mardi 19 novembre 2024

Veillées et Départ : une analyse des manuscrits des Illuminations

Au centre du débat sur la pagination des Illuminations, il y a la création de la série "Veillées".
Dans l'ensemble des manuscrits des Illuminations, au sens actuel poèmes en prose et vers libres, nous avons un petit nombre de séries à relever.
Nous avons une série Enfance I à V, une série Vies qui est un unique poème en trois volets, une série "Phrases" difficile à délimiter, une série Veillées et une série Jeunesse en quatre poèmes. Il faut y ajouter une esquisse possible de série pour deux poèmes intitulés "Villes" desquels rapprocher un troisième poème intitulé "Ville" au singulier.
Nous allons interroger ces séries à partir d'une consultation en ligne de fac-similés des manuscrits. Le site Rimbaud d'Alain Bardel fournit des pages de liens pour rapidement réaliser ce petit prodige qui, autrement, demanderait beaucoup de patience.
Actif sur internet depuis facilement une quinzaine d'années, Alain Bardel a remplacé Steve Murphy dans la défense de thèses philologiques problématiques, dont le mot d'ordre est d'accorder une importance maximale à l'universitaire André Guyaux en tant que repoussoir.
Je vous mets le lien d'une page consacrée aux Illuminations sur le site d'Alain Bardel.


Bardel offre une liste de liens pour consulter les nombreux articles qu'il a consacrés à l'unité du "manuscrit des Illuminations."
Vous avez deux articles qui tentent de vous persuader qu'Adrien Cavallaro et Michel Murat ont écrit deux études capitales sur les Illuminations, avis que je ne partage pas. Vous avez un article "Hypothèse sur la structure des Illuminations", un article sur Fénéon, un article autour du folio 18, un article impensable "La FAQ des Illuminations" et un article de réflexion : "Le poète en sentinelle ou la politique des Illuminations".
A partir de cette page, je vous invite à cliquer sur le lien "Les Illuminations manuscrites sur internet". Je ne peux manquer de citer l'éloquent extrait qui suit :
   Ceci est un travail de vulgarisation. Je ne me suis jamais penché moi-même sur un manuscrit de Rimbaud, à la BNF ou ailleurs. J'ai seulement lu avec grand intérêt les livres et articles ci-dessus cités. [...]
Malgré cette concession, Bardel va au front en lieu et place des auteurs cités pour soutenir que la pagination d'une partie des Illuminations est autographe et pour soutenir qu'il s'agit d'un recueil avec un sens précis authentique que lui Bardel prétend avoir découvert.
La revue Parade sauvage favorise massicement les publications d'articles et notices de Bardel dans des revues universitaires, dans un dictionnaire universitaire sur Rimbaud, dans divers ouvrages collectifs.
Il avoue n'avoir jamais étudié lui-même les manuscrits et ne faire que rendre compte des livres qu'il a lus.
Donc, je vous renvoie à mon article récent : Représentation imagée de la pagination des Illuminations.
Et je vous reprends suite à sa lecture pour parler d'autres points intéressants en ce qui concerne les manuscrits.

Donc, rapide rappel des faits. La pagination en 24 pages de 23 feuillets des Illuminations fut le fait des éditeurs de la revue La Vogue et non de Rimbaud lui-même. Cela est prouvé par le recours au crayon et à l'encre sur les manuscrits par des interventions évidentes des éditeurs. Ce n'est pas Rimbaud qui a écrit le nom des ouvrières-typographes avec le nombre de ligtnes effectuées, ce n'est pas lui qui a reporté son nom au crayon, et ce n'est pas lui qui a marqué les manuscrits en vue d'une mise sous presse des titres, et ce n'est pas lui non plus qui a séquencé la pagination et toutes ces marques en fonction de la mise sous presse.
Rimbaud avait donc bien remis un ensemble de manuscrits non paginés comme l'avait dit Félix Fénéon en 1886 même dans un témoignage que Jacques Bienvenu a pris soin de ne pas laisser tomber dans l'ombre.
L'idée serait que les éditeurs n'ont pas osé toucher aux titres des poèmes et en même temps qu'ils n'ont fait que numéroter un ordre des feuillets établis par Rimbaud.
Reprenons donc l'étude des manuscrits.
Au centre du débat, il y a les feuillets paginés 12 et 18 à l'encre. Le feuillet 12 contient cinq poèmes courts. Ils sont tous sans titre, et le titre est remplacé par trois croix pour quatre d'entre eux. Nous savons par le poème court qui suit "Being Beauteous" : "O la face cendrée..." que les trois croix servent à introduire un nouveau poème qui n'a pas de titre, puisque Rimbaud pocntue d'un point "." la majorité des titres de ses poèmes en prose, et c'est le cas des trois croix en-dessous de "Being Beauteous". Dans l'unité actuelle des feuillets paginés, beaucoup sont tentés de croire que les trois alinéas sous le titre "Phrases" au bas du feuillet paginé 11 sont poursuivis par les cinq alinéas du feuillet paginé 12.
Cependant, les intervalles entre les trois alinéas de "Phrases" correspondent à des lignes ondulées, tandis que les intervalles entre les cinq alinéas du feuillet paginé 12 sont quatre fois trois croix comparables au cas du poème "O la face cendrée..." Il faut ajouter à cela une divergence d'ordre thématique, si je puis dire. Le titre "Phrases" peut se comprendre comme rapportant des propos rapportés que capte le poète dans le cas des trois alinéas du feuillet paginé 11, tandis que les cinq alinéas du feuillet paginé 12 sont comme cinq extraits de la parole même du poète.
Jugez-en sur pièces :

Phrases

   Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, - en une plage pour deux enfants fidèles, - en une maison musicale pour notre claire sympathie, - je vous trouverai.
   Qu'il n'y ait ici-bas qu'un vieillard seul, calme et beau, entouré d'un "luxe inouï", - et je suis à vos genoux.
    Que j'aie réalisé tous vos souvenirs, - que je sois celle qui sait vous garrotter, - je vous étoufferai.

              ^^^^^^^

    Quand nous sommes très forts, qui recule ? très gais, qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, que ferait-on de nous ?
    Parez-vous, dansez, riez, - je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre.

           ^^^^^^^^^

    - Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! comme ça t'est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir.

____________________________

   Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l'air ; - une odeur de bois suant dans l'âtre, - les fleurs rouies - le saccage des promenades - la bruine des canaux par les champs - pourquoi pas déjà les joujoux et l'encens ?

     ***

    J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.

   ***

    Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ?

   ***

   Pendant que les fonds publics s'écoulent en fête de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.

    ***

    Avivant un agréable goût d'encre de Chine une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. - Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et tourné du côté de l'ombre je vous vois, mes filles ! mes reines !

Il y a bien une solution de continuité entre les deux feuillets. Les séparations des alinéas ne sont pas les mêmes. Mais, les trois alinéas du feuillet 11 suppose des scènes de dialogues avec des paroles échangées : "Ma camarade", "que je sois celle", etc. Nous avons même un personnage féminin distinct de l'auteur poète. Ce premier ensemble a une conclusion rythmique d'ensemble très net : "ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir", et la mention "ta voix" renvoie au titre "Phrases" et ce qui est dit de cette voix donne un sens ironique précis et prévisible au titre "Phrases" : elles sont le fait d'un "unique flatteur de ce vil désespoir". Les deux premiers alinéas ont une même attaque, ce qui crée une anaphore de poème : "Quand...", "Quand..." Les deux premiers alinéas ont tous deux une espèce de chute étrange : "je vous étoufferai", "je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre." Les trois poèmes ont pour marque esthétique des coordinations binaires rimiques ou fortement parentes au plan phonématique : "ces malheureuses et ces manœuvres" en est le cas le plus flagrant malgré l'évitement habile de la rime. Nous avons la rime "qui recule ?" "qui tombe de ridicule ?" qui va avec l'idée de ne pas envoyer l'Amour par la fenêtre et avec une idée de la force et de la gaieté qui sont assumées.
Ces poèmes font très clairement allusion à une idée de deux compagnons maudits par la société et ils sont plus que jamais à mettre en relation avec la vision de Verlaine des Romances sans paroles, songeons à la quatrième des "Ariettes oubliées" : "Il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses..." La "maison musicale" pour "une claire sympathie" comblerait d'évidence un Verlaine. L'image des deux enfants fidèles renvoie clairement à ce poème de Veraine, comme à cet autre intitulé "Laeti et errabundi" avec ces "deux spectres joyeux". L'amorce du premier alinéa : "Quand le monde sera réduit en un seul bois noir..." a tout l'air d'avoir une réponse dans le poème XIII des Epigrammes de Verlaine, poème en distique où le vers de onze syllabes alterne avec l'octosyllabe, et la césure est celle même de "Crimen amorispoème adressé à Rimbaud avec un vers de onze syllabes césuré comme jamais après la quatrième syllabe.
   Quand nous irons, si je dois encor la voir,
           Dans l'obscurité du bois noir,

   Quand nous serons ivres d'air et de lumière
           Au bord de la claire rivière,

    Quand nous seront d'un moment dépaysés
           De ce Paris aux cœurs brisés,

    Et si la bonté lente de la nature
            Nous berce d'un rêve qui dure,

    Alors, allons dormir du dernier sommeil !
            Dieu se chargera du réveil.
Ce poème décrit un suicide collectif, mais sa chute semble supposer l'espoir en Dieu, sous une forme toutefois manifestement ironique, puisqu'il y a une sorte de négligence désinvolte mise en acte. Il est question de s'éloigner de Paris, ce qui a correspondu à la fugue de Rimbaud et Verlaine en Belgique, puis en Angleterre en 1872. Nous retrouvons l'anaphore en "Quand", triple occurrence en attaque de trois des quatre distiques. Nous avons le recours à l'indicatif futur simple, la mention à la rime "bois noir" qui fait écho à la formule de Rimbaud elle-même assez mise en avant dans la segmentation rythmique de son énoncé. Nous observons un contraste entre "si je dois encor la voir" et "quatre yeux étonnés". L'hémistiche "ivers d'air et de lumière" correspond parfaitement à ce que nous pensons spontanément d'un auteur connu notamment pour son "Bateau ivre" et son poème "Aube". La mention de la "claire rivière" va dans le même sens. Si Verlaine ne connaît pas encore "Le Dormeur du Val", il connaissait la "Comédie de la soif". Le mot "bonté" est coupé à la césure comme dans un poème de Sagesse réputé être une critique de Rimbaud. La chute du poème de Verlaine est évidemment à comparer à celle du troisième alinéa de "Phrases", nous avons une opposition entre un réveil pris en charge par Dieu et un vil désespoir. Le recueil Epigrammes a été publié en 1894, trois ans après la mort de Rimbaud et le chiffre XIII est envisageable comme sinistrement symbolique. Verlaine connaissait en 1894 "Le Dormeur du Val" aussi... Et il savait que la mort de Rimbaud n'était plus une rumeur.
J'ajoute que le poème "Phrases" de Rimbaud fait songer aux "Reparties de Nina", jusqu'à l'écho thématique possible entre les titres "Phrases" contre "Reparties", e le poème de Verlaine offre l'expression verbale "nous irons" sensible à la lecture des "Reparties de Nina".
Les cinq poèmes du feuillet paginé 12 peuvent offrir des similitudes avec les alinéas de "Phrases" au feuillet 11 : une sorte de parole personnelle immédiate, une expression ramassée en un bref alinéa, des tirets, l'occurrence "fenêtre", mais on ne saurait s'en contenter pour affirmer que les poèmes sont unis aux précédents. Ils ne l'étaient pas à l'origine visiblement et ils n'ont pas l'air de se répondre tant que ça. Les éditeurs font se suivre les textes en se gardant bien de trancher si les cinq poèmes courts font bien partie de l'unique poème "Phrases". J'ai toujours considéré que non.
Rimbaud n'a pas paginé les feuillets, donc il n'a envoyé aucune consigne pour mettre les cinq poèmes sans titre à la suite de la section "Phrases". C'est notre habitude de les lire à la suite les uns des autres qui crée notre sentiment qu'il ne pouvait en aller autrement.
Passons à la série "Veillées".
Nous avons sur le feuillet paginé 18 à l'encre deux poèmes autographes enchaînés l'un à l'autre. Nous avons un titre d'ensemble "Veillées", puis deux poèmes numérotés I et II.
Nous parlons de deux poèmes à cause de la différence formelle évidente entre les deux compositions.

