,
Et meurtrissons nos pieds aux cailloux du chemin.
[...]
Le : "J'entrais à Charleroi", ville ouvrière pour ses mines de charbon à l'époque, est politiquement renforcé quand on constate que le premier hémistiche est repris à peine modifié d'un poème intitulé "Ceux qui combattent" où il est question de l'honneur des poètes.
 
   "Ceux qui combattent III" (page 255)
 
Qu'au bout d'un pont très-lourd trois-cent provinciaux
              Tout altérés de lucre ;
Discutent gravement en des termes si hauts
               Sur l'avenir du sucre ;
Dans ce quatrain, je repère une source possible au vers : "Fort sérieusement discutent les traités," de "A la Musique".
La suite du morceau banvillien correspond au basculement du poème de Rimbaud : vouloir fuir dans une Nature à la manière antique grecque et poursuivre des filles, ou chanter pour elles.
 
   "Sonnet" (page 261)
 
On dit qu'une vierge à la parure d'or
Sur l'épaule des flots vint de Chypre à Cythère,
Et que ses pieds polis, en caressant la terre,
A chacun de ses pas laissèrent un trésor.
Je voulais simplement citer ce quatrain charmant avec l'expression "Sur l'épaule des flots" ; accessoirement, on peut comparer ce quatrain à certains vers de "Credo in unam".
 
La fleur s'ouvrit plus pure aux baisers de la brise,
 
et
 
De même quand plus tard, autre Anadyomène,
 
sont deux autres alexandrins de ce sonnet...

  "XI" tercets monorimes !!! Voir le zutique "Fête galante".
 
 "XII Sonnet"
 
Poème sur le choix de Pâris avec Vénus qui se dénude, et cette conclusion :
 
Et seule, la mamelle est la source féconde.
   "XIII" tercets monorimes !!!
 
   "XIV Amour idolâtre" une occurrence de la rime "d'or"/ "s'endort"
 
Car chaque nuit, les Grâces, sœurs fidèles,
Dont le front porte un diadème d'or,
Baisent son sein lorsque, blanche comme elles,
   Lydia s'endort
 
[...]
    "XV" tercets monorimes !!!
 
     "XVI Amour angélique"
 
Mention est faite d'Eloa, du poème de ce nom de Vigny, et de "calices roses et blancs"
 
     "XVII Loys"
 
Ballade qui est une variation sur la "ballade de Lenore" de Burger, mais avec une femme infidèle ! C'est une réussite. J'y relève la rime "cor"/"s'endort" :
 
C'est ainsi que l'amour s'endort
[...]
Est-ce lui qui sonne du cor ?
 
Le dernier vers cité est le refrain commun à toutes les fins de strophe du poème.
 
      "Le Stigmate XXI"
 
 Une nuit qu'il pleuvait, un poëte profane
M'entraîna follement chez une courtisane,
Cydalise d'amour, blanche d'épaules, dont
J'avais ouï parler par plus d'un Céladon.
Or, je me promettais une femme superbe
Souriant au soleil comme les blés en herbe,
[...]
Le passage cité est exceptionnel puisqu'il exhibe le pronom relatif "dont" à la rime, ce qui est d'une précocité remarquable en 1842 et ne relève pas du tout d'une influence possible de Baudelaire, mais seulement d'une influence de Victor Hugo et Musset. Ce relevé est ignoré des métriciens qui n'ont pas daigné détricoter certaines catégories grammaticales, et en l'occurrence les pronoms relatifs simples. Rimbaud a pratiqué le "dont" devant la césure, dans "Les Premières communions" je crois.
Je prétends également que ces vers ont participé à la genèse du "Souriant comme / Sourirait" du "Dormeur du Val" et à son "Accrochant follement aux herbes...", puisqu'on y trouve au vers 2 la tournure tout de même remarquable en soi : "M'entraîna follement" et une comparaison amenée par la forme "Souriant" avec mention du soleil. Je rappelle qu'un autre poème du même recueil contient le "comme" à la rime encadré d'une répétition verbale, ce qui veut dire que la genèse du "comme" à la rime du "Dormeur du Val" est étroitement liée à la lecture de deux poèmes de l'édition originale des Cariatides.
Le poème "Le Stigmate" contient aussi la rime "étonnement"/"ment" qu'inverse Rimbaud dans "Les Poètes de sept ans", mais je parlerai dans un autre article des rimes du recueil de Banville...
Je relève aussi les vers suivants, moins pour "assise" que pour "escabeau", "long chapelet gris" et "doigts amaigris" :
 
