"Credo in unam" était le poème des débuts de Rimbaud qui passait pour un simple centon et exercice de style parnassien. Rimbaud traitait un sujet mythologique grec en bon parnassien, et au mieux il exprimait sa révolte contre le christianisme sur le modèle des poèmes de Leconte de Lisle qui exaltaient des cultes passés en exprimant un dédain du christianisme. Paradoxalement, malgré l'idée que "Credo in unam" devait être un poème antichrétien, les sources du côté des angoisses métaphysiques des poésies de Lamartine ont été négligées. Il y avait aussi l'anaphore : "Je regrette les temps...", qui s'inspirait de celle de "Rolla" : "Regrettez-vous le temps..." et qui était même une réponse à la question posée par Musset. Mais cela n'était considéré que comme un emprunt en passant. Rimbaud s'inspirait surtout du travail dans le cadre scolaire sur Lucrèce, sur les modèles mythologiques d'écrivains latins de l'Antiquité. Ou bien il suffisait de citer trois références Leconte de Lisle, Banville et Hugo, ce dernier pour des poèmes plus précis comme "Le Satyre" dans La Légende des siècles de 1859. Banville n'était pas particulièrement mis en avant, alors que son dernier recueil Les Exilés offrait quelque chose de frappant, les poèmes "Le Festin des dieux" et "L'Exil des dieux" occupent des positions clefs dans ce recueil et entrent en résonance avec "Credo in unam". Izambard lui-même avait signalé à l'attention cette piste, mais les rimbaldiens n'insistaient pas sur deux points : le poème "Credo in unam" nous est initialement connu par l'envoi dans une lettre flatteuse à Banville justement et le poème "L'Exil des dieux" clôt significativement le recueil Les Exilés. Le poème "Credo in unam" était une réponse directe au sentiment de désespoir du poème et même du recueil banvillien. Mêrme cela les rimbaldiens ne le formulaient pas.
Dans l'article qui précède celui-ci sur mon blog, j'ai montré toute la minutie de la réponse faite par Rimbaud au "Rolla" de Musset, et cela montre définitivement que l'importance de "Credo in unam" dans la pensée de Rimbaud a été complètement sous-évaluée.
La construction d'ensemble de "Credo in unam" est tributaire de reprises clefs du poème "Rolla". Non seulement Rimbaud a repris l'anaphore en y répondant, mais il a repris l'idée majeure que le poète dans les premiers vers de "Rolla" se décrivait debout dédaigneux dans une église en disant au Christ : "je ne crois pas... en ta parole sainte !" Quand Rimbaud écrit : "Je crois en Toi" ou "C'est en toi que je crois", il est tout autant dans la réécriture de "Rolla" que quand il martèle : "Je regrette les temps..." Quand Rimbaud écrit : "debout dans la plaine", "Majestueusement debout", et emploie une troisième fois "debout" dans "Credo in unam", il réécrit là encore Musset et son passage où il est debout dans les "temples muets" du christianisme. Rimbaud s'inspirait tout particulièrement du début de "Rolla", un ensemble de cinquante-cinq vers environ, plus ponctuellement du reste du poème qui concerne directement Rolla. Toutefois, Rimbaud s'est aussi inspiré des trois séquences décrivant une cavale à la fin de la partie II. Cette réécriture était plus difficile à déceler. Dans "Credo in unam", il est question d'une "cavale" qui s'échappe du front du poète, une cavale qui correspond à la Pensée et on ne peut que songer au mythe platonicien de la transmigration des âmes, sauf que Platon parle d'une âme dans un char tiré par un ou plusieurs quadriges, pas d'une simple cavale. L'emploi du singulier et du mot précis "Cavale" devait inviter les lecteurs rimbaldiens à débusquer la source. Il suffisait de prendre au sérieux que Rimbaud répondait avec gravité au "Rolla" de Musset pour découvrir cette source. Et Rimbaud n'a pas repris que le mot "cavale", il a repris aussi le motif que la cavale se laisse mourir en refusant de chercher à savoir. Dans la comparaison de Musset, cette mort stupide est le symbole d'une fière liberté qui est aussi celle de Rolla. Ce personnage a pour trois ans de bien s'il veut vivre à ses aises, et quand il n'aura plus rien, il se suicidera. La cavale est l'image animale de Rolla. Trois jours sous le soleil, elle ne sait pas où trouver à boire, mais elle a refusé de suivre une caravane qui se rendait en ville, parce que cette cavale refusait la soumission aux humains, préférant la liberté. Rimbaud ne s'est pas aventuré à soutenir que la cavale aurait mieux fait d'accepter le joug humain, il décrit une "cavale" différente, celle de l'âme humaine qui pour vivre ne se mettre aucune œillère. Tel est le contrepoint majeur à la conception de Musset. Et ce contrepoint concerne aussi le poème "L'Exil des Dieux" de Banville qui lui aussi fait explicitement allusion à "Rolla", le "es-tu content" adressé à l'homme meurtrier des dieux étant un rappel du "Dors-tu, content" adressé à Voltaire, responsable de l'athéisme du XIXe siècle pour Musset.
