Poursuivons notre enquête sur l'influence de la poétesse douaisienne. Cette influence a été refoulée tout au long du vingtième siècle, mais on pourrait croire que quand on la cherche elle semble si évanescente qu'on peut légitimement douter de sa réalité. Malgré l'emploi du vers de onze syllabes, le poème "Larme" n'a pas convaincu les rimbaldiens d'une influence d'ensemble des vers de Marceline Desbordes-Valmore, tandis que les rapprochements entre "Mémoire" et des alexandrins ou poèmes d'elle sont perçus comme des tentatives fragiles.
Reprenons cette étude avec plusieurs angles d'attaque.
Commençons par le quintil particulier de Baudelaire et le morceau "Harmonie du soir".
Les strophes étaient mal définies de la fin du Moyen Âge à la fin du vingtième siècle, bien qu'un certain principe sous-jacent était inconsciemment suivi par les poètes. Benoît de Cornulier a mis au point le concept de module qui est d'une importance réelle à l'analyse.
Dans la poésie en vers, on étudie la longueur des vers et les rimes, mais aussi les strophes. On se contente de donner le schéma d'ensemble des rimes et parfois on applique grossièrement les notions de rimes plates, rimes embrassées et rimes croisées, trois schémas qui permettent de passer en revue les quatrains, à quelques réserves près quantitativement dérisoires, et qu'on applique de manière forcée à toutes les strophes plus longues.
En réalité, après le fait de faire rimer deux vers entre eux, il y a un principe venu du Moyen Âge qui consiste à faire rimer des groupes de vers entre eux. On peut faire rimer les vers deux par deux, ou faire rimer un distique avec un groupe de trois vers. Comme les poèmes témoignaient de la pratique traditionnelle de certaines strophes, les poètes et surtout les auteurs d'arts poétiques ou de traités pouvaient expliquer qu'une strophe correspondait à telle combinatoire générale sans identifier que la rime définissait des groupes de vers. On disait que le cinquième vers rimait avec le septième, etc., sans identifier les groupes.
Cornulier a donné un nom "module" à ces groupes qui viennent dans tous les cas de l'histoire de la poésie depuis les sources du Moyen Âge. Et nous allons l'appliquer.
Dans ce cadre, le tercet ne peut pas exister comme strophe, il ne peut s'agir que de trois vers ayant la même rime, mais il ne peut pas y avoir de strophe tercet sur deux rimes.
La première strophe en tant que telle est le quatrain, on peut faire rimer deux vers entre eux, et on peut aussi saturer d'une autre rime les deux autres vers, ce qui n'est pas possible avec le tercet.
La forme canonique du quatrain est ABAB avec B comme rime de module.
Toutefois, Cornulier fait remarquer qu'au Moyen Âge il existe une tolérance singulière. La rime du dernier module peut être placée à l'avant-dernier vers. C'est la raison pour laquelle il existe une forme concurrente de quatrain du type ABBA. On parle aujourd'hui de quatrains à rimes croisées et de quatrains à rimes embrassées, sans passer par ce constat. Quant aux quatrains de rimes plates AABB, on ne voit pas qu'il ne s'agit pas d'une strophe réelle, mais de deux vers qui riment entre eux suivis de deux autres qui riment de leur côté. Il n'y a pas de structuration réelle en module par l'organisation des rimes, c'est le découpage sur le papier qui fait apparaître une "strophe".
Cette analyse concerne aussi les sizains, la deuxième strophe la plus courante de la poésie française après le quatrain.
Le sizain canonique est AABCCB avec B comme rime de module. Un sizain ABABAB aura trois modules. Quant aux sizains de Musset, des "Premières communions", de Banville qui se dérobent à ce schéma, ils sont irréguliers et viennent du fait que la construction modulaire des strophes n'était pas formulée à l'époque dans les traités. Musset, Rimbaud et Banville savaient que leurs sizains étaient irréguliers, provocateurs, mais ils n'avaient pas la règle de référence pour autant. Un sizain ABBACC était simplement la forme inversée du modèle canonique ou cela cachait une juxtaposition d'un quatrain et d'un distique, mais il n'y avait pas l'idée des modules. Il y avait un héritage médiéval lointain imprécis dans les têtes.