Pour la femme, elle était assise, en peignoir brun,
Sur un pauvre escabeau. Ses cheveux sans parfum
Retombaient en pleurant sur sa robe sévère,
Son regard était pur comme une primevère
Humide de rosée. Un long chapelet gris
Roulait sinistrement dans ses doigts amaigris,
[...]
    "XXII Prosopopée d'une Vénus"
 
 Nous avons la description d'un marbre de Vénus en piteux état sous un ciel froid, et les ulcères elle les a dans les yeux :
 
Et par mes yeux, troués d'ulcères inconnus,
La pluie en gémissant pleure sur mes bras nus.
Pas de mention anadyomène ici, mais tout de même une occurrence de "Vénus Astarté" à la rime :
 
Où l'on ne m'appelait que Vénus Astarté,
[...]
 
 Il est question de son nom écrit métaphoriquement sur les gorges des nymphes, et puis ce poème contient aussi son occurrence de la rime "d'or"/"s'endort" :
 
Oh ! trois et quatre fois malheur au siècle d'or
Où le prêtre s'oublie, où l'artiste s'endort !
 
J'imagine le rire sarcastique de Rimbaud constatant que l'artiste Banville s'était endormi sur cette rime...
 Par rapport à "Vénus anadyomène", je relève aussi la double relative en un second hémistiche d'alexandrin, il se trouve que je trouvais d'évidence que le modèle grammatical expressif de "Vénus anadyomène" était très caractérisé et qu'il correspondait bien à la manière de Gautier, sinon un peu à celle d'un Baudelaire, mais ce n'est pas si simple, je procède à une enquête de longue haleine à ce sujet en ce moment :
 
Car à chaque morceau qui se brise et qui tombe
[...]
 Je relève aussi le vers suivant à rapprocher du "Voici plus de mille ans" de "Ophélie" qui me semble venir plus directement de Leconte de Lisle, mais j'ai d'autres vers à citer de Banville pour le "Voici" et ici j'observe les "trois mille ans" :
 
Que depuis trois mille ans je retiens dans ma main
 [...]
 
 "XXIV Les imprécations d'une cariatide"
 
Notez que dans la mise en abîme du titre du recueil Banville cite en épigraphe la révolte d'une cariatide dans des vers des Voix intérieures de Victor Hugo. Il cite aussi une "vengeance des cariatides" de sa prose intitulée Le Rhin.
 
Je relève aussi un hémistiche adverbe en "-ment" :
 
Ces granits attachés impérissablement ;
[...]
 Et je relève un "qui" à la césure, il est acceptable pour un classique dans la mesure où il fait corps avec une préposition "à", mais il s'agit tout de même d'une configuration rare dont je dois vérifier l'acclimatation progressive par Hugo ou un autre au long du XIXe :
 
Du mur superbe à qui le noir destin la mêle,
[...]
    Livre troisième. Odes et épîtres. (page 331)
 
  "A la Muse grecque" (Prologue)
 
Nous avons un "pour qui" à la césure vers le début du poème et un passage à rapprocher un peu de "Soleil et Chair", mais aussi de passages où Rimbaud pose en créateur de scènes :
 
Je penche sur l'arène une Doris plaintive ;
Je colore la rose aux veines de Cypris
Et j'entrevois Daphné sous les lauriers fleuris :
Tout vit autour de moi, tout s'anime, tout pense,
Et je ne suis plus seul dans la nature immense.
Je vous vois sur le front des amours inconnus,
Blanc trio, chastes sœurs, Charites aux bras nus !
[...]
 
