lundi 28 octobre 2024

Vertigineuse érudition de Rimbaud ? Lys et Violette...

Sur les copies de poèmes de Rimbaud faites par Verlaine, nous avons l'enchaînement du sonnet "Voyelles" et du quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." Cette suite paginée était accompagnée d'une table des matières avec le nombre de vers pour chaque poème, ce que la plupart des rimbaldiens allant vite en besogne assimilent bien à tort à l'élaboration d'un recueil, alors que le bon sens permet d'identifier un portefeuille de poèmes. Et le décompte des vers est plutôt un marqueur de progression en vue d'un dossier qui aura jour la taille raisonnable pour une publication. Je rappelle qu'il y a des variations du nombre de vers pour deux poèmes "L'Homme juste" et "Les Mains de Jeanne-Marie".
En tout cas, cette table des matières nous apprend que le quatrain est considéré comme une espèce de "madrigal". Mais, l'alignement sonnet et quatrain vient de l'Album zutique avec l'alignement du "Sonnet du Trou du Cul" (parodie du recueil L'Idole d'Albert Mérat doublé d'emprunts à Amours et priapées d'Henri Cantel) et du quatrain "Lys" parodie du premier recueil de Silvestre Rimes neuves et vieilles. L'idée qui vient naturellement à mon esprit, c'est que "Lys" pourrait bien lui aussi correspondre au genre du madrigal. Et j'insiste beaucoup sur le fait que l'hémistiche "L'Etoile a pleuré rose..." du quatrain qui suit "Voyelles" reprend un motif caractéristique des poésies de Silvestre où on trouve bien plus d'étoiles qui pleurent que de lys. Et j'ai insisté sur la présence à la rime du mot "latents" dans un sonnet des Rimes neuves et vieilles. Et ça ne s'arrête pas toujours pas là...
Qui à côté du "Sonnet du Trou du Cul" a transcrit un sonnet en vers de sept syllabes qui parodie le même sonnet païen que le quatrain "Lys" de Rimbaud ? Pelletan ! Le sonnet peut être soit une parodie de Cros par Pelletan, soit un poème à deux mains de Cros et Pelletan. Je n'ai pas encore cherché à trancher cette question. Cependant, l'écriture de la copie est attribuée à Pelletan si je ne m'abuse, et Pelletan est un journaliste au Rappel, le périodique auquel est rattaché Victor Hugo précisément. Glatigny publie aussi des poésies dans ce journal. Or, le vers de sept syllabes permet de dire que les Zutistes savent que le troisième sonnet païen s'inspire d'un poème précis des Contemplations en vers de sept syllabes, poème dont le titre "Vieille chanson du jeune temps" a un lien avec celui du recueil même de Silvestre Rimes neuves et vieilles. Et l'avant-dernière contribution de Rimbaud à l'Album zutique, qui est aussi la plus longue, est une parodie en alexandrins de Coppée, mais pas sous la forme d'un dizain, et ce poème s'intitule Les Remembrances du vieillard idiot. Je sais que Roubaud dans sa Vieillesse d'Alexandre identifie cette perfide allusion, mais j'ai du mal à croire qu'il ait fallu l'attendre lui pour que quelqu'un comprenne l'évidence. Bien sûr que c'est une réécriture pour "Les Contemplations de Victor Hugo". Le poème vise pourtant bien François Coppée, mais justement ce Coppée de la parodie veut prendre l'habit du poète des Contemplations en racontant un autrefois aussi débile que précocement sénile : interrogation sur le sexe de la petite sœur, sur la sexualité, etc. Le titre "Les Remembrances du vieillard idiot" prouve que pour Rimbaud la métaphysique du recueil de 1856 a eu un impact décisif sur nombre de poètes parnassiens, sauf que ceux-ci sont en-dessous du modèle, par mode mineur, par un réalisme et des sujets triviaux qui font que leur poésie manque un peu d'intérêt, et ainsi de suite. Coppée sait très bien tourner des vers, mais son réalisme guindé ne le laisse pas espérer une bien longue postérité littéraire. Silvestre est charmant, mais son message ne va pas au-delà de la sensualité. Je note que la dernière contribution zutique de Rimbaud, "Ressouvenir", parodie à nouveau Coppée, cette fois sous forme de dizain, avec une notable reprise de l'idée de "remembrances" dans le mot "souvenir". Une parodie de Coppée par Verlaine, plus tôt dans l'Album porte le titre "Remembrances" avec calembour du côté du membre viril. Mais, dans ses deux premiers recueils, Silvestre introduit une métaphysique du "souvenir" et c'est précisément à cela qu'il travaille, il va publier en 1872 le morceau "La Gloire du souvenir" qui sera ensuite intégré au second recueil Les Renaissances.
Et dans son livre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, si Bernard Teyssèdre n'aurait jamais dû tourner le dos à l'idée d'une parodie effective de poèmes des Lèvres closes de Léon Dierx, il a eu malgré tout raison de marquer une suite étrange : Silvestre parle de morts aux lèvres closes dans ce qui ne peut manquer d'apparaître comme une suite sensible au discours métaphysique de Léon Dierx. Silvestre devient une figure omniprésente dans la poésie rimbaldienne : "Lys", "Vu à Rome", "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..." Mais, en général, Silvestre n'est pas la seule source, ni la principale dans les autres poèmes. Serait-il la seule proie de réécritures dans "Lys" ?
Je cite le quatrain :
                                Lys

