jeudi 25 avril 2024

Compte rendu du n°34 de la revue Parade sauvage (partie 4 : oraison à la brune)

Je passe à la revue de l'article de Philippe Rocher sur le sonnet "Oraison du soir". L'article est assez conséquent, 28 pages, mais les articles longs sont légion dans la revue Parade sauvage. Ici, dans la première note de bas de page, Rocher remercie la revue pour sa patience. J'imagine que l'article a été terminé assez tardivement, sans cela on ne s'expliquerait pas ce mot.
La deuxième note salue en les référençant des études consacrées au sonnet "Oraison du soir" auquel Rocher ne pourra renvoyer. Et il insiste sur le fait qu'au minimum l''étude du sonnet "Oraison du soir" occupe une place centrale dans les articles mentionnés. Il est question du livre L'Art de Rimbaud de Murat qui fait exception au principe de la sélection et puis d'études prévisibles que je connais pour la plupart de Murphy et Cornulier, avec une note d'Ascione et Zajdel sur la mousse de la bière qui fait barbe pour un ange aux mains d'un barbier. Il y a aussi un renvoi à un article de l'américain Michael Riffaterre paru dans la revue Parade sauvage. Il n'y a que l'article de Denis Saint-Amand qui m'est inconnu et que je n'ai jamais lu, mais il est vrai qu'un des deux articles de Murphy m'est sans doute moins connu que l'autre.
Le malheur, c'est que Rocher ne cite pas mon importante mise au point dans un article paru dans la revue Rimbaud vivant en 2021, article où j'ai précisé les très nettes réécritures de vers précis de Baudelaire, du poème "Un voyage à Cythère" notamment, et j'ai souligné tout le jeu sur la césure avec la forme "comme un" et ses équivalents dans "Accroupissements" pour renforcer les liens à faire avec Baudelaire dans "Oraison du soir", mais aussi pour mettre "Oraison du soir" dans la continuité zutique du précoce "Accroupissements". Rocher aurait été avisé de citer cette étude qui ne peut que s'harmoniser à toute une partie de son étude. Par exemple, pour le circonstanciel "sous l'air gonflé d'impalpables voilures" Rocher cite le sonnet "La Musique" de Baudelaire, ce qui est très intéressant, mais j'ai montré que le premier quatrain était une réécriture du début du poème "Un voyage à Cythère", donc autant étoffer et citer la référence première qu'est "Un voyage à Cythère". Dans le même ordre d'idées, Rocher dit à deux reprises que l'organisation des rimes est pétrarquiste, c'est moi qui ai balancé ça régulièrement sur le net, dans mes échanges avec des rimbaldiens et dans des articles papier aussi, et surtout je mets ça en lien avec le recueil Philoméla de Catulle Mendès.
Je vais devoir faire un article personnel sur "Oraison du soir" en allant plus loin que ce que j'ai déjà mis en ligne sur ce blog.
J'explique rapidement.
Catulle Mendès était un parnassien en vue dans la décennie 1860, il était l'organisateur avec Ricard des publications du Parnasse contemporain, et bien sûr Mendès et Ricard ont tous deux précédé des poètes comme Verlaine, Coppée, etc., en fait de publication de recueils de poésies. Dans le cas de Mendès, il y a eu le recueil Philoméla en 1863.
Verlaine affectionnait le recueil Philoméla, mais je ne partage pas son jugement. Quand je lis de la poésie du dix-neuvième siècle, je vais à la rencontre d'auteurs que plus personne ne lit aujourd'hui, et que même pratiquement personne n'a lu tout au long du vingtième siècle. Dans ma perception, Mendès ne fait pas partie de ceux qui maîtrisent la prosodie charmeuse et subtile, qui maîtrisent l'expression du sens par le rythme. Les vers de Catulle Mendès n'ont pas de force. En revanche, c'est un calculateur. Dans son recueil Philoméla, Mendès se met au diapason d'une certaine actualité et il se réclame du modèle baudelairien. Il y a de nombreuses imitations, voire emprunts aux Fleurs du Mal dans Philoméla. Bizarrement, Mendès a assez rapidement évolué pour se mettre à l'école de Leconte de Lisle de la fin des années 1860 au milieu des années 1870, comme l'attestent les poèmes envoyés au second et troisième Parnasse contemporain.
Très calculateur, Mendès a aussi adopté des signes de modernité poétique de son époque. Il joue avec les césures dans la continuité de Baudelaire et Banville (qui s'inspirent en réalité du théâtre de Victor Hugo et de quelques poésies de Musset, mais bon...). Il pratique un enjambement de mot, vu ce qu'il s'est passé en 1861 avec "La Reine Omphale" de Banville et Mme Blanchecotte. Mais surtout, il va revenir sur la pratique du sonnet à partir de combinaisons rimiques qui ne correspondront plus au double standard hérité des poètes de La Pléaide. Pour rappel, le sizain des sonnets a soit la forme régulière d'un sizain AAB CCB, soit la forme légèrement altérée AAB CBC, la remontée de la rime principale B en avant-dernière position étant comparable au cas du retournement de module dans les quatrains à rimes embrassées : ABBA. C'est ce modèle AAB CBC qui s'est imposé comme le plus classique pour les sonnets et les poètes n'identifiaient pas la référence au sizain, pas même Banville dans son traité en cours de parution fin 1871, début 1872.
Dans un recueil anonyme, Avril, mai, juin Mérat et Valade ont publié quasi en même temps que Mendès un recueil où les sonnets ont plein d'organisations excentriques des rimes, ils sont même allés plus loin que Mendès. Toutefois, Mendès a eu l'habileté de pratiquer sur les tercets l'alternance sur deux rimes ABA BAB qui correspond à un modèle pétrarquiste inconnu de la tradition française, et Mendès a tout simplement repéré ce modèle dans un sonnet de Charles Nodier mis en valeur par l'anthologie Les Poètes français de Crépet parue en 1862, anthologie bien connue sans doute de Rimbaud. Notez qu'il y figure le poème "L'Ange et l'enfant" de Jean Reboul avec une notice qui parle de la révélation dramatique du dernier vers. Enfin, bref !
Donc, Mendès a une forme à exhiber comme une signature personnelle, même s'il la tient de feu Charles Nodier et il va l'étaler en l'exploitant à plusieurs reprises dans son recueil Philoméla, et surtout il va avoir l'intelligence de placer en tête de cette série de sonnets un sonnet corrompu où le dernier vers n'a pas de rime, mais un effet très lointain d'assonance.
Puis, Mendès s'est créé une forme, et là encore il a procédé intelligemment. Pétrarque et Dante sont les deux grands poètes de la Renaissance italienne, et donc Mendès a repris les tercets sur deux rimes à Pétrarque, mais il s'est inspiré aussi de La Divine Comédie qui n'est pas composée en tercets, mais en immenses tierces rimes (on parle de terza rima tant la référence italienne s'impose). Et Mendès a inventé la tierce rime en treize vers et deux rimes, ce qu'il dit explicitement dans l'un des poèmes de Philoméla ("Canidie").
Remarquez que le sonnet en quatorze vers se rapproche de la dimension de la tierce rime satanique de Mendès, satanique parce que le duo de rimes tombe sur le nombre maléfique treize. D'ailleurs, le sonnet où le dernier vers ne rime pas ("Calonice") fait allusion à la terza rima puisque le sonnet arrête de rimer au-delà du treizième vers. Mendès n'est pas un grand poète, mais force est de constater qu'il a eu des idées d'élaboration très ingénieuses pour son premier recueil censé le lancer. Il a eu des idées à même de servir ses ambitions de reconnaissance littéraire, même s'il lui manquait le don naturel.
Il y a d'autres choses à dire sur ses organisations de rimes dans son recueil, d'autres choses à dire parfois aussi sur le contenu. Le poème "Le Rossignol" a sans doute marqué l'auteur des Poèmes saturniens et il a une certaine qualité de mise en récit fantastique. D'ailleurs, je l'ai déjà démontré, mais le poème "Crépuscule du soir mystique" qui est le seul des débuts de Verlaine que personne ne renvoie à un modèle est en réalité une démarcation de la terza rima sur deux rimes en treize vers.
.La forme de la terza rima n'intéresse pas l'analyse rimbaldienne, encore que le poème "L'Angelot maudit" tout en distiques suppose peut-être une dévaluation de la terza rima que l'auteur de La Comédie enfantine a bien dû adopter pour traduire L'Enfer de Dante.
Mais donc Rimbaud a repris le mode pétrarquiste dans les tercets de "Oraison du soir" et deux "Immondes", deux "Immondes" qui forment une série avec une parodie d'Albert Mérat, un autre ennemi personnel de Rimbaud. Et le poème "Le Sonnet du Trou du Cul" a fini par voisiner avec le poème en trois quatrains d'octosyllabes "Vu à Rome" qui épingle Léon Dierx et fait passer l'adjectif précieux "écarlatine" à la rime, ce que Rimbaud a repris à une rime d'un octosyllabe du recueil Philoméla, Mendès affectionnant aussi "purpurine" et évoquant plusieurs fois la luxure liée à la couleur charnelle ou lippue du rouge.
Et vous me direz, et alors, si ce n'est que ce moule pétrarquiste que Rimbaud a repris, quel intérêt ?
Vous allez voir ! et vous allez, j'espère, comprendre ! Mendès se met dans Philoméla à l'école de Baudelaire. Le prologue et l'épilogue du recueil sont tous deux en tierces rimes sataniques. Il est question plusieurs fois de damnation, de damnation nocturne notamment, de damnation par l'amour sensuel des femmes. Il y a même un poème en vers courts qui est tout en recherche d'expressivité érotique exacerbée, etc. Je rappelle que quand lors de l'affaire de Bruxelles, le sonnet inversé "Le Bon disciple" a été saisi, que dans le présent Parade sauvage Bardel fait une lecture sur le mode "Le Bon Disciple" de "Being Beauteous" et je vais bientôt en parler, et le poème "Barbare" est de cet ordre-là, j'en ai déjà fait la lecture argumentée.
Le poème baudelairien capital pour "Accroupissements" et "Oraison du soir", c'est précisément "Un voyage à Cythère". Et si le titre "Oraison du soir" a une forte résonance baudelairienne, genre "Harmonie du soir", Mendès s'est mis à cette école. Il publie des titres intitulés "Soirs moroses", "Hespérus", et notez qu'imitant la tierce rime satanique de Mendès Verlaine appelle son poème "Crépuscule du soir mystique".
Cela ne s'arrête pas là. Dans "Un voyage à Cythère", il y a une idée de chevelure à laquelle on compare les voiles et cordages d'un bateau, cette image vient d'au moins Victor Hugo avec les Orientales, et elle revient abondamment dans Les Fleurs du Mal, et Mendès va souvent parler de chevelure aussi. Cet aspect n'est pas présent dans "Oraison du soir", mais il l'est dans "Les Chercheuses de poux".
Et là je reviens un peu à des idées présentes dans l'article de Rocher. Il voit un lien entre "Oraison du soir" : "Je vis assis" et "Les Assis", il voit une mention d'oraison dans "Chant de guerre Parisien", et donc Rochjer voit une forte continuité interne qui rassemble "Accroupissements", "Mes petites amoureuses", "Chant de guerre Parisien" et "Les Assis", et je suis plutôt bien d'accord avec ça. Et Rocher relève également que le verbe "asseoir" résonne d'importance au début des "Chercheuses de poux" : "Elles assoient l'enfant...", attaque du deuxième quatrain contre "Je vis assis..." Moi qui lie "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux" à Mendès, je ne manque pas d'insister sur cette ressemblance, avec dans les deux cas une imposition d'être assis par soit le barbier soit les deux soeurs, et sans qu'une rébellion ne soit formulée à ce sujet non plus.
Après le "Prologue", le premier poème de Philoméla n'est autre que "Les Fils des anges" qui contient des vers brûlants et des rimes en "-ure" qui complètent "Un voyage à Cythère" de Baudelaire et "Le Jugement de Chérubin" (rime "voilure/"chevelure") de Mendès. Et je vous laisse apprécier la citation suivante en particulier : "Quels étaient ces baisers chauds comme des brûlures..."
Et le poème parle d'anges descendus sur la Terre pour féconder les femmes du monde terrestre au grand désarroi des hommes qui font un procès de leurs compagnes. On est un peu dans l'ange qui pisse sur les fleurs avec leur assentiment finalement. D'ailleurs, plusieurs poèmes de Mendès jouent avec l'idée de coeur qui se vide, etc. Je vais la faire l'étude qui montre que "Oraison du soir" est lié à Mendès et j'ai aussi des entrevers du type "Gambier / Aux dents" à citer. J'ai aussi l'idée de la brune, du colombier. Bref, j'ai du matériau pour justifier l'importance de Mendès à la lecture de "Oraison du soir" derrière celle évidente du Baudelaire de "Un voyage à Cythère". J'ai aussi des poèmes où Mendès chante à travers un personnage féminin le désir de vivre allongé endormi, etc.
Notons qu'à cette aune le "Je" du poème n'est plus nécessairement une figure provocatrice dans laquelle reconnaître Rimbaud.
Rocher développe une lecture où on note le grotesque, le trivial, l'attitude blasphématoire, mais cette lecture suppose une relative identification du "Je" du poème à l'auteur Rimbaud qui assumerait, alors qu'en introduisant la référence à Mendès, sans que le blasphématoire ne se dissipe, il y a un propos satirique qui commence à faire poindre le bout de son nez.
Après, la lecture de Rocher reste très intéressante avec toujours autant de jeux de mots à partir du poème dont on ne peut bien sûr affirmer qu'ils aient été pensé par Rimbaud : par exemple, la lecture avec liaison "Je vise assis" pour "Je vis assis" qui j'oserais presque dire est savoureuse quand on songe à la chute du sonnet. Je n'ai pas très bien compris l'attaque de l'étude qui fait des allusions nombreuses à Rabelais. Il faut dire que là encore je lis les articles assez vite et qu'il me faudra y revenir pour bien les maîtriser et comprendre.
Désormais, il me reste à parler de l'étude de "Being Beauteous" par Alain Bardel, je ne vais pas lui tomber dessus, loin de là, mais je développerai une idée de recentrage de l'intérêt de la lecture obscène face à la religion. Après, il y a l'article d'Antoine Nicolle, mais je m'en défie désormais.
Je finirai par les deux articles de Chambon et Cavallaro d'une façon ou d'une autre. Bref, ça diminue, j'aurai fait tout le compte rendu en une semaine et demi.
Et cerise sur le gâteau, je vous offre des intermèdes entre-temps, deux ou trois aujourd'hui avant cette partie 4 du compte rendu. Je vous prépare d'autres trucs, notamment sur la rime "anges"/"étranges". Le dossier est en train de se constituer.