Dans son petit traité, Banville n'identifie pas le sizain qui permet de construire les tercets des sonnets. Banville dit que les vers 9 et 10 doivent rimer entre eux, puis qu'il existe une forme plus canonique où les vers 11 et 13 doivent rimer ensemble, et les vers 12 et 14 doivent rimer ensemble. Banville ne passe pas du tout par la référence au sizain, il ne parle que des tercets de la mise en page.
En réalité, il y a pour le sonnet soit le sizain AABCCB régulier qui justifie en partie la distribution en tercets, soit le sizain où la rime finale de module remonte à l'avant-dernier vers AAB CBC et c'est la forme la plus couramment adoptée dans les sonnets, forme qui pourtant ne se maintient pas dans les poèmes en sizains.
Quant à la forme d'origine italienne avec Pétrarque, de tercets rimant en ABA BAB, il s'agit bien évidemment d'un sizain à trois modules AB. Cette forme a été pratiquée par Ronsard, notamment dans ses Sonnets pour Hélène, mais elle disparaît complètement de l'usage ensuite chez les poètes du classicisme : Malherbe, Mainard, Saint-Amant, etc.
Connaisseur des formes historiques, Charles Nodier la pratique dans un sonnet au début du vingtième siècle, Catulle Mendès s'en empare pour en faire une forme sienne dans son recueil Philoméla, et ce que ne comprennent pas les rimbaldiens c'est que c'est pour faire allusion à Mendès et à Pétrarque que Rimbaud l'exhibe dans "Oraison du soir" et deux sonnets dits "Immondes" par Verlaine.
Voilà les bases, nous allons pouvoir revenir à notre sujet.
Au-delà de quatre vers, on peut toujours créer des strophes, mais toutes les combinatoires ne sont pas possibles.
Pour le quintil, il y a deux modèles traditionnels : un groupe de trois vers et un de deux ou l'inverse. On schématisera cela en quintil ABAAB ou en quintil AABAB, avec B comme rime de module.
J'en fais rapidement l'observation, mais si on applique le procédé de la rime finale de module qui remonte à l'avant-dernier vers on aura la formule ABABA ou la formule AABBA. Ceci dit, il me semble que les poètes ne les pratiquaient pas, sans doute parce que cette strophe n'était pas assez mise en avant chez les poètes anciens et que les successeurs s'en sont tenus à ce qui leur avait été exhibé.
Dans Les Fleurs du Mal, Baudelaire pratique des quintils inédits, précisément la formule ABABA que je viens d'évoquer et cette autre ABBAA, cette fois résolument inédite.
En réalité, Baudelaire n'invente pas sa provocation arbitrairement. Le dernier vers est une répétition du premier vers. On devrait plutôt parler de faux-quintil consistant en un quatrain ABAB ou ABBA allongé d'une répétition du vers initial du quatrain. Mais Baudelaire a altéré les répétitions dans certains poèmes, ce qui fait que le dernier vers est surtout la reprise partielle du premier vers ou la reprise est au minimum celle du mot à la rime.
Ces poèmes de Baudelaire étaient bien mis en relief dans le bouquet de poèmes sous le nom Fleurs du Mal dans un numéro de la Revue-des-deux-Mondes en 1855, et ce relief avait encore une relative prégnance dans l'édition originale, mais condamnée de 1857. En revanche, en 1861, ces poèmes viennent assez tard dans le recueil, et surtout le premier poème en quintils "La Chevelure" est régulier et sans aucune répétition. Il faut attendre le poème XXXVI "Le Balcon" pour avoir un quintil inédit avec une répétition :
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,O toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !Tu te rappelleras la beauté des caresses,La douceur du foyer et le charme des soirs,Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !
A la ponctuation près, le cinquième vers est la reprise du premier. Vous avez un quatrain ABAB où la rime de module est B, rime "-oirs" de "devoirs" et "soirs". La répétition met en vedette la rime qui ne fait pas le module : trois occurrences, une répétition et le mot de la fin. Notons en passant que Desbordes-Valmore célèbre l'importance des souvenirs, met sur un même plan plaisir et devoir dans sa conception d'amours sensuelles dévouées, de la "douceur du foyer", du "charme" des instants, de la Nature, des moments du jour ou des saisons, etc.