   C'est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.
   C'est l'ami ni ardent ni faible. L'ami.
   C'est l'aimée ni tourmentante ni tourmentée. L'aimée.
   L'air et le monde point cherchés. La vie.
   - Etait-ce donc ceci ?
   - Et le rêve fraîchit.

Je viens de citer le seul premier poème, le numéroté I. Il s'agit d'une description du principe de l'ataraxie : "ni tourmentante ni tourmentée", "point cherchés", "ni fièvre ni langueur" et "repos éclairé". Le poète atteint une tranquillité de l'âme. L'aimée n'est que ce qu'elle doit être, l'ami de même. La vie échappe aux inquiétudes et tracas. L'étrangeté est dans la chute avec ce rêve qui devient plus froid.
Le poème "Veillées I" est très proche de la composition "Départ" dans la forme avec sa distribution en alinéas très brefs, ces échos d'une prhase à l'autre, ces phrases réduites à un mot ou deux. Le poème "Départ" amplifie l'idée d'échapper à ce problème de "L'air et [du] monde point cherchés." Il m'arrive de penser qu'on peut souder les deux poèmes l'un à l'autre.

   C'est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.
   C'est l'ami ni ardent ni faible. L'ami.
   C'est l'aimée ni tourmentante ni tourmentée. L'aimée.
   L'air et le monde point cherchés. La vie.
   - Etait-ce donc ceci ?
   - Et le rêve fraîchit.

   Assez vu. La vision s'est rencontré à tous les airs.
   Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
   Assez connu. Les arrêts de la vie. - Ô Rumeurs et Visions !
   Départ dans l'affection et le bruit neufs !
Nous avons des termes communs, notamment le nom "vie", ce à quoi il faut adjoindre l'écho possible entre "air" et "airs". Le premier poème essentialise "l'ami" ou "l'aimée", le second congédie avec dérision la vision et les rumeurs dans une reprise en chiasme : "Ô Rumeurs et Visions !" Les deux poèmes se terminent sur le sentiment d'une relance. Le premier y encourage à cause du froid qui gagne, le second l'affirme explicitement. Les "arrêts de la vie" sont aisés à opposer au principe épicurien de l'ataraxie. Enfin, nous avons une correspondance de l'idée visuelle entre "repos éclairé" et "Assez vu" pour les attaques des deux poèmes.
Pour "Veillées I", nous relevons également que les deux dernières lignes sont de six syllabes et riment entre elles. Nous aurions deux vers de six syllabes qui riment entre eux, moyennant une licence orthographique, et comme il s'agit de deux lignes de six syllabes il est évident que Rimbaud fait une allusion à l'alexandrin.
Mais, puisque nous glissons sur le terrain du vers, je fais encore remarquer que "Veillées I" a du coup un parallèle formel intéressant avec le poème "Mouvement" dont l'avant-dernière ligne, l'avant-dernier vers ! est une phrase interrogative qui tranche dans le déroulé du discours : "- Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ?" contre "- Etait-ce donc ceci ?" Le "repos" est au centre du poème "Mouvement", en attaque du vers post-médian 14, puisque "Mouvement" est composé de vingt-six lignes ou vers libres.
Le poème "Départ" a été transcrit à la suite du poème "Vies" en trois volets, et précède la transcription de "Royauté" qui clôt ce recto de feuillet. Toutefois, l'écriture différente et tassée montre que "Départ" et "Royauté" n'ont pas été transcrits au même moment que "Vies". Nous ne sommes pas dans un enchaînement comparables aux cas "Antique", "Being Beauteous" et "Ô la face cendrée...", ou "Aube", "Mystique" et "Fleurs" ou "A une Raison" et "Matinée d'ivresse" et "Phrases" en trois alinéas. Je note également que le poème "Conte" bien que long est lui aussi transcrit de manière plus tassée à la suite de la fin du poème "Enfance V" en début de feuillet. Quand Rilbaud a-t-il transcrit "Conte", "Départ" et "Royauté" ? La question se pose.
Pour montrer que le problème de la série "Phrases" est réel, je soulève l'idée suivante. Rimbaud n'aurait-il pas plutôt mis le feuillet aujourd'hui paginé 12 à la suite du feuillet contenant "Antique", "Being Beauteous" et "Ô la face cendrée..." ? La continuité serait plus naturelle, et au plan des signes graphiques : les trois croix, et au plan du sentiment de continuité entre les poèmes avec cette idée de célébrer puis de s'abattre dans l'air léger qui entre nettement en résonance avec l'esprit des cinq poèmes du feuillet désormais paginé 12.
Passé aux "Veillées", je suis revenu aux "Phrases". Il est vrai que le mot "veillée" a une occurrence après tout dans le dernier poème du feuillet 12.
Mais si je reviens au feuillet paginé 18 avec Veillées I et II, je peux souligner l'écho lexical patent de "repos éclairé" à "éclairage" en attaque de chaque poème, et le mot "lampe" dans le poème initialement intitulé "Veillée" du feuillet 19 y correspond, mais s'en écarte.
Il est certain que cette troisième "Veillée" entre en résonance avec les deux précédentes. Il est certain également qu'il y a déjà une différence de forme entre les deux premières "Veillées". "Veillées I" est un poème en alinéas brefs qui ne s'émancipe pas complètement de la référence à la poésie en vers, tandis que "Veillées II" est un poème en prose constitué d'un unique paragraphe suffisamment long pour ne pas l'envisager comme un verset ou un poème aussi bref que ceux du feuillet paginé 12.
Le poème est conçu sur un dynamisme verbal dont "Antique" est un modèle en manière de poème court, mais ce modèle verbal a des amplifications locales dans des poèmes en prose longs tels que "Promontoire" et "Les Ponts" :
   L'éclairage revient à l'arbre de bâtisse. Des deux extrémités de la salle, décors quelconques, des élévations harmoniques se joignent. La muraille en face du veilleur est une succession psychologique de coupes[,] de frises, de bandes athmosphériques et d'accidences géologiques. - Rêve intense et rapide de groupes sentimentaux avec des êtres de tous les caractères parmi toutes les apparences.
Rimbaud écrit ici à la manière de Théophile Gautier. Les phrases sont classieuses, il y a une très grande retenue dans les procédés de liaison grammaticale. Les phrases sont juxtaposées en commençant pas les groupes nominaux sujets : "L'éclairage", "La muraille". La phrase 2 ne correspond pas à une juxtaposition à cause de l'attaque par un complément de phrase, mais Rimbaud choisit une formule "Des deux extrémités de la salle..." qui a une certaine grâce. La préposition "Dans" ou une construction verbale, nous auraient sortis du sentiment de vivre la scène. Spontanément, je pense à une manière d'écrire élégante à la Gautier. Nous ne sommes pas à l'école de Victor Hugo, ni, malgré l'adjectif dans "groupes sentimentaux" à l'école du pataud Flaubert. Nous ne sommes pas dans du Chateaubriand ou du Nerval, ni dans du George Sand. Nous avons une écriture descriptive économe quoique précieuse et qui a une certaine forme d'objectivité du rapport fourni malgré son ambiance poétique par les mots choisis et les abstractions. Je pense que la phrase finale doit s'inspirer d'un modèle qu'il reste à débusquer. L'enchâssement : "avec des êtres de tous les caractères" "parmi toutes les apparences" est heurté et en même temps exhibé par les échos phonématiques : "êtres", "caractères" en particulier. Cette impression d'ensemble avec une idée de totalité est à comparer avec la découverte d'un "monde" par la voie de l'ataraxie dans le premier poème.
Le poème "Veillée" au singulier du feuillet désormais paginé 19 est le seul à offrir une occurrence du mot "veillée" en son sein. Le mot est même repris dans chacun des trois premiers alinéas. La ligne de point correspond apparemment à l'étape du sommeil après la "veillée", tandis que le dernier alinéa décrit ce qu'on veut croire une aurore. Au plan formel, ses alinéas brefs le font apparaître comme intermédiaire entre les poèmes I et II réunis sous le titre "Veillées".
      Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage.
      La mer de la veillée, telle que les seins d'Amélie.
   Les tapisseries, jusqu'à mi-hauteur, des taillis de dentelle, teinte d'émeraude, où se jettent les tourterelles de la veillée.
...................................................................................................................................................
       La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies ; seule vue d'aurore, cette fois.
Le dernier alinéa est très proche de l'esthétique de parlé populaire des trois alinéas de "Phrases". Les deuxième à quatrième alinéas accentuent petit à petit le glissement à l'expression par des phrases nominales, ce qui ne renvoie guère à des modèles antérieurs chez les écrivains connus. On pense toujours à la manière de Gautier malgré tout, et aussi à Chateaubriand à cause de la mention "Amélie". Au-delà du choix des phrases nominales, Rimbaud adopte ici des tours propres à la prose poétique des romanciers : "le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage." Nous avons une construction métaphorique à partir du verbe "font". Nous avons une construction attributive dans le sonnet "Les Correspondances" de Baudelaire : "La Nature est un temple...", mais ici la construction métaphorique est explicité par une conjugaison du verbe "faire" qui a une note artificielle qui correspond là encore plus volontiers à une écriture poétique dans un récit en prose, plutôt qu'à un plein emploi de la métaphore poétique. Je ne pense quand même pas à un récit nervalien, et je ne néglige pas l'idée d'une influence hugolienne. Toutefois, à lire Les Illuminations, on dirait que Rimbaud a élu domicile dans une écriture descriptive élégante et concise à la Gautier. C'est une écriture qui a aussi une fort note de correction scolaire. Rimbaud ne crée par une poésie en prose selon une manière d'écrire extravagante, romantique, dégagée. C'est même plutôt paradoxal par rapport à toute la légende qui est faite autour de lui.
Dans la deuxième partie de son article sur "La pagination des Illuminations", Jacques Bienvenu montre des photos fac-similaires des parties manuscrites des feuillets 11 et 12 qui concernent "Phrases" et les cinq poèmes courts qui y sont désormais adjoints. Il montre aussi des photos complètes des feuillets paginés 18 et 19 avec donc les textes de "Veillées I et II" sur le feuillet 18 et celui de "Veillée" devenu "III" sur le feuillet 19.
Rimbaud a écrit à l'encre les poèmes "Veillées I et II" sur le feuillet 18, il a écrit à l'encre les poèmes "Veillée" et "Mystique" sur le feuillet 19. Et les titres ont eux aussi été transcrits à l'encre. Or, je vous invite à consulter les photographies mises en ligne par Bienvenu, puisque vous y verrez que l'encre est plus foncée pour le chiffre 18, la mention du nombre de lignes effectuée par l'ouvrière-typographe, le trois en chiffre romain et la barre qui sert à biffer le mot au singulier "Veillée". Tous ces éléments vont clairement dans le sens d'une création de la série "Veillées I, II et III" par Fénéon et son équipe pour la revue La Vogue. Il s'agit d'un acte probable de pusillanimité. La mention d'un côté de deux poèmes intitulés "Veillées I et II" et d'un autre simplement intitulé "Veillée" leur était insupportable, surtout s'ils devaient se retrouver séparés par d'autres poèmes.
Ces manuscrits sont ceux d'Arthur Rimbaud. Verlaine n'a aucun droit de propriété sur ces manuscrits et il est déjà lui-même dans une sorte d'abus en publiant ces poèmes dans le dos de l'intéressé toujours en vie. Or, la revue ne s'est pas gênée pour écrire sur les manuscrits, ce qui est l'usage normal pour les éditeurs qui jettent ensuite les manuscrits qu'on leur envoie à des fins de publication. L'auteur n'a aucune autorité sacrée en 2024, du moins en-dehors du champ littéraire, et au dix-neuvième siècle les questions de philologie n'étaient pas prises très au sérieux. Il me semble que Victor Hugo se plaignait des habitudes des éditeurs belges d'ajouter quantité de signes de ponctuation aux textes qu'on leur soumettait, selon des vues normatives sur l'usage de la langue. Bienvenu montre très bien que Rimbaud a tendance à espacer les barres de ses chiffres trois romains, tandis qu'ici nous avons trois barres très rapprochées. L'argument n'est pas décisif, la tendance à espacer les chiffres romains peut être jusqu'à un certain point un automatisme, mais le poète peut varier à n'importe quel moment et pour diverses raisons sa manière d'espacer des barres verticales de chiffres romains. Malgré tout, l'argument est mobilisable et converge avec ce que j'ai dit sur les éléments saillants à l'encre foncée des manuscrits paginés 18 et 19. Il est probable que la suite des trois "Veillées" ait été créée par Fénéon et n'ait pas respecté les choix rimbaldiens initiaux.
Il faudrait éplucher les recueils où un titre revient de manière aléatoire. Les poèmes au titre "Spleen" semblent être rassemblés dans Les Fleurs du Mal, mais on peut chercher du côté de Charles Cros, Sainte-Beuve et d'autres. Je ne me suis pas attelé à l'exercice, mais c'est à vérifier. J'ai l'impression d'avoir déjà rencontré ce cas de figure plus d'une fois.
J'ajoute que le trait fort pour barrer "Veillée" coïncide avec celui pour barrer le déterminant au titre "Les Ouvriers" initialement prévu par Rimbaud.
Il faudra peut-être éditer à l'avenir le titre "Les Ouvriers" ou d'un côté "Veillées I et II" et de l'autre "Veillées", comme il conviendra de nettement séparer "Phrases" en trois alinéas des cinq poèmes brefs d'un autre feuillet.
Les tenants des thèses d'une pagination autographe et d'un recueil organisé par Rimbaud balaient cela d'un revers de main, mais ce n'est pas très intelligent de leur part, puisque, même en attribuant les remaniements à Rimbaud, il n'en reste pas moins qu'en terme de composition, seuls les trois alinéas de "Phrases" étaient ensemble à l'origine, ce qui a des implications maximales au plan du sens. A l'origine, il y avait bien un poème "Veillée" isolé. Et en ne paginant pas lui-même les manuscrits, Rimbaud séparait le duo "Veillées I et II" et le poème "Veillée".
Il est vrai que "Enfance" et "Vies" obligeait les éditeurs à identifier les suites avec un peu d'attention.
Le titre "Les Ouvriers" a lui aussi été initialement retenu par Rimbaud.
Ce n'est pas tout.
Il y a une question élémentaire à se poser : si Rimbaud a paginé une partie des manuscrits, quand cela a-t-il pu avoir lieu ? Les manuscrits ont été recopiés avec Germain Nouveau autour de janvier-février 1875 comme l'a définitivement démontré Jacques Bienvenu. Mais, les manuscrits ont voyagé de mains en mains, Verlaine, Nouveau, Charles de Sivry, et en 1878 le titre Illuminations a été signalé à l'attention, sans qu'on ne sache de quand il pouvait bien dater. On se demande si Rimbaud a jamais remis la main sur ces manuscrits après le départ de Verlaine en mars 1875. Verlaine les a envoyés à Germain Nouveau à Bruxelles, puis on les a retrouvés dans les mains de Charles de Sivry, avec une possible implication de Cabaner. Rimbaud n'a plus en sa possession ces manuscrits soit depuis février 1875, soit depuis un passage à Paris qu'il a fait au cours de l'année 1875 se disputant avec tout le monde. Cabaner est en effet un des seuls qui ait pu conserver cette liasse manuscrite et la remettre à un collègue musicien, ami de Verlaine, mais malheureusement demi-frère de Mathilde Mauté. En tout cas, personne n'a paginé ces manuscrits de 1875 à 1886, et si on veut penser que la pagination est autographe pour 24 pages de 23 feuillets, pourquoi la suite n'a-t-elle jamais été paginée ? Pourquoi Verlaine qui a lu et détenu les poèmes un temps n'a-t-il pas réagi au désordre de la plaquette publiée par La Vogue. Verlaine pouvait lire l'article de Fénéon en 1886 dans le numéro de la revue Le Symboliste, d'autant que des proches devaient lui ramener ce genre de lecture, et il pouvait répliquer à Fénéon que le manuscrit ne consistait pas en "chiffons volants". Car l'attitude de Verlaine face au témoignage de 1886 de Fénéon est elle aussi un argument massue en défaveur de la thèse d'une pagination autographe. Verlaine publiait constamment, et il a publié plusieurs articles sur Rimbaud, et il était en contact avec l'éditeur Vanier pour l'édition de 1895 survenue peu avant la mort même de Verlaine en janvier 1896. Verlaine avait largement les moyens de dire que l'ordre du recueil n'était pas respecté. Il n'a rien dit parce que rien ne lui a paru anormal. Et Verlaine a pu lire les poèmes dans l'ordre de la pagination dans deux numéros de la revue La Vogue, et il n'a pas pour autant fait valoir que c'était l'ordre qui lui était familier et qu'il ne comprenait pas que la plaquette s'en soit éloigné. Il est vrai que Verlaine aurait pu souligner le problème des poèmes hybrides pour "Ouvriers" et "Les Ponts" ou "Marine" et "Fête d'hiver". En tout cas, à aucun moment, il ne se plaint du désordres de la publication. Il se plaint des interruptions et du partage des manuscrits, ce qui est tout à fait différent.
En conclusion, soit Fénéon a corrigé "Les Ouvriers" en "Ouvriers" et "Veillée" en "III", soit c'est Rimbaud, mais je suis quand même sceptique quant à l'idée d'un chassé-croisé. Je pense clairement que c'est l'éditeur Fénéon qui a voulu uniformiser les titres : "Ouvriers" devant s'aligner sur "Villes" ou "Aube" ou "Mystique" ou "Ornières" [sic !], etc., même si nous avons des titres plus particuliers comme "Après le Déluge" et "A une Raison", et dans une moindre mesure "Matinée d'ivresse".
Je vous mets en lien l'article de Bienvenu pour une consultation des photos des chiffres III et des manuscrits "Veillées" et "Veillée" :