La mer allée au soleil et le bleu se mêle au bleu, retour sur le poème "L'Eternité" et un poème des Orientales...

Le poème "L'Eternité" est composé de six quatrains de rimes croisées ABAB en vers de cinq syllabes. Le quatrain de rimes croisées est la forme strophique minimale en poésie, puisque le distique de rimes plates AA n'offre pas de structure interne, quand on peut identifier un module AB dont la rime principale est notée B dans le quatrain de rimes croisées. Le quatrain ABAB est une forme particulièrement courante au dix-neuvième siècle vu la tendance générale à une raréfaction et simplification des formes strophiques au cours de ce siècle. Cet aspect banal ne doit pas primer dans l'analyse, sauf à servir de support stable pour identifier les irrégularités des rimes en fonction du modèle attendu.
Ce qui doit retenir l'attention, c'est le choix du vers court de cinq syllabes et la répétition en guise de bouclage d'une des six strophes, puisque le premier quatrain est répété à l'identique à la fin. Je ne m'attarderai pas sur la petite altération : le passage de la majuscule à la minuscule pour l'initiale du mot "Eternité". Les rimbaldiens sont friands de ces détails graphiques, ils vous soutiennent que, quand un journaliste écrit "Sarrebrück" il commet une faute d'orthographe, mais quand c'est Rimbaud ce serait pour saluer une victoire sur le sol allemand, ce qui est d'une logique assez bancale : Bërlin, Bönn, Drësden. Soyons sérieux ! Rimbaud a commis une faute d'orthographe sur Sarrebrück, sans doute à cause de ses lectures, et dans le Progrès des Ardennes le récit "Le Rêve de Bismarck" a été imprimé avec la leçon correcte "Sarrebruck" sans qu'on ne sache si cette correction vient du gérant et détenteur du journal, Jacoby, ou d'un Rimbaud qui a depuis son poème appris la bonne orthographe via Izambard, Demeny ou tout autre canal. Rimbaud avait aussi écrit "Ma Bohême" en titre de poème, confondant la région géographique "Bohême" avec son sujet : la vie de bohème. Donc, avant de trouver significative la minuscule à "éternité" dans le dernier quatrain, il faudra que j'y aie trouvé une bonne raison, mais je ne vais pas m'acharner à en inventer une.
En tout cas, nous passons de six quatrains à seulement cinq quatrains distincts.
Bizarrement, beaucoup de rimbaldiens pensent que le poème décrit un couchant, et malgré son titre d'article avec le mot "alba", Antoine Nicolle développe une thèse d'alternance entre une voix diurne et une voix nocturne quatrain par quatrain, et il m'a même semblé qu'il disait du quatrain de bouclage qu'il décrivait plutôt un couchant. Mais, bon, je n'ai pas encore lu son article, j'ai trouvé ça tellement nul en le survolant qu'il m'est tombé des mains.
Je reviens sur l'erreur grave de l'interprétation du couchant.
Nous avons un décompte de cinq quatrains qui tous décrivent un aspect du constat d'éternité opéré par le poète.

Je vous passe en revue les quatre quatrains non répétés.
Ame sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Dans mon esprit, il est clair, net et précis que le poète décrit un lever du jour. La nuit est chassée pour laisser la place au jour. Je n'ai pas besoin de réfléchir à ma lecture, elle s'impose à moi. Le choix du verbe "Murmurons" fait écho à l'idée des vagues de la mer qui montent vers le Soleil à l'horizon, c'est un avant-goût de la leçon "mer mêlée" pour "Alchimie du verbe", et vous identifiez une référence voulue par Rimbaud au mot "mer" dans la double syllabation "mur" de ce verbe. Et la mer et le poète murmurent l'aveu de la nuit si nulle pour demander à accéder au jour en feu. La nuit doit céder la place au jour, c'est la demande de ce quatrain et c'est aussi une demande bénie par l'événement, sinon le poète ne chanterait pas l'avènement de l'éternité.
Je ne vois pas là-dedans la possibilité de lire un couchant sous prétexte que le "jour en feu" ce serait le soleil couchant flamboyant se déposant sur la mer à laquelle il se mêle. Il y a aveu que la nuit si nulle doit céder la place au jour, et l'expression "jour en feu" ne convient d'ailleurs pas pour décrire un "couchant". Ce n'est pas le ciel ou l'horizon qui sont en feu, c'est le jour, et le jour en tant qu'il s'oppose à la nuit si nulle. On n'est pas dans l'idée d'admirer un feu avant qu'il s'éteigne.
On me reprochera d'expliquer longuement ce quatrain, mais moi je n'ai jamais lu différemment ce quatrain. J'explique ma lecture spontanée qui est mienne pendant les quelques secondes de lecture immédiate des quatre vers.
Me faire sortir de cette lecture-là, ce n'est pas demain la veille.
J'ajoute que je considère aussi depuis toujours que l'introduction en prose de ce poème dans "Alchimie du verbe" est un très clair commentaire de ce quatrain : le poète a écarté du ciel l'azur qui est du noir, donc une forme de la "nuit si nulle" et il a vécu étincelle d'or de la lumière Nature. Le "jour en feu" apporte cette lumière et c'est une étincelle qui apporte, pas un incendie de déperdition.
Là, j'explique la lecture du poème au ras des pâquerettes.

Passons au second quatrain :
Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.
Il est question très clairement d'élévation, puisque ce sentiment d'éternité s'extrait de la condition humaine et de la trivialité commune. Nous avons la succession verbale : "dégages" et "voles". En clair, le "jour en feu" s'envole lui aussi. On a la confirmation pour deux quatrains et pour l'introduction en prose du poème dans "Alchimie du verbe" qu'il y a une affirmation du jour qui s'élève dans le ciel. On ne peut pas être plus clair (oui, cette phrase et plus haut "ce n'est pas demain la veille" sont des jeux de mots avec le sens du poème).
Passons au troisième quatrain :
Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.
Ce quatrain est clairement un prolongement du précédent, c'est une subordonnée qui se rattache à la proposition principale du quatrain précédent, et on a encore l'idée d'une élévation avec le vers : "Le Devoir s'exhale". Et le vers 4 : "Sans qu'on dise : enfin," n'est pas compatible avec la lecture d'un couchant, puisque pour voir un couchant il faut précisément attendre la fin du jour.
Là, pas d'espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
Le mot "orietur" est un mot de latin qui désigne une prière du matin et qui est un parent immédiat du mot symbolique fortement connoté chez Rimbaud : "orient", et le mot "orient" est fortement connoté dans toute la littérature romantique avec un modèle particulièrement prégnant qui est Victor Hugo.
Le refus de l'orietur est un rejet d'une conception du matin chrétien pour un matin que pour dire vite on considérera païen, le mariage du soleil et de la mer.
Le mot "orietur" est la preuve la plus éclatante que le poème de Rimbaud fixe en image un lever du jour tout au long de ces cinq ou six quatrains constitutifs.

J'en arrive alors au quatrain de bouclage :
Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'Eternité
C'est la mer allée
Avec le soleil.
Un aspect comique et intéressant de ce quatrain est qu'il donne le contrepoint de l'incrédule. L'éternité est confondue avec un moment et ce moment est de confusion du soleil et de la mer à l'horizon. Il y a deux moments possibles : l'aube ou le couchant. Dans l'idée du couchant, on insiste plutôt sur le mouvement descendant du soleil qu'on a tout le temps de suivre, alors que l'aube permet d'imaginer que la mer va vers le soleil elle-même. Le symétrique du couchant voudrait qu'on considère que le soleil échappe à la mer où il a dormi en se levant, mais ce n'est pas ce que dit Rimbaud. Il développe l'idée que la mer acquiesce à l'avènement du soleil et l'accompagne. L'idée est simple, le poète fixe l'horizon, et les vagues de la mer vont jusqu'au soleil et au point de fusion auroral on a un mariage de lumière sur la surface de la mer, on a l'idée d'une mer qui a fait tout ce chemin avec ses vagues et qui entoure le soleil au loin pendant que d'autres vagues cherchent encore à atteindre l'horizon.
J'ai toujours lu ce poème de la sorte et c'est toujours ainsi qu'il m'a émerveillé en tant que récit imagé.
Ce n'est pas le cas de nombreux rimbaldiens...
Je ne comprends pas. J'ai beau chercher, je ne comprends pas leur problème. Verlaine a écrit un poème sur les "couchants" en vers de cinq syllabes, il s'intitule "Soleil couchants", est très mélancolique et fait partie des Poèmes saturniens. Le poème de Rimbaud est sensiblement différent.
Le bouclage rappelle des pratiques de poètes variés, et parfois obscurs, qui pratiquaient une poésie plus relâchée mais qui se voulait plus chansonnière. Je citais récemment des poèmes d'Auguste de Châtillon.
Et c'est ici que doit intervenir une connaissance minimale sérieuse sur le statut des longueurs de vers. Pour les classiques, la poésie n'est sérieuse que si les vers ont des hémistiches : l'alexandrin et le décasyllabe, du moins un certain profil de décasyllabe. On peut le dire autrement : pour un classique, un grand vers a obligatoirement au moins un hémistiche de six syllabes : alexandrin ou décasyllabe. Le vers de huit syllabes sans césure garantit lui aussi un minimum de sérieux.
On peut penser qu'au-delà de l'alexandrin, les classiques considèrent qu'il n'y a plus que de la prose, le vers de treize syllabes avec des hémistiches de cinq et huit syllabes de Scarron relevant de l'excentricité prosaïque précisément.
Les vers de moins de huit syllabes sont des vers de chanson, ils ont des capacités lyriques évidentes, charmeuses, mais l'idée c'est que leur brièveté et le retour rapide de la rime empêchent de considérer avec gravité les propos tenus par le poète. Les vers de moins de huit syllabes sont admis pour créer des contrepoints, surtout le vers de six syllabes, mais en clair écrire des vers de moins de huit syllabes c'est être moins ambitieux poétiquement, selon la perspective du poète classique. Et les vers d'une, deux ou trois syllabes sont de méprisables jeux acrobatiques. Un Ronsard en les exploitant en contraste à des vers à peine plus longs, c'est donc montrer coupable.
Les romantiques n'ont pas fait voler en éclats cette théorie classique, mais ils en ont nuancé la portée. Et, par conséquent, au dix-neuvième siècle, de nombreux poèmes en vers courts deviennent acceptables et passent pour des poèmes parfois essentiels. Sans le savoir, les faiseurs d'anthologies en citant "Chanson d'automne" et "Soleils couchants" de Verlaine ont parachevé cette transformation du jugement, mais ce jugement discriminant valait encore sous la plume de Verlaine ou d'Hugo, comme sous la plume de Rimbaud. L'idée est toutefois qu'une vraie poésie est à chercher dans les voies d'inspiration populaires proches de la chanson.
Pour identifier des sources à la pratique de Rimbaud, il faut se reporter non pas au palmarès des grands poètes romantiques et parnassiens, du moins pas sans problématique d'approche, mais il faut se reporter à la pratique chansonnière de nombreux poètes secondaires et il faut évoquer la célébrité des chansons de Béranger. Il y a tout un relevé à faire des poèmes en vers courts du dix-neuvième siècle, romantiques ou parnassiens, tout un relevé à faire des "romances", tout un relevé à faire aussi des poèmes qui adoptent soit des refrains, soit privilégient le bouclage par une répétition de strophe qui est si pas un refrain en tant que tel du moins une concession à la légèreté de chant de la voix poétique. Et j'insiste aussi sur l'idée des négligences de versification qui vont parfois de pair avec une telle prétention. En clair, les mauvaises rimes de Rimbaud ne sont pas une table rase, ils s'inscrivent dans une tradition du dix-neuvième où la poésie plus populaire commence à réclamer une reconnaissance et où la négligence des règles sonne un peu le glas d'une poésie pontifiante.
Lamartine, Vigny, Musset lui-même, Gautier, Leconte de Lisle, Baudelaire et quelques autres ne conviennent pas pour identifier correctement la filiation.
Deux poètes majeurs ressortent tout de même : Hugo et Banville. Mais, c'est le cas hugolien qui va nous intéresser ici.
Dès son recueil des Odes et ballades, recueil qui a évolué jusqu'en 1828 à peu près, Hugo offre des exemples de poèmes avec des vers courts acrobatiques. Il va offrir des séquences strophiques en vers courts dans son recueil des Orientales. Et le premier poème des Orientales qui s'intitule "Le Feu du ciel" est une création de longue haleine qui recourt à plusieurs longueurs de vers et à plusieurs moules strophiques, un poème aussi qui donne une grandeur épique à une scansion en diptyque qui se rapproche du refrain. Notons par exemple que Victor Hugo va créer des suites de vers courts où certains vers ne riment pas par deux, mais par trois, ce qui fait que mécaniquement la rime reprise trois fois rapidement possède un relief étonnant qui introduit dans une composition ambitieuse une touche de légèreté du charme poétique envoûtant.
Mais le poème est aussi en partie composé d'alexandrins, son début en particulier.
Et c'est là que je voudrais citer une partie importante de ce poème.
Il s'agit des deux sizains la partie numérotée II, et alors que j'ai annoncé l'intérêt d'une recherche du côté des formes chansonnières, voilà que l'hétérogénéité du poème "Le Feu du ciel" me fait passer de la réalité d'un recours aux vers courts à une séquence en sizains d'alexandrins alternant avec des octosyllabes qui est à la fois une source pour Paul Valéry et pour le poème "L'Eternité" de Rimbaud :
La mer ! partout la mer ! des flots, des flots encor.
L'oiseau fatigue en vain son inégal essor.
             Ici, les flots, là-bas, les ondes ;
Toujours des flots sans fin par des flots repoussés ;
L'œil ne voit que des flots dans l'abîme entassés
             Rouler sous les vagues profondes.