Il y a plusieurs poèmes avec ce profil de quintil dans Les Fleurs du Mal et aussi dans Les Epaves avec "Lesbos" pièce condamnée ou "La paranymphe d'une nymphe macabre" (titre de mémoire).
Et certains sont aussi réputés que "Le Balcon" : "Réversibilité", "L'Irréparable", "Moesta et errabunda", etc.
Notons un cas à part avec les quintils sans répétition du poème intitulé "Le Poison" avec un profil ABBAB
Très conscient de tout cela, Rimbaud a décidé de pratiquer ce que Baudelaire n'avait pas fait, le quintil ABABA sans répétition, l'autre forme que celle adoptée dans "Le Poison", cela nous a valu "Accroupissements", "L'Homme juste" et le fragment rapporté par Delahaye : "J'ai mon fémur ! J'ai mon fémur ! J'ai mon fémur !" dont l'authenticité du coup est hors de doute.
Toutefois, puisque Rimbaud connaissait bien les poésies de Marceline Desbordes-Valmore, il n'a pas pu manquer de constater qu'elle était la source d'inspiration de Baudelaire.
Les quintils avec répétition du premier vers en guise de bouclage ne viennent pas de Lamartine, Hugo, Sainte-Beuve et ainsi de suite.
En revanche, Marceline Desbordes-Valmore les pratiquait depuis ses tout premiers recueils en 1819-1820.
Et puisqu'il existe un doute sur l'accès de Rimbaud aux tout premiers recueils de la poétesse, je rappelle que dans ses Poètes maudits Verlaine parle du recueil de 1830. Il me suffit alors de citer dans la section "Romnaces" la pièce intitulée "Le Bouquet". Il y a plusieurs autres poèmes avec ce type de quintil chez la poétesse, mais notre poème est le quatrième de la section "Romnaces" du recueil de 1830, j'en cite la première strophe :
Non, tu n'auras pas mon bouquet.Traite-moi de capricieuse,De volage, d'ambitieuse,D'esprit léger, vain ou coquet ;Non, tu n'auras pas mon bouquet.
Je n'ai pas encore fait de recension complète des quintils de Desbordes-Valmore, mais vous savez désormais que Baudelaire s'est inspiré d'elle pour une de ses formes poétiques les plus intimes. Certes, on pourrait faire des recherches sur les strophes de chanson, mais il n'en resterait pas moins que Desbordes-Valmore aurait joué un rôle introducteur dans la poésie littéraire avant Baudelaire. Et vous constatez aussi quelque chose de redoutable. On oppose Baudelaire à Desbordes-Valmore quand on écoute Verlaine dire que Rimbaud s'intéressait aux poètes les plus raffinés comme les plus ingénus, à Baudelaire comme à Desbordes-Valmore, sauf que là l'opposition n'est pas pertinente. Et ce n'est pas tout. Je parlais de "Harmonie du soir", le premier pantoum français. En réalité, il faudrait dire "pantoun" et non pas "pantoum" et en réalité il s'agit d'une illusion sur la poésie chantée malaise à cause des vers répétés par le choeur. Cela vient d'une transcription en prose d'un poème malais à la fin des Orientales. Le paradoxe, c'est que "Harmonie du soir" derrière son modelage sur une transcription de poème malais suit la tradition française du Moyen Âge et des chansons de répéter certains vers, en resserrant plus étroitement le retour lancinant des répétitions.
Ceci dit, là encore, Desbordes-Valmore joue un rôle de modèle. De Ronsard à Lamartine, il y a peu de jeux sur la répétition d'une strophe ou d'un vers. Or, sans arrêt, la poétesse douaisienne pratique de 1819 à 1830, et au-delà, le rentrement à la manière médiévale, les refrains, les répétitions de vers. Son quintil du poème "Le Bouquet" n'en est qu'un exemple. Desbordes-Valmore pratique la reprise de vers du début du poème à la toute fin du poème, ce que suit Rimbaud dans plusieurs pièces : "Ophélie", "Bal des pendus", "Roman", etc., ce qui voudrait dire qu'il a pour référence à ce sujet Desbordes-Valmore en 1870 et bien avant de se rendre à Douai. Je rappelle que le poème "Comédie en trois baisers" reprend lui aussi le principe, le premier quatrain est aussi le dernier du poème, et ce poème s'inspire de la romance "L'Aveu permis" de Desbordes-Valmore qui est à un poème d'intervalle du "Bouquet" dans le recueil de 1830 : "Le Bouquet", "Le Chien d'Olivier", "L'Aveu permis". Rimbaud y reprend l'expression à la rime : "j'ai deux mots à te dire", preuve majeure, mais pas la seule, qu'il y a bien là une source d'inspiration.