Or, la revue La Vogue a publié la masse continue des 24 pages de poèmes en prose en deux numéros, puis la publication a continué dans quelques autres numéros en mélangeant des poèmes en vers et des poèmes en prose ou en vers libres. Et cela s'est arrêté, sachant que plusieurs poèmes en vers et en prose ont été publiés ultérieurement dans d'autres ouvrages en étant considérés comme des poèmes des Illuminations.
Parmi les poèmes que la revue La Vogue n'a pas publié, il y a la série "Jeunesse" en quatre volets. Le poème a un titre général "Jeunesse", puis les trois premières parties ont chacune un titre "I Dimanche", "II Sonnet" et "III Vingt ans". La partie IV n'a pas de titre, mais elle est transcrite à la suite des pièces II et III, ce qui rend indiscutable qu'il s'agit d'un poème à la suite d'un ensemble de trois autres poèmes, dont deux au moins ont un titre "II Sonnet" et "III Vingt ans". C'est le seul poème sans titre, puisque, par recoupements, il s'impose de constater que la première partie est "I Dimanche" et le titre général "Jeunesse". Or, le manuscrit comporte une mention au crayon à côté du chiffre IV, la mention "Veillées", ce qui veut clairement dire que perturbés les éditeurs ont voulu transporter avec son chiffre IV ce poème du côté des trois "Veillées" qui elles n'ont pas de titre. Cette velléité n'a pas été suivie d'effet, mais elle prouve que les éditeurs n'hésitaient pas à remanier les séries de poèmes. Il y a un enjeu commercial si on peut dire. Ils ne veulent pas qu'on dise que leur édition est ridicule avec une série où un poème n'a pas de titre comme les autres. Notons que sur ce manuscrit nous avons un chiffre III romain avec des barres peu espacées. L'argument de l'espacement des barres n'est donc pas solide. En revanche, on a bien les preuves de latitudes que se réservaient les éditeurs pour remanier l'ordre des poèmes au mépris même des agencements explicites du poète.



Je me suis permis une capture d'écran à partir du lien suivant où figure le manuscrit tout entier :


Je vais prochainement publier d'autres captures d'écran des manuscrits des poèmes en prose des Illuminations.

Pour conclure, une petite mise au point !

Je combats trois rumeurs de recueils de Rimbaud. Je combats l'idée d'un recueil remis à Demeny en septembre-octobre 1870, je suis rejoint en cela par André Guyaux, Adrien Cavallaro et Jacques Bienvenu. Je combats l'idée d'un recueil recopié essentiellement par Verlaine de 24 pages. Je combats aussi l'idée d'un recueil organisé des Illuminations, parce que je ne vois pas comment on peut parler d'un recueil de feuillets conservés des années durant sans pagination intégrale. Tout cela n'a aucun sens. Et je démens le discours de Michel Murat, Yves Reboul, Steve Murphy, Alain Bardel et d'autres sur les significations conclusives de tel ou tel poème pour le recueil ou sur un récit qu'on parviendrait un jour à lire dan le défilement des poèmes. Rien de tout cela ne résiste à l'examen.
Je veux bien, en revanche, méditer sur des bribes d'organisation.
En ce qui concerne le problème des poèmes en vers, je n'ai aucune solution tranchée en tête. Je me sens incapable de dire si oui ou non les poèmes en vers doivent faire partie du recueil.
Je remarque que les éditeur de La Vogue ont commencé par publier exclusivement les poèmes plutôt en prose avant de publier un mélange des vers et des proses, et le poème "Mouvement" est précisément une clef de réflexion, dans la mesure où il s'agit d'un poème en vers qui a été imprimé en italique en tant que tel par la revue, contrairement au poème "Marine". Le poème "Marine" a été mal édité, il est fondu au texte en prose de "Fête d'hiver" et les retours à la ligne y suivent le principe de l'alinéa, alors que dans le cas de "Mouvement" un vers long en fin de ligne est flanqué d'un crochet avec le report de la mention qui le prolonge.