Ô balançoirs ! ô lys ! clysopompes d'argent !
Dédaigneux des travaux, dédaigneux des famines !
L'Aurore vous emplit d'un amour détergent !
Une douceur de ciel beurre vos étamines !
Evidemment, il faut joindre à la lecture des poésies de Silvestre et surtout de son troisième sonnet païen, la préface de George Sand, avoir une connaissance des histoires de clystères dans les comédies de Molière, et une fois qu'on sait que Rimbaud et Pelletan ont repéré que le sonnet païen s'inspirait du poème des Contemplations : "Vieille chanson du jeune temps", il faut aussi avoir à l'esprit le passage de "Réponse à un acte d'accusation" où Hugo parle de la seringue qu'on "emplit" sur le modèle de Monsieur de Pourceaugnac.
Cela fait déjà beaucoup. Et il faut ajouter que Rimbaud reprend aussi à son poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs".
Mais, voilà, en si bon chemin, on en veut toujours plus. J'ai cité le sonnet avec "latents" à la rime et son dernier vers sur les lys qui montent au ciel. Et puis, il y a l'emploi du mot "balançoirs" qui est un synonyme de seringue se doublant d'un mot obscène pour désigner le membre viril, cela s'apprend dans les exemplaires ayant échappé au pilon de la première édition du Dictionnaire de la langue verte d'Alfred Delvau. Et si Rimbaud cite ce mot "balançoir", c'est parce que précisément Delvau, tout juste avant sa mort en 1867, un contributeur au Parnassiculet contemporain.
Reste-t-il dès lors quelque chose à débroussailler au sujet du quatrain "Lys" ? On a tout ce qu'il nous faut comme références érudites pour les deux derniers vers où bien évidemment nous n'avons aucun mal à sentir le message ironique essentiel des expressions "détergent" et "douceur de ciel", signification aggravée par le verbe "beurre". Nous avons tout le nécessaire pour comprendre le sel du premier vers, et nous pouvons nous-même apprécier le glissement de la lumière d'or à l'argent dans la comparaison des poésies de Silvestre au quatrain "Lys".
Mais il reste le deuxième vers qui reste comme ça franchement problématique :
Dédaigneux des travaux, dédaigneux des famines !
Il va de soi qu'il entre en résonance avec la mention intéressée "d'argent" à la rime, avec aussi le symbole royal du lys. On pense à la "bonne affaire" comme dit Verlaine des livres publiés sous le pseudonyme de Ludovic Hans avec leurs positions anticommunalistes affichées. Mais on peut continuer à se demander s'il n'y a pas encore une astuce. Je remarque que dans ses premières poésies, dans le volume du Reliquaire je crois, sinon dans les "Poèmes divers", Coppée a publié un poème "Le Lys" où il apparaît comme "dédaigneux" et j'avais repéré un vers d'un autre poème de Coppée "Les Aïeules", où nous avons l'idée des travaux et des famines. Mais le rapprochement ne s'imposait pas pleinement. Il reste que l'idée qu'humainement Rimbaud puisse associer des réflexions qu'il a eues par ailleurs, au sujet éventuellement d'autres poèmes, à une parodie en cours sur Silvestre n'est pas absurde en soi, et justement je faisais un lien plus haut entre le titre "Les Remembrances du vieillard idiot" et certaines idées clefs de Silvestre que Rimbaud cible dans d'autres poèmes. Je soulève aussi après Teyssèdre l'idée d'une influence seconde des poésies de Silvestre sur la composition de "Vu à Rome", parodie déclarée de Léon Dierx, et j'ai prouvé la présence des réécritures, n'en déplaise à Yves Reboul et à d'autres.
Mais c'est là que j'ai une nouvelle idée forte qui me paraît bien tentante. Je rappelle que pour le poème "L'Angelot maudit", j'avais deviné que la traduction en vers de La Divine Comédie devait jouer un rôle, et Benoît de Cornulier m'a devancé avec l'histoire du cloaque, voir son article dans le collectif La Poésie jubilatoire, mais il était aussi question bien sûr de La Comédie enfantine, et puis j'ai montré une réécriture d'un vers de "L'Heure du berger", mentionné par Guyaux dans son édition des œuvres de Rimbaud dans la collection de La Pléiade en 2009, sauf qu'il ne m'a pas cité, et puis j'ai insisté sur l'idée que les distiques pourraient renvoyer aussi à des poèmes de Verlaine, et enfin cerise sur le gâteau, j'ai publié sur ce blog il n'y a pas si longtemps que Rimbaud s'inspirait de deux poèmes du dix-huitième siècle (ou d'au moins l'un des deux, puisque l'un dérive de l'autre) sur un soldat ivre affrontant une borne en pleine nuit. Et là, nous entrions dans l'érudition qui vient de loin avec les poèmes aujourd'hui bien obscurs des siècles d'Ancien Régime.
Et justement, prenez Verlaine. Dans ses Fêtes galantes, vous avez un enjambement de mot à la césure d'un alexandrin avec le vers : "Et la tigresse épouvantable d'Hyrcanie", tandis que dans le "Sonnet du Trou du Cul" au dernier vers du deuxième quatrain vous avez la formule : "Pour s'aller perdre où la pente les appelait." Les tigres d'Hyrcanie sont une citation de la poésie classique et des tragédies classiques, mais le vers 8 du "Sonnet du Trou du Cul" est aussi une citation des tragédies classiques. Je ne vais vous citer qu'une seule preuve avec la tragédie Sophonisbe de Mairet où, accessoirement, je relève aussi la rime "asservie"/"vie" qui, du coup, remonte plus loin qu'au dix-huitième siècle, mais ce n'est pas le sujet ici.

Et qu'il est plus cruel qu'un tigre d'Hyrcanie. (Acte III, scène 3)

Allons, Philin, allons, où le Destin m'appelle,
[...] (Acte I, scène 2)

Que celui dont le sort affligerait ma vie
Si ce peuple odieux ta tenait asservie,
[...] (Acte I, scène 1)
Je ne dis pas que Verlaine ou Rimbaud s'inspirent de ces vers de la première tragédie reconnue aux normes classiques, car Mairet emploie lui-même des clichés de son époque.
Il y a aussi l'expression à la rime "de la plus haute tour" dans cette tragédie, mais je pense que c'est de l'ordre de la coïncidence gratuite.
Mais j'en arrive au quatrain "Lys". Comme j'étais en train de relire la Sophonisbe de Mairet, je méditais sur les auteurs que je pourrais citer au sujet pour les opposer à l'emploi en rejet des apostrophes à partir de Corneille. La tragédie de Mairet peut en être, mais je me rappelais qu'une tragédie de Desmarets de Saint-Sorlin était vraiment exemplaire à ce sujet, sauf que je n'arrivais plus à retrouver son titre. Je me souvenais que cela fait penser au mot "voyant", j'ai envisagé "visionnaires", et effectivement il a écrit une pièce intitulée Les Visionnaires. J'espère ne pas me tromper dans mes souvenirs et ne pas confondre avec la pièce d'un autre auteur. Cependant, j'ai eu la surprise d'apprendre que Desmarets de Saint-Sorlin fut aussi particulièrement célèbre pour sa contribution par un quatrain intitulé "La Violette" à La Guirlande de Julie qui, à la base, est un recueil de madrigaux. Je peux vous dire que je me suis empressé d'aller lire le poème, et je rédige cet article immédiatement après ma lecture. Et avant même de lire le poème intitulé "La Violette", j'avais déjà en tête que le quatrain zutique portait un nom de fleur "Lys", tandis que le violet est présent au premier vers du "Sonnet du Trou du Cul" et au dernier de "Voyelles" : "rayon violet de Ses Yeux". Et quand on cherche, on trouve, mais... autre chose, et c'est la forme du second vers qui, évidemment, m'a frappé et que je rapproche instantanément de celle du second vers du quatrain "Lys" de Rimbaud :

                     LA VIOLETTE.

                            Madrigal.

Franche d'ambition je me cache sous l'herbe,
Modeste en ma couleur, modeste en mon séjour ;
Mais si sur votre front je me puis voir un jour,
La plus humble des Fleurs sera la plus superbe.

                                                 De M. Des Marestz (lire "de monsieur" je présume)

On retrouve aussi la mention "madrigal" en sous-titre, ce qui confirme aussi le lien de "Lys" avec "L'Etoile a pleuré rose..." "Modeste" est l'inversion de "dédaigneux" comme de "superbe". L'expression "je me cache sous l'herbe" fait écho à l'agacement de Rimbaud : "Des lys ! Des lys ! On n'en voit pas !" dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". L'expression : "je me puis voir un jour" a une petite résonance en passant avec le vers 2 de "Voyelles". Décidément !
Personne n'avait fait le rapprochement entre "La Violette" de Desmarets de Saint-Sorlin et le quatrain zutique "Lys" ?

***

J'en profite aussi pour une mise au point sur le prétendu ésotérisme. On voit bien avec ces documents que la poésie de Rimbaud concède au jeu poseur des discours ésotériques, visionnaires, parce que Rimbaud conçoit un jeu littéraire fondé sur de la culture qu'on met en tension. Il ne s'agit pas de débattre si les poèmes ont un sens mystique ou s'ils se moquent de la mystique. Il est évident que Rimbaud ne perd pas son temps à dire qu'il ne croit pas aux métaphysiques d'artistes. On voit aussi à quel point la compréhension des poésies de Rimbaud est liée à une bonne érudition littéraire, ils parlent sans arrêt des autres écrits, ce n'est pas un écrivain qui part si librement que ça dans son imagination galopante. Hugo était assez zinzin pour croire aux tables tournantes, d'ailleurs le poème A M. D. G. de G. s'adresse à feu madame Delphine Gay de Girardin qui l'a initié au spiritisme et qui est morte un an avant la publication des Contemplations, ce qui explique la présence de ce poème-dédicace.
Il y avait autour de Rimbaud des zinzins qui étaient francs-maçons et qui pouvaient conseiller à Rimbaud de lire des pataquès ésotériques, des livres de clowns du genre Swedenborg, etc. Rimbaud a un peu lu Swedenborg visiblement, mais il n'en a rien tiré, et c'est normal. Les discours ésotériques sont encore plus crétins que le discours chrétien : ça sert à quoi de dire qu'on est adepte de la cuillère qui fait tourner le café et de chercher la clef du problème pour faire tourner les carrés, triangles et pentagones qu'on se fait en esprit avec la même cuillère ? A rien. Rimbaud, il le savait que c'était de la confusion mentale. Quand il lit Swedenborg, il cherche précisément à comprendre d'où viennent ces lubies autour de lui. C'est du bon sens !

dimanche 27 octobre 2024

Scoop du jour, scoop toujours : Le vent dans la plaine suspend son haleine...