Parfois de grands poissons, à fleur d'eau voyageant,
Font reluire au soleil leurs nageoires d'argent,
              Ou l'azur de leurs larges queues.
La mer semble un troupeau secouant sa toison ;
Mais un cercle d'airain ferme au loin l'horizon ;
               Le ciel bleu se mêle aux eaux bleues.
Vous identifierez le modèle pour "Le Cimetière marin" de Valéry : "La mer, la mer, toujours recommencée !" Quand je mangeais au restaurant universitaire de l'Arsenal à Toulouse, il y avait à la fin des années quatre-vingt-dix une grande fresque murale où ce vers de Valéry était cité. Le poète sétois s'est inspiré du premier des deux sizains que je viens de citer, sizain qui use superbement des reprises "mer" ou "flots" et même de l'unique occurrence du mot "ondes".
Ces deux sizains ont eu une influence plus que probable sur la composition du "Bateau ivre" : "L'oeil...", "de grands poissons", "Font reluire au soleil leurs nageoires d'argent," cela fait clairement écho à la volonté de montrer les dorades et les poissons d'or aux enfants. Nous retrouvons l'image de la mer comme un troupeau. Mais, le rapproche intéresse aussi le poème "L'Eternité". Le premier sizain donne une vue assez saisissante du mouvement des vagues poussé jusqu'à l'horizon, ce qui illustre la logique rimbaldienne de "la mer / Allée avec le soleil". Rimbaud a finalement choisi la forme verbale "mêlée" dans la version du poème retenue pour "Alchimie du verbe" : "La mer mêlée / Au soleil". C'est avec le même verbe que Victor Hugo marie plus haut le bleu du ciel au bleu marin.
Je n'ai pas fait une exégèse du sens profond et caché du poème "L'Eternité", me contentant d'indiquer la mise en conserve de la religion chrétienne avec le "Nul orietur" qui suffit à prouver que le poème "L'Eternité" est proche en visée de sens de "Génie" des Illuminations. J'ai simplement défendu une lecture spontanée du poème qui me paraît pleinement évidente et que je rattache à un arrière-plan historique que ceux qui lisent régulièrement de la poésie peuvent identifier. Et j'ajoute que le poème "Le Feu du ciel" est un poème d'annonce d'un jugement dernier, un avant-goût de "La Trompette du jugement", donc on a bien cette grande dialectique Nature et religion dans les images qui va de Victor Hugo à Arthur Rimbaud, mais avec évidemment des finalités idéologiques distinctes.

mercredi 24 avril 2024

Les Martyres et Les Mains de Jeanne-Marie

Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" parodie une pièce "Etudes de mains" de Théophile Gautier. Je ne me rappelle jamais s'il faut écrire "étude" au singulier ou pluriel, vu que le poème de Gautier décrit successivement deux mains distinctes. Je parle bien de parodie, parce que face au consensus critique qui admet d'un côté la prise pour modèle d'une pièce du recueil Emaux et camées et de l'autre prend acte du fort degré de satire politique du poème, j'ai considéré que la critique politique ne pouvait pas manquer de rejaillir sur Gautier lui-même. Je rappelle que, dans sa préface en vers au recueil Emaux et camées, Gautier rejoue un discours qu'il a déjà tenu dans la décennie 1830 selon lequel il se détourne du bruit des émeutes à sa fenêtre pour se consacrer à la poésie. Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" est daté de février 1872 sur l'unique manuscrit qui nous en est parvenu. La datation vient de la main de Verlaine et plus significativement elle vient d'un remaniement du manuscrit avec un ajout de quelques quatrains inédits.  Cette seule datation a des conséquences considérables pour la compréhension de la chronologie des œuvres de Rimbaud. Partageant un emploi du mot "bombinent" et une rime "étranges" / "anges" avec "Voyelles", le manuscrit des "Mains de Jeanne-Marie" attire à lui la datation du sonnet "Voyelles", et son sujet communard permet aussi d'envisager que "Le Bateau ivre" a pu être une composition plus tardive que nous ne l'avons cru, et "Paris se repeuple" pourrait ne pas du tout avoir été composé au lendemain de la "Semaine sanglante". Et dans le dossier paginé, "Tête de faune" devient moins une anomalie que le début de la nouvelle manière du poète, et le poème "Les Corbeaux" est absent du dossier paginé parce qu'il est contemporain de ce dossier et n'y a pas été intégré. Mais la datation des "Mains de Jeanne-Marie" nous apprend encore le contexte de l'actualité politique qui a présidé à sa composition. Théophile Gautier rejoint la cohorte des écrivains dressés contre la Commune, mais qui commémorent la guerre franco-prussienne. Armand Silvestre, sous le pseudonyme de Ludovic Hans, a composé un livre de témoignage de sa vie à Paris sous la Commune où il fait la satire du régime : Second siège de Paris, Le Comité central et la Commune, journal anecdotique. Et, au même mois de juin 1871, il a publié un livre sur les dégâts des deux événements successifs que furent la guerre franco-prussienne et l'insurrection communaliste : Guide à travers les ruines, Paris et ses environs avec un plan détaillé. Les deux ouvrages ont été édités par Alphonse Lemerre, le bon éditeur des Parnassiens, et Verlaine évoque pince-sans-rire cette publication opportuniste dans sa correspondance de l'été 1871 avec Blémont, Valade et Lepelletier. Si, d'après un témoignage tardif, Silvestre dit avoir rencontré Rimbaud à la soirée des Vilains Bonshommes de la fin du mois de septembre 1871 et reçu en don un manuscrit des "Effarés", en tout cas, Rimbaud l'a épinglé avec le quatrain "Lys" qui figure à la suite du poème "Sonnet du Trou du Cul" sur un feuillet de l'Album zutique, et on peut estimer à cause des mots, des rimes, des images, que Silvestre est également une cible potentielle à haut relief pour le quatrain sans titre : "L'Etoile a pleuré rose..." et pour le sonnet "Voyelles". Catulle Mendès, le gendre de Théophile Gautier, a lui aussi publié un ouvrage similaire au premier que nous avons cité de Silvestre sous le pseudonyme de Ludovic Hans : Les 73 journées de la Commune (du 18 mars au 29 mai 1871). Difficile à repérer en bibliothèque à Toulouse, l'ouvrage de Mendès peut être consulté à la bibliothèque de l'Arsenal lié à la faculté de droit relié à un volume des actes administratifs publiés de la Commune. J'aimerais bien un jour remettre la main sur un tel double volume. Le livre de Mendès décrit comme celui de Silvestre la vie au quotidien de l'auteur à Paris, ses flâneries, ses rencontres, ses observations des scènes de foule et des placards affichés sur les murs. Les deux ouvrages raillent de manière similaire les affiches publiques et les opinions favorables aux insurgés. Et Rimbaud n'a pas manqué d'épingler Catulle Mendès à son tour. Malgré la présence du mot "écarlatine" dans une pièce qui se veut une parodie de Léon Dierx, "Vu à Rome", Mendès semblait être épargné dans l'Album zutique, même s'il est mentionné aussi dans "Propos du Cercle". Rimbaud a épinglé Catulle Mendès dans "Les Chercheuses de poux", mais plutôt sur le plan de sa réprobation sexuelle de la relation sulfureuse entre Rimbaud et Verlaine. Il a épinglé aussi Mendès avec le sonnet "Oraison du soir", création qui s'inspire aussi de vers précis des Fleurs du Mal, mais pour se terminer sur une critique de la pose baudelairienne d'un Mendès. Je rappelle que le poème "Oraison du soir" se termine par une image d'arrogance méprisante pour son public, le locuteur pissant haut et loin, mais l'ondée retombant sur les fleurs qui admirent le soleil et acquiescent à ce mauvais traitement. La formulation ampoulée du dernier vers très célèbre : "Avec l'assentiment..." correspond à une inversion d'attitude princière en trivialité scatologique. Mais le second livre de Silvestre, le fait d'admirer les ruines en poète sachant méditer, a eu d'autres imitateurs.
Le mardi 13 septembre 2011, Jacques Bienvenu a mis en ligne sur son blog Rimbaud ivre un article "L'origine possible du titre 'Paris se repeuple' " qui signale à l'attention un ouvrage de 50 pages publié après le 15 juillet 1871 où l'expression "Paris se repeuple" figure au bas de la première page de texte. Il ne s'agit pas du livre d'Armand Silvestre, mais d'un autre anonyme. Or, Théophile Gautier a lui-même composé un ouvrage similaire : Tableaux du siège, où il fustige en passant les communards et où en préambule il se prosterne en pensée devant une statue strasbourgeoise de la Madone. Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" cible bien à escient le poète de l'art pour l'art qui fait cortège à son gendre et à Silvestre, et l'emploi du mot "Madones" dans les vers de Rimbaud permet une allusion sarcastique à l'ouverture du volume Tableaux du siège.
Enfin, après la Semaine sanglante, il y au eu le sort des prisonniers, et il y a eu les procès, et, daté de "février 1872", le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" réplique aux échos de la presse des procès en cours, et de procès en cours notamment de femmes de la Commune, avec pour figure historique qui se dégage Louise Michel.
Mais, dans son recueil Châtiments de 1853, réédité en 1870 avec quelques ajouts, Victor Hugo avait composé un poème sur une autre figure féminine Pauline Roland, et quelques poèmes plus loin il avait placé le poème "Les Martyres" qui s'intéressait cette fois au sort des femmes déportées en général. Le poème "Les Martyres" est composé d'alexandrins, il commence par une remarquable boucle temporelle avec le mot au pluriel à la rime "bastilles" : "Ces femmes qu'on envoie aux lointaines bastilles," et son deuxième vers offre un remarquable contrepoint avec la méthode adoptée par Rimbaud dans "Les Mains de Jeanne-Marie" : "Peuple, ce sont tes sœurs, tes mères et tes filles !" Rimabud va déployer une autre forme comparable d'enquête sur les mains qu'il évoque : "Sont-ce", "Ce ne sont pas", "Ce sont"...
Inévitablement, dans ce poème hugolien, on retrouve le motif des personnes enchaînées, motif qui intéresse d'ailleurs les autres poèmes des Châtiments et plusieurs poèmes qui précèdent "Les Martyres" dans l'économie du recueil, et ce qui tend à me convaincre du bien-fondé du rapprochement, c'est que le poème hugolien se termine par l'image de femmes incarcérées qui mangent avec les doigts dans leurs gamelles, quand "Les Mains de Jeanne-Marie" se clôt sur l'image à embrasser de doigts de prisonnières qu'on fait saigner.


lundi 22 avril 2024

Compte rendu du Parade sauvage n°34 (partie 3 : reprise des chercheuses de poux et problème de douane)

Problèmes cumulés de fatigue et de mal de tête, je ne peux pas écrire la suite comme je le voulais, mais pour bien faire comprendre à Dieu qu'il n'aura pas le dernier mot, je m'en fous, j'écris en mode improvisé et je me défoule en m'imaginant lui planter un coup de fourche dans sa face avec une pointe qui fait jaillir le pus de son oeil et déchire la paupière, une deuxième pointe qui traverse la cloison nasale et la troisième pointe qui lui retourne bien la lèvre et lui transperce le bout de la langue.
Allez, c'est parti !
Je remets la lecture de "Oraison du soir" à plus tard et je passe au sonnet "Les Douaniers" expliqué par Murphy.
Mais, avant, je reviens sur une remarque critique faite au sujet des "Chercheuses de poux". J'ai dit qu'il était inacceptable de proposer une lecture des "Chercheuses de poux" sans entériner la relation parodique, bien sûr pas pastichielle, au poème "Le Jugement de Chérubin" de Catulle Mendès. Il faut bien comprendre que nous ne sommes pas dans le cas de figure d'une comparaison minimale.
Le premier quatrain des "Chercheuses de poux" est propre à Rimbaud. La correspondance commence au second quatrain des "Chercheuses de poux" dont l'attaque reprend directement le début du poème de Mendès : "Elles assoient l'enfant...", est clairement la contraction de : "Elles firent asseoir sur un divan de moire / Cet enfant décoré du nom de Chérubin [...]" Et les deux derniers du second quatrain de Rimbaud reprennent les deux derniers du premier quatrain de Mendès :
Elles assoient l'enfant devant une croisée
Grande ouverte où l'air bleu baigne un fouillis de fleurs.
Et dans ses lourds cheveux où tombe la rosée
Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs. (Rimbaud)