Vous constatez que les expressions "les bijoux" et "motrice" ne sont pas transcrites après un retour à la ligne, mais elles sont transcrites au-dessus de la ligne, avec une espèce de signe crochet dans le cas de "motrice". Cela ressemble aux reports entre crochets dans les éditions imprimées d'œuvres poétiques où un vers est trop long pour tenir sur une seule ligne. C'est pour cette raison que "Mouvement" a été transcrit en italique, en tant que poème en vers par la revue La Vogue. C'est peut-être ce poème qui a provoqué le mélange systématique des vers et des poèmes en prose par Fénéon et ses collègues, puisque, manifestement, "Mouvement" un poème en vers était mélangé aux poèmes en prose.
Je n'affirme rien au sujet du mélange des vers et des proses, j'émets des pistes de réflexion.
En revanche, mon explication est imparable sur d'autres points. Pour "Marine" et "Fête d'hiver", le mal est déjà fait, la faute d'inattention a été commise de condondre "Marine" et "Fête d'hiver" en un seul poème. Qui plus est, "Marine" figure en compagnie de toute façon d'un texte en prose à sa suite, et au recto nous avons un autre poème en prose "Nocturne vulgaire". Ceci dit, le poème aurait pu être identifié en tant que poème en vers mélangé aux proses. Les éditeurs n'ont pas identifié un signe graphique en ce sens comme c'est le cas pour "Mouvement" puisque les retours à la ligne dans "Marine" même s'ils sont après une virgule acceptent la loi de l'alinéa, comme le prouve la fin du poème.


Le retour à la ligne de la dernière ligne est manifeste, c'est le seul début d'une ligne par une minuscule. L'écriture est en prose sur le type des alinéas courts de "A une Raison", "Veillées I" ou "Enfance III", avec aussi des retours à la ligne après virgule comme attesté localement dans les poèmes en prose "Après le Déluge" ou "Barbare".
[...]
Dont l'angle est heurté par des
tourbillons de lumière.
On comprend très bien que sur une page plus grande Rimbaud aurait transcrit cela sur une seule ligne, mais le retour à la ligne ne l'a pas dérangé contrairement à ce qui en est de "Mouvement". Cela reste problématique dans l'absolu, mais les éditeurs eux ont procédé de manière méthodologique : "Marine" est en prose, "Mouvement" est en vers, alors que la postérité a retenu ces deux poèmes comme les premiers exemples de vers libres modernes, vers libres non au sens de Verlaine et de Martinon, mais au sens du vingtième siècle.
Ma capture d'écran pour "Mouvement" a été prise sur le site d'Alain Bardel, je mets aussi le lien : CLIQUER ICI.
Toutefois, il y a une histoire à raconter sur le manuscrit de "Mouvement". A une époque où sa consultation relevait encore quelque peu de l'inédit, Antoine Fongaro en a fourni un fac-similé dans son ouvrage Segments métriques dans la prose des 'Illuminations' paru en 1993 aux Presses Universitaires de l'Université du Mirail à Toulouse. J'ai raté de très peu une rencontre avec ce critique rimbaldien !
Et Fongaro en a profité pour soutenir qu'il n'était pas écrit "au delà" mais "en delà" sur le manuscrit, ce que Steve Murphy a ensuite démenti en disant que la correction était dans le sens inverse de "en delà" à "au delà".
Il faudrait revenir sur ce point. Je ne sais pas si à l'époque de Rimbaud lk'orthographe "au delà" et non "au-delà" était autorisée, mais Fongaro a donc vu juste en identifiant une forme "en delà", sauf qu'elle aurait été corrigée dans un second temps d'effort de composition. Puis, il faut vérifier si la correction n'est pas allographe. De toute façon, j'aimerais une consultation immédiate du manuscrit sans filtre d'un fac-similé. Vous remarquez également que le titre "Mouvement" est souligné par l'éditeur comme pour les titres "A une Raison", "Antique", à savoir avec un trait soit pointu, soit arrondi sur le côté gauche du titre. Le titre est également suivi d'un point, selon une pratique bien avérée de Rimbaud lui-même. On dirait que le titre a été entièrement entouré plutôt, mais que l'encre n'a pas infusé sur le manuscrit.
Le manuscrit de "Bottom" et  "H" offre un titre "Bottom" suivi d'un point, mais le titre "H" n'en a pas.
Enfin, il est clair que les poèmes "Fairy", "Guerre", "Génie", "Jeunesse I, II, III, IV" et "Solde", non publiés par La Vogue, mais publiés par Vanier en 1895 ont subi une numération de la part de l'éditeur Vanier ou de l'un de ses collaborateurs : nous avons un I apparemment au crayon sur le manuscrit de "Fairy", un II à l'encre sur le manuscrit de "Guerre", un III sur le manuscrit de Génie, un IV sur le manuscrit de "Jeunesse I", rien sur le manuscrit de Jeunesse II, III et IV, et enfin un V sur le manuscrit de "Solde". Il est clair qu'il s'agit d'une pagination par le détenteur de ces seuls manuscrits qui ont été séparés de la série originelle en 1886. Mais les détenteurs de cet ensemble manuscrit étaient bien conscients que cette pagination n'avait aucune valeur autographe puisqu'ils ont reporté ensuite une autre pagination, chiffre 2 pour le manuscrit I de "Fairy", chiffre 4 pour le manuscrit II de "Guerre", chiffre 6 je crois pour le manuscrit III de "Génie", chiffre 3 pour le manuscrit IV de "Jeunesse I", aucun chiffre du tout pour le manuscrit de "Jeunesse II, III, IV" qui est déchiré toutefois sur le côté, mais une mention au crayon "Illuminations" dans le coin supérieur gauche, le chiffre 1 pour le manuscrit V de "Solde". Bref, le détenteur des manuscrits préférait l'ordre suivant : "Solde", "Fairy", "Jeunesse I, II, III, IV", "Guerre", un inconnu en 5, et "Génie" en 6. Ou alors absurdement "Jeunesse II III IV" était supposé être le numéro 5.
Il est évident qu'il est à jamais impossible d'attribuer un ordre de défilement de ces poèmes par Rimbaud.
J'en profite au passage pour dire que sur le manuscrit de "Jeunesse II Sonnet", le mot "raison" n'est pas surimposé au mot "loge", hypothèse déjà soulevé dans les années 1980 dans un article des petits bulletins en parallèle de la revue Parade sauvage, il s'agit plutôt d'une amorce de transcription du mot "logique" remplacé par le mot quelque peu parent au plan du sens qu'est "raison".
La suite des poèmes en 24 pages a été publiée dans les numéros 5 et 6 de la revue La Vogue. puis d'autres poèmes en prose mélangés à des poèmes en vers ont été publiés dans les numéros 8 et 9, avec par conséquent une ellipse du numéro 7 si je ne m'abuse.
Cela confirme que la pagination initiale vient de la revue La Vogue, puisqu'il y a eu interruption et altération du projet à partir du numéro 8. On peut se demander si le mélange des vers n'a pas servi à diffuser des poèmes de Rimbaud le temps qu'on espérait pour récupérer les manuscrits en prose manquants. Ou bien on peut se demander si le mélange des vers et des proses n'est pas lié à une diffusion voulue telle par l'autre détenteur des manuscrits à l'époque qui aurait fait des difficultés.
La revue La Vogue a publié d'autres poèmes en prose et plusieurs poèmes en vers "nouvelle manière", mais elle ne mettra jamais la main sur des manuscrits qui seront publiés ultérieurement et réunis aux Illuminations par Vanier en 1895. Verlaine a-t-il tapé du poing sur la table ? Des poèmes en vers "nouvelle manière" ont aussi échappé à la revue La Vogue. Il faudrait déterminer si le conflit commence après l'interruption définitive du numéro 9 ou après le numéro 6. Dans le numéro 8, pour les poèmes en prose ou en vers libres, "Promontoires", "Scènes" et "Soir historique". Le manuscrit de "Promontoire" a quelques particularités, le manuscrit autographe porte des mentions particulières dont le titre même "Illuminations" d'une main allographe en fin de transcription.


Le poème est également connu par une version allographe qui a servi à l'impression initiale dans la revue La Vogue. Les poèmes sont numérotés en fonction de leur ordre de défilement dans le numéro de la revue, la copie allographe "Promontoire" a le numéro 1, "Scènes" le numéro 3 et "Soir historique" le numéro 4. Je n'ai pas vérifié pour les vers pour l'instant, mais la logique prévue est celle-là. La copie autographe de "Promontoire" n'a pas été identifiée comme l'unique document autographe quand quelqu'un a reporté les mentions "quelques variantes", etc.
Dans le numéro 9 de la revue La Vogue, les poèmes en prose "Mouvement", "Bottom", "H", "Démocratie" et "Dévotion" ont été publiés. Je remarque que le manuscrit "Mouvement" est probablement très proche du manuscrit "Solde", poème qui ne sera publié que bien plus tard. Les transcriptions manuscrites de "Démocratie" et "Dévotion" ont disparu : un ou deux manuscrits.
Les interventions manuscrites des éditeurs diminuent, mais cela correspond à une crise précise. Avec un autre éditeur, la flambée des interventions reprend si on peut dire.
Personne ne savait à l'époque que ces manuscrits deviendraient précieux. Ils ne soupçonnaient pas à quel point Rimbaud deviendrait célèbre. Après tout, qui lit les poètes du XVIe siècle au-delà de Ronsard, du Bellay, Marot et Agrippa d'Aubigné ? Qui au dix-neuvième s'intéressait aux poètes du XVIIIe siècle à part André Cénier ? Qui lit des poètes romantiques autres que Victor Hugo, Vigny, Lamartine, Musset, Sainte-Beuve, dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle ?
Rimbaud était un prétexte à Gustave Kahn et compagnie pour se faire mousser eux-mêmes. Même s'ils spéculaient sur une célébrité à venir du poète, leurs objectifs étaient tout de même narcissiques. Ils ne pensaient même pas aux inconséquences de leurs actes vis-à-vis d'une personne vivante susceptible de porter plainte. Ils ne se sont même pas préoccupés de Verlaine qui n'avait fait que leur prêter les manuscrits et qui eut toutes les peines à les récupérer, puisqu'il n'y arriva tout simplement... pas !
Le cas des "Villes" et des chiffres romains me reste à étudier.
Mais vous vous rendez compte qu'on prétend que les manuscrits de "Scènes", de "Guerre" de "Bottom" et "H" faisaient partie d'un recueil organisé. Il faut arrêter la comédie à un moment donné.

lundi 18 novembre 2024

L'imposture des études métriques au sujet de Baudelaire et même au-delà...

On attribue à Baudelaire l'invention des césures sur prépositions et proclitiques d'une syllabe dans le cadre de la poésie lyrique française. Verlaine, en 1865, avait écrit un article en ce sens. Celui-ci citait deux vers des Fleurs du Mal dans la version nouvelle de 1861.