 










Quelques photos de la Closerie des lilas en mai 2024 et du bal Bullier tout voisin.

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Le 2 avril 1872, Verlaine est installé au café La Closerie des Lilas. Rimbaud a quitté récemment la ville de Paris et son logement rue Campagne Première qui, justement, n'était pas très éloigné de la Closerie des Lilas. La Closerie des Lilas fut un lieu de rendez-vous de plusieurs des futurs peintres impressionnistes dans la décennie 1860 parmi lesquels Renoir, on pouvait y rencontrer Paul Cézanne également, mais pour les premiers mois de l'année 1872, à moins de spéculer sur les rencontres avec Durand-Ruel de certains je ne sais pas si Rimbaud a pu les rencontrer. Et pourtant, nous avons le récit de Champsaur qui implique Cézanne, puis Renoir, et aussi un témoignage frêle mais existant de Renoir lui-même. En tout cas, de janvier à mars 1872, Rimbaud est au sommet de son art, il compose "Le Bateau ivre", "Voyelles", "Les Mains de Jeanne-Marie", "Les Corbeaux", "Tête de faune", peut-être "Les Chercheuses de poux", peut-être les premières esquisses des "Déserts de l'amour", peut-être "L'Etoile a pleuré rose..." Je pense assez naturellement que Rimbaud et Verlaine ont fait le chemin à pied de la chambre rue Campagne Première à la Closerie des Lilas, et c'est précisément par "nostalgie" que Verlaine vient sans doute s'asseoir en un tel endroit pour écrire une lettre à Rimbaud. Celui-ci est parti depuis plusieurs jours à tout le moins, puisque nous sommes le 2 avril et Verlaine remercie Arthur d'une partition du poème et chant L'Ariette oubliée de Favart et parle de projets dont Verlaine se dit curieux. Rimbaud a réellement dû quitter Paris à la mi-mars, peu après l'incident Carjat.
Mais, c'est c'est ce don qui doit retenir notre attention. Donc après les informations en en-tête sur la lettre : "Paris, le 2 avril 1872", "Du café de la Closerie des Lilas", Verlaine dit d'emblée ceci à son "Bon ami" : "C'est charmant, l'Ariette oubliée, paroles et musique ! Je me la suis fait déchiffrer et chanter ! Merci de ce délicat envoi !"
Notons aussi plus loin dans la lettre que Verlaine rappelle à Rimbaud qu'il est toujours locataires "rue Campe jusqu'au huit", ce qui peut même laisser entendre que c'est ce 2 avril même que Verlaine et Forain ont pu s'occuper de déménager les affaires de Rimbaud pour les mettre en sécurité. Non pas des manuscrits, mais des frusques, gravures et petits meubles.
Verlaine ne connaissait donc pas vraiment cette "Ariette oubliée". C'est un nouvel exploit rimbaldien d'aller ainsi dénicher des textes poétiques superbes, mais méconnus : Favart et Desbordes-Valmore. Ceci dit, malgré toute l'estime qu'on peut avoir pour Rimbaud, il est clair que par des connaissances ou par ses lectures notre poète ardennais a appris que Favart et Desbordes-Valmore étaient des plumes de talent méconnues mais déjà bien appréciées de gens au goût des plus sûrs. Et c'est intéressant de palper la différence entre la capacité du provincial Rimbaud à connaître les perles méconnues d'un Verlaine complètement privilégié et fondu dans la masse des gens qui font la mesure du goût en poésie à Paris.
L'influence de Desbordes-Valmore a été impressionnante sur justement la section des "Ariettes oubliées" de Verlaine comme je l'ai montré sur ce blog, et cette influence se ressent aussi, quoique plus difficilement, dans un poème contemporain de Rimbaud tel que "Larme" et qui est daté de "mai 1872". Verlaine a publié la première des "Ariettes oubliées" au mois de mai dans la naissante revue La Renaissance littéraire et artistique (quatrième numéro, 18 mai). Et plusieurs ariettes oubliées sont sous l'influence de Desbordes-Valmore, laquelle a un petit lien avec Favart dans la mesure où elle fut comédienne et joua dans ce genre de pièces, dans la mesure aussi où elle a composé des romances et des poésies dans un esprit populaire proche des créations de Favart. Et justement, la section "Ariettes oubliées" ne cite pas une œuvre de Desbordes-Valmore, mais précisément la pièce délicatement envoyée à Verlaine avec la partition musicale.
Et justement, la première des "Ariettes oubliées" qui s'inspire de près de Desbordes-Valmore, et précisément du poème "C'est moi" dont Rimbaud a retranscrit un vers : "Prends-y garde, ô ma vie absente" au dos d'un manuscrit des "Fêtes de la patience", c'est le poème publié dans le second numéro de la Renaissance littéraire et artistique ; "C'est l'extase langoureuse", et ce poème est accompagné d'une épigraphe tirée justement de l'Ariette oubliée de Favart : "Le vent dans la plaine / Suspend son haleine."
Ces deux vers sont particulièrement adorables, charmants comme dit Verlaine, mais ces deux vers étaient célèbres bien avant que Rimbaud et Verlaine ne les échangent entre eux.
Mais avant de vous dire la source, je donne du contexte.
Les "Ariettes oubliées" sont l'occasion de s'adonner au genre poétique mineur de la romance à la manière de Desbordes-Valmore, sinon Favart, et Rimbaud fait précisément écho à cette démarche de Verlaine avec les poèmes "Comédie de la soif", "Entends comme brame...", "Fêtes de la faim" et les quatre "Fêtes de la patience" liées justement à la citation manuscrite par Rimbaud d'un vers de la romance "C'est moi" de la poétesse douaisienne.
Desbordes-Valmore étant douaisienne, Rimbaud a eu des raisons personnelles de la découvrir, mais de toute façon qu'il l'ait découverte par son séjour ou non importe peu, il était sans aucun doute bien renseigné par des lectures complémentaires la concernant.
Et donc on voit Rimbaud et Verlaine passer pour un temps à des poèmes aux vers courts, avec une sorte d'intimisme évanescent qui ne correspond pas à la hauteur de propos de ce qu'on considère devoir être la grande poésie lyrique.
Or, là encore, il y a un lien à faire avec la décennie 1820.
J'ai déjà expliqué que les audaces de versification d'André Chénier n'eurent pas de suite. C'est Alfred de Vigny qui a le premier suivi avec un certain engouement les enjambements audacieux à la façon d'André Chénier, et Hugo a très tôt réagi. Il y a deux éléments emblématiques dans la versification d'André Chénier que vont reprendre Hugo et Vigny, c'est le rejet brusque du verbe après la césure ou au vers suivant, puis le rejet d'adjectifs épithètes à la césure. Hugo va aller plus loin, il va constater la présence du mot "comme" à la rime au vers 2 des Tragiques d'Aubigné, il va créer toute une panoplie d'effets dans sa pièce Cromwell de 1827.
Vigny va accentuer pendant un certain temps ses audaces à la césure, mais il restera en-dessous de Victor Hugo désormais, et surtout dans son ultime recueil Les Destinées, paru à titre posthume, Vigny a complètement renoncé aux césures acrobatiques. Lamartine lui-même imitera très peu les audaces nouvelles, n'y accorderont un intérêt que vers l'année 1825 pour l'essentiel, avec trois rejets d'épithètes.
Hugo a publié un recueil Odes et poésies diverses en 1822. Il s'agit de vingt-quatre odes et de trois poésies diverses, deux demeurées peu connues car non reprises ultérieurement. Hugo ne pratiquait pas les audaces à la manière de Vigny et Chénier. Il ne va le faire qu'à partir de 1824, alors même que dans son recueil de 1822 il cite Chénier et cite aussi en épigraphe un passage du poème Héléna de Vigny qui est précisément avant le poème "Dolorida" la grande poésie à effets de césure à la Chénier avec rejets d'épithètes et autres audaces.
Il y a un "comme si" la césure dans les Odes et ballades, du rejet d'épithète aussi, mais c'est à la marge et cela ne se trouve que dans des poèmes non antérieurs à 1824.
Une de mes grandes interrogations, c'est qui de Vigny ou de Hugo a eu le premier l'idée du trimètre. Je pense que c'est nécessairement Vigny, puisque même s'il ne l'a pas publié il a pratiqué un trimètre évident sur un fragment d'un poème intitulé "Satan", tandis qu'un vers du poème "Eloa" de 1824 a tout l'air d'être un trimètre, mais sans appui de répétitions et de symétries grammaticales en interne.
Le trimètre existe chez les classiques, Cornulier a fait une importante mise au point à ce sujet reliant Agrippa d'Aubigné, Scarron, l'auteur de Ragotin et Corneille. Mais dans ces rares trimètres, auxquels joindre selon moi un vers du Bourgeois gentilhomme, le procédé suppose une répétition ou une symétrie grammaticale : "Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir" (Suréna de Corneille). Donc, dans "Eloa", Vigny aurait pratiqué d'emblée le trimètre sans répétition de mot. Hugo lui va pratiquer le trimètre avec répétitions ou symétries grammaticales tant dans Cromwell que dans ses recueils lyriques des années 1830 Les Feuilles d'automne, etc., par exemple ce vers dans Les Chants du crépuscule qui clôt le poème "Sur le bal de l'hôtel de ville" : "Les fleurs au front, la boue aux pieds, la haine aux cœur."