Elles firent asseoir sur un divan de moire
Cet enfant décoré du nom de Chérubin,
Rêveuses de mêler leur chevelure noire
A ses lourds cheveux d'or parfumés comme un bain. ("Le Jugement de Chérubin")
Il faut remarquer que, Rimbaud se posant nécessairement des questions de versification sur le choix des rimes et la conformation des césures, il a visiblement repéré la rime interne : "asseoir" / "moire" du premier vers, et l'a évitée tout en en gardant l'écho sonore avec le choix du mot à la rime "croisée" en écho à "assoient". Il a aussi éviter de dire l'emmêlement sensuel par deux mots trop synonymes : "chevelure" et "cheveux", préférant l'idée des mains érotiques qui passent dans les cheveux, et autre écho phonématique et orthographique il a créé une séquence où les cheveux touchés par la rosée sont comme un "fouillis de fleurs". On notera que Rimbaud a conservé la construction "ses lourds cheveux", ce qui prouve bien que nous avons affaire à un travail de réécriture et démarcation.
Notons que, dans le poème d'origine, la mention "divan de moire" signifie une certaine richesse. Une rapide recherche Google me donne dans une maigre moisson de résultats, soit le "divan de moire" d'un bey riche en or dans un poème des Chants d'exil de Delâtre (1843) et un ustensile du salon de l'impératrice dans une Revue de l'exposition universelle de 1855. Et si Rimbaud a évité de reprendre les mêmes rimes, il a déplacé la rime en "-in" : "Chérubin" / "bain", dans le premier quatrain et aux mêmes vers 2 et 4 : "rêves indistincts" / "ongles argentins", avec une même touche de préciosité : "argentins" et "bain" en fin de quatrain.
Mais, il ne faudrait pas croire que le premier quatrain des "Chercheuses de poux" est tout inédit à Rimbaud puisque "le front de l'enfant, plein de rouges tourmentes" est pris au second quatrain du "Jugement de Chérubin", et la citation de ce second quatrain s'impose :
Leurs yeux enveloppaient d'une caresse humide
Son front rougissant comme un front de jeune Miss ;
Alpheos n'était pas plus beau sous la chlamyde,
Pâtre ingénu suivant la chasse d'Artémis !
Chez Mendès, l'enfant rougit d'émoi érotique. Dans le poème de Rimbaud, il y a plus d'ambivalence entre émoi érotique, souffrance causée par les poux et possibilité de révolte sociale sous un crâne. Mais, dans le poème de Mendès, il n'échappera à personne que l'enfant en principe masculin n'est autre que l'androgyne Chérubin et il est ici comparé à une femme. Nous avons la suggestion d'une scène de triolisme lesbien.
Alors, pour les rimbaldiens, officiellement, c'est Mérat qui ne supportait pas que Rimbaud et Verlaine affichent un comportement homosexuel. Quant au rejet de Rimbaud par d'autres poètes, il est expliqué par les divergences politiques (Silvestre, Mendès, etc.) ou bien par le comportement insupportable en société d'un Rimbaud éméché (Banville, Cros, Carjat). Ami et premier biographe de Paul Verlaine, Lepelletier a essayé de se ranger dans la catégorie de ceux qui reprochaient à Rimbaud son arrogance asociale sauf que nous savons que le 16 novembre 1871 dans le périodique Le Peuple souverain Lepelletier a pondu un article de fait divers sous le pseudonyme de Gaston Valentin qui épinglait le comportement sulfureux de Rimbaud et Verlaine en public, lors d'une représentation du Bois de Glatigny à l'Odéon, (au passage, cet acte en vers est une source au poème "Tête de faune", et Rimbaud le connaît par ailleurs depuis une édition  par Lemerre de 1870) :
[...] Tout le Parnasse était au complet, circulant et devisant au Foyer, sous l'œil de son éditeur Alphonse Lemerre. On remarquait çà et là le blond Catulle Mendès donnant le bras au flave Mérat. Léon Valade, Dierx, Henri Houssaye causaient çà et là. Le poète saturnien, Paul Verlaine, donnait le bras à une charmante jeune personne, Mlle Rimbaut. [...]
Banville dira du Rimbaud chevelu du tableau Coin de table de Fantin-Latour qu'il a l'âge de Chérubin, dans un article de la mi-mai 1872 paru dans Le National et ici il est assimilé à une jeune demoiselle qualifiée de "charmante". Dans "Les Chercheuses de poux", c'est les deux "grandes soeurs" qui sont dites "charmantes" (vers 3) et il n'est pas difficile de sentir l'écho entre "le front de jeune Miss" et la formule "Mlle Rimbaut". Or, Lepelletier insiste lourdement sur les insinuations de son petit tableau, puisque vous remarquez deux répétitions qui n'ont rien de naturel. Il reprend la formule "çà et là" qui contribue à uniformiser l'impression d'une société qui papillonne, sauf que l'autre reprise établit un malaise : "donnant le bras". Mendès et Mérat sont deux hommes à femmes qui singent Verlaine et Rimbaud, deux hommes qui ont l'air de très bien se passer des femmes entre eux deux. Il est d'ailleurs intéressant de relever que Lepelletier dit de manière exagérée que "tout le Parnasse" est présent, ce qui est inexact, ce qui n'est en tout cas pas bien reflété par les noms qu'il choisit de citer. Ceci dit, Ricard étant en exil, Mendès est le seul patron du mouvement parmi la jeune génération en quelque sorte. Et Lemerre l'éditeur est présent, et est cité par la chronique de Lepelletier. En clair, Mendès et Mérat sont en train de faire passer tacitement le message à Lemerre qu'il doit se garder de publier Rimbaud, sinon Verlaine. Et la soirée a dû être beaucoup plus houleuse qu'il n'y paraît, vu que le lendemain 17 novembre, la revue du XIXe siècle publie un entrefilet qui évoque une nouvelle réunion lors d'une première au théâtre des 'petits poètes du Parnasse contemporain" "tous présents à l'appel" en les accusant de compromission à venir assister à une représentation d'un proche de la princesse Mathilde et du régime déchu de Napoléon III, puisque c'est la première de L'Abandonnée de François Coppée. Et l'entrefilet, sans le citer nommément, dénonce le fait que Verlaine ivre ait battu sa femme, toute jeune maman.
C'est à cette époque que les contributions à l'Album zutique de Rimbaud ont cessé, album détenu par Léon Valade qui est cité par Lepelletier et qui est un ami proche de Mérat. Je rappelle que l'Album zutique, après le sonnet liminaire "Propos du Cercle" contient une fournée de transcriptions de Rimbaud qui commence par le "Sonnet du Trou du Cul" coécrit par lui et Verlaine, se poursuit par le quatrain "Lys" qui épingle Armand Silvestre, l'auteur de livres contre la Commune sous le pseudonyme de Ludovic Hans, tout comme l'a fait Mendès, il se poursuit par deux parodies de l'anticommunard François Coppée avec allusion immanquable "mois de mai" et "prairie communale". L'Album zutique, avec Léon Valade et Charles de Sivry notamment, fait état de l'actualité de la pièce Fais ce que dois de Coppée jouée en octobre 1871 avec un texte paru dans la presse, Le Moniteur illustré au même moment. Et en bas de la page, à la suite des deux dizains, nous avons un monostiche attribué à Louis-Xavier de Ricard, qui est un communard en exil, mais qui était le créateur du Parnasse contemporain aux côtés du peu communard Catulle Mendès. Et plus tard, il y a eu des retours d'interventions sur ces deux pages manuscrites de l'Album zutique. Pelletan, journaliste au Rappel, a parodié Charles Cros en marge du "Sonnet du Trou du Cul" et Valade à côté de "Lys" a produit un quatrain "Autres propos du Cercle" où il cite Mérat, et ultérieurement sont apparus deux quatrains zutiques de Rimbaud dits "Vers pour les lieux" dont l'un cible ouvertement Mérat. Et à son tour, Rimbaud a ajouté à côté du "Sonnet du trou du cul" sur la page voisine un poème en trois quatrains parodiant Léon Dierx qui contient à la rime le mot "écarlatine" repéré dans un poème de Mendès, lequel Dierx a publié en octobre 1871 une plaquette politique occultant la Commune au profit coppéen de la seule question de la guerre franco-prussienne Paroles du vaincu.
En clair, il est manifeste que sur le corps de l'Album zutique, qui était lu au moins par Mérat, tout un petit groupe de poètes pestaient contre l'actualité littéraire et politique de Léon Dierx et surtout François Coppée, et on comprend tout le poids de l'entrefilet du 17 novembre qui reproche à ce groupe perçu comme hypocrite d'être allé assister à la représentation de L'Abandonnée de François Coppée.
Vous comprenez aisément que "Oraison du soir", "Les Chercheuses de poux", voire "Les Douaniers", puis bien sûr les deux sonnets "Immondes" complétant la parodie de Mérat et les quatrains "Vers pour les lieux" sont des prolongements zutiques de cette ambiance délétère au sein du mouvement des poètes parnassiens.
Si c'est difficile à comprendre pour vous, pour moi, Pas !
"Je ne sais pas quand 'Les Chercheuses de poux' a été composé, alors je ne veux pas me prononcer... ! Je ne sais pas quand 'Oraison du soir' a été composé alors je ne veux pas me prononcer... !' Vous croyez que vous allez aller loin comme ça ?
Déjà, les deux soeurs entre elles suggèrent le lesbianisme, tant dans le poème de Mendès que dans le poème de Rimbaud, mais l'enfant est grammaticalement indéterminé, sexuellement indéterminé pour dire encore mieux ! Félicien Chamspaur a imaginé une scène où on lit devant Catulle Mendès un extrait précisément des "Chercheuses de poux". Je rappelle qu'avant 1990 et la révélation du "Jugement de Chérubin" comme source personne au monde ne disait des "Chercheuses de poux" que ce poème avait un lien étroit avec Mendès... Peut-être que Champsaur et Mendès en savaient plus...
Je poursuis la comparaison. Dans le troisième quatrain, nous relevons la mention en attaque de vers "Reprises", il s'agit en réalité d'un effet métrique en lien avec le mot "salives" en contre-rejet à la rime du vers précédent :
Il écoute chanter leurs haleines craintives
Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés,
Et qu'interrompt parfois un sifflement, salives
Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.
Rimbaud reprend visiblement à dessein la mention "reprise" à la rime dans le troisième quatrain du "Jugement de Chérubin" :
Les deux femmes étaient de celles-là qu'on prise
Pour le rayonnement liliaque des chairs,
Et tel dont l'habit porte au coude une reprise
N'a jamais becqueté leurs sourires trop chers.
Vous pouvez penser que "salives / Reprises sur la lèvre" et la "reprise" d'un vêtement ça n'a rien à voir, mais dans un cadre de réécriture déjà bien assez fixé comme évident je vous fais remarquer que Rimbaud avait des poux selon le témoignage de Mathilde, l'ex-femme de Verlaine et qu'on a donc le contraste entre deux femmes qui désirent couvrir de baisers un pouilleux et deux femmes qui ne se réservent qu'aux riches impeccables et qui ont donc reconnu le Chérubin comme digne de leur société, un Chérubin avec de "lourds cheveux d'or" ! Rimbaud a supprimé cette qualification "d'or" quand il a repris l'énoncé "ses lourds cheveux". L'enfant Chérubin a aussi des cheveux "parfumés comme un bain", ce qui n'est pas le cas du pouilleux. L'idée du parfum est reportée aux "silences": "silences / Parfumés".
A la différence de Rimbaud, et sans doute sous l'influence d'un modèle latin classique, Mendès poursuit son poème par un jeu à deux vois des soeurs, ce qui s'accompagne d'une altération au plan des strophes, puisque nous passons de quatrains à rimes croisées à des distiques de rimes plates.
Notons que les deux soeurs s'appellent Aline et Paule (déformée ensuite en Paola). Paule c'est le féminin du prénom de Verlaine. Et, avec son initiale en A, Aline est un personnage des quelques sonnets d'Henri Cantel qui ont inspiré le "Sonnet du trou du Cul" et l'emploi de la rime "praline"/"câline" par Rimbaud dans les tercets. L'idée de lesbianisme est renforcée dans le poème de Mendès puisque Paola dit admirer les yeux de Chérubin pour leur ressemblance à ceux d'Aline, et Aline retourne le même compliment en sens inverse. Et les yeux de Rimbaud sont cités favorablement par Verlaine dans ses témoignages ultérieurs. L'expression "rouges tourmentes" rencontre la forme verbale de Mendès dans ces deux vers attribués à Paola :

Comme un souffle brûlant tourmente une voilure,
L'haleine de ma bouche enfle ta chevelure !

Ces deux vers pourraient être l'occasion de parler de "Oraison du soir", de Baudelaire, etc., mais notez aussi qu'ils contiennent la mention "haleine" dont vous aurez pu noter l'occurrence au troisième quatrain cité plus haut des "Chercheuses de poux". Les haleines sont dites "craintives" ("plaintives" dans la citation problématique de Champsaur") et justement après deux vers prononcés par Aline, la nouvelle réplique de Paola nous offre les mentions "caresses" et "craintif" :
J'amollirai pour toi mes farouches caresses,
O jeune faon craintif qui dompte les tigresses !
En clair, le second hémistiche du vers : "Il écoute chanter leurs haleines craintives" concentre la reprise de "haleine" et "craintif", tandis que le mot "caresses" figure à la rime du dernier quatrain des "Chercheuses de poux", tandis aussi que l'extrait : "Salives / Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers", contient non seulement la reprise par homonymie de "reprise" du poème de Mendès, mais un passage cette fois mis dans la bouche d'Aline du distique suivant :
Comme un coquelicot dans les blés, si tu veux,
Se mêlera ma lèvre à l'or de tes cheveux !
Ce distique est entre les deux distiques de Paola qui ont généré la création "haleines craintives" et l'expression "si tu veux" annonce le mot "désirs" justement, les "baisers" étant un emmêlement supérieur érotiquement à l'idée des lèvres sur les cheveux.
Aline désigne aussi Chérubin comme un "despote charmant", alors que dans "Les Chercheuses de poux", le statut social n'est maintenu que pour les seules soeurs : "ongles argentins" et "ongles royaux", pas de cheveux d'or et d'autorité royale du pouilleux.
L'accentuation érotique est évidente dans le poème de Mendès : "Et mon boudoir est moins parfumé que mon lit !", ce que Rimbaud amplifie encore avec l'idée de "silences / Parfumés" qui rende le désir irrépressible : "Voilà que mon en lui le vin de la Paresse[.]" On trouve une forme verbale du baiser dans les propos d'Aline : "Oh ! je baise mes bras quand ton regard s'y pose !" Et si la fin du poème célèbre les larmes précieuses des deux belles, le poème du pouilleux fait entendre que le pouilleux est lui-même celui qui a un "désir de pleurer", sauf que nous sommes cette fois dans la non retenue de l'équivoque séminale. Il s'agit d'une inversion, à tel point que je rapprocherais aussi : "Voilà que monte en lui le vin de la Paresse" du vers : "Laisse tomber un mot de ta bouche déclose !" Chérubin en "doux jeune homme" prend la parole avec des propos rapportés entre guillemets dans la pièce de Mendès, ce qui n'est pas le cas du silencieux pouilleux où soupçonner une feinte des plus graveleuses quand le vin monte en lui et qu'il se sent une envie de pleurer par un orifice qui n'est sabs doute ni un œil, ni une bouche.
Vous connaissez la fin du poème de Rimbaud, je vous cite les deux derniers quatrains du poème de Mendès pour la comparaison :

"Mesdames, répondit alors le doux jeune homme,
Je ne saurais choisir car vous vous ressemblez
Comme deux feuilles d'arbre ou deux étoiles, comme
Deux larmes de l'aurore à la pointe des blés !"