Exaspéré comme un ivrogne qui voit double ("Les Sept vieillards")

Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre ("Les Petites vieilles")
Verlaine est ainsi devenu la justification ultime pour attribuer l'invention et la diffusion de tels tours à Baudelaire. 
Il a procédé à une telle affirmation dans un article intitulé "Charles Baudelaire" qu'il a publié par parties dans quelques numéros de la revue L'Art en 1865, à une époque où il n'a pas encore publié son premier recueil, à une époque où le premier numéro du Parnasse contemporain n'a pas encore vu le jour, à une époque où Verlaine a encore publié assez peu de poèmes dans des revues ("Fadaises", "Monsieur Prudhomme") et notons que "La Mort" envoyé à Hugo en 1858 et "Fadaises" en vingt décasyllabes n'ont aucune césure acrobatique. Verlaine a fait publier son article à la mi-novembre 1865, il n'a alors que vingt-et-un an et demi. L'étude de référence sur cette rubrique de Verlaine serait un article de Steve Murphy paru en 1996 dans un volume collectif d'études verlainiennes.
Je ne sais pas si Murphy l'a fait, je ne vois cela nulle part en tout cas, mais les deux vers cités sont tirés de la section des "Tableaux parisiens" qui ne figurait pas dans l'édition initiale des Fleurs du Mal en 1857, et à défaut de cet article j'ai constaté à de multiples reprises que Murphy citait ce propos de Verlaine pour appuyer l'idée que Baudelaire est l'inventeur de telles césures acrobatiques. Et Murphy étend cela aux césures sur la conjonction "comme" et à la forme "comme un", puisqu'en se reportant aux pré-originales des Fleurs du Mal Murphy a pu relever que les premières césures acrobatiques publiées par Baudelaire le furent en 1851 et en 1855. En 1855, c'est certain avec la pré-originale de quelques-unes des Fleurs du Mal dans la Revue des deux Mondes.
Cette affirmation est relayée par Benoît de Cornulier et Jean-Michel Gouvard. Jean-Michel Gouvard a épluché plein de recueils de poésies du dix-neuvième siècle et il a daté les premières de plusieurs audaces. Il y a quelques audaces antérieures à Baudelaire dans le cadre même de la poésie lyrique, mais Gouvard en fait fi. Il attribue à Baudelaire la paternité du procédé en poésie lyrique et Benoît de Cornulier lui emboîte le pas dans ses publications ultérieures ou même dans le livre de 1994 édité à Lyon L'Art poëtique qui tenait compte du texte encore inédit de la thèse de Gouvard. Dans son livre de 2002 L'Art de Rimbaud, Michel Murat flatte à son tour cette thèse.
Alors, reprenons le problème par tous les bouts.
Faisons rapidement un sort au cas de Verlaine. Celui-ci a visiblement été inattentif à la lecture de certains vers de Victor Hugo et d'Alfred de Musset. Il est probable que Verlaine ne lisait pas très attentivement le théâtre en vers de Victor Hugo, et nous verrons que, de toute façon, Hugo n'a pas facilité la tâche à ceux qui veulent repérer des vers déviants. Mais Verlaine a été également très inattentif à la lecture des poésies lyriques de Victor Hugo et d'Alfred de Musset. Tout cela, nous allons le vérifier plus bas. Mais il y a un autre élément fondamental. Verlaine réagit en faveur d'un poète condamné par la loi en 1857 et à moins de quatre ans de sa découverte admirative de la seconde version enfin autorisée du recueil des Fleurs du Mal. Verlaine, dont le nom vient d'une ville de Belgique dont certains de ses ancêtres sont probablement originaires, se moque alors d'un critique belge qui crierait à l'incorrection quant aux deux vers cités de Baudelaire, alors qu'il s'agit de "jeux d'artistes destinés, suivant les occurrences, soit à imprimer aux vers une allure plus rapide, soit à reposer l'oreille bientôt lasse d'une césure par trop uniforme, soit tout simplement à contrarier le lecteur [...]". Les deux dernières raisons sont des sottises par bravade de journaliste littéraire, voilà pour la réplique à Verlaine du critique belge par excellence que je peux être (en réalité, je suis russe, mais bon...). L'idée d'imprimer un rythme plus rapide est plus pertinente stylistiquement, mais Verlaine aurait dû la contrebalancer par la pensée inverse :  créer des suspensions non conditionnées par la syntaxe à des fins de mise en relief.
Verlaine n'a pas identifié l'antériorité de Victor Hugo en 1859 : "sans me reposer" (poème "Le Mariage de Roland" paru en 1859 dans la première série de La Légende des siècles) qui correspond assez bien à l'idée d'une accélération de rythme, puisque refus il y a du repos à la césure dans l'idée du calembour projeté. Mais Baudelaire a pratiqué quelques audaces déjà dans l'édition censurée de 1857, au-delà des vers qui ont été remaniés, et il avait publié auparavant dans des revues quelques audaces. Donc on verra je le répète plus tard l'illusion de Verlaine à ce sujet. En revanche, ce sur quoi il convient de nettement insister, c'est que Verlaine écrit dans la phase de succès de la nouvelle édition des Fleurs du Mal de 1861, et vu qu'il s'exprime publiquement sur le sujet et que la grande masse de publications de Lemerre de la nouvelle école parnassienne est en cours de préparation, on constate que Verlaine se met à l'unisson d'un mouvement d'époque où effectivement, à partir de l'impulsion des Fleurs du Mal des poètes de la seconde génération romantique Banville et Leconte de Lisle emboîtent le pas, et ils sont suivis par la nouvelle génération de poètes de la décennie 1860 qui aura pour bannière le mouvement du Parnasse contemporain. En clair, Verlaine ne parle pas vraiment en érudit, il parle en personne de son époque marqué par un événement. Verlaine n'a aucun recul quand il parle, il faut d'ailleurs lui accorder qu'il hésite à affirmer que Baudelaire a été le premier à recourir au procédé, il use de la modalisation "je crois" et il précise un cadre "en France".
Verlaine est pardonnable pour son erreur, mais ce n'est pas le cas de Cornulier, Gouvard, Murphy et Murat.
Gouvard lui-même cite dans son livre Critique du vers les antériorités du théâtre de Victor Hugo, celles de Musset, une de Barbier et quelques autres de poètes obscurs, et dans le tas il y a des vers lyriques qui sont cités.
Gouvard n'a pas caché ces antériorités, il les cite, il ne s'agit donc pas d'une imposture en tant que telle, mais il y a tout de même une thèse tendancieuse qui est affirmée, et au fil des années si il y a quand même une imposture qui se met en place dans le silence général des universitaires. Gouvard va attribuer l'invention lyrique du procédé à Baudelaire, comme s'il n'y avait pas une évidente influence des vers de théâtre sur la poésie lyrique. Ensuite, il y a quelques vers de poésies lyriques qui sont concernés dans le relevé de Gouvard et qui sont antérieurs à toutes les publications de Baudelaire, notamment le poème "Mardoche" d'Alfred de Musset. Enfin, Gouvard prétend avoir cherché une certaine neutralité dans son relevé, sauf qu'il cite tous les poètes romantiques de premier plan et leurs œuvres, mais passe sur certains poètes qui sont pourtant parmi les quinze plus connus de la première moitié du dix-neuvième siècle. Il fait l'impasse sur Feu et flamme de Philothée O'Neddy, sur Rhapsodies de Pétrus Borel, sur les vers de Xavier Forneret (un poète idolâtré un peu à tort par les surréalistes) et sur les vers de Marceline Desbordes-Valmore. Il faut le faire ! Or, les vers d'O'Neddy, Borel et Desbordes-Valmore offrent un lot de césures acrobatiques qui remettent en cause bien des affirmations de la thèse Critique du vers et des conclusions sur lesquelles se sont appuyées ensuite tant Gouvard que Cornulier et d'autres.

Je vais être plus précis encore.

Cornulier a &carté des critères pour les césures acrobatiques des mots invariables d'une seule syllabe, la conjonction de coordination "mais", les pronoms relatifs têtes de subordonnées "qui", "dont", le mot "que", le mot "quand", la conjonction de subordination "si", etc. Et aussi le mot "comme". La catégorie des conjonctions de coordination est problématique en français. Et certes, l'adverbe "Puis" ou la conjonction "Mais" pouvaient être exclus de la liste des césures acrobatiques. Il y a quelques "Mais" à la césure dans les tragédies de Corneille, dans Suréna et d'autres. Mais le fait reste rare et il y a une quantité important de "Mais" devant la césure dans les alexandrins de 1827 du drame Cromwell de Victor Hugo avec plusieurs configurations (plusieurs répliques en un vers ou non). Ce n'était donc pas anodin. Mais, pour la conjonction "si" et pour le mot "comme", le problème est plus sérieux.
Je rappelle que Racine et Molière évitaient la césure après la conjonction "si", même s'ils auraient pu se le permettre avec un groupe inséré entre virgules : "Je me demande si, d'une façon ou d'une autre, tu ne serais pas responsable de ce qui arrive". La phrase inventée n'est pas un vers, mais montre la facilité avec laquelle placer un repos après la conjonction "si". Il est quantité de vers classiques où nous avons un "si" en septième syllabe de l'alexandrin, après la césure, mais suivi d'une virgule. Or, dans L'Etourdi ou les Contretemps de Molière et dans Athalie de Racine, nous avons deux interruptions de paroles où nous avons soit une conjonction "si" à la césure, soit la préposition "pour".
Je commence par citer l'extrait d'Athalie (Acte II, scène 7), nous sommes dans une longue scène où Athalie interroge l'enfant royal qu'on veut lui cacher (légende A pour Athalie, J pour Joas) :

 

(A) A ma table, partout à mes côtés assis,

Je prétends vous traiter comme mon propre fils.

(J) Comme votre fils ? (A) Oui… Vous vous taisez ? (J) Quel père

Je quitterais ! et pour… (A) Eh bien ? (J) Pour quelle mère ?

Remarquez le rythme souple du troisième vers cité où avec changement d'interlocuteur, le "Oui" est placé devant la césure qui correspond à une pause réelle avec les trois points de suspension. Appréciez l'enjambement tout de même acrobatique en plein ère du classicisme triomphant : "Quel père / Je quitterais" et vous voyez comment Racine a cherché comme Hugo et Baudelaire à s'amuser avec le placement de la préposition "pour" devant la césure. Il a dû ruser avec les impératifs de son époque.
Je cite maintenant l'exemple de Molière qu'on ne sait pas dater avec précision, vu qu'il existe un écart entre les premières représentations supposées de la pièce et sa première impression (1553-1563). Nous sommes dans L'Etourdi, Acte I, scène 6 (légende M pour Mascarille et L pour Lélie :

(M) […]

Mais j’avais médité tantôt un coup de maître

Dont tout présentement je veux voir les effets,

A la charge que si… (L) Non, je te le promets,

De ne me mêler plus de rien dire ou rien faire.