Et il faut bien mesurer ce qu'apporte cette mise au point sur la logique de composition de "Credo in unam". Bien des rimbaldiens, et parmi les meilleurs, considèrent que commenter Rimbaud c'est expliquer de quoi il se moque. Rimbaud est trop intelligent pour croire aux fantaisies des poètes. Il y a de belles choses dans "Credo in unam", "Le Bateau ivre" ou "Voyelles", mais tout ce qu'il importe de retenir c'est de quoi Rimbaud fait la satire. Or, l'élaboration de la réponse à "Rolla" prouve que "Credo in unam" n'est pas le poème antichrétien à la Leconte de Lisle qu'on nous a vendu, puisque Musset ne croit justement pas à la parole sainte du christianisme. Rimbaud s'oppose donc à Musset sur le fait qu'il n'ait pas la moindre foi. Ceci prouve définitivement que "Credo in unam" exprime une foi sincère enthousiaste. Il ne faut pas se contenter de "Credo in unam" en tant que raillerie du "Credo in unum deum".
On remarque également que le remaniement de la version remise à Demeny intitulée "Soleil et Chair" a eu des conséquences. Toute une partie de "Credo in unam" a été supprimée, et cela a entraîné la disparition d'un hymne debout dans la Nature et aussi de l'image de la cavale. En clair, "Soleil et Chair" fait le sacrifice de toute l'armature élaborée qui répondait au "Rolla" de Musset.
Il en reste quelque chose, et avec "Soleil et Chair" on peut remonter à l'idée d'une réponse aux 55 premiers vers de "Rolla", mais on perd la réponse au sujet de l'exemple de liberté à la Rolla de la cavale...
Dans l'édition du Centenaire dirigée par Alain Borer, Œuvre-Vie, les deux versions du poème sont éditées, mais pour l'annotation de "Credo in unam", nous sommes renvoyés à la version de "Soleil et Chair" avec une note d'une demi page de Jean-François Laurent (page 1010). Donc, la version tronquée était privilégiée. Voici ce que dit Laurent sur la partie supprimée :
[...] Le plus spectaculaire [changement] concerne la suppression des vers 81-116. Ils comportaient de beaux passages sur notre destinée, les limites de nos connaissances. Leur disparition (page manquante, ou suppression volontaire comme semble l'indiquer la ligne de pointillés qui apparaît après le vers 80) a pour effet capital de réduire les considérations d'ordre philosophique et de mettre en valeur la succession de tableaux et d'images chantant la Nature et l'Amour. [...]
A raison, les rimbaldiens font consensus sur l'idée d'une suppression volontaire. Dans mon précédent article, j'ai clairement posé que la suppression s'expliquait par une oscillation maladroite entre enthousiasme et abattement, ce que Laurent ne cerne pas ici. Mais dans l'opération on a perdu un point essentiel du propos et Laurent se rend d'ailleurs compte du problème : "Soleil et Chair" a un discours assez léger si on le compare à "Credo in unam". Rimbaud a supprimé une maladresse en passant par-dessus bord un certain génie de la composition. Comme nous-même dans notre précédent article, Laurent déplore la perte de beaux passages, mais il ne relève pas l'importance de l'image sur la cavale, ni l'hymne dans une Nature transformée en temple... Laurent n'a pas réellement analysé le poème, il fait un repérage superficiel de ce qui l'a charmé.
Notons que la suppression du passage sur la cavale suppose aussi que "Soleil et Chair" se déleste d'une partie de l'imitation du mythe platonicien de la transmigration des âmes.
Je voudrais aussi revenir sur ce point.
Dans mon précédent article, j'ai dit que la pensée qui s'élance du front était une démarcation assez précaire du mythe platonicien parce que le front correspondait à l'idée de la prison du corps, ce que Rimbaud ne pouvait pas assumer sans se contredire dans "Soleil et Chair".