Aline et Paola versèrent une perle.
"Des pleurs ? Par Cupido, quel cas embarrassant !
Paola, ma colombe, Aline, mon doux merle,
Baisez-moi, toutes deux, si Vénus y consent !"

Notez que vous avez un nouvel emploi verbal de "baiser", Rimbaud opte pour la répétition symétrique de "désir(s)" : "désirs de baisers", "désir de pleurer". Notez aussi la condition finale : "si Vénus y consent" qui a du sens dans le cadre de réplique rimbaldienne d'un pouilleux homosexuel.
Dans tout ce que j'ai développé ci-dessus vous avez clairement une identification d'un propos parodique à l'encontre du poème de Mendès. A un moment donné, je ne sais pas ce qu'il vous faut !
Oui, je n'ai pas lu jusqu'au bout l'article de Cornulier, parce qu'il n'a pas su m'intéresser, il n'a pas su me convaincre, il ne répondait plus à mes attentes, je n'en attendais plus rien. Je le lirai une autre fois, mais j'ai estimé pertinent de signifier que l'article m'était tombé des mains d'ennui. C'est un compte rendu comme il doit en exister de temps en temps.
Evidemment, si Rimbaud n'a pas altéré la suite de quatrains dans son poème, il va de soi que le vers : "Il écoute chanter leurs haleines plaintives" correspond à toute la séquence des distiques alternés où Paola et Aline clament leur admiration pour Chérubin, avec le subtil à l'idée d'un dialogue par des "silences / Parfumés".
Le meilleur lecteur des "Chercheuses de poux" à l'heure actuelle, c'est moi, Steve Murphy étant relégué à la deuxième place même si c'est lui qui a découvert la source dans Philoméla. Et l'article de Cornulier, il n'est pas bon, il ne va pas. Et on ne peut pas accepter de rejeter l'allusion au poème de Mendès, le dossier étant déjà solide quand Murphy l'a exhibé la première fois. Il y a déjà eu une fin de non-recevoir avec l'étude de Reboul, on a maintenant un article de 185 pages qui rejoue la fin de non-recevoir. Nous sommes en 2024, et les rimbaldiens ne se repentent jamais pour leurs propres affirmations. Il y a des tas de gens qui aimeraient écrire dans la principale revue d'études rimbaldiennes qu'est Parade sauvage, même si la qualité n'est pas automatiquement au rendez-vous. Non, il faut arrêter le massacre et la perte de temps. Je maintiens que c'est inacceptable de traiter aussi cavalièrement les liens évidents des "Chercheuses de poux" au "Jugement de Chérubin" et à la nouvelle "Elias" du même Catulle Mendès.
Là, il faut arrêter le sketch, ça ne sert à rien.

Bon, pour la suite, je vais parler des "Douaniers". Avec mon état, je n'ai pas encore lu tout l'article qui est très long ; soixante-deux pages. L'article reprend longuement des choses déjà dites depuis longtemps, sur la césure "azur frontières", sur les allusions aux mains jusque dans l'étymologie du nom "Fausts", on lit des pages et des pages de mise en contexte où il n'est plus question directement du poème.
Puis, à un moment donné, sans crier gare, le poème "Le Douanier" de Bartro est cité, alors que c'est un inconnu. Je suis allé vérifier. Le poème "Le Douanier" tenait sur une plaquette de quatre pages, un autre poème connu de Bartro, patriotique, tient aussi sur quatre pages, et puis il a un poème sur la naissance du Christ légèrement plus long où un "douanier" s'exprime. Il se trouve que Bartro était douanier. Murphy cite Bartro en précisant que c'est un témoignage, pas une source au poème de Rimbaud. J'ai trouvé ça bizarre. Je l'ai lu le poème de Bartro, je ne construirais pas du tout mon article comme l'a fait Murphy.
 Alors, je ne suis pas spécialiste du sonnet "Les Douaniers", je connais la lecture d'Yves Reboul et je l'ai considérée comme faisant progresser la compréhension tout en restant en-dessous de son objet, mais le présent article de Murphy ne me donne pas l'impression non plus que le poème soit complètement dominé. Il va de soi que j'adhère à l'allusion au Zutisme derrière le premier vers : "Ceux qui disent : Cré Nom, ceux qui disent macache", et j'adhère à l'idée de sous-entendus sexuels dans ce sonnet. Maintenant, ce sonnet est saturé de références : "macache", "débris d'Empire", "Soldats des Traités", "lois modernes", "faunesses", "Fausts", "Diavolos", "les anciens", "les ballots", "sa sérénité", "Le Douanier", "Délinquants", et je me dis qu'une bonne recherche par quelqu'un de féru en histoire littéraire devrait facilement cerner les allusions du poème. Murphy vient de fournir un travail considérable, les soixante-deux pages n'arrêtent pas de témoigner de recherches systématiquement conduites et poussées à fond. Mais la façon de rendre compte de l'enquête a aussi de airs de dérobade.
Je reprendrai ça si je le peux dans les mois suivants, et encore ! Je pense que je prendrai bien mon temps. Il y a besoin de pas mal de lectures. Pour "grands coups d'hache", je suis évidemment intéressé par le rapprochement avec le mot composé cassé à la césure dans un vers de Glatigny, recueil du Fer rouge. Le mot "faunesses" est suffisamment rare, l'exploitation des poèmes de Banville, du poème de Chansons des rues et des bois est prometteuse, et puis il y a l'extrait cité des Misérables qui spontanément a l'air de correspondre au plus près à ce que dit le sonnet sur les "gaîtés" et les "faunesses".
Au-delà de l'approche par les noms qui seraient assez rares et précis pour fixer des allusions à des sources bien identifiables, il y a d'autres éléments qui retiennent mon attention. L'expression "Sont nuls, très nuls" fait penser à une manière d'injurier avec retenue qu'adopte Belmontet dans le poème "La Jeunesse dorée de 1845". Il dit trois fois que les jeunes de 1845 sont "nuls". Je ne vais pas dire que c'est une source, mais le vers 3 commençant par "Sont nuls, très nuls" imite forcément une manière de parler de ceux qui exaltent l'image militaire des douaniers. Belmontet a fait l'objet de deux poèmes d'emprunts à réécritures minimales dans l'Album zutique de la part de Rimbaud : "Vieux de la vieille" et "Hypotyposes saturniennes ex Belmontet", sachant que "macache" est un équivalent de "Zut" à la rime du vers 1 du sonnet "Les Douaniers", sonnet écrit par Rimbaud à Paris peu après la période zutique selon toute vraisemblance.
La mention "débris d'Empire" est peut-être trop clichéique pour être attribuée à un auteur, mais le bonapartiste Belmontet emploie très souvent son équivalent, et je crois qu'elle figure aussi dans des textes de Napoléon III lui-même.
L'expression "Pipe aux dents" a un côté retour d'une inspiration première de Rimbaud qui lorgne du côté de Gautier et de Leconte de Lilse. L'expression à caracère oral "pas embêtés" mériterait aussi une enquête. Je suis aussi sensible à la structure grammaticale des vers 7 et 8 : "Ils s'en vont + verbe à l'infinitif", il y a un côté hugolien que je ressens spontanément dans ce moule grammatical, mais j'aurais du mal à fixer spontanément des vers hugoliens de référence. On a une suite qu'on peut dire anaphorique des vers 7 à 10, avec le "Ils" trois fois en tête de vers et de phrase.
Il y a tellement d'éléments dans ce sonnet que c'est étonnant qu'on n'arrive pas à mieux identifier les sources précises de Rimbaud et le propos historique du sonnet.
Oui, quelque chose d'approchant au sein de tout ce que développe tantôt Murphy, tantôt Reboul, mais je ne suis pas satisfait par les mises au point. Il manque quelque chose. Il est vrai que je dois finir la lecture de l'article de Murphy, mais j'en ai lu les deux tiers, j'ai survolé la fin, et je sens bien que l'article ne commente jamais vraiment le sonnet au plus près des phrases qui y sont formulées. La lecture n'est pas naturelle après tous ces apports, c'est ce que je ressens.
Ensuite, j'en profite pour épingler quelques digressions de Murphy.
A propos de "Vénus anadyomène", il évoque le fait que les "Cahiers de Douai" soit au programme du Bac, en principe pour trois ans, et il dit ne pas en vouloir aux éditions courantes qui n'ont pas eu le temps de mieux se renseigner, puisque les manuscrits ne sont pas des cahiers ou un cahier. Je signale que la principale édition vient tout de même de deux rimbaldiens connus, Jean-Luc Steinmetz et Henri Scepi, une édition parascolaire remercie Adrien Cavallaro pour... l'établissement de la ponctuation des textes !
Puis, les livres d'articles critiques sur Rimbaud, ils sont lu par qui ? Et quand on publie, même dans l'urgence, un livre sur Rimbaud, il faut combien de jours et d'heures pour lire des synthèses de pointe dans une rapide recherche en bibliothèque ?
Mais ce qui me dérange, c'est que Murphy joue à distribuer des points, en tançant avec indulgence les éditeurs, et en se prévalant d'avoir lui-même démontré que l'ensemble remis à Demeny ne tenait pas dans des cahiers, ni dans un cahier. Le problème n'est pas là : le problème, c'est que Brunel, Murphy et quelques autres rimbaldiens affirment sans preuve que nous avons affaire à deux recueils de poèmes en vers de Rimbaud avec l'ensemble de 1870 remis à Demeny et l'ensemble paginé essentiellement recopié par Verlaine. L'opposition à ce discours n'est jamais ne fût-ce que citée. Il y a de moi un article intitulé "La Légende du 'Recueil Demeny' " sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu, dont personne dans la revue Parade sauvage n'indique la simple existence, alors qu'il contient des arguments massue. Je précise que Christophe Bataillé dans son article sur "Vénus anadyomène" paru dans le numéro 34 de la revue Parade sauvage qui contient la singularité de Murphy sur "Vénus anadyomène" et l'article sur "Les Douaniers" de toujours Murphy contient une phrase dont la réserve me paraît des plus éloquentes : il dit à un moment que certains pensent que l'ensemble remis à Demeny forme un recueil, ce qui veut dire que lui, Bataillé, réserve son avis à ce sujet, qu'il n'est pas convaincu par cette idée qu'on a un recueil entre les mains... Petit moment de dissidence au sein de l'équipe Parade sauvage. En revanche, comme Bataillé rappelle que le mot "anus" a aussi le sens de "vieille femme" selon une révélation de feu Ascione en 1984, Murphy écrit lui aussi un article sur ce point précis, puis il rappelle encore cette idée au début de son article sur "Les Douaniers", les répétitions dans un même article aidant, on doit avoir cinq ou six fois l'affirmation que "anus" veut dire "vieille femme" dans ce seul volume 34 de la revue. Il faut arrêter le sketch ! Dans "Vénus anadyomène", le mot "anus" n'a qu'un seul sens, celui que tout le monde connait. En revanche, oui, le poème "Anus" avec l'autre sens de "vieille femme" a été médité par Rimbaud pour composer "Vénus anadyomène", le lien entre les deux poèmes étant que "anus" est un mot obscène par excellence et Rimbaud a choisi de le faire figurer dans son sens premier au dernier mot d'un sonnet de sa composition, et Rimbaud a médité la forme du poème "Anus" pour d'autres aspects. Et qu'on ne vienne pas dire : "Ah il ne veut pas du sens de "vieille femme", mais ça l'arrange de briller personnellement en rapprochement "Anus (la vieille femme)" de "Vénus anadyomène" pour les compositions d'ensemble, il en a du culot !" Non, non ! De toute façon, quoi qu'on pense de moi personnellement, ce qui restera à la fin, c'est que le mot "anus" n'a qu'un seul sens dans "Vénus anadyomène", mais que Rimbaud s'est inspiré de la forme d'un poème de Gautier publié sous le manteau où la valeur obscène du mot "anus" était partiellement adoucie par le recours au double sens. Ce n'est pas la même analyse, la même perception de la réalité littéraire.
Dans les premières pages de son article, Murphy dénonce que certains n'ont jamais cité Ascione parce qu'il n'était pas l'un des plus importants, parce qu'il dérangeait, ce qui est vrai, et ce qui a concerné aussi Antoine Fongaro, mais moi j'aimerais qu'on m'explique pourquoi parce que je ne suis rien et que je dérange on laisse passer le refus de la coquille "outils" pour "autels", le refus de la signature "PV" pour "L'Enfant qui ramassa les balles...", le refus d'évidence du déchiffrement des deux vers illisibles de "L'Homme juste", avec le déploiement d'élucubrations grotesques de la part de Marc Dominicy... Et je pourrais allonger la liste : recueil Demeny, pagination non rimbaldienne des manuscrits des Illuminations, etc., etc. J'en ai du dossier sous le pied. Ils sont pour quand vos articles de référence sur "Voyelles" où je n'aurai aucun droit de cité de plus que maintenant ?
Je ne sais pas, je pose la question.
Puis, prenons le cas de "Sarrebruck", Murphy affirme que Chambon a eu raison de voir le tréma sur "Sarrebrück" comme un fait exprès de la part de Rimbaud pour situer la ville à l'étranger, par peur peut-être d'une confusion avec un nom alsacien. Mais, dans la presse, dans le journal Le Monde illustré notamment, le mot est écrit avec un tréma comme c'est le cas pour Rimbaud. Rimbaud écrivait bêtement le mot comme il le lisait dans la presse... Qu'est-ce que c'est que ce délire parfaitement absurde sur le tréma faute d'orthographe exprès dans "Sarrebrück" ? ça n'a aucun sens, strictement aucun ! C'est de la merde, et rien d'autre. Il n'y a aucune intelligence à ce que Rimbaud fasse ça, strictement aucune. Vous montez en épingle des trucs dérisoires comme pas permis. Murphy se demande ensuite pourquoi le mot est sans tréma dans "Le Rêve de Bismarck", plus précisément dans la version imprimée par Jacoby et sans doute retapée par Jacoby, l'unique version connue.
Et on a droit aussi à des théories de Murphy sur l'avant-gardisme de la métrique de Rimbaud héritée de Baudelaire contre celle plus retenue de Victor Hugo.
Mais à cette aune, on peuit dire que Mérat, mendès, Silvestre et quantité de parnassiens obscurs ont une métrique plus méritoire que celle de Victor Hugo. Et surtout, Baudelaire, il l'a piquée à qui l'idée de faire des césures chahutées. A Hugo ! Baudelaire imite Hugo dans Cromwell, Marion de Lorme et Ruy Blas, et son "comme si" à la césure des Odes et ballades, et le comme de Victor Hugo dans des vers à la fois de théâtre et de poésie lyrique, et il s'inspire de Musset avec le "Comme une" à la rime des Marrons du feu. Baudelaire a exploité le "comme un" qui est une citation explicite de Musset et derrière de Victor Hugo.
Non, le Rimbaud qui dérègle les vers, on le doit à Hugo, puis Banville et Verlaine, avec sans doute un discours louangeur de Verlaine qui a introduit Baudelaire et son "comme un" dans les références à partir de "Accroupissements". Seuls les débiles mentaux croyant que Rimbaud n'avait aucun contact avec Verlaine avant mai 1871... Vivement qu'on arrête le cirque de la baudelairophilie mal placée.
Enfin, bref ! On va passer à "Oraison du soir" la prochaine fois.