Il faut bien comprendre les imbrications de tout ce que nous sommes en train de montrer. Desbordes-Valmore est un modèle pour Baudelaire pour les poèmes à répétition musicaux comme "Harmonie du soir" et un modèle direct pour "Le Balcon", "Moesta et errabunda" à cause du quintil à répétition de vers, mais elle est aussi une source pour Rimbaud quand il compose des poèmes à rentrement ou assimilés : "Roman", "Ophélie", "Bal des pendus", elle est une source directe d'inspiration avec "L'Aveu permis" pour "Comédie en trois baisers", et Rimbaud quand il va revenir à la lecture de Desbordes-Valmore au début de l'année 1872 va la prendre pour modèle pour les refrains chansonniers et les écarts de régularité métrique dans "Chanson de la plus haute tour", "L'Eternité", "Fêtes de la faim", etc. Rimbaud s'inspirera aussi de son phrasé, ainsi "corbeaux délicieux" dans deux pièces vient de "éclairs délicieux". Et cela veut dire que Rimbaud avait parfaitement compris que Baudelaire lui-même s'inspirait de Desbordes-Valmore. Rimbaud a composé "Accroupissements" et "L'Homme juste" en prenant modèle sur des quintils de Baudelaire, en sachant pertinemment que Baudelaire suivait le modèle de Desbordes-Valmore, et notons qu'à ce moment-là Rimbaud s'est plutôt éloigné des répétitions et donc du modèle chansonnier.
Mais ça ne s'arrête toujours pas là.
Marceline Desbordes-Valmore a devancé Hugo dans l'invention de la césure sur un monosyllabe instable à la césure avec le poème "L'Arbrisseau". Ce vers avec cette césure a été publié tel quel en 1820, il a été censuré et modifié en 1822, mais est revenu ensuite et cela dans le recueil de 1830 qui sert de référence à Verlaine notamment.
Baudelaire n'ignorait pas l'antériorité de Desbordes-Valmore sur Cromwell de Victor Hugo et dans le cas un peu plus complexe de Rimbaud (on ne sait s'il avait identifié les vers déviants de Cromwell, Marion de Lorme et Ruy Blas et celui des et ballades, ou s'il a lu le recueil de 1820 lui-même de Desbordes-Valmore), on peut considérer que s'il a lu le recueil de 1830 il savait que Desbordes-Valmore et Musset ont des antériorités sur Les Fleurs du Mal.
Verlaine avait écrit erronément que Baudelaire avait inventé ce type de vers dans un article de 1865. Verlaine ne s'est jamais désavoué, mais n'est plus jamais revenu sur cette idée non plus, et dans Les Poètes maudits il n'en dit rien, mais il fait tellement de manières sur les prouesses inédites à découvrir en lisant tout Desbordes-Valmore qu'il a bien l'air de savoir l'importance historique du vers du poème "L'Arbrisseau" et son influence sur Baudelaire.
Je cite ce vers où la césure de décasyllabe est après la quatrième syllabe :
Et moi, sous leur impénétrable ombrage,
vers considéré comme incorrect puisque dans l'édition de 1822 il a été transformé en octosyllabe, sauf qu'il sera à nouveau publié sous cette forme par la suite dans le recueil de 1830, à une époque où Hugo s'essaie à de telles césures dans son théâtre en vers.