Et j'en arrive au fameux mot "comme".
L'épopée Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné est composée de sept livres, le premier s'intitule "Les Misères" et le mot "comme" est à la rime du deuxième vers, ni plus ni moins :
Puisqu'il faut s'attaquer aux légions de Rome,
Aux monstres d'Italie, il faudra faire comme
Hannibal, qui, par feux d'aigre humeur arrozez,
Se fendit un passage aux Alpes embrazez.
[...]
Aubigné se fonde, même si son texte a été publié en 1616, sur une conscience d'un état de langue du troisième quart du seizième siècle. Le mot était perçu sans aucun doute comme plus autonome, plus proche étymologiquement du mot "comment". Mais, Hugo lisant cela peu avant 1827 le faisait avec une conscience grammaticale propre à son époque. La césure l'impressionnait.
Or, je viens de citer Hugo, parce que, comme je pense que les "Mais" à la césure dans Cromwell viennent de la lecture de Corneille, et de sa dernière tragédie Suréna en particulier, dans ses Odes et ballades, Hugo a pratiqué la césure sur la forme "comme si". Il s'agit d'un vers du poème "Mon enfance" :

Je rêvais, comme si j'avais, durant mes jours,
[...]
La configuration "comme si" rassemble le "comme" d'Agrippa d'Aubigné et le "si" de L'Etourdi de Molière, et je pense que c'est un fait d'érudition exprès. En tout cas, ce "comme si" est déjà antérieur à tous les "comme un" devant la césure de vers de Baudelaire, et à tous ses "comme" devant la césure.
Or, c'est à Victor Hugo également que nous devons la césure sur le mot "comme", Aubigné le pratiquant à la rime pour sa part.
Il y a pas mal de "comme" dans Cromwell, et ils ne sont pas mis devant la césure pendant un certain nombre d'actes. Soudain, le mot "Comment" en tête d'interrogation est essayé dans un vers de Cromwell. et un peu plus loin nous avons enfin le premier "comme" à la césure :
Des récompenses, - comme il est probable enfin, -
La construction est particulièrement acrobatique comme la ponctuation vous en laisse juger.
Mais, ce mot "comme" à la césure, Hugo va le pratiquer dans d'autres de ses drames en vers et aussi dans ses recueils lyriques, ainsi que dans son recueil satirique Châtiments. Dans le deuxième acte de Ruy Blas, il est placé à la rime (légende DG pour Don Guritan, LR pour La Raine, C pour Casilda et RB pour Ruy Blas) :
(DG) Qu'a-t-il ? (LR) Comme il pâlit ! (C) Madame, ce jeune homme
Se trouve mal... (RB) Moi, non ! Mais c'est singulier comme
Le soleil... le grand air... la longueur du chemin...
Au troisième acte, nous retrouvons la configuration "comme si" devant la césure :
Pour moi, j'ai, comme si notre armée était prête, [...]
Et enfin, Hugo l'exhibe dans un trimètre à léger décalage à l'acte V de toujours cette pièce, la deuxième plus réputée de l'auteur :
Comme un infâme ! comme un lâche ! comme un chien !
Je parle de décalage, puisque le deuxième et le troisième "comme" sont décalés d'une syllabe au plan de l'anaphore. Il s'agit tout de même d'un trimètre au plan rythmique 444. Le deuxième "comme" est placé devant la césure.
Pour illustrer sa présence dans les recueils de poésies, je cite ce vers du poème "Force des choses" des Châtiments :
Toi qui regardes, comme une mère se penche
Murphy et d'autres métriciens attribuent l'invention du "comme" à la césure à Baudelaire, alors que c'est une pratique héritée d'une rime d'Agrippa d'Aubigné qui a été mise au point et pratiqué plusieurs fois par Victor Hugo. On attribue le "comme un" aussi à Baudelaire, sauf que non seulement Victor Hugo a pratiqué le "comme si" tant dans sa poésie lyrique que dans ses drames, mais il se trouve qu'Hugo a été le premier à placer l'article indéfini "un" devant la césure, et la forme "Comme une" a été pratiquée par Musset à la rime.
Donc, Baudelaire citait Hugo et Musset quand il pratiquait les césures sur "comme" ou sur "comme un". Il y a donc un problème patent. Ce n'est pas acceptable de continuer à attribuer à Baudelaire des inventions qui ne sont pas le moins du monde de son fait.
Et j'en arrive aux cas des prépositions et déterminants d'une syllabe.
Dans le premier acte de Cromwell, nous relevons un vers partagé entre deux intervenants Plinlimmon et Barebone. Il s'agit du premier cas de césure sur une préposition d'une voyelle sans interruption de la parole par des points de suspension :
(P) Je t'approuve. (B) Il faut pour, ne rien à faire à demi,
[...]
Une pause est possible avec la virgule, sauf qu'elle semble ici peu naturelle et que, de toute façon, les classiques se l'interdisaient. La feinte de versification est bien entendu liée à la mention "à demi" qui renvoie aux hémistiches de l'alexandrin par calembour.
Il va de soi que dans cette pièce d'une longueur écrasante peu de gens doivent prendre le temps à la lecture d'apprécier cette facétie métrique. Remarquez qu'un peu plus loin Hugo pratique comme Racine dans Athalie une interruption sur la préposition "pour" avec des points de suspension, sauf qu'il va mettre la préposition correctement après la césure cette fois. Je suis en train de vous prouver que les césures de Victor Hugo viennent d'un recensement d'érudit qu'il a pris le temps de faire en relisant toutes les tragédies et comédies classiques de Molière, Corneille et Racine, en plus d'avoir prêté attention au deuxième vers des Tragiques d'Aubigné. Voilà à côté de quoi sont passés Cornulier, Gouvard, mais aussi Bobillot, Dominicy, tous les métriciens et historiens du vers, tous les spécialistes de Victor Hugo, etc.

On dit qu'il tient conseil pour...
Nous avons des césures sur prépositions d'une syllabe ou sur des déterminants d'une syllabe dans plusieurs drames hugoliens (j'ai cité le vers 777 de Cromwell, mais il y a aussi le vers 5798 "trop oublié" ai-je écrit dans un article de 2006, il faudra que je le retrouve moi-même. Vous en avez deux dans Marion de Lorme : les vers 546 et 1124, et vous en avez deux dans Ruy Blas les vers 1838 et 2233.
Cela fait un total de six vers sur trois pièces. Vous avez à y ajouter le "sans me reposer" du poème "Le Mariage de Roland" en 1859, mais ce dernier exemple est postérieur à de premiers exemples baudelairiens. Il n'en reste pas moins que Baudelaire connaissait très bien les drames en vers de Victor Hugo et d'Alfred de Musset, il relativise dans un article l'échec des Burgraves en 1843.
La pratique attribuée à Baudelaire vient de Victor Hugo. Elle n'a été que fort ponctuellement exploitée par d'autres poètes, notamment Musset. Ils n'ont pas persévéré.
Je cite tout de même la césure sur "c'est un" dans "Marion de Lorme" qui a l'intérêt de prouver que Baudelaire cite Hugo en faisant la césure après la forme "comme un", tout en citant Musset qui nous a fait l'entrevers : "Comme une / Aile de papillon", la rime sur "une" de Musset étant une citation de la césure sur "un" de Marion de Lorme. Baudelaire cite plus directement Hugo encore quand il reprend carrément la phrase "c'est un secret" à cheval sur la césure dans un sonnet des Fleurs du Mal.
C'est bien joli la rigueur scientifique qui ne se veut pas intuitive dans les études métriques, mais le vrai scientifique il fait aussi de l'histoire littéraire. Et on n'interdit pas arbitrairement les connexions entre vers de théâtre et vers de recueils de poésies.
Il y a un moment où il faut être sérieux dans son travail.
Cela fait vingt ans que je dénonce ce problème d'attribution abusive à Baudelaire des césures acrobatiques. C'est lassant à la longue ! Non ?
Et cela empêche aussi de comprendre que les césures, y compris de Vertaine et de Rimbaud, sont souvent affaire de citations de césures antérieures, les cas de "jusqu'à", etc.
Enfin, vu que Racine et Molière pratiquaient les césures interdites moyennant le recours à la suspension de la parole, ce qui concerne la comédie Les Plaideurs bien analysée par Cornulier, il se trouve que la césure au milieu d'un mot a été pratiquée dans un texte publiée en 1661, la comédie de Dorimond L'Ecole des cocus ou la précaution inutile. Je vous conseille d'aller consulter directement le texte imprimé en fac-similé sur le site Gallica de la BNF. Faites défiler les pages parce que ça permet aussi de se représenter que la mise en page a pu être flegmatique. On sait que Rotrou ne relisait pas les copies de ses pièces envoyées à l'impression, ce qui nous vaut quelques problèmes d'édition de ses pièces. On peut supposer que dans le cas de l'enjambement de mot, le mot pédant "dispotaire" était accentué sur sa première syllabe. En tout cas, c'est sans aucun artifice de présentation que le mot "dispotaire" chevauche la césure dans le texte imprimé, et Gouvard a lui-même exhibé ce document dans son livre Critique du vers. Je cite l'extrait qui nous intéresse (Acte unique, scène 4, vers 141-142) :

Le Docteur

 

Il faut donc que je jette un œil de Galien,

Pour cela, dans son dispotaire féminin.

Il s'agit d'aller jeter un œil dans un double pot... Nul doute que la césure est voulue comme expressive. Il n'y avait pas besoin d'une humanité plus moderne pour inventer les effets de sens à la césure.
Hugo aurait connu ce vers qu'il ne se serait pas retenu de pratiquer à son tour les enjambements de mots expressifs.
Je reviendrai sur ce sujet, mais avant Banville et son "pensivement", avant madame de Blanchecotte, Pétrus Borel l'a pratiqué dans son recueil Rhapsodies : "Adrien que je redise encore une fois". la césure passe au milieu de "redise". Hugo a pratiqué la césure sur trait d'union. Quand, dans "Réponse à un acte d'accusation", il est question de date dans la tragédie de Racine Mithridate, Hugo fait allusion au tout premier vers de son drame Cromwell : "Demain, vingt-cinq juin mil six-cent-cinquante-sept", et la césure après "mil" n'y est pas de peu d'effet comique.
Je citerai prochainement les césures de Victor Hugo dont j'ai indiqué ici les références. Je prévois aussi un article où je vais revenir sur la partie "Pensées" du livre de Sainte-Beuve : Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme. Le nom "Delorme" vaut allusion au drame Marion de Lorme, mais comme Lamartine n'a guère surenchéri du côté de la versification enjambante à la Chénier, et que cela n'a pas l'air de vraiment concerner Nodier, les frères Deschamps et à plus forte raison les Delavigne et consorts, voire les chansonniers Béranger, on se retrouve avec des "pensées" qui décrivent la versification d'une masse de poèmes assez faible finalement : deux drames hugoliens Cromwell et Marion de Lorme, un recueil hugolien des Orientales, les poésies de Vigny publiées dans la décennie 1820, les premières poésies et premières comédies en vers de Musset. J'ai envie d'étudier à l'épreuve de ce corpus restreint le propos de Sainte-Beuve sur l'alexandrin romantique comme tout d'une coulée, j'inclurai tout de même les vers de Chénier lui-même.
Ici, je devrais m'amuser à mettre une longue liste de noms de spécialistes reconnus de Victor Hugo anciens ou toujours actifs, une longue liste de spécialistes reconnus de l'histoire de la versification en langue français anciens ou toujours actifs, une liste des spécialistes de Vigny ou des poètes à la versification révolutionnaire comme Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, voire Banville, Leconte de Lisle et Baudelaire.
Comment ça se fait que les faits objectifs que je relève et qui appartiennent à une simple lecture un peu passionnée des vers du dix-neuvième siècle ne soient rapportés par personne d'autre ?
Il faut m'expliquer.

Et j'allais oublier le vers de Ratisbonne à la fin de sa traduction en vers de La Divine Comédie de Dante. 
Tel étais-je devant l'étrange phénomène.
Je voulais voir comment notre effigie humaine
S'adapte au cercle et comme elle y peut pénétrer.
Nous avons sur un seul verset deux césures successives qui réunissent les mots "comment" et "comme", le mot "comme" étant clairement ici synonyme de "comment". En 1852, nous ne sommes pas dans un cadre favorable à l'influence baudelairienne sur Louis Ratisbonne... Seul Hugo a pu influencer ce trait métrique de la part de Ratisbonne.