vendredi 19 avril 2024

Compte rendu du Parade sauvage n°34 (2023), partie 2 : Tartufe, Poux, Oraison...

Les articles du nouveau numéro de la revue sont répartis sur trois sections : "Hommage à Marc Ascione" "Varia" et "Singularités", mais certains sujets traités sont transversaux, on l'a vu avec "Vénus anadyomène", la singularité étant d'ailleurs précisément un hommage court à Ascione à deux égards : il est cité comme source de la réflexion et la section a été inventée suite à une scie inventée par Ascione : il y a bien des "singularités qu'il faut voir à la loupe" dans les poèmes de Rimbaud. Le cas du commentaire du "Châtiment de Tartufe" par Gilles Lapointe fait partie des cas transversaux. L'auteur s'inspire d'une étude de référence de Steve Murphy publiée en 1991 dans le volume Rimbaud et la ménagerie impériale. La base est la révélation d'un acrostiche indiscutable : "Jules Ces..." que la signature "Arthur Rimbaud" complète. Et dans cette lecture, Murphy envisage que Rimbaud ne fait pas qu'imiter la manière de Victor Hugo dans ses Châtiments, mais il épinglerait Hugo lui-même en le considérant comme encore trop complaisant avec le méchant Napoléon III : "L'homme se contenta d'emporter ses rabats..." Encore une fois, malgré les apports décisifs de l'étude de Murphy, je ne peux que trouver complètement farfelue cette espèce de pirouette finale de la part de Murphy. On est dans le "jamais assez" qui mangeait déjà l'article de Bataillé sur "Vénus anadyomène", "jamais assez" qui concerne certaines études de Murphy lui-même, et de plus nous sommes dans l'abandon à la thèse automatique : Rimbaud est un baudelairien qui casse du hugolâtre. Lapointe va, au contraire de nous, tenter de renforcer le "jamais assez" murphyen. Son article porte le titre : "Victor Hugo ou le châtiment d'un Tartufe" et dès la première phrase il se met sous la référence des travaux de Steve Murphy et d'Yves Reboul qui ont souligné à plusieurs reprises combien Rimbaud réécrivait des vers de Victor Hugo pour polémiquer avec lui. Notons tout de même une différence d'approche entre Murphy et Reboul. Murphy s'inscrit dans une tendance rimbaldienne majoritaire qui considère qu'aimer les vers d'Hugo c'est être hugolâtre, Rimbaud est un baudelairien et quand on va admirer la nouveauté de Rimbaud ce sera exclusivement en tant que disciple de Baudelaire, jamais en tant qu'inspiré par Hugo. Le discours de Reboul est différent et il l'a écrit : Hugo est celui qui a le plus compté pour Rimbaud, mais l'actualité politique de la Commune a frustré Rimbaud dans ses attentes à son sujet. Je fais également partie des gens qui pensent que l'importance de Victor Hugo est anormalement minorée. Je constate que Rimbaud réécrit massivement des poèmes de Victor Hugo, qu'il dialogue politiquement avec Victor Hugo et joue donc la rivalité avec lui, et, comme je suis intelligent, je n'ai pas une lecture au premier degré de la célébration de Baudelaire en "vrai dieu", j'ai cette capacité visiblement hors du commun à identifier un enthousiasme récent provoqué par l'élite parisienne dans laquelle Rimbaud veut se fondre et de laquelle il a eu un aperçu lors de son séjour parisien du 20 février au 10 mars. Rimbaud fustige la forme "mesquine" de Baudelaire, ce qui aurait dû alerter les rimbaldiens au sujet d'un poète dont la manière plus volontiers hugolienne est bien sensible.
En tout cas, explorons le cas de ce nouvel article sur "Le Châtiment de Tartufe". Toute une partie du début de l'article redit ce qui était déjà dans le livre de Murphy qui passait lui-même de la lecture d'un poème anticlérical plat à une charge contre Napoléon III. Puis, tout d'un coup, Lapointe cite une phrase de charabia de l'article de Murphy en la considérant avec importance : "S'est-on jamais demandé si la première démystification n'est pas formulée de manière à occulter sciemment des démystifications moins évidentes ?" Et on passe alors dans le "jamais assez" de l'abandon à la polysémie, à la multiplication sans fin des perspectives de lecture : "Le texte-masque s'enveloppe en effet de multiples couches de sens qu'il faut décrypter pour mieux entendre ce que le poème donne à lire." Et on a droit à des affirmations sur la nécessité de briller par des énigmes pas trop faciles pour le lecteur. Le lecteur pouvait identifier l'allusion au recueil hugolien de 1853 dans la reprise du mot "Châtiment" qui figure dans le titre et en attaque de vers du côté du sonnet rimbaldien, c'est donc qu'obligatoirement cette révélation est un peu un leurre, un masque, qui cache quelque chose de plus profond. - C'est ça la poésie ? C'est un pareil échafaudage de devinettes avec une première qui est un trompe-l'œil ?
Lapointe va citer pourtant des vers intéressants des Châtiments à rapprocher en tant que sources éclairant le discours rimbaldien ("Oh ! s'il pouvait un jour passer par le chemin / Nu, courbé, frissonnant, [...]"), et c'est ce qu'il y a de mieux à faire pour prolonger l'étude de Murphy, sauf qu'il ne s'y arrête guère, il ne commente pas ses vers, il en fait des béquilles pour affirmer en réflexion hors-sol que nous passons de la mise à nu de Tartufe à la mise à nu de Victor Hugo lui-même. Si on a trouvé si tard que le poème "L'Homme juste" parlait de Victor Hugo, c'est qu'il y a un avenir de critique rimbaldien à démontrer que plein de poèmes cachent des mises en conserve de Victor Hugo que nous n'avons pas vues. En clair, l'auteur pose ce qu'il doit trouver avant de l'avoir cherché.
Alors, tout d'un coup, on a un truc qui intrigue un peu. Hugo serait le premier écrivain à avoir utilisé l'interjection "Peuh !" dans ses livres, d'après les recherches de Lapointe (ce qui veut dire que Rimbaud n'avait forcément aucune conscience du fait, si jamais il doit être avéré), mais le rapprochement a une force troublante, puisque, dans Notre-Dame de Paris, le "Peuh !" est celui du roi condamnant dédaigneusement à mort Gringoire, avec désinvolture. Ici, le "Peuh !" est approximativement un jugement dédaigneux, mais le "Peuh !" du sonnet rimbaldien juge le jugement ici. Le rapprochement n'a rien de très pertinent malgré les deux atmosphères communes de jugement public. Mais la reprise serait plutôt de l'ordre de l'hommage à Hugo. - Pensez-vous ? Non, car dans "Peuh !" il y a un "h" minuscule, un "h" minuscule pour taquiner le grand Hugo qui s'écrit avec un grand H.
J'accélère la lecture de cet article. Qu'on le veuille ou non, le hasard fournit souvent des coïncidences qui font se pâmer les gens. Ici, Murphy a révélé un acrostiche inespéré et de toute beauté, dont la découverte n'est plus à faire, et c'est un acrostiche majeur dans l'histoire de la Littérature, puisqu'il est complété par la signature du poète au bas du sonnet et prend la forme d'un nom déchiré par la morsure du poète qui signe le poème : "Jules Cés... Ar", et le nom "Jules César" est un masque politique de Napoléon III, l'un des habits dont il se pare et que va emporter le méchant châtieur. Les acrostiches sont rares, il y a bien sûr le cas particulier de Villon qui en abusait. L'acrostiche est un nom propre, car évidemment les noms communs sont beaucoup plus difficiles à justifier. Peut-on être sûrs qu'il y a un acrostiche "Lit" au dernier tercet du "Dormeur du Val", acrostiche qui n'apportera rien à la lecture de toute façon ? Certain prétendent identifier l'acrostiche "Sale Cul" dans la réponse que fait Horace à Curiace dans la tragédie Horace de Corneille. Et voici que Lapointe croit identifier un acrostiche à l'envers au-dessus de l'acrostiche "Jules César" révélé par Murphy en 1991. Les initiales des quatre premiers vers forment la suite "TSUJ". Notez que le "J" est volontairement lié à l'acrostiche "Jules César". Le J serait le point de départ de deux acrostiches : l'un vers le bas, l'autre vers le haut. Forcément, il faut lire TSUJ à l'envers, ce qui donne "Just", il suffit d'y ajouter le "e" de la fin du titre, et ça fait "juste". Si vous êtes à la pointe de rien du tout, vous pouvez donc en inférer que Rimbaud dénonce le "Juste" qu'est Victor Hugo, il pense donc ça d'Hugo bien avant la composition en juillet 1871 de "L'Homme juste", et le mot est significativement à l'envers. Puis, Rimbaud est le dieu de la facétie, son acrostiche est un peu "Juste", il rentre tout juste, grâce à la licence d'enchaîner l'acrostiche à la dernière lettre du titre. Selon quelle logique, on n'en sait rien, mais faut ce qu'il faut pour tomber juste.
La découverte est bien frêle, mais on étoffe l'article avec des développements sur "L'Homme juste" et sur les acrostiches de Villon, sauf que tout cela reste désespérément maigre.
J'arrête là ma lecture, j'ai pas le temps, je me suis fait de toute façon un nouvel ennemi parmi les rimbaldiens, mais bon je m'en moque, ce qui m'intéresse c'est la lecture de Rimbaud et le fait que mon expérience profite à de bons lecteurs, de préférence des lecteurs qui pourraient m'être sympathiques.
Et donc l'article de Lapointe se termine par justement une reprise de volée d'une phrase de Reboul : "Si le futur voyant met un tel soin à nous signifier qu'il a détourné son regard de l'auteur de Notre-Dame de Paris, c'est sans doute parce qu['] Hugo a trop compté pour lui."
La formule "a trop compté pour lui" vient clairement d'une étude de Reboul, mais je n'ai pas la référence en tête. Ceci dit, Lapointe formule cela au sujet du poème "Le Châtiment de Tartufe". Je rappelle qu'en mai 1868 Rimbaud a écrit au prince impérial, il lui a envoyé un poème en latin dont nous n'avons plus aucune trace. On sait qu'avant 1868 l'autorité maternelle et la jeunesse aidant Rimbaud était un bon petit cagot selon les termes du témoin Delahaye. Nous n'avons pas de poèmes en vers français de Rimbaud antérieurs à 1869. Nous avons simplement le poème "Les Etrennes des orphelins" publié pour la nouvelle année 1870 qui a été écrit  à la fin de l'année 1869. Le poème "Le Châtiment de Tartufe" a une réalité manuscrite pour les mois de septembre-octobre 1870. Plusieurs poèmes remis à Demeny sont contemporains du "Châtiment de Tartufe" et parmi eux plusieurs sont politiques et quand ils sont politiques ils se mettent à l'unisson des Châtiments de Victor Hugo dont ils reprennent de nombreux éléments lexicaux, métriques, rhétoriques. Selon Lapointe, Rimbaud dirait à Hugo : "je prends chez vous qui écrivez si bien, mais je vous méprise." Mouais ! On ne constate pas des réécritures qui sont des charges contre Hugo : "Rages de Césars", "Le Dormeur du Val", "Le Mal", "L'Eclatante victoire de Sarrebruck", "Morts de Quatre-vingt-douze...", "Le Forgeron", "Le Rêve de Bismarck", pas même dans "Le Châtiment de Tartufe" d'ailleurs où tout n'est que spéculations de la part de Lapointe et Murphy. Puis, si Hugo a compté, quand est-ce qu'il a compté ? Hugo a maximalement compté pour trois compositions de mai 1870 : "Ophélie", "Credo in unam" et "Sensation", et cela aurait bouleversé tout le reste de sa vie ? C'est quoi ce cirque ?