Je signale en passant les mentions à la rime "Vénus d'Amathonte" et "Vénus Astarté".
Citons tout de même ce passage avec une Vénus aux yeux noirs et aux cheveux blonds près des rivages sauvages, cela vous a un petit air de la prose "Enfance I" des Illuminations :
 
Lorsque tu t'égarais seule sur les rivages,
Je m'enivrais dans l'ombre à tes larges accents.
Oh ! combien j'admirai tes rudesses sauvages
Et ton morne regard jeté sur les passants !
Comme au tressaillement des cordes infinies
Je me noyai le cœur de ces flots d'harmonies
Dont les notes roulaient dans les nappes de l'air !
Et puis, - tes grands yeux noirs s'élançaient en éclair,
Ton sourire était d'or ! par-dessus ton épaule,
Ta chevelure allait en longs rameaux de saule
Caresser mollement la pourpre à tes talons.
Oh ! qu'ils te voilaient bien, tes souples cheveux blonds !
 La rime "belle"/"Cybèle", récurrente dans le recueil, suit immédiatement cet extrait.
Je note une mention du "vin bleu" également et puis ce vers qui, d'évidence, est à comparer à un de "Credo in unam" :
 
Car tu n'es plus même bacchante ou courtisane,
Il te fallait aussi brunir tes blanches mains,
Et ce siècle de fer t'a rendue artisane.
 
Rimbaud a d'abord inventé :
 
- La Femme ne sait plus faire la courtisane !...
 
La leçon de "Soleil et Chair" se rapproche pour le choix du verbe "être" de la formule de Banville :
La Femme ne sait plus même être Courtisane !
 L'expression "siècle de fer" a elle-même un écho dans "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs" avec "Siècle d'enfer".
Je relève enfin à la rime et sur un hémistiche la phrase : "Je te retrouverai !" qui fait nettement penser à "Je vous trouverai" dans "Phrases" des Illuminations.
 
  "A M. E. C." (oui ce titre en abrégé est pourri !)
 
Je relève ce vers frappant quand on songe à Rimbaud qui se dit à l'âge des espérances dans sa lettre du 24 mai :
 
Nous avions encor l'âge où l'espérance est grave[.]
 
 Le poème contient aussi "Anadyomène" à la rime.
Je songe vaguement aux "Sœurs de charité" en lisant ce poème, mais sans doute sans raison probante, je relève le "comme" à la rime suivant aussi :
 
[...]
Qui semble se trouver seul parmi tous, et comme
Chercher quelqu'un, priez, et dites-vous : Cet homme
[...]
De nouveau un "pour qui" devant la césure...
Après un sizain conclu par ce vers de huit syllabes : "Et notre temps est sérieux[,]" nous avons un sizain qui exhibe à nouveau la rime "endort"/"d'or" :
 
Ni le palais de marbre avec ses lambris d'or ;
[...]
     Comme un enfant que l'on endort.
 Ce poème daté de février 18414 est à lire, puisqu'il invite les poètes à chérir la douleur...
 
   "A Victor Perrot et Armand du Mesnil"
 
Victor Perrot est le dédicataire de la préface en prose du recueil en 1842. Ce poème met une "Vénus de Milo" et ses derniers sont pas pour la réécriture mais en idée à rapprocher de "Soleil et Chair", et le poème suivant s'intitule précisément "A Vénus de Milo".
 
   "A Vénus de Milo"
 
Je relève le premier hémistiche d'alexandrin : "Vous qui depuis mille ans".
 