En lisant les poésies de Desbordes-Valmore, j'ai identifié des vers qui faisaient songer à d'autres de Baudelaire, y compris dans la section "Romances" de 1830. Je reviendrai sur ce sujet. Mais, la section "romances" de 1830 a une vraie importance aussi pour Verlaine. La romance "C'est moi" en fait partie, et elle est la source d'inspiration de la première des "Ariettes oubliées" qui sera aussi me premier poème publié par Verlaine dans La Renaissance littéraire et artistique sous le titre justement valmorien "Romance sans parole", j'insiste sur le fait que "C'est moi" fait partie d'une section de "romances".
On sait que la quatrième des "Ariettes oubliées" s'inspire du poème "Rêve intermittent d'une nuit triste" pour le vers de onze syllabes et la rime "jeune filles"/"charmilles", et reprend d'autres éléments valmoriens du recueil Poésies inédites: "pleureuses", "pardonnées", etc.
J'ai montré sur ce blog que la deuxième des "Ariettes oubliées" réécrivait elle aussi des vers de la poétesse. Or, il faut ajouter le poème "Green" de la section "Aquarelles" des Romances sans paroles dont le premier vers est démarqué de vers de la poétesse, et notamment du début du poème "L'Exilé" au titre significatif pour Verlaine, poème qui fait lui aussi partie de la section "romances" du recueil de 1830 cité dans Les Poètes maudits :
"Oui, je le sais, voilà des fleurs,Des vallons, des ruisseaux, des prés et des feuillages ;[...]
Il serait temps de commencer à mesurer l'importance de cette influence de la poétesse douaisienne sur trois poètes majeurs Baudelaire, Rimbaud et Verlaine. Trois des quatre plus grands poètes français du XIXe siècle avec Hugo, et ce sont peut-être les quatre plus grands poètes de l'histoire de l'humanité entière. Les plus grands poètes du vingtième siècle sont à peu près Apollinaire et Aragon, quelque peu Valéry pour le charme de sa versification. Michaux est original, mais ce n'est pas une écriture subtile de folie. Les plus grands poètes avant le XIXe siècle sont Villon, Ronsard et du Bellay, Racine a un statut poétique particulier avec ses tragédies. Les autres grands poètes du XIXe siècle sont Lamartine, Musset, Vigny, Gautier, Nerval, Leconte de Lisle, Corbière et avec tout de même peu de poèmes à retenir comme exemplaires Mallarmé.
Desbordes-Valmore rejoint ce groupe conséquent des grands poètes du XIXe siècle, et elle a une influence sur des trois des quatre plus grands.
Attaquons-nous à son influence sur Rimbaud en 1872 avec le cas emblématique des "Fêtes de la patience".
Je rappelle le cadre. Au dos de la seconde transcription manuscrite connue des quatre "Fêtes de la patience", Rimbaud a cité de Marceline Desbordes-Valmore le vers suivant : "Prends-y garde, ô ma vie absente !" Il s'agit d'un vers de la romance "C'est moi" que Verlaine vient de réécrire, démarquer dans sa "Romance sans paroles" publiée en mai 1872 dans La Renaissance littéraire et artistique.
C'est après cette publication que Rimbaud semble avoir composé les "Fêtes de la patience".
Pourquoi pensons-nous cela ?
Premièrement, trois poèmes sont datés de mai 1872 et le dernier "Âge d'or" l'est de juin. Cela semble indiquer que les quatre poèmes ont été composés l'un après l'autre à la fin du mois de mai et au début du mois de juin.
Deuxièmement, un élément conforte cette hypothèse. A son retour à Paris au début du mois de mai 1871, Rimbaud a remis à Forain les poèmes en prose "Les Déserts de l'amour" et surtout des poèmes en vers nouvelle manière datés précisément de mai 18742 "Comédie de la soif", "Larme", "La Rivière de cassis" et "Bonne pensée du matin", mais pas les "Fêtes de la patience".
Il y a fort à parier que les poèmes remis en mai à Forain et datés de mai, soient pour partie des compositions d'avril, mais peu importe. On comprend qu'en gros ils vont jusqu'au premier tiers, voire à la moitié de mai, et que les "Fêtes de la patience" sont écrites après la publication de "Romance sans parole", la première des "Ariettes oubliées" de Verlaine dans une revue. De toute façon, Verlaine et Rimbaud échangeaient par courrier auparavant et c'est Rimbaud qui a initié Verlaine à Desbordes-Valmore comme à la poésie de Favart et de l'Ariette oubliée, comme l'atteste la lettre du 2 avril de Verlaine à Rimbaud.