Passons à la suite. Cornulier offre un article sur "Les Chercheuses de poux" au titre prometteur : "Que sont les soeurs 'chercheuses de poux' ?"
La note 2 de l'étude remercie les conseils de divers rimbaldiens, mais en précisant que pour autant ils ne sont pas tous convaincus par cette lecture : "(pas forcément convaincus par l'hypothèse explorée ici").
Selon Cornulier, les deux sœurs étant décrites avec empathie dans le poème, personne n'attribue au Rimbaud anticlérical un attrait pour deux bonnes sœurs. Mais ce propos préjuge trop des lectures qui peuvent être faites par tout un chacun. Certains pensent que Rimbaud s'exprime en son nom propre, mais d'autres pensent le poème ironique et mettent à distance l'identification du "je" du poème avec l'auteur. L'empathie n'est pas forcément celle de l'auteur, et de toute façon l'attirance sexuelle pour deux bonnes sœurs serait blasphématoire, sacrilège, donc n'a rien d'incompatible avec la nature anticléricale de Rimbaud. Cornulier passe en revue les hypothèses traditionnellement avancées et en revient à l'idée que ce sont deux bonnes sœurs, et précisément deux sœurs de charité, mais dans un sens non métaphorique.
Au-delà de cet aspect un peu étrange de l'argumentation de Cornulier, sa thèse est tout à fait intéressante. Les deux sœurs sont présentées comme des inconnues au début du poème et elles viennent épouiller un enfant qui, par ce fait, est au moins temporairement mis à la marge de la bonne société. Et elles accomplissent cet acte de dévouement social de nettoyer l'enfant. Les soeurs de charité allaient souvent par deux, et Baudelaire comme le rappelle Cornulier joue avec ce principe numérique dans le poème "Les Deux bonnes sœurs".
La lecture de Cornulier est très convaincante, et je vais parler de ma lecture spontanée pour montrer comment je la rejoins et sur quel point je résiste. En effet, on a un enfant en voie de déclassement social à cause des poux dans sa chevelure, et deux femmes se dévouent pour le nettoyer. Lui n'est qu'un enfant, elles sont deux femmes. Les femmes ne parlent pas, mais l'enfant imagine leurs désirs qui sont en réalité le reflet de ses propres désirs érotiques. En gros, nous avons une scène involontairement sensuelle que l'enfant exploite en imagination. Certes, la fin du poème accentue l'idée d'une complicité tacite de la part des soeurs, mais après tout nous ne savons rien de ce qu'elles pensent. Nous sommes sûrs d'une chose, c'est que l'enfant fantasme, et vu les codes sociaux il ne peut se risquer à formuler à haute voix ce qu'il pense du caractère érotique de la situation. Moi, telle a toujours été ma lecture spontanée du poème, au-delà de la parodie latente d'un poème de Mendès que forcément j'ai découverte quelques années plus tard en contexte universitaire, puisque je lisais Rimbaud quand j'étais au lycée sans accès à la critique rimbaldienne. Mais ce qui fait que je ne pense pas à des religieuses, c'est la mention des "ongles argentins", signe d'une manucure qui me paraît invraisemblable pour deux religieuses. C'est l'unique élément qui fait que je ne pense pas à deux religieuses, l'unique ! Mais c'est une raison qui me paraît solide. Sans ce détail, je pourrais très bien trouver qu'il s'agit de religieuses qui n'ont pas les désirs que l'enfant ou le poète leur prêtent (c'est le poète qui parle en interprétant la scène, et non l'enfant). D'ailleurs, je me suis toujours minimalement posé la question si les deux sœurs avaient ou non du désir pour l'enfant. Et, à chaque lecture, je trouve que oui elles expriment un désir, fût-il involontaire.
Dans le déploiement de sa lecture, Cornulier réactive alors le jeu de mots jadis envisagé par Catherine Fromilhague : "Les Chercheuses de poux" seraient bien des "chercheuses d'époux" en tant que servantes de Dieu. Cornulier donne des appuis à sa lecture, d'un côté il renvoie à sa lecture de "Accroupissements" où le Frère Milotus est un religieux en tant que tel, et précisément non pas un curé, mais un "frère", et de l'autre dans "Les Premières communions" nous avons un prêtre des villes qui arrive à fixer la vocation religieuse d'un fille de portiers qui va se sentir souillée d'avoir embrassé Jésus.
Je reviendrai sur "Les Chercheuses de poux" et l'article de Cornulier, lequel se penche aussi sur la dernière strophe, en offrant en bonus aux lecteurs une documentation étayée sur une réécriture par Paul Valéry de cette dernière strophe dans son poème "La Fileuse". Mais, là où ça ne va pas, c'est quand, après Yevs Reboul, Cornulier met en doute la réécriture dans "Les Chercheuses de poux" du poème "Le Jugement de Chérubin" de Catulle Mendès. Non, là, mille fois non, ça ne va pas du tout. On avoue ne pas être à la hauteur pour commenter la parodie, mais on ne l'exclut pas. C'est inacceptable au plan de la critique littéraire. Les réécritures sont maximales, il y a quelque chose à mettre à jour. Point barre. Tant pis s'il faut avouer qu'on n'a pas trouvé et qu'un autre chercheur passera après vous avec la réponse. J'ajoute que avec la nouvelle "Elias" publiée par Mendès en 1868, nous avons le motif de l'enfant malade alité qui ne voit jamais l'extérieur et que vient veiller une inconnue, plus adulte et déjà engagée ailleurs. Je rappelle aussi que Mendès est un homme à femmes, qui trompait la fille de Théophile Gautier. Peu s'en faut que ce ne soit le jour même du mariage... Il est évident qu'il y a une clef de lecture des "Chercheuses de poux" en fonction de Mendès, et l'accompagnement sororal du souffrant peut impliquer des substituts laïcs à la religieuse. On est un peu dans le motif de la fille pieuse de bonne famille.
Et à cette aune, j'ai été très déçu par ma lecture de la première moitié de l'article de Cornulier.
- Vous n'avez pas lu l'article entier ?
- Alors, alors, passons à la suite... "Oraison du soir", ah non, je dois faire un truc cet après-midi, troisième partie remise à un autre jour.
Bye bye !

jeudi 18 avril 2024

Compte rendu du dernier numéro 34 de la revue Parade sauvage daté de 2023 (partie 1 : Vénus anadyomène)

Le nouveau numéro de la revue Parade sauvage inclut un hommage à Marc Ascione. Il n'y aura pas de numéro spécial hommage, mais c'est simplement une portion du présent numéro de la revue qui lui sera consacré, ce qui était prévisible puisqu'Ascione n'était pas un universitaire (il enseignait dans des lycées si je ne m'abuse). Notons que Jean-Pierre Chambon a contribué par un article. Cela va de soi vu qu'il était le coauteur de l'article retentissant de 1973 "Les Zolismes de Rimbaud" paru dans la revue Europe, quand Chambon et Ascione avaient dix-huit ans et venaient à peine de sortir du lycée. Chambon ne publie plus sur Rimbaud depuis plus de trente ou trente-cinq ans. Et là, il publie sur le texte révélé récemment, la lettre à Andrieu. A contre-courant à l'époque, l'article de Chambon et Ascione se penchaient sur les obscénités voilées des poésies de Rimbaud, ce qui était effectivement d'un intérêt certain pour la compréhension des poèmes. Toutefois, il y a une contrepartie à ce déchaînement de lectures obscènes difficilement démontrables, ce qui était sensible dans les aspects exagérés de certaines lectures obscènes proposées jusqu'au début de la décennie 1990. Cette approche s'est pas mal tassée ces vingt-cinq dernières années, mais aucune problématisation critique n'a jamais été proposée non plus pour cadrer un peu ce genre d'apports, et c'est pour cela que j'aimerais porter un regard critique sur le présent numéro de la revue Parade sauvage qui contribue par la commémoration et les articles d'hommage à réactiver ce type d'approche. Ascione avait pas mal d'intuitions remarquables dans l'analyse de détails, mais il produisait des études peu structurées qui partaient parfois dans tous les sens (ce qui lui fermait l'espoir d'enseigner à l'université ou d'être agrégé), et il sourçait assez mal les informations qu'il disséminait et que parfois il avait peu vérifiée. J'ai déjà indiqué que l'expression : "Les Parisiens sont des Peaux-Rouges" attribuée à Bismarck n'est pas authentique et qu'il s'agit d'une déformation venue du livre anti-communard de Maxime du Camp paru en 1878 seulement. J'ai fait cette mise au point dans un article sur ce blog.
Je vais rendre compte de l'article de Christophe Bataillé sur le sonnet "Vénus anadyomène" et j'y adjoindrai la petite "singularité" sur le même sujet que Murphy livre aux pages 417-422. Je vais ensuite traiter de l'article de Gilles Lapointe sur "Le Châtiment de Tartufe" bien qu'il soit dans la partie "Varia" non concernée par l'hommage.
Je traiterai ensuite successivement des articles de Cornulier, Rocher, Murphy et Bardel sur respectivement "Les Chercheuses de poux", "Oraison du soir", "Les Douaniers" et "Being Beauteous". Je traiterai éventuellement de l'article de Chambon, puis au-delà de l'hommage des articles d'Adrien Cavallaro et d'Antoine Nicolle. je dirai peut-être un mot de l'article de Swennen sur l'affaire de Bruxelles.
Je suis assez déçu dans mes attentes. Les articles n'ont pas le niveau que j'espérais. Je m'attendais à autre chose des articles de Cornulier et Nicolle, je dois bien l'avouer.