Il existe en grec un jeu de mots sur lequel se fonde Platon entre "sôma" pour le corps et "sêma" pour le tombeau. Que Rimbaud ait connu ou non le jeu de mots en grec, en tout cas, une des plus célèbres citations du dualisme platonicien est la suivante : "Le corps est le tombeau de l'âme" que Socrate prononce dans le célèbre dialogue Gorgias. On en trouve aussi l'expression dans le dialogue Cratyle. Cette formule est célèbre au point que de manière débile Michel Foucault fait son intéressant en soutenant plus récemment que l'âme est la prison du corps, renversant par des billevesées la proposition antique. Toujours est-il que cette formule traverse toute l'histoire de la philosophie en étant l'idée clef du dualisme platonicien, l'idée clef que reprend le christianisme et l'idée même à combattre pour toute personne qui n'apprécie pas qu'on l'invite à se détourner de la vie sensible immédiate pour une promesse de vie dans un au-delà d'un futur imprécis. Or, dans "Credo in unam", et cela a fait l'objet d'un article paru dans le numéro 25 de la revue Parade sauvage en 2014, "Credo in unam / Soleil et Chair au prisme des mythes platoniciens", Rimbaud s'inspire directement du mythe de la transmigration des âmes que Platon développe dans Phèdre et Le Banquet. Cette imitation est conditionnée par la reprise qu'a fait le christianisme du mythe de la transmigration des âmes. Le christianisme oppose ce monde à un au-delà de vie éternelle des âmes. Nous avons une vie transitoire dans les corps. On pourrait se dire que Rimbaud ne mentionne le mythe platonicien qu'incidemment, son véritable but étant de s'attaquer au dualisme chrétien. Rimbaud met en place un dualisme similaire à celui du christianisme, mais pour dire autre chose, effet pirouette. Le rimbaldien paresseux peut se contenter d'apprécier le pied-de-nez fait au christianisme, mais le problème qui se pose plus sérieusement c'est de déterminer ce en quoi Rimbaud prétend réellement croire dans ce poème.
Dans l'absolu, la thèse platonicienne est un archaïsme philosophique. On ne s'en rend pas bien compte à cause du prestige associé à Platon et du fait de la place prépondérante qu'il occupe dans l'enseignement, du fait du prestige d'autres prouesses dans l'argumentation dont témoignent plusieurs dialogues. Il y a aussi une minimisation critique anormale du personnage de Socrate dans les histoires de la philosophie. On prétend un peu vite que Socrate n'est qu'un truchement qui permet à Platon d'exposer ses idées personnelles. Même si les historiens de la philosophie peuvent s'appuyer sur d'autres sources au sujet de l'existence et de la pensée de Socrate, pas seulement Aristote ou Aristophane, cette minimisation est peu convaincante. Platon n'est pas que je sache dénoncé comme un parfait imposteur qui déforme complètement l'enseignement de Socrate et les écrits de Platon se veulent un développement en long et en large de la pensée du maître. Platon attribue à peu près tout ce qu'il écrit à Socrate. C'est un peu étrange si les pensées exprimées sont réellement personnelles à Platon. Dialogue d'une certaine étendue auquel on s'attaque moins, le Timée commence par un exposé dogmatique de la pensée de Socrate sur le cosmos. On fait réciter scrupuleusement une leçon à un disciple passif de Socrate et ce qui en ressort coïncide parfaitement avec le jugement d'impiété pour lequel Socrate a été condamné. Le dialogue de Timée a tout d'une relation fidèle de la pensée d'un maître qu'on veut préserver, et dans le Timée on n'a pas de louvoiements pour réhabiliter la pensée de Socrate. Platon expose crûment des idées qui font problème. Je ne vois pas pourquoi Platon si les pensées du Timée lui sont personnelles prend de tels risques, les attribuent à Socrate qui a justement été condamnée pour impiété, et ne fait en début de dialogue que les exposer comme un discours à savoir par cœur, sans se soucier de le justifier par une argumentation serrée de près. Et le long texte de La République offre aussi à maintes occasions des exemples que Platon renvoie à des situations vécues avec Socrate.
Certes, Platon peut déformer quelque peu la pensée du maître, mais le phénomène est probablement plus marginal qu'on ne veut bien le laisser croire.
En tout cas, le mythe de la transmigration des âmes est un archaïsme philosdophique, il s'agit clairement d'une métaphysique encore liée à l'époque des présocratiques, une métaphysique où la représentation du monde n'est pas directement scientifique, mais ordonnée de manière plus ou moins logique à partir de thèses de départ imprudemment avancées. La théorie de la transmigration des âmes, c'est une théorie d'une époque où certains vont penser que tout vient de quatre éléments, où d'autres vont se dire comme Parménide que tout est immobile, etc. Il s'agit d'une théorie forcée du réel. Rappelons par ailleurs que Platon et Aristote ne sont pas les deux seuls grands courants de pensée grecque. Il y a Démocrite repris et amplifié par Epicure, puis il y aura les stoïciens. L'axe Démocrite et Epicure, avec la théorie de l'atome, est tout aussi important que les deux courants de Platon et d'Aristote, surtout au plan de l'appréciation scientifique du monde physique qui nous intéresse ici. Aristote est peut-être le plus important, mais Socrate et Platon ne sont certainement pas au-dessus de Démocrite et Epicure avec la théorie de l'atome.