     "A Auguste Supersac"
 
Mais comment on peut s'appeler Auguste Supersac ? C'est une farce, déjà que Supersac c'est dur à porter.
Outre la rime "combine"/"Colombine" pour Verlaine, ce poème offre à son tour une occurrence de la rime de jeunesse dont Banville eut si honte :
 
Pourquoi nous attachons des épaulettes d'or
      Sur notre valetaille,
Et pourquoi dans le lit, lorsque l'Amour s'endort,
      La Satiété bâille ?
 Je pense que sur l'attaque du second hémistiche suivant Malherbe et Deimier auraient tiqué :
 
Pourquoi tout ce qui brille est, excepté l'argent,
[...]
 Je soupçonne une coquille de l'édition originale dans "planter sa tante".
Nous avons droit au vers : "Et vénus Callipyge !"
Puis, il faut que je vérifie les antériorités de Victor Hugo, nous avons le pronom sujet "tout" en suspens devant la césure :
 
- Il me semble que tout serait rare et profond
[...]
 Un "tous" un peu différent est placé à la césure dans un poème un peu plus loin intitulé : "Aux amis de Paul" :
 
Hier, nous étions tous réunis, jeunes hommes,
[...]
 Je rappelle que même s'il n'entre pas dans les critères des études de métriciens, le vers suivant du "Forgeron" a marqué Benoît de Cornulier qui le met en avant dans les premières pages de Théorie du vers en 1982 :
 
"[...]
Eh bien, n'est-ce-pas, vous tous ? Merde à ces chiens-là !"

Rimbaud a placé le "vous tous" à cheval sur la césure, ce qui est une audace évidente au plan rythmique.
Le poème "Aux amis de Paul" contient aussi la mention "Bohémiens". Il est aussi question de l'ami qui dort comme autrefois mais sous une pierre désormais.
Nous avons une césure sur une tête de préposition de trois syllabes, le fameux "à travers" :
 
Nous marchons, à travers une sinistre plaine[.]
 Le poème "A M. de Sainte-Marie" offre une mention à la rime "fleur mystique", mais surtout une rime "cour"/"court" qui fait du coup écho à celle "d'or"/"dort".
La section "A Clymène. Pastiches" attire aussi l'attention, avec des reprises de formes anciennes : "I rondeau" et bien sûr "II triolet" !
Pour le coup, ce triolet fait plus songer à Léonard dans Un cœur sous une soutane !
 
Si j'étais le Zéphyr ailé
J'irais mourir sur votre bouche.
De ces voiles j'aurais la clé
Si j'étais le Zéphyr ailé.
Près des seins pour qui je brûlai
Je me glisserais dans la couche.
Si j'étais le Zéphyr ailé
J'irais mourir sur votre bouche.
 Au passage, l'orthographe "clé" est tout de même une licence pour un puriste qui n'accepterait que la forme "clef".
Pour les rondeaux, les chutes en vers de quatre syllabes me font aussi penser au quadrisyllabe irrégulier en contexte d'alexandrins : "Comme hirondelle", toujours dans la nouvelle de Rimbaud avec des vers de Léonard.
 
"IV" triolet ! Encore un !
 
Je vais mourir de désespoir
[...]
 Et enfin nous arrivons au poème final du recueil qui a inspiré "Rêvé pour l'hiver", mais le titre était alors "A une Muse" et non "A une Muse folle". Sans surprise, Rimbaud s'est peu inspiré du troisième livre des Odes et épîtres, mais avec "A une Muse" il en va différemment. Il va de soi que cette source à "Rêvé pour l'hiver" que j'avais déjà mentionnée sur les forums avant 2010 n'est jamais mentionnée par les rimbaldiens puisque depuis je ne l'ai développée que sur ce forum, et puis cette source n'est pas du tout raccord comme on dit vulgairement avec l'interprétation que Murphy a proposée du sonnet :
 
Allons, ma noble Muse, allons, douce compagne !
Voici que l'hiver sombre attriste la campagne,
Rentrons fouler tous deux les splendides coussins ; -
La bise rougirait les folles mains d'albâtre,
Et, vois-tu bien, j'ai peur de son baiser bleuâtre
         Pour la peau blanche de tes seins.
 
Allons chercher tous deux la caresse frileuse
Sur notre beau lit grec d'étoffe moelleuse ;
Enroule ma pensée à tes muscles nerveux,
Etale-moi ta lèvre - et, comme Madeleine,
Verse autour de mon corps l'ambre de ton haleine
        Et le manteau de tes cheveux.
 