Troisièmement, Rimbaud cite sur des manuscrits des "Fêtes de la patience" un vers du poème "C'est moi" source de la publication de Verlaine dans la presse. Cela suppose clairement que les "Fêtes de la patience" y fassent écho, s'inscrivent dans le prolongement.
Et dans "Alchimie du verbe", Rimbaud introduit une citation du poème "Chanson de la plus haute Tour" en employant deux idées "adieu au monde" et "romances" : "Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances", ce qui fait écho à la section "romances" de Desbordes-Valmore comme au titre "Romance sans paroles" déjà employé par Verlaine pour la première des "Ariettes oubliées".
Dans "Alchimie du verbe", le sizain de bouclage de "Chanson de la plus haute tour" est transformé en un authentique refrain de chanson, en un distique de deux vers où la mesure syllabique n'est pas respectée :
Qu'il vienne, qu'il vienne,Le temps dont on s'éprenne.
Cela invite à considérer que sous l'apparence de sizain la strophe de bouclage de la version initiale était déjà pensée comme contenant un refrain. Pour précision, Desbordes-Valmore répète parfois des groupes de vers en guise de refrain à l'intérieur d'une strophe plus large, et j'ai déjà cité des vers de la poétesse qui ressemblent au refrain que je viens de citer.
J'ai déjà cité les liens probables du poème "L'Eternité" avec "Jour d'Orient" au début des Poésies inédites.
J'ai déjà cité d'autres éléments. L'idée de la plus haute tour est celle d'une retraite loin du monde, j'ai déjà parlé de la rime "prie"/"Marie", de la mention de la "Notre-Dame", et aussi de la rime "vie"/"asservie".
Pour la rime "vie"/asservie", j'ai parlé de rime banale, mais typique des vers courts de Desbordes-Valmore. Vous vous direz qu'à cause de la banalité de la rime le manque de netteté des rapprochements va nous mener dans l'impasse. Pas forcément ! Il faut réfléchir. Desbordes-Valmore connaissait la langue anglaise et elle adapte comme Sainte-Beuve des poèmes anglais en français. Voilà déjà un horizon de réflexions que je voulais soumettre. Mais surtout elle a été comédienne et a un mari qui est un comédien, Valmore. Elle connaît le répertoire de Favart, comme elle connaît la tragédie classique avec Racine. Or, la rime "asservie"/"vie" est banale précisément dans la tragédie classique ou dans le théâtre en vers du dix-huitième siècle. Donc, derrière Desbordes-Valmore, il faut étudier les configurations de motifs littéraires qui invitaient à l'emploi de la rime "vie"/"asservie".
C'est votre paresse qui vous fait croire que la recherche des sources ne peut pas aboutir.
"Chanson de la plus haute tour" et "L'Eternité" sont deux poèmes en vers courts et à rentrement. Même si l'influence de Desbordes-Valmore ne paraît pas nécessaire, nous avons souligné plusieurs éléments qui invitent à la considérer comme primordiale pour ces deux poèmes.
Le mot de "patience" ne semble pas typique de la poétesse, il est à la rime dans "Chanson de la plus haute tour" et dans le titre "Fêtes de la patience". Notons tout de même un cas troublant. Le recueil Poésies inédites contient trois poèmes avant sa conclusion la pièce "Au citoyen Raspail" qui concerne donc un prisonnier politique et la poétesse mentionne des "yeux patients" :
Comme l'ardent mineur ensevelit sous terreDe ses yeux patients les rayons purs et chauds,Brûle ta lampe au ciel, martyr humanitaire,Toi dont le laurier d'or croît au fond des cachots.Quand ressuscitera ta jeunesse engloutie,Tes radieux regards plongeant dans l'avenir,Rallumés au soleil de l'immense patrie,Heureux d'avoir pleuré, n'auront plus qu'à bénir.
Malgré le dernier vers de bénédictin de ce poème-huitain, il y a ici une insoumission politique de la poétesse, et vu qu'il est aussi question de jeunesse engloutie on sent que la patience rimbaldienne se compare aisément à celle du prisonnier, Rimbaud écrivant ses appels à la Nature dans les mois qui ont suivi la répression de la Commune, répression d'actualité avec les procès qui se poursuivent alors.