Socrate suivi par Platon imagine donc une opposition née quelque peu des débats antérieurs ayant concerné Héraclite et Parménide entre le monde intelligible et le monde sensible. Et ce qui ressort des dialogues composés par Platon, c'est le rejet du monde sensible. Il faut aspirer à rejoindre le monde idéal. Et le christianisme en fera ses délices de ce concept.
Dans "Credo in unam", Rimbaud a conscience du danger. Il conçoit l'être humain comme exilé en ce monde et aspirant à remonter au ciel. Ce cadre ne vient pas que de Platon et ne vient pas des poèmes mythologiques à la Leconte de Lisle. Il vient des poèmes d'angoisse métaphysique de poètes chrétiens d'Ancien Régime relayés par Lamartine, le premier modèle de poète romantique. Rimbaud niant le christianisme passe à une imitation plus directe du mythe platonicien dans "Credo in unam". Mais, même s'il imite directement le modèle non chrétien de Platon, le risque est mécanique de reconduire le mépris du monde sensible qui révolte pourtant Rimbaud au plan du dualisme chrétien.
Rimbaud va donc suivre le modèle platonicien, mais le corriger ou l'amender sur des points précis.
Quand Rimbaud écrit que la Pensée, Cavale, s'élance du front, il est clair que Rimbaud fait allusion à l'idée de Platon de l'âme prisonnière du corps. Mais, justement, ce point précis-là, Rimbaud ne va pas le formuler, d'autant que après tout la citation ne vient pas du Banquet ou de Phèdre, mais du Gorgias ou du Cratyle. Rimbaud ne parle pas de prison, ne formule pas l'idée d'une évasion : "S'échappe", il choisit la forme verbale subtile "S'élance".
Rimbaud a réussi à démarquer le motif du corps tombeau de l'âme sans s'y empêtrer, sans s'y enfermer. Rimbaud suit Platon en s'en tenant à l'idée d'une transmigration cyclique avec mort et renaissance. Rimbaud évite le rejet du monde sensible qui taraude Platon, mais notez que Rimbaud reprend tout de même l'idée d'une âme qui a gardé le souvenir d'une origine céleste et qui veut y retourner. Exilé, ce que dit Rimbaud en toutes lettres, l'Homme veut maintenir le contact à la beauté, accéder à des sortes de plaines éthérées.
Je vais en reparler un peu plus loin de ce rêve d'accéder à un monde éthéré. Mais, j'en reviens à l'idée d'écart entre le discours de Rimbaud et le mythe platonicien de la transmigration des âmes. Dans le mythe grec, il y a un dépouillement du corps. Chez Rimbaud, il y a une métaphysique de l'herbe qui pousse. La poussée vers l'Idéal amplifie la vie des corps. Le soleil, d'origine céleste, fait croître la Nature. La vie est la montée des corps qui s'épanouissent au soleil. Et cela est évidemment paradoxal dans un cadre de reprise du mythe platonicien de la transmigration des âmes. Au lieu d'atteindre la vision des idées pures, nous avons la perfection des corps par l'appel de l'Idéal.
J'en reviens maintenant à deux points que j'ai laissé de côté. Je disais que Rimbaud avait évité de considérer le front comme un mur de la prison pour la Pensée. Cela permet par ailleurs de superposer la référence platonicienne à une autre, celle de l'excellence hugolienne avec le front qui fait échapper la lumière du génie poétique. En clair, le front est un foyer et non pas une prison, comme le "Soleil" est un "foyer de tendresse et de vie", et cette réécriture permet à Rimbaud de suivre le modèle platonicien avec une forme corrigée qui se défend aisément. Mais Rimbaud a pourtant bien repris l'idée de corps comme tombeau. Nous avons l'image des "squelettes pâles" et la réification de l'être que suppose le christianisme. On songe bien sûr au poème V des Fleurs du Mal : "J'aime le souvenir de ces époques nues..." dont Rimbaud doit d'évidence s'inspirer quelque peu ici.Rimbaud ne se dit pas que "Le corps est la prison de l'âme", il se dit que si l'âme se laisse aller le corps n'est qu'un squelette, l'âme étant une force de vie par définition. Il faut vraiment tenir compte de cette correction majeure apportée au discours de Platon.
Le deuxième point que j'ai laissé de côté, c'est celui des "plaines éthérées". Je viens de citer "J'aime le souvenir de ces époques nues..." et parmi bien d'autres exemples le poème "Elévation" des Fleurs du Mal est justement particulièrement pertinent à citer ici.