Au fil du temps, les trimètres de ce profil s'accumulent sous la plume de Victor Hugo, par exemple rien que dans le premier livre "L'Aurore" des Contemplations : "Ici l'automne, ici l'été, là le printemps", "Elle est la prose, elle est le vers, elle est le drame ;" "Créé, par qui ? forgé, par qui ? jailli de l'ombre", "A toi les yeux, à moi les fronts. Ô ma sœur blonde," "Il tremble en eux, il vit en eux, il meurt en eux", "Où l'éclair gronde, où luit la mer, où l'astre rit".
La césure normale est toujours respectée, mais vous remarquez qu'Hugo s'éloigne de la symétrie stricte. Il altère la forme ternaire :"là le printemps", "jailli de l'ombre", "Ô ma sœur blonde", et inversion verbe et sujet "où luit la mer". On pourrait croire que Victor Hugo n'a pas encore inventé le trimètre sans aucune répétition. Ceci dit, j'ai des vers à verser au dossier, toujours en me contentant du premier livre des Contemplations : "Oui, tout-puissant ! tel est le mot. Fou qui s'en joue !" ou "Voici pourquoi. / tout jeune encor, tâchant de lire, [...]". Mais ce n'est pas évident d'affirmer que de tels vers sont des trimètres dans l'esprit d'Hugo. Le premier avec sa ponctuation tranchée semble s'imposer, cela est moins évident à affirmer pour le second. En effet, il y a plein de vers hugoliens qui ont ce profil, mais avec des segments inégaux en nombre de syllabes. En voici quatre exemples : "De rameaux verts, d'azur frissonnant, d'eau qui luit" et "A la jeunesse, aux cœurs vierges, à l'espérance," "Marchands de grecs ! marchands de latin ! cuistres ! dogues !" et "On parle, on cause, on rit surtout ; - j'aime le rire [...]". Victor Hugo fait à mon sens exprès de ruser avec l'impression du trimètre, mais les trois syllabes de l'épithète rejetée "frissonnant" ou du complément du nom mis en relief "de latin" excluent l'identification, et il en va de même pour le dissyllabe "vierges" puisque l'oreille ne peut se fonder sur le "e" final du mot pour identifier la mesure souhaitée. Il faut ajouter les effet de dissolutions internes dans les segments de quatre syllabes : "On parle, on cause," ou de trois syllabes : "cuistres ! dogues !" Notez aussi la rupture de récit au niveau de la citation plus haut impliquant l'amorce : "Voici pourquoi !"
Hugo joue à éviter le trimètre tout en y faisant allusion, et j'ai une preuve du fait exprès avec deux vers de dix syllabes consécutifs du poème "Lise", toujours du livre "L'Aurore" des Contemplations : "Elle m'aimait, je l'aimais. Nous étions / Deux purs enfants, deux parfums, deux rayons." Appréciez l'allure ternaire soutenue par les répétitions. Vous avez trois amorces par "deux" dans le second décasyllabe, je prétends qu'il y a des vers similaires au XVIe siècle, dans L'Adolescence clémentine je me rappelle avoir relevé un décasyllabe avec trois fois la préposition "sans" avec la même construction : "premier hémistiche de quatre syllabes" et deux fois trois syllabes dans le second hémistiche, exactement comme le fait Hugo avec le chiffre "deux" dans le vers ci-dessus cité. Le balancement "Elle m'aimait, je l'aimais" favorise aussi la perception ternaire avec "Nous étions". Sauf que rythmiquement ce 4-3-3 n'a aucun sens métrique, la césure est seulement après la quatrième syllabe.
Je prétends que le premier vers de "Larme" est un jeu de référence trouble au trimètre, au décasyllabe et à l'alexandrin, mais avec le piège du vers de onze syllabes.
Et je termine ma petite digression sur le trimètre avant de revenir à la question des vers courts de romances. Il se trouve qu'il n'y a pas de trimètre classique avec répétitions ou symétries grammaticales dans les Orientales. En revanche, j'ai deux ou trois bons candidats pour faire des trimètres purs à la manière du vers d'Eloa de Vigny. Tout cela, je vous le citerai ultérieurement, et je rappelle que le recueil des Orientales s'il est antérieur aux Feuilles d'automne et Chants du crépuscule est postérieur au drame en vers Cromwell où figurent les premiers trimètres manifestes de Victor Hugo.
Et il se trouve qu'à la même époque nos poètes se sont aussi brutalement intéressés aux vers courts. Hugo ne publie pas de vers courts dans les premières éditions des odes. D'ailleurs, je vous recommande de lire un jour la première édition de 1822 Odes et poésies diverses, parce que vous avec des notes en prose qui introduisent à la lecture politique de différents, vous avez des notes de bas de page, et c'est assez intéressant à lire comme cadre pour les vers, parce que ça interroge l'idée qu'on se fait de la poésie. D'ailleurs, si Rimbaud s'est sans doute peu voire pas du tout inspiré des Odes et ballades, en tout cas, dès le recueil de 1822, vous avez des vers hugoliens qui annoncent "Voyelles", et vous aurez les citations prochainement.
Mais, ce qui m'a frappé aussi, c'est la forte présence de la rime "asservie"/"vie", rime pratiquée par Rimbaud dans "Chanson de la plus haute Tour". Je ne prétends pas du tout que Rimbaud l'a reprise à Hugo, je n'en suis pas encore là dans mes réflexions. Je considère que c'est une rime ancienne, très prégnante sans doute au XVIIIe siècle, c'est ça que j'entrevois.
Mais justement, dans ses Orientales, la versification hugolienne évolue soudainement. Le poème "Le Feu du ciel" est un condensé. Et dès les premiers vers, dès la première strophe, on a un rejet d'épithète.
Le dernier vers de tout le recueil a une césure brusque sur une forme conjuguée "a" du verbe "avoir", ce qui deviendra une signature hugolienne marquée comme on le constate toujours et encore dans Les Contemplations. C'est à partir des Orientales aussi que semble se mettre en place la manière d'écrire de Victor Hugo que je dirais télescopée et suspensive. Il ne faut pas penser le vers de Victor Hugo qu'en fonction des enjambements et du décalage entre grammaire et cadre du vers, Hugo écrit aussi de manière suspensive avec des virgules, des répétitions qui arrêtent le flux de la lecture, avec des suites d'expressions brèves, avec des verbes outils ou passe-partout brefs calés à la césure, parfois à la rime : "est", "a", "fait", "met". Il y a toute une étude passionnante à rédiger là-dessus. Et puis donc il y a les vers courts. Ceux-ci n'apparaissent pas encore dans le recueil de 1822. Leur avènement date de 1826-1828 avec notamment la partie "ballades" du recueil définitif Odes et ballades. Hugo les pratique aussi dans Cromwell avec les incrustations des chansons des fous notamment. Et donc dès son recueil Odes et ballades, nous avons la promotion des vers d'une et trois syllabes, vers acrobatiques, mais cet art va se recentrer sur les vers de quatre ou cinq syllabes. Et cela concerne aussi Lamartine qui cette fois s'y adonne volontiers, alors qu'il finit par repousser la pratique des rejets d'épithètes. La pratique des vers courts a tout un avenir devant elle avec Hugo, Musset, Lamartine qui seront relayés jusqu'à parvenir à Verlaine et autres parnassiens.
Et justement, dans le recueil Orientales, Hugo offre un poème en alexandrins où il intègre précisément une citation des deux vers de l'Ariette oubliée que Verlaine a mis en épigraphe à son célèbre poème "C'est l'extase langoureuse..." :
Et l'on dit que les vents suspendent leurs haleines
Quand par un soir d'été Grenade dans ses plaines
[...]
Epatant, non ?
Et ce qui me fait dire que Rimbaud avait identifié cela et en a fait part à Verlaine, c'est une autre découverte dans la foulée.
Vous savez que le poème "Ophélie" de Rimbaud ne s'inspire pas directement de Hamlet de Shakespeare, ni des poèmes mentionnant "Ophélie" à la rime de Banville (du moins l'influence banvillienne reste seconde). Rimbaud s'est inspiré du poème "Ophélie" du recueil des Nuits d'hiver d'Henry Murger, Banville fléchant dans cette direction précisément par un poème "A Henry Murger" qui comporte la mention "Ophélie" à la rime.
Or, Rimbaud emploie aussi la mention "Ophélia", et justement si les peintres, parmi lesquels Delacroix ont mis à l'honneur le motif d'Ophélie noyée avant Banville, c'est que c'est Hugo qui mentionne "Ophélia" dans son recueil des Orientales :
Ainsi qu'Ophélia par le fleuve entraînée,
a-t-il écrit.
Et ce n'est pas ça ma découverte, même si j'ai oublié de m'en rappeler quand j'ai parlé du modèle du poème de Murger pour Rimbaud. Ma découverte, c'est le rejet "Dort" à la Chénier dans un poème des Orientales situé peu avant le poème mentionnant "Ophélia".