Mais prenons maintenant "Bannières de mai", il s'agit d'un poème en vers de huit syllabes, et c'est au dos de la seconde version de ce poème "Patience d'un été" que Rimbaud a reporté la mention : "Prends-y garde, ô ma vie absente !"
J'observe des faits troublants.
Nous avons le mot "hallali" à la rime, ce qui rappelle son emploi dans "Ophélie", à chaque fois plutôt en début de poème, vers 2 contre vers 4 de fin de quatrain.
Le titre "Comédie de la soif" a le moule du titre "Comédie en trois baisers".
En clair, lorsqu'il a été éloigné de Paris en mars-avril 1872, Rimbaud semble avoir repris les lectures poétiques qui inspiraient ses poèmes de 1869-1870. Les mentions "comédie" et "hallali" ne viennent pas de Desbordes-Valmore, mais d'un ensemble de références qui forment une configuration dans l'esprit de Rimbaud, une configuration qui inclut les vers de la poétesse.
L'idée de chansons spirituelles qui voltigent parmi les fruits, les végétaux, en se confondant aux éléments et en se superposant aux mouvements des animaux, c'est un principe valmorien, jusque dans le poème "C'est moi"' qui a servi de modèle à Verlaine pour sa première ariette.
Rimbaud dit dans "Alchimie du verbe" que ses romances étaient des adieux au monde, ce qui est nettement le cas de "Bannières de mai" :
Je sors. Si un rayon me blesse,Je succomberai sur la mousse.
Les Bergers font partie du décor des ariettes et bien sûr de celui de nombreux poèmes de Desbordes-Valmore. Or, je ne les ai pas en tête, mais je prévois de vous en faire une revue, il y a de nombreux vers de Desbordes-Valmore qu'on peut rapprocher de la fin si célèbre et si singulière de "Bannières de mai" :
Mais moi je ne veux rire à rien ;Et libre soit cette infortune.
Michel Murat me surprenait dans son article sur la poétesse quand il écrivait que "Déchirante infortune !" sonnait comme du Desbordes-Valmore à la fin de "L'Impossible" dans Une saison en enfer, mais j'ai repéré bien évidemment la mention "infortune" sinon "fortune" à la rime chez la poétesse dans des contextes qui rendent naturel le rapprochement avec cette fin de "Bannières de mai", ce qui, du coup, rend moins douteux à mes yeux le rapprochement proposé pour la fin de "L'Impossible".
Je pense aussi au vers : "Rien de rien ne m'illusionne", je citerai plus tard des vers de la poétesse que j'ai lue plusieurs fois sans prendre de notes. L'appel à la mort est une constante de sa poésie. Elle témoigne de douleurs vécues avec la perte de ses enfants, d'êtres chers, avec ses échecs dans sa vie amoureuse, si adultérine soit-elle.
Pour "Âge d'or", le vers "Reconnais ce tour" a aussi un modèle valmorien avec la même attaque "Reconnais..." et je peux en dire autant pour d'autres passages.
Je peux vous garantir que j'ai des vers à offrir pour d'intéressants rapprochements. Seulement, comme je lis sans prendre de notes, j'écris cet article sur la foi de mes souvenirs et impressions, mais j'y remédierai prochainement. Les choses se mettent en place.
Quant au poème "Larme", j'ai déjà parlé d'une influence diffuse d'ensemble du recueil Poésies inédites au-delà d'une influence directe quoique ténue des deux poèmes en vers de onze syllabes de ce recueil, mais vous pensez bien que je ne vais pas m'arrêter là. Desbordes-Valmore emploie à la rime "ormeaux" et compagnie dès son recueil de 1820. Evidemment que je vais prendre le temps pour établir que "Larme" s'inspire de sources valmoriennes qui vont au-delà du recueil des Poésies inédites.
Et vous constatez que j'approfondis plus haut l'amorce d'une réflexion à partir de la poétesse sur des passages d'Une saison en enfer qui vont au-delà de la phrase : "La vraie vie est absente !"
Voilà ce qui se trame de passionnant ici sur ce blog de la plus haute Tour !