Le grand motif romantique qui traverse tout le XIXe siècle, c'est que le poète veut trouver une vérité dans le rêve dont il va faire profiter le monde, et c'est ce qui explique cette importance conférée à l'imagination. Baudelaire fait partie des jalons de ce discours, et Mallarmé est un peu un quasi contemporain de Rimbaud qui illustre différemment, mais plus artificiellement que Rimbaud, l'idée du rêve révélateur auquel le poète doit accéder.
Je ne vais pas pouvoir développer ici toutes mes idées, mais cela concerne les lettres dites "du voyant" bien sûr et Une saison en enfer. Il y a une genèse à cette théorie romantique qui est encore mal décantée par la recherche ou critique littéraire. Je pense, par exemple, à Smarra ou les démons de la nuit de Charles Nodier, paru en 1821. Ce texte a eu une première préface, il offre un prologue, et réédité il jouit d'une préface nouvelle. Il y a plein de passages sidérants qui ont de quoi faire méditer sur l'imprégnation long terme qui va de Nodier à Rimbaud. Pour moi, il y a tout un plan de genèse historique qui manque encore aux études rimbaldiennes. En tout cas, en ce qui concerne "Credo in unam", on arrive à s'affronter à des éléments de pensée dualistes que Rimbaud prend en charge et ne corrige pas, alors qu'il en corrige d'autres pour soit répudier le christianisme, soit éviter l'écueil du rejet du monde sensible. Il est évident que Rimbaud affirme une idée intellectuelle de finalité du monde. Rimbaud coordonne l'existence du réel à un impératif supérieur. Rimbaud est aussi un poète dualiste et non pas moniste. Il prône la supériorité de l'intelligence sur la matière, même s'il exalte les plaisirs des sens. Il n'est pas dans un aplatissement où le sens et la forme sont indistincts. Il n'est pas dans l'illusion qu'être intelligent c'est tout confondre et ne rien séparer. Cette idée d'une transcendance est toujours affirmée comme foi dans "L'Impossible", section remarquable du livre Une saison en enfer.
Dans "L'Impossible", le récit se termine à peu près par la formule désenchantée : "- Par l'esprit on va à Dieu !" Et cette formule est suivie par l'exclamation : "Déchirante infortune !" A un stade sommaire de lecture, on peut se dire que Rimbaud n'arrive pas ici à se débarrasser du religieux. Dans les notes de l'édition du centenaire, on a droit à une considération plus alambiquée, le poète ne pourrait pas aller à Dieu, parce qu'en principe celui-ci serait en Orient et que nous sommes à l'Occident comme le dit le poète dans "L'Impossible".
En réalité, Rimbaud visait à changer le monde, ce qui revenait à prendre la place de Dieu. Et pour cela, il n'avait qu'un seul moyen, l'étincelle divine de la pensée. Il ne présumait pas cela des forces de son corps, il préjugeait de sa puissance mentale. Or, l'histoire de Rimbaud en tant que poète voyant, c'est la découverte que l'usage de la pensée, notamment en tant que poète, ne permet pas de remplacer Dieu, malgré l'infinie efficacité potentielle de l'appareil cérébral. Il y a un don de communication verbale efficient sur tous qu'il ne saurait atteindre. L'esprit va à Dieu, cela veut dire que l'esprit mesure que pour réaliser ses ambitions il prend conscience qu'il faudrait être Dieu.
C'est plutôt ça le discours de Rimbaud à la fin de "L'Impossible".
Dans "Credo in unam", nous avons l'expression au contraire d'une foi en la contagion de la parole poétique, et cela se retrouve deux ans plus tard dans "Bonne pensée du matin" et la lettre de Jumphe à Delahaye. Dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871, Rimbaud dénonce le "Rolla" et dit que Musset n'a pas su voir, ce qui est au passage paradoxal puisque Musset joue avec la fantaisie des visions dans ses "Nuits" ou dans ses comédies, celui qui me ressemblait comme un frère, la Muse qui dit "Prends ton luth", etc. En clair, la critique de "Rolla" dans "Credo in unam" est toujours d'actualité quand Rimbaud affirme qu'il veut être un voyant, et toujours d'actualité quand Rimbaud comme dit Verlaine vire de bord pour se paître dans le naïf et l'exprès trop-simple. Et on perçoit que dans Une saison en enfer Rimbaud critique réellement la foi qui circulait dans les poésies antérieures, qu'elles soient de 1870, 1871 ou 1872.