A quoi bon ? - Maintenant la jeune trépassée,
Sous le plomb du cercueil, livide, en proie au ver,
Dort ; et sis dans la tombe où nous l'avons laissée,
[...]
C'est le même rejet qu'au premier quatrain du "Dormeur du val", lequel ayant la "nuque baignant dans le frais cresson bleu" a déjà été rapproché du motif de la noyée Ophélie dans un article de la fin de la décennie 1980 dans la revue Parade sauvage, ça doit figurer dans l'un des deux premiers volumes de colloques.
L'intérêt de Rimbaud pour Favart, il n'est pas venu de nulle part, et on sent que la révolution métrique radicale de Rimbaud en 1872 est fondée sur une connaissance très précise de ce qu'il s'est joué dans la décennie 1820 avec la figure centrale de Victor Hugo et le recueil des Orientales dans le champ de la poésie lyrique.
Je vous laisse méditer de pareilles découvertes, je reviens prochainement sur Silvestre et "Voyelles", sur Les Contemplations et "Voyelles", sur l'évolution historique du vers avec des comparaisons de repères : tels tragédies de Racine, les premiers recueils hugoliens, sa versification dans Cromwell, une synthèse sur Les Fleurs du Mal, une synthèse sur les recueils hugoliens de la décennie 1850, une synthèse parnassienne et bien sûr une synthèse sur Rimbaud, avec encore une synthèse sur le XVIe siècle en amont. Tout se met petit à petit en place dans ma tête, ça va être d'envergure...

jeudi 24 octobre 2024

Nos rimbaldiens réussiront-ils à reconquérir le sens perdu du sonnet "Voyelles" en admettant que le mot à la rime "latentes" est repris à la rime du mot "latents" d'un sonnet d'Armand Silvestre, ou bien devront-ils retourner à l'école ?

                                    Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
(Version autographe remise à Emile Blémont en vue d'une publication dans la revue La Renaissance littéraire et artistique, très proche, quasi identique à la version publiée dans la revue Lutèce et dans Les Poètes maudits par Verlaine, à partir d'un manuscrit inconnu.)

                          Voyelles

A, noir ; E, blanc ; I, rouge ; U[,] vert ; O, bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre. E, frissons des vapeurs et des tentes,
Lances de glaçons fiers, r(a)is blancs, frissons d'ombelles !
I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes.

U, cycles, vibrements divins des mers virides ;
Paix des pâtis semés d'animaux ; paix des rides
Qu'imprima l'alchimie aux doux fronts studieux.

O, suprême clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges...
- O l'Oméga, rayon violet de ses yeux !

 

L'étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles,
L'infini roulé blanc de ta nuque à tes reins,
La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles,
Et l'Homme saigné noir à ton flanc souverain.

 (Version recopiée par Verlaine dans un doublon paginé du dossier de poèmes conservés puis détruits sous le toit de la belle-famille Verlaine, version la plus ancienne qui nous soit connue, elle est immédiatement suivie sur le même feuillet par la transcription d'un quatrain dont une liste de titres nous apprend qu'il correspond en esprit au genre du "Madrigal")

                         L'Idole.
            Sonnet du Trou du Cul
Obscur et froncé comme un œillet violet,
Il respire, humblement tapi parmi la mousse
Humide encor d'amour qui suit la fuite douce
Des Fesses blanches jusqu'au cœur de son ourlet.

Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse,
A travers de petits caillots de marne rousse
Pour s'aller perdre où la pente les appelait.

Mon Rêve s'aboucha souvent à sa ventouse ;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.

C'est l'olive pâmée, et la flûte câline ;
C'est le tube où descend la céleste praline :
Chanaan féminin dans les moiteurs enclos !

                                 Albert Mérat
                                  P. V. - A. R.

                              Lys

Ô balançoirs ! ô lys ! clysopompes d'argent !
Dédaigneux des travaux, dédaigneux des famines !
L'aurore vous emplit d'un amour détergent !
Une douceur de ciel beurre vos étamines !
(Colonne de transcription sur un feuillet de l'Album zutique, de la main de Rimbaud, du "Sonnet du Trou du Cul" et du quatrain "Lys").

                       Eloge de la Mort

La Mort revêt d'éclat la Nature immortelle,
Et c'est elle qui fait la gloire du printemps !
Aux germes, sous la pierre endormis et latents,
Elle garde l'honneur d'une forme nouvelle.

C'est la vestale assise au temple de Cybèle,
Qui veille sans relâche au feu toujours vivant ;
C'est la grande nourrice, et l'univers enfant,
Un jour, boira notre âme au bout de sa mamelle.

Oh ! la nouvelle vie et le grand renouveau !
- C'est le monde des fleurs qui jaillit du tombeau ;
- C'est la rose de mai saignant sur la bruyère ;

- C'est l'or que le vent roule aux cimes des moissons ;
- C'est l'odeur des jasmins naissant sous les gazons ;
- C'est la splendeur des lys qui monte de la terre !
(Sonnet du recueil Rimes neuves et vieilles d'Armand Silvestre, publié en 1866 et lu par Rimbaud en octobre 1871. Le recueil est composé de trois ensembles : une section de "Sonnets payens", une section intitulée "Mignonne" et une section plus hétéroclite intitulée "Les Primesaults". Le sonnet "Eloge de l'amour" est à peu près au milieu du recueil dans la section "Les Primesautls", pages 104 et 105 d'un recueil de 200 pages).

Comparons "Voyelles" et "Eloge de la Mort"

                       Eloge de la Mort

La Mort revêt d'éclat la Nature immortelle,
Et c'est elle qui fait la gloire du printemps !
Aux germes, sous la pierre endormis et latents,
Elle garde l'honneur d'une forme nouvelle.