Que me fait cette glace aux mouvantes facettes,
Cette neige éternelle utile à maints poëtes
Et ce vieil ouragan au blasphème hagard ?
Moi, j'aurai l'ouragan dans l'onde où tu te joues,
La glace dans ton coeur, la neige sur tes joues,
        Et l'arc-en-ciel dans ton regard.
 
Il faudrait n'avoir pas de bonnes chambres closes,
Pour chercher en janvier des strophes et des roses.
Les vers en ce temps-là sont de méchants fardeaux.
Si nous ne trouvons plus les roses que tu sèmes,
Au lieu d'user nos voix à chanter des poëmes,
      Nous en ferons sous les rideaux.
 
Tandis que la Naïade interrompt son murmure
Et que ses tristes flots lui prêtent pour armure
Leurs glaçons transparents faits de cristal ouvré,
Echevelés tous deux sur la couche défaite,
Nous boirons à longs flots les larmes du prophète
        Dans un grand cratère doré.
 
A nous les arbres morts luttant avec la flamme,
Les tapis variés peints pour des pieds de femme,
Et les divans - profonds à nous anéantir !
Nous nous préserverons de toute rude atteinte
Sous des voiles épais de pourpre trois fois teinte
         Que signerait l'ancienne Tyr.
 
A nous les lambris d'or illuminant les salles,
A nous les contes bleus des nuits orientales,
Caprices feuilletés que l'on brode en fumant,
Et ces pipes sans fin - dont s'ignore le compte -
Où l'opium brûlant vous fait rêver un conte
         D'Hoffman, - le rêveur allemand !
 
Ainsi, fille du ciel, suspendons notre lyre ;
Gardons seulement comme rime à délire ;
Que le vieux goût romain préside à nos repas !
Apprenons à nous deux comme il est bon de vivre.
Faisons nos plus doux chants et notre plus beau livre,
      Le livre que l'on n'écrit pas.
 
Quand le printemps classique en habit de sculpture
Passera sa tunique à la jeune Nature
Et vêtira le ciel d'un manteau de saphir,
Quand la rose des bois - qui malgré la cohorte
Des poëtes fleuris - n'est pas encore morte,
          S'établira sous le Zéphyr,
 
Alors, comme autrefois, Bohêmes sans patrie,
 Enthousiastes nés de toute idolâtrie,
Au public innocent nous dirons notre nom,
Et quittant sans regret la France, notre mère,
Nous irons demander les grands secrets d'Homère
         Aux dieux brisés du Parthénon.
 
Mais pour l'heure qu'il est, sur nos vitre gothiques,
La glace s'est pâmée en baisers fantastiques,
Tu soupires des mots qui ne sont pas des chants,
Et tes beaux seins polis, plus blancs que deux étoiles,
Ont l'air, à la façon dont ils tordent leurs voiles,
        De vouloir s'en aller aux champs.
 