Vous daubez "Credo in unam", poème des débuts trop lisible, trop farci de références évidentes, et là vous découvrez que personne n'avait identifié la réponse point par point au "Rolla" avec sa visée de sens précise, ce qui veut dire que le poème n'était pas si facile à lire qu'on l'a prétendu, et vous devez commencer à comprendre que ce poème auquel Rimbaud attachait de l'importance ne pouvait pas être un centon et c'est au contraire une chance pour le lecteur de se confronter à un poème plus facile à aborder pour cerner des idées essentielles de Rimbaud qui parcourent toute son œuvre. Vous pouvez apprendre à mieux lire les grands poèmes hermétiques en cherchant à comprendre de quoi il retourne dans la pensée philosophique qui n'a rien de scolaire de "Credo in unam".
Je vais poursuivre mes recherches sur ce poème d'antique jeunesse. Les considérations seront moins élevées, mais il n'est pas mauvais de ménager la redescente des émotions après le discours lumineux qui précède. Parlons donc des deux passages sur Cybèle avec les divers motifs qui lui sont accordés. Les deux passages se font écho puisqu'ils sont distribués sur deux séquences successives : "Je regrette les temps de la grande Cybèle..." et "Misère! maintenant, il dit : je sais les choses, [...]"
Je cite le premier passage, plus précisément je cite la première séquence qui contient une description de Cybèle en vous avertissant que seul le dernier vers ne fait pas partie de la description de la déesse :
Je regrette les temps de la grande Cybèle
Qu'on disait parcourir, gigantesquement belle,
Sur un grand char d'airain les splendides cités !...
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie -
L'Homme suçait, heureux, sa Mamelle bénie,
Comme un petit enfant, jouant sur des genoux !
- Parce qu'il était fort, l'Homme était chaste et doux !
Rimbaud a fourni la rime "Cybèle"/"belle" et plus loin vous avez le nom avec majuscule "Mamelle" qui correspond à une rime interne : "Cybèle"/"belle"/"Mamelle". Et, justement, la deuxième occurrence de Cybèle est toujours à la rime et cette fois la rime se fera avec "mamelle" justement.
- Oh ! s'il savait encor puiser à ta mamelle,
Grande Mère des Dieux et des Hommes, Cybèle !
En clair, Rimbaud a déjà lu des vers avec tantôt la rime "mamelle"/"Cybèle", tantôt la rime "Cybèle"/"belle". D'évidence, le nom Cybèle permet d'envisager une réduction considérable des poèmes en question. Ils ne sont pas énormément nombreux. Le second extrait est plus court et il fournit une autre idée, celle d'une "Grande Mère" à la fois pour les dieux et pour les Hommes. Les deux extraits insistent tous les deux sur le motif de la "mamelle", c'est l'image principale que Rimbaud associe à Cybèle. Notons que le vers : "Le pur ruissellement de la vie infinie" se caractérise par un premier hémistiche ponctué par un nom "-ment" assez long avec un complément du nom en second hémistiche, ce qui est symétrique du vers précédent voisin en idée : "Le grand fourmillement de tous les embryons !" On peut comparer quelque peu "de la vie infinie" et "de tous les embryons", mais on a aussi la symétrie des noms à quatre syllabes en -ment" : "ruissellement" et "fourmillement". Notons que l'orthographe commune est plus large : "-llement", bien que la prononciation soit différente de l'un à l'autre mot. Mécaniquement, nous avons une autre symétrie qui en résulte entre les deux adjectifs antéposés monosyllabiques : "Le grand", "Le pur".
La pertinence de ce rapprochement est confortée par la reprise du verbe "verser". Le vers : "Le grand fourmillement de tous les embryons !" est le dernier de la séquence introductive que j'appelle préambule, séquence en huit vers qui commence par une phrase dont le verbe principal en attaque de vers 2 est "Verse" :
Le soleil, le foyer de tendresse et de vie
Verse l'amour brûlant à la terre ravie ;
[...]
Il est clair que Rimbaud rappelle ce préambule en huit vers dans le couple de vers suivant :
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie -
Cybèle est au sein de la Nature un relais du soleil, et bien sûr un des avatars de Vénus si vous me permettez ce raccourci syncrétique.
Ajoutons que pour la première mention de Cybèle Rimbaud rapporte une rumeur : "Qu'on disait parcourir", ce qui veut dire aussi qu'il a lu des évocations de Cybèle sur un char traversant des cités, comme il a bien sûr des passages sur les seins nourriciers de la divinité.
Puisque "Credo in unam" a l'apparence d'un mythe grec antichrétien à la Leconte de Lisle, commençons par citer le poème hétérométrique "Cybèle" de Leconte de Lisle, qu'il a publié dans son tout premier recueil de 1852 Poëmes antiques qui ne doit pas être confondu avec l'édition posthume ou définitive qui porte ce titre.