C'est la vestale assise au temple de Cybèle,
Qui veille sans relâche au feu toujours vivant ;
C'est la grande nourrice, et l'univers enfant,
Un jour, boira notre âme au bout de sa mamelle.

Oh ! la nouvelle vie et le grand renouveau !
- C'est le monde des fleurs qui jaillit du tombeau ;
- C'est la rose de mai saignant sur la bruyère ;

- C'est l'or que le vent roule aux cimes des moissons ;
- C'est l'odeur des jasmins naissant sous les gazons ;
- C'est la splendeur des lys qui monte de la terre !

                                **

                            Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

L'adjectif "latent" n'apparaît jamais à ma connaissance comme mot à la rime dans un poème de Victor Hugo, ni de Baudelaire, ni de Lamartine, ni de Musset, Verlaine, et ainsi de suite. Rimbaud a lu ce poème "Eloge de la mort" en octobre 1871 et il a écrit quelques mois après le sonnet "Voyelles". La coïncidence est plus que troublante. Dans les deux cas, il s'agit d'un sonnet, dans les deux cas l'adjectif est mis à la rime sur l'un des premiers vers, le second ou le troisième d'un premier quatrain. Rimbaud a écrit "naissances latentes". Or, la forme participiale "naissant" a une occurrence importante à l'avant-dernier vers du sonnet "Eloge de la mort". Et en écho à "éclatantes" à la rime chez Rimbaud, nous avons la mention "éclat" à l'hémistiche du premier vers du poème de Silvestre.
Les quatrains de Silvestre sont sur deux rimes, une rime masculine en "ents" et une rime féminine en "-elle", Rimbaud pratique la même rime féminine en "-elle", tandis qu'inévitablement sa rime en "-entes" qui inclut "latentes" correspond à la version féminine de la rime en "ents" de Silvestre. Rimbaud a repris sa rime "ombelles"/"belles" au poème des Contemplations : "Le firmament est plein de la vaste clarté [...]", ce qui n'empêche pas de noter aussi le rapprochement sensible entre la rime "belles" de Rimbaud et le nom "Cybèle" qui en suggère l'idée chez Silvestre, Rimbaud ayant pratiqué la rime "belle"/"Cybèle" dans "Credo in unam" au demeurant.
Rendus plus attentifs, vous pouvez remarquer d'autres échos. Au vers 9, Silvestre parle de "renouveau" ce qui suppose l'idée de cycle, et il nomme ce qui s'oppose à la Mort, la "vie", dans une phrase exclamative. Rimbaud souligne l'idée de "vie" par les attaques syllabiques en écho au vers 9 de "Voyelles" : "vibrements divins des mers virides", juste après une mention au pluriel du mot "cycles", et il reporte l'emploi de l'interjection "oh", graphié différemment "O" au dernier vers du poème.
J'ai souligné en violet "Oméga" et "monte", le poème de Silvestre a beau se terminer sur le mot "terre" au lieu d'une vision du ciel, il décrit une ascension de la "splendeur" qui "monte de la terre".
Silvestre décrit un paradoxe, la Mort est la gloire du printemps, dit-il explicitement, et il fait entendre que la Mort et la vie sont nécessaires à la Nature pour proposer des formes nouvelles. Il n'est pas de vie sans action de la mort, et Silvestre joue sur l'idée classique que les plantes se nourrissent des corps morts pour sortir de terre et pousser en direction du ciel.
Je rappelle que dans "Voyelles", la distribution est irrégulière, trois vers de tercet pour le U, puis le O, mais deux vers pour le I, et surtout un rejet qui écourte les deux vers pour le E en rallongeant la part du A, et cela permet précisément un jeu de mariage des contraires, c'est parce qu'il y a des "golfes d'ombre" qu'il va y avoir des "Lances de glaciers fiers", etc., et "frissons d'ombelles" décrit des "fleurs blanches" qui sont dans une relation de jeu avec l'ombre.
Le spectacle de la mort est présent dans "Voyelles" où les "puanteurs cruelles" sont une inversion de l'idée de Silvestre d'une "odeur des jasmins". "Odeur" et "puanteurs" partagent le même suffixe en "-eur", et on pourrait ajouter "splendeurs" chez Silvestre, "candeurs" chez Rimbaud. J'ai souligné en bleu "revêt" chez Silvestre et "corset velu" chez Rimbaud, car le "noir corset velu" est ce qui rend le "A noir" éclatant et digne d'un alignement avec les quatre autres voyelles. Un discours sur la résignation de l'homme face à la mort comme nécessité apparaît aussi dans Les Contemplations.
Ajoutons un autre fait troublant : l'expression "Je dirai quelque jour" de Rimbaud, tout en me paraissant un écho sensible du poème "Ce siècle avait deux ans..." des Feuilles d'automne de Victor Hugo correspond au "un jour" prophétique de Silvestre avec son verbe "boire" conjugué au futur de l'indicatif.
J'ai aussi souligné les échos "monde" et "Mondes" ou "saignant" et "sang", mais remarquez que le dernier vers du sonnet "Eloge de la mort" renvoie au quatrain "Lys" de Rimbaud, et a déjà sa réponse dans le persiflage de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" : "Des Lys ! On n'en voit pas !"
D'autres prolongements sont à observer de près. Le mot "pâtis" est déjà employé par Rimbaud dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", poème qui contient aussi une énumération des couleurs sélectionnées au premier vers de "Voyelles". "Voyelles" renvoie à la parodie "Lys" d'Armand Silvestre qui renvoie à "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" qui annonce à certains égards le sonnet "Voyelles". L'effet de bouclage ne vous est-il pas sensible ?
Ce n'est pas tout. Parmi les rares dédicataires de poèmes du premier recueil d'Armand Silvestre, nous relevons un "T. Dondey" pour Théophile Dondey, autrement dit pour Philothée O'Neddy, l'auteur auquel Rimbaud reprend l'association dans un alexandrin des mots "strideur(s)" et "clairon(s)". Silvestre a dédié à M. T. Dondey le poème "Heure du soir", pages 164 et 165. Il s'agit d'un charmant poème en cinq quatrains où les motifs sont nettement à rapprocher du "sang craché" et de la fierté "pourpre" du "rire des lèvres belles / Dans la colère ou les ivresses pénitentes" :
Le soleil, déchiré par les rocs ténébreux,
Tombe, comme César, dans sa robe sanglante.
Avant de nous quitter, l'heure se fait plus lente,
Et de confuses voix murmurent des adieux.

C'est le soir ! - L'horizon se remplit de lumière,
Et la pourpre s'allume aux rives de l'azur ;
Et le flot attiédi, plus profond et plus pur,
Enivre de chansons la rive hospitalière.

Derrière les brouillards où Phébé va s'asseoir,
La dernière colline a caché ses épaules ;
L'onde baise tout bas les longs cheveux des saules :
Vesper luit, comme un pleur, dans l'œil profond du soir.

On entend murmurer, sous les lentes morsures
Des lierres vagabonds, les chênes orgueilleux,
Et les soupirs lointains qu'élèvent vers les cieux
Les pins ensanglantés d'odorantes blessures.