Analyse du livre L'Art de Rimbaud de Murat (partie 2), Hypothèses générales sur la "crise de vers"

Le livre L'Art de Rimbaud dans son édition originelle de 2002 a une introduction très brève et une structure un peu particulière. Nous avons trois pages d'avant-propos qui annonce l'objet de l'étude : les formes poétiques chez Rimbaud, et une bipartition entre l'étude des poèmes en vers et celle des poèmes en prose ou en vers libres modernes, à l'exclusion d'Une saison en enfer. C'est un peu l'introduction sommaire de tout l'ouvrage. Toutefois, inévitablement, les premières pages du premier chapitre de la première partie ont inévitablement des éléments de discours qui correspondent à une introduction générale.
Et c'est en cernant cette partie introductive que nous allons voir ce que nous dit ou ne nous dit pas Murat sur la "crise de vers". Je rappelle que, dans sa recension, Yves Rebgoul félicite Murat d'avoir dépassé le mythe de la "crise de vers" et parle d'une "autonomisation progressive du rythme par rapport à la structure métrique", ce qui est une citation là encore des premières pages du livre de Murat.
Je cite les premières lignes du "Chapitre I / Le Vers" qui consacre l'importance du sujet traité :
  Entre 1869 et 1873 - en étendant au maximum la chronologie - Rimbaud a résumé dans son œuvre puis bouleversé l'ensemble des données qui définissent la poésie versifiée dans sa tradition française. [...]
Murat rappelle alors un paradoxe. Nous devons le concept de "crise de vers" à Mallarmé, sauf que celui-ci a dit de Rimbaud qu'il a été "à part le balbutiement de ses derniers poèmes, un strict observateur du jeu ancien". En clair, Mallarmé n'a rien compris à la crise de vers telle qu'elle a été traitée par Rimbaud. Il a bien vu le problème des césures, des rimes, des vers faux, mais il a traité cela superficiellement. C'est assez amusant, parce que Mallarmé n'a fait qu'écrire en vers respectueux de l'état de son époque, puis en prose. Il suffit dès lors de déposséder Mallarmé du concept de "crise de vers" dont il a la paternité. Il n'est tout simplement pas la personne compétente pour en traiter. Mais Murat ne dit pas du tout cela, il va au contraire formuler comme une évidence que, puisque Mallarmé a parlé de la "crise de vers" vingt ans après, et puisqu'il ne l'a pas identifiée chez Rimbaud, c'est que c'est un sujet anachronique quand on étudie l'évolution de la versification rimbaldienne. Mais l'affirmation est parfaitement péremptoire. Murat se dispense complètement d'une réfutation argumentée. Il ne définit même pas ce qu'est la "crise de vers" selon Mallarmé. Tout le discours est dans le sous-entendu, et, du coup, les félicitations de Reboul au sujet de cette mise au point n'ont pas lieu d'être. Où sont les arguments et les définitions des concepts abordés dans les phrases suivantes ?
[...] Ces études tendent à inscrire la poésie de Rimbaud dans une perspective d'ensemble anachronique, qui est celle de la "crise de vers" dont Mallarmé fera l'analyse une vingtaine d'années plus tard. Jointe au modèle mythique d'une trajectoire de Rimbaud qui aboutirait au "silence", cette anacrhonie oriente l'interprétation des faits. [...]
C'est quoi "la crise de vers" selon Mallarmé ? Et pourquoi cela lui serait-il exclusif, alors que Mallarmé parle d'une crise pour la société entière, pas pour lui-même, je présume ? Personnellement, j'ai lu plusieurs fois les poésies en vers de Mallarmé, mais ses textes en prose je les ai lus une ou deux fois dans ma vie, vite fait en passant. Bref, je ne sais même pas de quoi on parle. Je rappelle qu'en mai 1872, Banville qui commente le Coin de table de Fantin-Latour attribue à Rimbaud un propos selon lequel il serait peut-être bientôt temps d'abandonner l'alexandrin. Je précise qu'on peut aborder la question de la crise de deux manières différentes. Il y a la crise momentanée, par exemple au plan d'un volcan qui va avoir une éruption, avec la terre qui tremble pendant un certain temps, ce qui fait une période de crise, et puis il y a la crise du vers comme dit Mallarmé ou de l'alexandrin comme dirait Rimbaud qui relève d'une mutation historique. Intuitivement, j'ai plutôt l'impression que la "crise de vers" n'a rien d'intellectuellement sérieux dans le discours amhigouriques et dans les créations poétiques de Mallarmé, alors que c'est pleinement efficient dans le cas des poésies de Rimbaud. D'ailleurs, toute l'analyse du vers par Murat est tributaire des études auxquelles il reproche le mythe de la "crise de vers" appliquée à Rimbaud. Murat essaie de séparer Cornulier comme neutre de Jacques Roubaud et Jean-Pierre Bobillot, mais je ne suis pas d'accord. Les travaux de Cornulier sont dans la continuité de ceux de Jacques Roubaud. C'est parce que le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." est au centre de la thèse de Jacques Roubaud formulée dans La Vieillesse d'Alexandre que Cornulier a publié en 1991 dans la revue Studi francesi une étude de ce poème, plutôt que de "Larme", "Mémoire", "Juillet". Il a certes publié une étude de "Jeune ménage" au même moment, mais il est évident que, par cette publication, Cornulier confirmait qu'il réfléchissait dans le cadre initié par Roubaud, et cela implique l'idée de Roubaud d'une signification subversive dans la démolition du vers, quelles que soient les formules réservées ou prudentes de l'article de Cornulier. Bobillot reprend explicitement le discours de Roubaud, et c'est quelqu'un dont la thèse a été dirigée par Cornulier, tout comme Jean-Michel Gouvard qui est également mis en avant dans ce premier chapitre de Murat. Et l'inénarrable Marc Dominicy a travaillé au plan métrique dans la continuité de ce qu'a initié Jacques Roubaud et en collaboration avec Benoît de Cornulier. Moi, en lisant seulement le livre L'Art de Rimbaud, je n'identifie qu'une contradiction immédiate de la part de Murat. Le sujet, c'est bien "la crise de vers", je n'ai pas constaté qu'on avait dépoussiéré le mythe, puisque je ne sais même pas précisément ce que rejette Murat. J'ai beau tourner les pages, je ne vois pas ce qui a été réfuté. Je ne dis pas qu'il faille reprend telles quelles les thèses sur la signification du dérèglement des vers par Rimbaud qu'ont fournies Roubaud et Bobillot, mais, normalement, il faut les citer pour soit les émonder, soit les réfuter totalement. Et la réfutation pure et simple, je ne vois pas comment ça pourrait être pertinent.
Je remarque un autre point discutable dans le raisonnement de Murat. Il cite le propos de Verlaine sur le "poète correct" qui disparaissait en Rimbaud à partir de 1872. Et en note de bas de page, Murat écrit que Verlaine ne veut pas dire "conservateur" et ne pense certainement pas à Banville et au néo-classicisme parnassien." Plaît-il ? Ben si, Verlaine n'assimilant pas Banville à un poète conservateur, pense bien évidemment à un Rimbaud dans la continuité de Banville et des parnassiens comme Verlaine lui-même l'était. Bien sûr que si ! Ce sont les "vers libres" de 1872 qui ne sont pas banvilliens, qui ne sont plus d'un poète correct. Donc, forcément, c'est le Rimbaud disciple possible de Banville qui disparaissait. C'est ce que dit Verlaine, explicitement ! La page 14 véhicule donc une contradiction interne : annoncer se recommander pour l'étude du vers de ceux qu'on dénonce pour avoir traité le sujet d'une "crise de vers", et puis un contresens sur l'interprétation du "poète correct" selon Rimbaud. Et je m'empresse de préciser que Verlaine à deux reprises parle bien des poèmes en vers nouvelle manière sous l'appellation "Vers Libres" qui est l'appellation canonique de son époque, comme l'attestent les ouvrages de Philippe Martinon au tournant du vingtième siècle. L'appellation "vers livres" pour "Mouvement" et "Marine" est, elle, anachronique et a un sens distinct.
Passons maintenant à l'étude de la sous-partie "Hypothèses générales et questions de méthode". Murat entend conserver une approche ouverte du corpus et refuse de distinguer "entre 'premiers' et 'derniers' vers". Il rappelle alors que Verlaine et Mallarmé avaient une hiérarchie de valeur différente, puisque, loin de préférer les poèmes "seconde manière" Verlaine et Mallarmé préféraient les vers "première manière". Et, plus récemment, Alain Vaillant dans un de ses écrits soulignait que Verlaine avait osé dire qu'il préférait les vers de Rimbaud à sa poésie en prose, et Vaillant d'ajouter qu'il tendait à partager cette préférence.
Alors, je vous explique quelque chose qui, pour moi, est élémentaire.
Pourquoi préférer les vers de l'adolescent encore débutant quoique génial ? Il y a une raison que Murat et Vaillant n'identifient pas, alors qu'elle coule de source. Quand il compose des poèmes en alexandrins bien césurés ou avec des césures acrobatiques en phase avec son époque, comme quand il compose des quatrains d'octosyllabes, etc., Rimbaud s'inspire des poètes qu'il admire. Il récrit des vers de ses prédécesseurs, et si pas des vers, il reprend des modèles syntaxiques et la manière de les disposer dans un hémistiche ou autour d'une césure. Il a aussi un immense corpus auquel se confronter. Et les vers dont il s'inspire ont eux-mêmes été inspirés par l'histoire de la poésie française en alexandrins et en octosyllabes. Ce qui arrive dans les mains de Rimbaud en 1870 et en 1871, c'est des outils déjà extrêmement peaufinés. Pour ses poèmes en prose, Rimbaud va être confronté à une crise des modèles de référence. Forcément qu'il y a un risque de régression, même si son génie progresse, puisqu'il doit inventer à partir d'un terrain vierge la mise en valeur poétique de propos non versifiés. Prenez les coordinations rimées dans Une saison en enfer : "l'orgie et la camaraderie des femmes", "l'absence des facultés descriptives ou instructives", etc. Mais vous n'avez jamais remarqué que ces coordinations rimés, souvent sur la base pauvre d'un recours au même suffixe, sont typiques des écrits universitaires. J'en trouve dans les articles du rimbaldien Henri Scepi, et de beaucoup d'autres. Et j'en trouve dans des articles de presse, dans des interventions critiques de personnes lambda, je les trouve en effets de manche dans les romans de fin de vingtième siècle : Echenoz et quelques autres. Ce n'est pas élogieux pour Rimbaud, mais tant pis ! En fait, à partir du moment où Rimbaud voulait ne plus écrire de poésies qu'en prose, il était dans la mouise... Et il s'en est brillamment sorti. Il arrive à être poétique en prose comme personne ne l'a été ni avant lui, ni après lui. Ce qui n'empêche pas de constater que comme il n'a pas persévéré et que ce n'est qu'une oeuvre de jeunesse qui nous est parvenu, nous n'avons pas des proses témoignant d'un art aussi élaboré que son discours en alexandrins dans "Le Bateau ivre" et quelques autres poèmes de ce niveau "Premières communions", "Chercheuses de poux", etc. C'est du pur bon sens, ce que je dis là ! Ensuite, en ce qui concerne les vers de 1872 "nouvelle manière", il faut se méfier des jugements de Verlaine. Je rappelle que, contrairement à Rimbaud ET Baudelaire, Verlaine méprisait étrangement les recueils de l'exil de Victor Hugo Les Contemplations et La Légende des siècles de 1859. A la publication de La Fin de Satan, Verlaine va regretter qu'Hugo n'ait pas préféré finir ce recueil génial plutôt que de pondre Les Contemplations. Verlaine a critiqué pratiquement tout au long de son existence la poésie de Lamartine, ne lui concédant un charme que de temps en temps ou à la fin de sa vie. Nous avons vu l'incompétence de Mallarmé plus haut pour évaluer Rimbaud, Verlaine ce n'est pas non plus la meilleure lampe au plafond. Et je ne partage pas l'espoir des rimbaldiens de revaloriser les recueils tardifs de Verlaine. A partir du recueil Amour, j'ai énormément de mal à m'intéresser aux vers de Verlaine et à simplement trouver beau et mélodieux ce que je lis. Ne sacralisez pas les jugements des poètes ! Ne sacralisez pas ces personnes ! Dans les poèmes "nouvelle manière", je rappelle que "Chanson de la plus haute tour" ou "L'Eternité" posent des problèmes de rimes, et encore, mais il n'y a pas de dérèglement de la mesure du vers avant "Alchimie du verbe", et ces poèmes sont prodigieux. Vous prenez "Bannières de mai" qui a un très fort état lacunaire pour les rimes ou les poèmes "Larme" ou "La Rivière de Cassis", et vous êtes émerveillés sans arrêt. On se gardera bien de donner rapidement raison à Verlaine et Mallarmé sur le moindre intérêt des vers "nouvelle manière". Pour le coup, on rejoint le propos de Murat sur le refus d'une hiérarchie de valeur selon les expériences poétiques tentées par Rimbaud.
Murat décidait aussi d'inclure les poèmes de l'Album zutique, tout en évitant de basculer dans l'excès inverse d'une surestimation des pièces à caractère potache comme Un cœur sous une soutane. Il ne se trompait pas quant à la médiocrité des "Hypotyposes saturniennes" auxquelles il n'accordait qu'une "valeur documentaire". Il a écrit cela à une époque où on pensait qu'il s'agissait de vers authentiques de Rimbaud et non de citations de Belmontet.
Murat en quelques pages va ensuite énumérer trois "hypothèses générales", la première est celle d'un investissement esthétique et idéologique des formes". Rimbaud veut inventer des "formes nouvelles", traite l'expérience de Baudelaire de "mesquine" et il dialogue dans ses poèmes avec Hugo, Baudelaire et Banville, voire avec Verlaine et certains "proches" parisiens. Je suis évidemment acquis à ce point. Il était en train de s'imposer en 2002, aujourd'hui il est clairement acquis. Murat a eu l'intérêt de souligner qu'en comparant les versions d'un même poème Rimbaud allait vers des formes plus transgressives dès 1870. En revanche, Murat était sous l'influence de Murphy pour l'interprétation philologique des manuscrits, et il salue comme esthétique les manuscrits déponctués de poèmes de 1872 avec une absence de majuscules aux initiales de vers. Là, je ne suis pas d'accord, et aussi comme le livre de Murat a été réédité en 2013 un basculement de 2004 pourrait passer inaperçu. En 2004, il y a eu la révélation du manuscrit de "Famille maudite" état antérieur du poème connu sous le titre "Mémoire". Et, à l'époque, j'étais en contact avec les rimbaldiens et je disais déjà que l'absence de ponctuation et de majuscules ne change rien aux vers.
Je cite un exemple avec le premier quatrain de "Larme", je vais prendre la version ponctuée connue et je vais la déponctuer moi-même (je ne parle même pas du manuscrit déponctué de Rimbaud) :

Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Je buvais, accroupi dans quelque bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Par un brouillard d'après-midi tiède et vert.

loin des oiseaux des troupeaux des villageoises
je buvais accroupi dans quelque bruyère
entourée de tendres bois de noisetiers
par un brouillard d'après-midi tiède et vert
L'absence de majuscule en début de vers n'a aucune incidence sur la lecture, strictement aucune ! Vous identifiez des vers par le retour à la ligne de toute façon, à défaut de percevoir la mesure de onze syllabes. L'absence de ponctuation n'empêche pas de lire normalement l'essentiel de ce quatrain, et quand son absence se fait ressentir je n'aime pas, j'y perçois une gêne désagréable qui ne me fera jamais applaudir l'idée d'un surcroît de génie dans la composition. On ne devrait pas avoir à débattre de sujets pareils. Oui, la poésie déponctuée d'Apollinaire dans son recueil Alcools... Pffh ! Tout ça, c'est de la diversion typographique. Il faut se calmer, les gars !
Je rappelle que le procédé de mettre des minuscules en tête de vers est appliqué par Hugo sur le manuscrit de "Demain, dès l'aube,..." ce qui nous a valu des pages de l'inénarrable Henri Meschonnic qui nous parle du surcroît d'intimisme des humbles minuscules sur le manuscrit.
Ce que fait Rimbaud apparaît sur les contributions de l'Album zutique par le groupe de Nouveau, Ponchon et consorts, et cela est reconduit avec l'impression en 1876 des Dixains réalistes. Mais surtout, ce que je disais déjà à l'époque, c'est que Rimbaud a d'abord écrit ses manuscrits avec des majuscules. les versions déponctuées et à minuscules sont indépendantes des moments d'invention. Il s'agit d'un procédé déformant et enlaidi (oh ! une hiérarchie de valeurs) de recopiage. Et "Famille maudite" a été une preuve supplémentaire qui a contribué à enterrer ce mythe d'une sacralisation de l'édition de six poèmes de Rimbaud sans majuscules en tête de vers et sans ponctuation.
On a eu chaud !
Pour sa seconde hypothèse générale, Murat parle d'une "évolution orientée, mais non linéaire."
A vol d'oiseau, on peut être d'accord avec cette nuance, mais dans le détail, là encore il y a des choses qui ne passent pas.
En gros, plus le temps passe, plus Rimbaud a une pratique déréglée du vers. Evidemment, cela ne peut qu'être nuancé. La versification de Rimbaud est stable en 1870 et en 1871, avec une lente évolution du nombre de césures acrobatiques ou de rimes ne respectant pas certains principes orthographiques. Forcément, un poème plus tardif peut être moins audacieux sur un point particulier. Par exemple, il n'y a qu'une seule césure acrobatique dans le sonnet "Voyelles", celle du vers 8 sur article défini.
Ceci dit, Murat va avoir d'autres angles d'attaque que je trouve contestables.
Il cite "L'Enfant qui ramassa les balles..." et "Les Corbeaux". Pour "L'Enfant qui ramassa les balles...", j'ai montré quelques années après qu'il s'agissait d'un poème de Verlaine, recopié par Rimbaud, puisqu'il est signé "PV" sur le manuscrit. Mais, de toute façon, la date de composition du poème n'est pas connue. Rimbaud n'a fait que le recopier en septembre 1872. On ne sait pas à quel point sa création peut être antérieure. Puis, il y a un autre défaut dans le raisonnement de Murat, c'est que ce sujet de l'évolution rimbaldienne n'a de sens que par rapport à ce que Rimbaud pouvait prévoir de publier. Nous avons le poème "Poison perdu" qui est postérieur à tout le moins à l'incarcération de Verlaine qui est en vers "première manière", et nous avons l'envoi de l'improvisation en vers libres "Rêve" envoyée à Delahaye en octobre 1875. Est-ce qu'il faut débattre de l'évolution des formes poétiques en incluant ces deux poèmes, l'un et l'autre ne semblant pas relever d'une volonté de publication d'un poète nommé Arthur Rimbaud ?
J'en arrive au cas habituel du poème "Les Corbeaux". Murat envisage déjà en 2002 qu'il s'agit de régler des comptes avec le recueil L'Année terrible, ce qui en douce fait passer le poème pour ayant été composé au plus tôt en mai 1872, le poème devenant contemporain des vers "nouvelle manière". Je ne suis pas d'accord, et bien évidemment il est question de "l'hiver" dans le poème, ce que je lis forcément comme une allusion à la période de composition, puisque nous ne sommes pas dans le cas d'un poème sur un sujet hivernal qui impose de parler de l'hiver. La mention "l'hiver" fait clairement référence à la situation d'énonciation du poème. Le poème a été publié en septembre 1872, si on remonte jusqu'à l'hiver précédent nous avons pour période de composition envisageable du 22 décembre au 21 mars. Je ne me rappelle jamais les dates exactes.
Avec un peu de bon sens, on comprend que le poème "Les Corbeaux" a été composé vers le mois de mars 1872 et remis aux futurs meneurs de la revue La Renaissance littéraire et artistique à des fins de publication, vu qu'ils cherchaient de la matière pour les premiers numéros. La revue a été lancée à la toute fin du mois d'avril 1872 et Rimbaud posait avec eux pour le Coin de table pendant l'hiver 1872.
Or, Murat s'aligne sur la thèse très tendancieuse de Steve Murphy selon laquelle Rimbaud aurait composé le poème en septembre 1872 pour être publié dans l'urgence par la revue La Renaissance littéraire et artistique. Je pense que Murphy a connaissance chez un collectionneur d'une lettre inédite de Rimbaud de septembre 1872 où il se reproche amèrement de s'être rendu en Angleterre et d'avoir tourné le dos à une carrière littéraire parisienne... Soyons sérieux ! C'est évident que le poème était entre les mains de Blémont, Valade et consorts depuis plusieurs mois. En juin, Rimbaud envoie littéralement "chier" la revue, parce que, très clairement, il est frustré de ne pas y être publié. Rimbaud n'attendait pas pour être publié dans le Nord-Est, le Progrès des Ardennes. Rimbaud, c'est quelqu'un de logique : ce qu'il fait est tellement génial que tout le monde doit venir près de lui pour demander à publier rapidement un de ses poèmes. C'est du b.a.-ba ! Rimbaud a confié des poèmes à la revue, il ne peut pas être frustré s'il ne leur a rien envoyé, que je sache !
Ce qui noie le poisson, c'est qu'auparavant il y a bien eu un travers de datation du poème "Les Corbeaux". Le poème était placé comme une composition liée à la guerre franco-prussienne du début de l'année 1871, au lieu d'être reporté à l'hiver 1871-1872. Ce déplacement permettait aussi d'éviter de songer à une allusion aux morts d'hier de la Commune.
Murphy, Murat et les autres font un sort à cette datation erronée, mais ils s'en servent pour dire que Rimbaud a écrit un poème en vers première manière postérieur à des vers "nouvelle manière". Non ! En mars 1872, il n'existe aucun poème en vers nouvelle manière connu de Rimbaud, sauf "Tête de faune". Et on ignore si Rimbaud a écrit "Les Corbeaux" avant ou après "Tête de faune".
Bref, la relativisation de la deuxième hypothèse générale de Murat n'a finalement aucun intérêt et se fait le support de considérations contestables sur la datation de certains poèmes. 
La troisième hypothèse générale, c'est que Rimbaud ne dérègle pas tous les aspects de la poésie en vers en même temps. Tantôt il s'intéresse plutôt à la césure, tantôt aux vers faux, tantôt à la rime. Mais cette divergence permet à Murat de faire passer pour allant de soi que "Tête de faune" soit le seul poème de Rimbaud pour lequel il y aurait recours à différentes césures. Il faudra revenir sur ce point, car il est essentiel au débat.
Il y a ensuite un point 4) qui est en réalité un prolongement du point 2). L'évolution ne serait pas linéaire, mais tout de même articulée en phases, dont deux fondamentales, celle des vers "première manière" et des vers "nouvelle manière". Il y a un peu de vérité de La Palice dans ce point 4.
Les quelques pages qui suivent ont une valeur d'introduction de l'ensemble de l'étude des vers en justifiant la distribution en chapitres : alexandrins, autres types de vers, vers de 1872-1873. Je considère qu'elles sortent du cadre précis de cette deuxième partie sur les hypothèses générales quant à la "crise de vers".
Je vais donc reporter à une troisième partie le compte rendu d'ensemble sur l'étude du vers rimbaldien par Murat. J'annonce aussi qu'il y aura un pendant à cette partie 2. Puisque si on parle de "crise de vers" il va falloir comparer avec la création au-delà de la crise d'un certain type de poésie en prose. Je rappellerai à la mémoire cette partie 2 quand je traiterai de ce sujet du côté des Illuminations.
Bon appétit, et surtout : "Mangez des vers !"