Rimbaud semble bien s'être inspiré du poème de Leconte de Lisle. De prime abord, les liens sont plutôt ténus, mais nous avons deux éléments intéressants, d'un côté la mention de Cybèle en tant que "mère des dieux" et surtout la présence de la rime "vie"/ "terre ravie" que Rimbaud a reprise, même si c'est pour en faire tout autre chose :
Le long des mers d'azur aux sonores rivages,
Par les grands bois tout pleins de hurlement pieux,
Tu passes lentement, mère antique des dieux,
Sur le dos des lions sauvages.
[...]
Les deux premiers vers sont très différents de la manière de "Credo in unam", on sent que l'inspiration n'est pas serrée, mais tout de même nous avons l'idée d'une "mère antique des dieux". Il est vrai que Rimbaud pouvait la trouver ailleurs, tandis que nous avons une contradiction entre les moyens de transport : "grand char d'airain" contre "dos des lions sauvages".
Mais la preuve d'une influence de ce poème sur Rimbaud est dans les vers suivants :
Ils accourent vers toi qui naquis la première,
Qui présides à mille hymens !
Vierge majestueuse, éclatante ouvrière,
Qui revêts de tes dons les dieux et les humains.
Toi dont le lait divin sous qui germe la vie,
Lumineuse rosée où nage l'univers,
Répand sur la terre ravie
L'été splendide et les hivers !
Rimbaud n'a pas simplement repris la rime "vie"/"ravie", mais il a récupéré l'expression "la terre ravie" : "sur la terre ravie" contre "à la terre ravie" :
Le soleil, le foyer de tendresse et de vie
Verse l'amour brûlant à la terre ravie ;
[...]
Rimbaud a aussi repris l'idée du "lait divin sous qui germe la vie" et notez que Rimbaud quand il revient sur cette image ne peut s'empêcher de créer une rime parente du couple "terre ravie" et "vie" :
Son double sein versait dans les immensités
Le pur ruissellement de la vie infinie -
L'Homme suçait, heureux, sa Mamelle bénie,
[...]
Je ne cite pas le vers qui favorise une comparaison avec "La Géante" de Baudelaire afin de bien rester dans les limites de mon propos. Vous notez que si Rimbaud ne reconduit pas "vie" à la rime, il maintient son occurrence en la décalant : "vie infinie". Remarquez que dans le poème de Leconte de Lisle, pour les mots à la rime nous avons une succession : "vie" et "univers", ce qui favorise la création "vie infinie" quelque peu, et le mot "univers" ne manque pas à la rime dans "Credo in unam" :
Dans les veines de Pan mettaient un univers !
Tu surgiras, jetant sur le vaste Univers
Et vous remarquez que dans les deux cas il est question d'une expansion profuse comme sortant d'une mamelle, jetant l'amour dans un infini sourire ou irriguant les veines de Pan qui deviennent un univers (au lieu d'irriguer un univers, image paradoxale). On a la même image de ruissellement amoureux dans ces deux vers et dans celui du double sein de Cybèle offrant la "vie infinie" "dans les immensités".
L'influence des vers de Leconte de Lisle va plus loin, la Vierge est qualifiée de "majestueuse", adjectif qui apparaît dans l'adverbe hémistiche "Majestueusement" de la fin de "Credo in unam". L'idée de germe rejoint l'image des embryons. Et enfin, si "mère antique des dieux" ne correspondait pas assez étroitement à "Grande Mère des Dieux et des Hommes" où le rejet métrique "et des Hommes" souligne une pensée personnelle apportée avec insistance par Rimbaud, vous avez ici cette mention rare d'une Cybèle allaitant à la fois les dieux et les hommes : "Qui revêts de tes dons les dieux et les humains," sachant que ce couplage est difficile à trouver dans les vers de poètes antérieurs consacrés à Cybèle.
Pour le reste, les liens sont plus ténus entre le poème "Cybèle" et le morceau rimbaldien. Je relève une mention de l'adjectif "velu" devant la césure, tic d'écriture de Leconte de Lisle que Rimbaud reprend dans "Voyelles", mais la remarque n'est faite ici qu'en passant. Rimbaud tient plus vaguement compte de la fin du poème de Leconte de Lisle, dirons-nous :
Cybèle, assise au centre immobile du monde,
Reine aux yeux bienveillants ceinte de larges tours,
Salut, source des biens et source des longs jours,
Cybèle, ô nourrice féconde !
Du sein du Pactole doré
Où sont tes palais, ô déesse!
Tu donnes aux mortels la force et la sagesse,
Tu respires l'encens du temple préféré.
Secouant de ta robe un nuage de roses,
Dans l'éther splendide et sans fin
Tu déroules le chœur des choses,
Dociles à l'ordre divin.
Les différences dominent, mais je relève la présence à la rime du mot "choses" pour un vers qui peut faire écho à celui-ci de Rimbaud qui ouvre la deuxième séquence qui parle de Cybèle :
Misère ! maintenant, il dit : je sais les choses,
Et va les yeux fermés et les oreilles closes !