C'est l'heure où tout cœur fier fuit dans la liberté,
En sentant se rouvrir la blessure fermée,
Tandis qu'au sein des fleurs la nature pâmée
Boit la fraîcheur de l'ombre et l'immortalité !
Prenons le deuxième quatrain de "Voyelles" dans son ensemble ! Les "Golfes d'ombre" entrent en résonance avec l'idée de boire la "fraîcheur de l'ombre et l'immortalité", tandis que, si les "odorantes blessures" sont un équivalent des "puanteurs cruelles" à la fin du tout premier quatrain de "Voyelles" (nous avions déjà cité "odeurs" dans "Eloge de la Mort"), les "pins", "les chênes orgueilleux" et le "cœur fier" ont à voir avec les "Lances des glaciers fiers". L'idée de fierté apparaît aussi dans "Paris se repeuple", poème qui a des passerelles importantes avec "Voyelles", notamment pour les séquences du "I rouge" et du "O bleu", elle apparaît aussi dans la figure du "Révolté fier" des "Mains de Jeanne-Marie".
Rimbaud a pu songer à son propre poème "Ophélie" en lisant certains vers de cette pièce "Heure du soir", mais notez la présence du syntagme "confuses voix" qui entre avec les "confuses paroles" du sonnet "Les Correspondances" de Baudelaire dans un cliché exploité depuis longtemps par Hugo : "confuses voix" ou "confuses pensées", etc., apparaissant dans Les Voix intérieures ou autres recueils romantiques bien antérieurs à la création du sonnet "Les Correspondances" par Baudelaire. Je relève aussi la mention "Phébé" commune au poème rimbaldien "Entends comme brame..." réputé partager avec "Voyelles" un emploi de l'adjectif "viride(s)".
Je rappelle aussi que dans le poème "Spleen" O'Neddy associe comme Rimbaud dans "Paris se repeuple" les mots "strideur(s)" et "clairon(s)" à un chant du cygne au combat.
Dans le recueil Rimes neuves et vieilles, certains dédicataires reviennent à plusieurs reprises, notamment "A Léon P...", nous avons plusieurs mentions abrégées limitées même à deux initiales de prénom et nom. Les noms fournis ne correspondent pas en général à des personnes célèbres, mais il y a encore une belle exception qui accompagne le cas de Philothée O'Neddy, puisque Silvestre a aussi dédié un poème à Henri Cantel, l'auteur du recueil sous le manteau de 1860 Amours et priapées qui a servi en partie de référence à Albert Mérat pour composer son recueil plus chaste L'Idole, ce qui nous a valu la parodie du "Sonnet du Trou du Cul" par Rimbaud et Verlaine qui réécrit bien des passages de sa cible parodique, le recueil L'Idole d'Albert Mérat, mais en y mélangeant des réécritures du recueil Amours et priapées pour donner du relief à l'insuffisance du projet mératien. Sur le corps de l'Album zutique, Rimbaud a aligné en une colonne une parodie de Mérat et Cantel, et une autre parodie de Silvestre. C'est quand même impressionnant de voir à quel point tout s'imbrique, et c'est un début d'argument pour expliquer pourquoi "Lys" vient après le "Sonnet du Trou du Cul", il y a une logique qui prend corps.
Ce n'est pas tout. Même si le recours aux gallicismes "C'est..." dans les tercets du "Sonnet du Trou du Cul" s'inspirent directement de passages de Mérat et de Cantel, ce qui rend inutile de prétexter une influence de Silvestre, il n'en reste pas moins que le sonnet qui contient le mot "latents" à la rime se termine par des tercets où le gallicisme "C'est" est en très bonne part. Les cinq derniers vers commencent tous par "C'est" et en réalité le gallicisme a de premières occurrences dans les quatrains, il devient simplement systématique dans les cinq derniers vers.

    Eloge de la Mort

La Mort revêt d'éclat la Nature immortelle,
Et c'est elle qui fait la gloire du printemps !
Aux germes, sous la pierre endormis et latents,
Elle garde l'honneur d'une forme nouvelle.

C'est la vestale assise au temple de Cybèle,
Qui veille sans relâche au feu toujours vivant ;
C'est la grande nourrice, et l'univers enfant,
Un jour, boira notre âme au bout de sa mamelle.

Oh ! la nouvelle vie et le grand renouveau !
- C'est le monde des fleurs qui jaillit du tombeau ;
- C'est la rose de mai saignant sur la bruyère ;

- C'est l'or que le vent roule aux cimes des moissons ;
- C'est l'odeur des jasmins naissant sous les gazons ;
- C'est la splendeur des lys qui monte de la terre !

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Obscur et froncé comme un œillet violet,
Il respire, humblement tapi parmi la mousse
Humide encor d'amour qui suit la fuite douce
Des Fesses blanches jusqu'au cœur de son ourlet.

Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse,
A travers de petits caillots de marne rousse
Pour s'aller perdre où la pente les appelait.

Mon Rêve s'aboucha souvent à sa ventouse ;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.

C'est l'olive pâmée, et la flûte câline ;
C'est le tube où descend la céleste praline :
Chanaan féminin dans les moiteurs enclos !
Rimbaud n'a composé que les tercets, les quatrains étant de Verlaine, et même s'il y a des échos entre quatrains et tercets, notamment ce jeu de reprises : "souvent à sa ventouse" face à "qui suit la fuite", Rimbaud souligne explicitement son propos avec le rejet de "matériel" à la césure, avec la forte dérision sensible d'un propos sexuel tourné sur le mode religieux : "céleste praline", "Chanaan féminin". J'observe que "pâmée" fait écho à un poème de Silvestre cité plus haut. Rimbaud tourne en dérision la sacralisation religieuse du désir sexuel chez les poètes, et cela croise évidemment la sexualisation de la vie universelle dans les célébrations cosmiques des poètes, Rimbaud s'inscrivant dans cette continuité avec "Credo in unam".
J'en viendrais à me demander si la césure acrobatique au vers 8 de "Voyelles" n'est pas pour partie un écho à celle de Verlaine au vers 8 du "Sonnet du trou du cul" : "Pour s'aller perdre où la + pente les appelait" / "Dans la colère ou les + ivresses pénitentes". Il s'agit dans les deux cas d'une césure sur un article défini, ça ne m'a pas l'air si anodin comme rapprochement.
Silvestre pratique très peu les enjambements acrobatiques pour sa part, mais restez vigilants, car avant Rimbaud qui fait de faux et mauvais alexandrins en prose : "C'est aussi simple qu'une phrase musicale" ou "J'ai seul la clef de cette parade sauvage", Silvestre se permet une césure sur le mot "autre" dans le but d'exprimer l'idée de formes nouvelles inconnues dans l'un des derniers poèmes du recueil de 1866. Silvestre joue aussi de manière virtuose avec l'allusion au trimètre et il fera dans Les Ailes d'or un poème métriquement étonnant dans le parfait prolongement du poème des Fêtes galantes avec "Et la tigresse épouvantable d'Hyrcanie".
J'ai encore énormément de choses à dire sur Silvestre lu par Rimbaud. Pour "L'Etoile a pleuré rose..." le sonnet cité plus haut contient "mamelle" qui fait écho à la forme "mammes", mais il y a plein de mots clefs à relever : "l'infini", "flanc", "souverain". Je ferai un relevé complet. Je vais faire des séries de citations, je ne vais pas avoir le choix.
Mais, une dernière grande idée subtile reste encore à dégager, c'est que le second recueil de Silvestre s'intitule Les Renaissances et le sonnet païen dont "Lys" de Rimbaud réécrit deux vers contient l'expression "Tout renaît" qui précède "Tout aime", et vous savez que j'ai mis en résonance tout à l'heure : "naissances latentes" et "odeurs des jasmins naissant..." Or, la copie autographe de "Voyelles" était détenue par Emile Blémont, le directeur d'une revue nommée La Renaissance littéraire et artistique où Rimbaud souhaitait être publié. Le poème "Les Corbeaux" l'a été, mais Blémont ne détenait aucun autre poème que "Voyelles" apparemment. Il y avait peu de poèmes de Rimbaud publiables, et donc "Voyelles" est un sonnet polémique où Rimbaud exprime ce que lui peut estimer une renaissance.
Je le répète : dans sa recension du recueil L'Année terrible, comme par hasard, Valade emploie les adjectifs de "Voyelles" "suprême" et "latente( )".
D'ailleurs, quand je vois Blémont parler de l'objectif et du subjectif en art, j'ai l'impression qu'il bloquait la publication de poèmes de Rimbaud, la retardait, mais que les discussions privées pouvaient être exploitées à titre personnel sans problème.
Je fais aussi observer que j'ai une lecture très balisée depuis 2003, époque où je n'avais encore jamais lu les poésies de Silvestre, et je les avais un peu vite lues jusqu'à présent, j'ai signalé il y a peu que les poésies de Silvestre étaient des sources non seulement pour "Lys", mais aussi pour "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..." Il y a ci-dessus des idées nouvelles dans l'analyse des détails et il y a quelques jours je faisais la découverte que Pelletan avait identifié le sonnet de Silvestre qui avait inspiré directement les deux derniers vers "lys" de Rimbaud, et cela s'amplifiait d'autres découvertes reliant Silvestre aux Contemplations de Victor Hugo.
Je n'ai pas fini de vous citer les vers de Silvestre pour commenter "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..."