Donc, fais la révérence à ces lecteurs honnêtes
Qui se sont cru le droit de lire nos sornettes,
Tes sottises de Muse et mes rêves de fou,
Et, tout en te courbant dans un adieu suprême,
Jette-leur si tu veux, pour ton meilleur poëme,
       Tes bras de femme autour du cou !
Je le dis depuis un petit temps déjà. Les tercets de "Ma Bohême" sont une réécriture du sizain contenant la rime "fantastique"/"élastique" du poème conclusif des Odes funambulesques qu'est "Le Saut du tremplin" dont la note s'entend encore dans le poème : "J'ai tendu des cordes..." des Illuminations, poème précisément composé de sizains, et parallèlement "Rêvé pour l'hiver" s'inspire du poème final en sizains des Cariatides : "A une Muse" ou "A une Muse folle" selon les éditions.
Vous remarquez l'emploi au pluriel de "fantastiques" à la rime dans "A une Muse", mais aussi le pluriel "Bohêmes" avec le même accent circonflexe que le titre de Rimbaud "Ma Bohême", puisque l'accent circonflexe est réservé à la géographie, pas à l'esprit de bohème.
Le poème "Rêvé pour l'hiver" s'inspire pour la forme de "Au Désir" du recueil Les Epreuves de Sully Prudhomme, mais les réécritures sont plus nettes du poème de Banville. La rime finale de Banville "fou"/"cou" devient "cou"."beaucoup", le mot "fou" étant reconduit à l'intérieur du vers 3 avec un "nid de baisers fous". La rime "tête"/"bête" doit d'évidence quelque chose à la rime "honnêtes"/"sornettes". Le poème "Rêvé pour l'hiver" est une des premières pièces de Rimbaud à exhiber avec "Roman" le "comme" à la césure, ou à la rime ("Le Dormeur du Val"). Il n'y a pas de "comme" à la rime dans "A une Muse", et Rimbaud ne colle pas de près au sizain final dans ses tercets, mais les réécritures sont évidentes dans les quatrains du début du poème banvillien ! L'hiver et les coussins sont respectivement aux vers 2 et 3 de "A une Muse", aux vers 1 et 2 du sonnet de Rimbaud, "coussins" étant même à la rime chez Banville. Le "coin moelleux" à la rime vient d'une "étoffe moelleuse" à la rime chez Banville, vers 4 contre vers 8. Le "nid de baisers fous" au vers 3 du sonnet s'oppose à la peur du "baiser bleuâtre au vers 5 du premier sizain du poème final des Cariatides. Même si nos poètes ne parlent pas de la même chose, la mention de "la glace" est commune aux deux débuts de poème, avec le même rejet de ce qu'elle offre à voir :
 
Que me fait cette glace aux mouvantes facettes,
[...]
 
Tu fermeras l’œil, pour ne point voir par la glace,
[...]
 
La rime "chambres closes"/"roses" est adaptée en rime : "rose" et "repose" par Rimbaud.
Si le poème de Banville commence par l'impératif "Allons" répété, tandis que Rimbaud opte pour la suite : "L'hiver, nous irons...", il se trouve que Banville passe à l'indicatif futur simple et dans l'antépénultième sizain, un alexandrin est précisément entamé par "Nous irons..." Le tutoiemenent de la Muse est commun aux deux poèmes, et au passage le rapprochement rompt en visière avec les thèses de lecture où la dédicace "A Elle" est envisagée comme adressée à une femme d'une amourette rêvée ou insignifiante au plan biographique... Les deux poèmes expriment un érotisme torride et une opposition à l'hiver. Dois-je rappeler les éléments de la lecture proposée par Murphy que le rapprochement avec ce poème de Banville met clairement en doute ?
Ilssont dans le chapitre V "Le Loup et l'araignée : Rêvé pour l'hiver" de son livre Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion paru en 1990
Murphy est convaincu, on ne sait pourquoi, que Rimbaud persifle Victor Hugo, en inversant la logique du poème "La Coccinelle" des Contemplations, ce qui n'a pour moi aucun sens.
Il pense que le "wagon" est un "anti-carrosse" et que Rimbaud ne veut pas adopter l'éloge des trains d'un Maxime du Camp.
 Murphy identifie correctement l'intérieur des trains d'époque, mais suppose que Rimbaud raille leurs valeurs bourgeoises dans son sonnet.
Dans la lignée de plusieurs de ses études de poèmes, Murphy insiste à nouveau sur l'idée que la femme est érotiquement plus expérimentée que le jeune homme, ce qui ne s'impose pourtant pas à la lecturre de "Rêvé pour l'hiver" ou "Première soirée". La jeune fille de ses fantasmes serait "active et même dominante"... Murphy suppose que le rêve s'assortit d'éléments qui confinent au cauchemar et qu'il faut pour cela dissocier auteur et narrateur, distinction élémentaire dans le roman qui ne s'impose pas en poésie, à cause de la figure du poète. Mais le rapprochement avec le poème de Banville rend assez fragile l'idée d'opposer le personnage de "Rêvé pour l'hiver" à Rimbaud lui-même.