S'il accepte des dieux, il est au moins un Roi !
La subordonnée "S'il accepte des dieux" dériverait du vers suivant : "Dociles à l'ordre divin."
Le vers : "Parce qu'il était fort" dériverait de celui-ci : "Tu donnes aux mortels la force et la sagesse[.]" Et bien sûr l'adjectif "féconde" a sa place dans "Credo in unam".
La dernière strophe de "Cybèle" contient la mention au pluriel "mamelles" à la rime et décrit de "pâles humains" sous le "poids des maux" qui en appelle à Cybèle pour sauver "Leurs espérances immortelles" et ce monde grâce à elle "rêve aux jours nouveaux." On est dans la note du poème de Rimbaud, la référence à Leconte de Lisle étant fondée, même si personne ne me semble avoir jamais cité cette pièce-là précisément :
Soumis au joug des destinées,
Tous les pâles humains aux rapides années,
T'adjurent sous le poids des maux ;
Et dans leurs cœurs blessés, ô sagesse, tu mêles
Au noir souci de leurs travaux
Les espérances immortelles :
Le monde est suspendu, déesse, à tes mamelles :
En un pli de ta robe il rêve aux jours nouveaux.
Pensons encore à "Paris se repeuple" en rapprochant de tels vers...
En clair, les surréaliste haïssant la poésie de Leconte de Lisle, le vingtième siècle était mal engagé pour comprendre le sens des poèmes rimbaldiens. Breton et la pluie...
Il me reste encore pas mal de poésies à relire de Leconte de Lisle et d'autres. J'ai plusieurs idées à coucher par écrit au sujet de vers de Banville, mais à propos de Cybèle j'ai d'autres sources évidemment. Dans le cadre scolaire, Rimbaud a dû créer une composition en vers latins "Olim inflatus" à partir d'un extrait d'un poème en alexandrins de Jacques Delille, et visiblement le tour "gigantesquement belle" pour rimer à la suite de "Cybèle" vient de ces vers du chant troisième de L'Homme des champs :
On fête, on chante Flore et l'antique Cybèle,
Eternellement jeune, éternellement belle.
L'association à l'airain apparaît dans la traduction par Delille toujours du quatrième livre des Géorgiques de Virgile, mais pas de mention du char, ni de la mamelle :
De Cybèle alentour fais retentir l'airain :
[...]
Et puis, il y a la traduction de L'Enéide par Delille toujours, et voici un passage concernant l'airain encore une fois au Livre III de l'épopée :
C'est de là que nous vint le culte de Cybèle,
Par qui le soc apprit à vaincre un sol rebelle ;
De ses honneurs divins le mystère secret,
Que jamais ne dévoile un témoin indiscret ;
Et de l'airain sacré la bruyante allégresse,
Et ces lions soumis qui traînent la déesse ;
[...]
C'est sans doute de ce passage de Virgile que vient l'image de Leconte de Lisle d'une déesse "sur le dos des lions sauvages". L'airain est lié à la culture de la Terre selon un enseignement de la déesse Cybèle. Rimbaud y fait plus que discrètement allusion en parlant de "grand char d'airain".
Le livre IV parle aussi de Cybèle comme grande pourvoyeuse de l'amour au genre humain, dans un passage qui concerne Didon :
Deux grandes déités de cet hymen fatal
A la nature entière ont donné le signal.
Complices de Junon, les vastes cieux tonnèrent,
Cybèle y répondit, les montagnes tremblèrent ;
Les nymphes de longs cris remplirent les coteaux ;
La nuit servit de voile, et l'éclair de flambeaux.
O malheureuse reine ! amante infortunée !...
Combien tu paieras cher ce funeste hyménée !
Au livre VI, nous avons droit à l'image du "char" en-dessous d'une rime qui ne contient pas le mot "cités", mais y correspond quelque peu sonorement :
Telle aux jours glorieux de ses solennités,
Fière et s'environnant de cent divinités,
Sur son char triomphant la féconde Cybèle
Contemple avec orgueil une race aussi belle,
Et dans ses petits-fils embrasse autant de dieux,
Tous buvant le nectar, tous habitant des cieux.
Il me manque encore la rime "Cybèle"/"mamelle" et tout le développement sur les seins nourriciers. Ce n'est pas dans Delille, mais on cerne l'importance de L'Enéide de Virgile, partiellement de Delille, et je précise que j'ai exploité la fonction de recherche par mots sur le site Wikisource où seuls six livres sur les douze de L'Enéide sont mis en ligne dans la traduction de Delille.
J'arrête là pour l'instant, appréciez le chemin parcouru...