Portant sur le sonnet "Vénus anadyomène", l'article de Bataillé commence par une mise en perspective qui est très discutable. Il prétend que la liste de Rimbaud : "Gautier, Banville, Leconte de Lisle" définit Gautier comme un maître du Parnasse avec la nouveauté d'art pour l'art du recueil Emaux et camées au détriment de sa production romantique antérieure : "Comédie de la mort", "Espana", "Poésies diverses (1838), etc. Je ne suis pas d'accord avec cette présentation des faits.
Le romantisme a un acte de naissance avec la publication des Méditation poétiques de Lamartine en 1820 et les quatre grands romantiques sont Lamartine, Hugo, Vigny et Musset. Lamartien est né en 1790, Victor Hugo en 1802 et Alfred de Vigny en 1797. Alfred de Musset est nettement le plus jeune des quatre puisqu'il est né en 1810 et, même s'il fut précoce, il a commencé à publier quelques années après les trois autres, à la toute fin de la décennie 1820. Dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871, Rimbaud cite Hugo, Lamartine et Musset, il omet Vigny, à moins de voir une allusion volontaire à "La Maison du berger" dans son allusion aux locomotives incontrôlées sur les rails. Rimbaud cite ensuite Gautier, Banville, Leconte de Lisle et aussi Baudelaire. Gautier est né en 1811, mais Banville, Baudelaire et Leconte de Lisle sont nés respectivement en 1823, 1821 et 1818. Rimbaud en fait la génération des "seconds romantiques". Pour rappel, jamais personne n'a exhibé un écrit antérieur à Rimbaud avec la mention "seconds romantiques". Ce concept est parfois attribué à Gautier, lequel n'écrira son Histoire du romantisme qu'en 1872 l'année de sa mort, sauf qu'on a jamais attesté l'équivalent de l'appellation "seconds romantiques" sous sa plume. Moi, je n'ai jamais vu un quelconque écrit rimbaldien me rapporter l'information ou alors j'ai manqué quelque chose. En tout cas, Rimbaud écrase la semi-génération intermédiaire qui, au vingtième siècle, était appelée celle des romantiques mineurs. Musset en était extrait pour rejoindre les grands romantiques, mais cette catégorie regroupait la bohême du Doyenné et des proches de Gautier et Nerval, avec notamment Philothée O'Neddy et Pétrus Borel, et on y ajoutait le poète Xavier Forneret. Notons toutefois que ce concept est quelque peu anachronique à l'époque de Rimbaud. Prenons l'anthologie Les Poètes français de Crépet en 1962. Le tome 4 offre une anthologie pour l'époque romantique qui, outre Lamartine, Hugo, Musset et Vigny, inclut Charles Nodier (né en 1780), le chansonnier Béranger, des poètes considérés comme antérieurs aux romantiques Millevoye, Soumet, Casimir Delavigne, la poétesse Desbordes-Valmore, des noms moins connus Denne-Baron, Guttinguer, Jean Polonius, la poétesse alors plus vantée Amable Tastu, le poète nîmois venu de la boulangerie Jean Reboul, les frères Deschamps qui appartiennent bien au courant romantique de la décennie 1820, Sainte-Beuve qui a rejoint non sans réserve le mouvement du romantisme à la fin de la décennie 1820, puis avec Gautier et Nerval nous avons des sélections d'Arsène Houssaye, de Madame de Girardin, de Joseph Méry (qui a coécrit certaines œuvres avec Nerval), d'Auguste Barbier, de Charles Dovalle, de Victor de Laprade et de Charles Coran, de madame Ackermann, de Nicolas Martin, de Joséphin Soulary, d'Auguste Lacaussade, d'Henri Blaze et nous avons bien sûr une mention des deux lyriques Hégésippe Moreau et Auguste Brizeux et une mention d'Amédée Pommier lui-même. J'arrête là ma recension avant d'arriver à la génération de Baudelaire et Leconte de Lisle et au frère du gendre de Victor Hugo (Vacquerie, Le Vavasseur, etc.). Il n'y a aucune mention des prétendus auteurs à l'origine de la poésie en prose : Alphonse Rabbe, Maurice de Guérin, ni même de celui plus justifié d'Aloysius Bertrand. Aucune mention n'est faite de Philothée O'Neddy, ni de Pétrus Borel. On voit à quel point le tableau de l'histoire de la poésie au dix-neuvième siècle s'est altéré. En 1871, on pouvait attendre de Rimbaud qu'il cite Auguste Barbier, Hégésippe Moreau et Auguste Brizeux, voire Gérard de Nerval et Maceline Desbordes-Valmore. Il manque également le sonnet de Félix Arvers ou le sonnet monosylalbique de Paul de Rességuier. Rimbaud considère que la seconde génération romantique est moins celle de la décennie 1830 que celle de la décennie 1840 avec Baudelaire, Leconte de Lisle et Banville. Rescapé, Gautier connaît le sort inverse de Musset, alors qu'ils n'avaient qu'un an d'écart. Le premier Parnasse contemporain date de 1866 et c'est un projet lancé par la nouvelle génération avec des meneurs tels que Catulle Mendès et Louis-Xavier de Ricard. Baudelaire, Banville, Gautier et Leconte de Lisle furent sollicités en tant que maîtres, et le recueil publia des poètes aussi anciens que Joseph Autran et bien sûr Charles Coran, Auguste de Châtillon et consorts.
Quand Banville publie de 1842 à 1857 Les Cariatides, Les Stalactites, etc. et Odes funambulesques, il n'appartient pas au Parnasse, pas plus que Baudelaire avec Les Fleurs du Mal et Leconte de Lisle avec ses Poèmes antiques. Le Parnasse a cherché à avoir la collaboration de Victor Hugo lui-même, Vigny et Musset étant déjà morts en 1866.
Donc, non, je ne souscris pas à l'idée de lire la mention de Gautier dans la lettre à Demeny en tant que portant exclusivement sur l'auteur d'une nouvelle poétique de l'art pour l'art à partir du recueil Emaux et camées.
La suite de l'étude de Bataillé est plus intéressante et plus prometteuse. Il insiste sur la présence des mentions de Vénus, notamment dans les premiers poèmes d'Emaux et camées, et il souligne le thème plus précis encore de la Vénus de Milo, statue retrouvée au dix-neuvième siècle vers 1830 et qui image de Vénus sortant du bain devint une idée littéraire fort récurrente dans les décennies qui ont suivi. Jean Aicard a publié bien après l'époque de Rimbaud un livre sur la Vénus de Milo et sa découverte. Toutefois, Bataillé cite plus volontiers des titres de poèmes que des poèmes eux-mêmes de Gautier, ce qui laisse fatalement le lecteur sur sa faim. Bataillé donne un contexte historique au sonnet de Rimbaud qui est très intéressant et il décrit très bien l'idée que "Vénus anadyomène" est un cadavre qui revient à la vie, sortant d'une baignoire semblable à un cercueil, qui sent terriblement mauvais, a l'air décharné et qui surprend le poète par sa capacité à se mouvoir.
Je pense que c'est à raison que Bataillé voit dans le sonnet "Vénus anadyomène" une inversion du "Poème de la femme" seconde pièce du recueil Emaux et camées, mais une citation du poème dans l'article aurait été souhaitable. Les poèmes sont très différents. Dans la logique du recueil, "Le Poème de la femme" est composé d'octosyllabes distribués en quatrains. La femme est d'abord décrite pour sa beauté de Vénus, mais le poème contient lui-même son propre contraste soudain, souligné par un changement de rythme et des éléments grammaticaux, on passe à la description d'une Vénus dont les mouvements sont ceux du plaisir sexuel et elle finit par en mourir, son lit devenant comme il est dit un "tombeau". Bataillé identifie le lien du dernier quatrain au début de "Vénus anadyomène" du lit-tombeau au cercueil-baignoire.
Malgré la différence de traitement et la quasi absence de reprises lexicales, il est aisé de comparer les mouvements de Vénus dans les deux poèmes. Gautier emploie tout de même l'expression "Vénus anadyomène" ainsi que les nom "rondeurs" et "reins" groupés dans un même vers avec "cambrant" : "De ses reins cambrant les rondeurs", les expressions "marbre de chair" et "hanche opulente". Le nom "contours" n'est pas dans le sonnet rimbaldien mais entre en résonance phonématique avec "dos court qui rentre et qui ressort", le balancement de cette dernière expression se retrouve dans le vers : "Sa tête penche et se renverse". L'image pour les seins des "globes d'argent bruni" annonce de loin en loin "Les Mains de Jeanne-Marie".
Dans le poème de Gautier, le basculement s'exprime par un appel à recouvrir sa beauté d'un voile quand est annoncé qu'elle est "morte de volupté". Notons que l'avant-dernier quatrain avec le motif des pleurs fait lui aussi songer aux "Mains de Jeanne-Marie", tandis que la prière à genoux du poète au dernier quatrain fait songer à la fin du poème rimbaldien "Ophélie" : "Et le poète dit..."
Jusque-là, l'article de Bataillé est prometteur et vu que j'ai vérifié par une lecture personnelle l'intérêt de la source j'ai déjà apporté des éléments pour en soutenir l'intérêt.
Mais la suite de l'article pose pour moi assez rapidement problème.
Bataillé propose de lire "lente et bête" non comme deux adjectifs, mais comme deux noms avec allusion aux poux et au fait d'être un animal. Non, c'est un abandon à la polysémie que le poème de Rimbaud ne justifie pas. Tous les lecteurs comprennent spontanément que Rimbaud a pensé et rédigé deux adjectifs coordonnés "lente et bête". Libre à Bataillé d'écrire un texte inspiré à partir du potentiel de calembour qu'il discerne, mais ce double calembour n'est pas dans le poème. Dans le même ordre d'idées, pourquoi soutenir à la suite d'un article de 1984 d'Ascione que le mot "anus" peut vouloir aussi dire "vieille femme" et que la "vieille baignoire" serait telle parce que la femme est vieille, l'a achetée quand elle était jeune et ne l'a jamais remplacée. Murphy s'empresse dans une note à la fin de la revue d'apporter d'autres éléments pour montrer que parfois "anus" veut dire "vieille femme", mais quel est l'intérêt pour commenter la fin suivante du poème de Rimbaud ?
- Et tout ce corps remue, et tend sa large croupe
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.
La femme qui sort de sa vieille baignoire a une vieille femme sur son corps  : c'est ça que dirait le sonnet en manière de sous-entendu ? Non ! Murphy et Bataillé perdent leur temps avec des développements qui n'ont aucun commencement d'intérêt.
Bataillé considère ensuite qu'il peut passer à un second plan d'analyse en cherchant à démontrer que Rimbaud décrit l'impératrice Eugénie, sous prétexte que le clan Napoléon s'identifiant à Jules César ils seraient des descendants de Vénus. Notons qu'Eugénie est la femme de Napoléon III et non sa mère, encore moins la mère de Napoléon Premier. Elle est la mère du prince né en 1856, rien de plus. Le lien est tarabiscoté, et les rapprochements proposés sont fondés sur des éléments dérisoires : Eugénie était considérée comme sotte, donc si "Vénus Anadyomène" est dite "bête", c'est que Rimbaud veut que son lecteur pense à Eugénie.
On passe ensuite à une représentation caricaturale d'Eugénie en prostituée lascive qui, parfois, sort du bain, avec des extraits cités qui sont anacrhoniques, puisque datés de 1871, mais peu importe qu'il y ait eu auparavant des représentations sous le Second Empire même d'Eugénie sortant du bain à la manière de Suzanne, puisque c'est le motif de Vénus qui est directement traité par Rimbaud, et puisque rien dans le poème ne cible spécifiquement Eugénie ou Napoléon III. On ne peut pas dire : "Ah vous êtes intelligent ou vous n'êtes pas intelligent à proportion de votre capacité à remarquer que le poète fait allusion à Eugénie de Montijo dans ce sonnet !" Non, sérieusement, les rapprochements sont complètement alambiqués et ne sauraient en aucun cas faire honneur à Rimbaud. Telle qu'elle est, l'argumentation ne tient pas, et plusieurs fois, pas qu'une, Bataillé fait mine de dire qu'à l'époque, les lecteurs auraient compris les allusions parce qu'ils avaient vu des caricatures, et même Izambard aurait pu comprendre la fine allusion du "27 juillet 1870". Non, personne n'a rien compris de tel pendant cent cinquante ans. Izambard qui possédait un manuscrit du poème et qui s'indignait des obscénités de Rimbaud n'a jamais rien dit en ce sens, il n'a jamais dévoilé un tel prétendu fonds politique au sonnet. La date du "27 juillet 1870", il se trouve que par coïncidence, c'est le jour où partant pour le front Napoléon III a donné les pleins pouvoirs à Eugénie. La coïncidence est dressée en évidence de la lecture cryptée du poème, date qui au demeurant disparaît du second manuscrit connu, celui remis à Demeny. Qui plus est, le poème est daté du "27 juillet 1870", donc à moins de considérer qu'il est antidaté, Rimbaud ne pouvait même pas connaître ce fait le jour même, il y avait au moins un jour de délai pour que la presse en parle. Alors, on va s'ingénier à dire qu'il est antidaté, mais cette date elle a quoi d'historique ? Le 4 septembre 1870, c'est historique, les épigraphes du "Forgeron" correspondent à des dates historiques, mais le "27 juillet 1870" pour Eugénie c'est de la malice bien compliquée pour un poème où Rimbaud ne serait même pas fichu de placer des indices qui, quand on les remarque, imposent avec évidence une lecture politique au sonnet.
Bref, je rejette la quasi-totalité de l'article, mais j'en garde comme remarquable la comparaison suivie avec "Le Poème de la femme" de Gautier.
Passons à la singularité de Murphy au sujet du mot "anus" : Murphy a publié l'étude de référence sur "Vénus anadyomène" en 1990 dans son livre Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, mais malgré tout le respect que cela doit inspirer je cherche toujours à comprendre comment il est possible de passer son temps à chercher le second sens de "vieille femme" dans le dernier mot obscène de "Vénus anadyomène". Puis, j'imagine l'état cérébral que cela entraîne pour la lecture :

- Et tout ce corps remue, et tend sa large croupe
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus. (qui est une vieille femme, enfin pas la chose, l'être qui porte la chose, car la vieille femme est une prostituée vénale en fait).

Tout le monde voit bien qu'en terme de lecture ça ne ressemble à rien !
Je vais nuancer, mais avec une logique bien différente de celle de Murphy.
Murphy cite tout de même un poème de Gautier publié sous le manteau qui s'intitule Anus (la vieille femme). Si Murphy s'était contenté de constater l'homonymie "anus" d'un poème à l'autre comme clin d'oeil, je souscrirais à son enquête. Ce qui est dérangeant, c'est qu'il se sert de textes antérieurs où "anus" veut dire "vieille femme" pour soutenir que ce sens est jouable dans le sonnet de Rimbaud, ce qui n'est pas le cas, et quand la source est un poème de Gautier la preuve est là ! Sauf que Murphy hésite à affirmer ensuite que Rimbaud ait eu accès à une version de ce poème dans une publication sous le manteau.
Loin de profiter de cet argument du manque d'accès, je considère au contraire comme certain que Rimbaud a dû lire très tôt ces recueils publiés sous le manteau. J'ai même été frappé par la ressemblance de facture de vers de "Credo in unam" avec des vers priapiques d'Henri Cantel... Les recueils s'intitulaient en plus Parnasse satyrique, quand Rimbaud s'intéressait au Parnasse contemporain. Non, je suis sûr que Rimbaud connaissait le poème "Anus (la vieille femme)" de Gautier dans une édition ou l'autre. Mais loin d'en faire un argument pour lire "vieille femme" dans le dernier mot du sonnet, sans aucune logique grammaticale, sans aucune logique en discours, je considère que Rimbaud est dans l'allusion fine à la production obscène de Gautier et que le poème "Anus (vieille femme)" est une source à "Vénus anadyomène" non pas pour y lire dans une acception différente le mot "anus", mais parce qu'il y a en commun entre les deux poèmes l'amorce par le terme de comparaison "Comme...", parce qu'il y a un avant-goût du langage répugnant du sonnet rimbaldien : "tétin ravagé", "pils gris" contre "ravaudés", "col gras et gris", etc. (Rimbaud étant plus dans la retenue et le style quand Gautier privilégie l'expression vulgaire un peu hystérisée). Les séquences "Horrible étrangement" et "Belle hideusement" s'inspirent de la séquence entre deux vers : "ventre affreux, / Horrible amas de tripes molles".
Et comme la fin du sonnet se termine en présentant la croupe de la Vénus au lecteur pour qu'il se satisfasse sexuellement à la fin de sa lecture, le "Poème de la femme" offrait une fin de poème sur une mort par orgasme et "Anus (Vieille femme)" se termine par l'image du lecteur (puisque c'est sa voix qui énonce) qui se détourne pour se masturber. Steve Murphy ne dit pas du tout ce que je viens de dire, il poursuit son enquête lexicale sur anus qui veut dire "vieille femme", parce qu'il veut saluer Ascione de l'avoir envisagé en parfait érudit dans une note de 1984... 
Cela s'appelle (pardon si vous y voyez des jeux de mots) : lâcher la proie pour l'ombre.


Le poème "Anus (vieille femme)" dans la version livrée par Murphy (page 418)

Comme une redingotte anglaise
Où vingt pines ont déchargé,
Comme le vit d'un vieux qui baise,
Flotte son téton ravagé.

Comme la merde à la moustache
D'un rat qui dîne à Montfaucon,
Le foutre en verts grumeaux s'attache
Aux poils gris qui bordent son con.

Quinze couches, dix-sept véroles,
Ont couturé son ventre affreux,
Horrible amas de tripes molles,
Où d'ennui bâille un trou glaireux.

Pourtant on fout cette latrine... !
Ne vaudrait-il pas mieux cent fois
Moucher la morve de sa pipe
Dans le mouchoir de ses cinq doigts ?



Bon, prochaine étape, je vais contester la lecture de Bobby Lapointe, ah non Gille Lafeinte, ou non Gilles Lapointe, enfin je joindrai cela à d'autres commentaires d'articles pour ne pas que vous perdiez votre temps...