Note : le titre de mon article vient d'un nom de film et il y a un petit calembour aussi sur le nom du réalisateur de ce film. A vous de trouver, bonne nuit !

mercredi 23 octobre 2024

Brève N°7 : critique minimale !

- Il fait chier celui-là avec ses brèves qui n'en sont pas. On voulait la suite sur Ricard et le monostiche zutique, avec une branche au Pommier. On attend encore son dossier sur Silvestre, il repart sur Les Contemplations de Victor Hugo. Sa brève N°6, Pleurs dans la nuit, mais il y a un gros coq-à-l'âne dans cet article, il parle plutôt de la nuit à pleurer de la critique rimbaldienne. Oui, c'est intéressant, mais qu'il arrête d'écrire comme Montaigne dans son troisième livre des Essais. Qu'il n'essaie rien !

**

Le dossier sur Silvestre, il court, il court, il prend son temps aussi, mais il viendra à temps !

- Et j'ai dérobé ses notes !

Armand Silvestre

 

Rimes neuves et vieilles

Préface de george Sand

Sonnets payens

« Dans sa splendeur marmoréenne… »

8v ABAB ABAB CCD EED

[…]

Elle nous légua, souveraine,

Un culte immortel dans l’amour !

 

« Je chanterai toujours… »

 

La beauté de Rosa, prêtresse de Vénus,

Quand le frisson mordait aux splendeurs de son torse,

[…]

 

Quelle sève courait sous ta vivace écorce,

 

« Rosa, l’air est plus doux… » source d’inspiration pour « Lys » et « Avril… »

 

Avril emplit d’odeur les feuillages ombreux.

Tout renaît…

 

Et livre au vent du soir l’or de son étamine.

Tout aime !

 

Mais Rosa la prêtresse ignore les frissons

Qu’avril nous porte avec ses blanches floraisons

 

« Quand recueilli muet… »

… j’entrouvre ma narine

Je sens que l’infini m’emporte désarmé !

 

[…] J’entrevois dans un rêve

Le monde de splendeurs dont ta lèvre est le seuil !

 

//ramures plaintives / tes rives//

 

Tes lèvres toujours closes

 

//tes yeux brûlés de leurs propres rayons//

 

Sous ton front…

L’infini creuse-t-il d’implacables sillons ?

// VII et La Mort des amants poitrine //

 

Le Désir éternel, en vain fouille et s’irrite

Aux flancs toujours intacts de ce corps triomphant.

 

XII AAB BBA

 

En s’élançant des flots, Vénus a fait jaillir

Avec l’eau de la mer, sur notre pauvre monde,

Les gouttes d’infini dont notre âme s’inonde.

[…]

 

J’ai, sous ton pied superbe empourpré la poussière,

Lys du pays des morts, sombre virginité,

[…]

Sans qu’une larme, ô femme, ait fleuri ta paupière !

 

Comme un lierre qui mord les flancs d’une statue,

A tes flancs de granit, mon désir irrité,

[…]

 

Idée du don du sang humain pour animer une statue.

 

Rosa, pourquoi tes flancs n’ont-ils pas enfanté ?

 

Toi qui n’égales pas, dans ta stérilité,

La coquille rugueuse où la perle s’incruste.

 

De tes flancs inféconds la splendeur impudique !

 

Va, ce calme n’est rien qu’une savante étude ;

 

Dans les flancs transparents d’un albâtre neigeux.

 

Une molle clarté qu’aucun souffle n’agite

Baigne, sans y trembler, tes contours glorieux ;

 

Et le vent de ta lèvre a les fraîchgeurs cruelles (deuxième occurrence de « cruelles » à la rime)

 

MIGNONNE

 

Une rose frileuse, au cœur noyé de pluie,

 

Etoiles dans des yeux

 

L’aube pleure sous les feuillées,

 

Voici que les grands lys ont vêtu leur blancheur

 

C’est le printemps ! c’est le matin ! Double jeunesse !

 

Partout des chants ! Partout des fleurs ! Double réveil !

 

Sur sa bouche et sur ses cheveux, double trésor !

 

En avril, sous les branches…

 

Parmi les lys neigeux

 

L’aube tombe et frissonne

 

Poussière d’or tombée d’une étamine en fleur…

 

Le premier pleur qu’au bois laissa tomber l’aurore

 

Les floraisons blanches qu’avril fait neiger…

 

Sonnet panthéïste

 

Matière que revêt la beauté souveraine

 Putain, c'est hermétique, c'est elliptique, c'est rimbaldique...

The Small Faces - Watcha gonna do about it

Allez, une citation plus conséquente, bande de "caves" !

La Mort revêt d’éclat la Nature immortelle,

Et c’est elle qui fait la gloire du printemps !

Aux germes sous la pierre endormis et latents,

Elle garde l’honneur d’une forme nouvelle.

 

C’est la Vestale assise au temple de Cybèle,

Qui veille sans relâche au feu toujours vivant ;

C’est la grande nourrice et l’univers enfant,

Un jour, boira notre âme au bout de sa mamelle[.]

 

[…]

– C’est l’odeur des jasmins naissant sous les gazons ;

– C’est la splendeur des lys qui monte de la terre !

Vertigineux, on a un premier quatrain qui rime en "-elle" et "-emps", avec l'adjectif "latents" au masculin pluriel à la rime du vers 3. Les rimes sont reconduites dans le second quatrain, mais sans inversion, rimes embrassées.

Dans "Voyelles", on a voyelles/latentes/éclatantes/cruelles et tentes/ombelles/belles/pénitentes, sachant que "ombelles"/"belles" la rime vient des Contemplations. Pour "éclatantes" notons qu'il y a éclat dans le premier quatrain. L'(adjectif "cruelles" est à la rime ailleurs dans les premières poésies de Silvestre, l'adjectif à la rime "souveraine" est très affectionné aussi par Silvestre et les pleurs des étoiles et de l'aube. Hé quoi ! L'étoile a pleuré rose ne ressemble pas à du Silvestre que par son premier hémistiche, il y a "souverain" à la rime, "souverain" qui qualifie "flanc", un mort qu'affectionne là encore tout particulièrement Silvestre, et vous avez "mammes vermeilles" et ici "mamelle". Le présent sonnet relie "Voyelles" au moins par "latents", "L'Etoile a pleuré rose..." au moins par "mamelle" et le quatrain "Lys" par "splendeur des lys" joint à "odeur".

J'ai dans Les Renaissances un vers de Silvestre à rapprocher de "mers virides".

La blessure au flanc de la Vénus comme dans "L'Etoile a pleuré rose...", check comme disent les anglais.


Oui, oui, c'est un château de cartes, un tissu de coïncidences, oui oui ! Mais bien sûr !

Vous les aurez, mes articles ! Et d'autres feront ce qu'il faut pour redire ces conclusions sans passer par moi... Il faudra juste un petit délai pour pas que ce soit trop gros.

Ah oui, j'oubliais, dans "Réponse à un acte d'accusation", un truc marrant, Victor Hugo s'évoque sortant du collège avec les vers latins, et découvrant que les mots dans la poésie n'avaient pas connu le souffle de la Révolution. Rimbaud peut s'identifier, ce grand concept à la mode en narratologie, puisqu'il a commencé par les vers latins qui ont servi de tremplin immédiat à sa carrière poétique en vers français.

Le fait m'a amusé, je voulais le noter.

- Mais, faites le taire ! Assez ! (Tiens, David, tu t'attendais pas à cette allusion aux "Hypotyposes saturniennes...", bien fait pour ta gueule !)