mercredi 26 juin 2024

Spécial oral du bac de français sur les "Cahiers de Douai"... (ils n'existent pas !)

Faisons-nous plaisir avec quelques considérations funambulesques !
J'ai l'archet en main, je commence par la révision de la figure de style du jour : l'euphémisme répété.
Prenons le sonnet "Le Dormeur du Val", il paraît que dans ce sonnet le verbe "dort" est un euphémisme pour "meurt" ou plus précisément pour "est mort".
Donc, dans "Dormeur", on entend le côtoiement des deux formes verbales : "dort" et "meurt", sauf que le soldat serait plutôt déjà mort : il est tranquille et ne sent plus les parfums, le corps est même déjà froid. Bref, "meurt" est une association d'idée déjà bancale.
Le sonnet est la répétition de deux phrases clefs.

Le premier quatrain superpose une longue phrase et une phrase courte qui ont la même structure grammaticale et à peu près le même sens : autrement dit, la fin du vers 4 est une forme ramassée de tout ce qui vient d'être dit : "c'est un petit val qui mousse de rayons" reprend tout le début : "C'est un trou de verdure..."
C'est un trou de verdure / c'est un petit val
Les propositions subordonnées relatives, malgré une certaine variété, renferment toute l'idée d'une lumière liquide communiquant la vie :
où chante une rivière / Accrochant follement aux herbes des haillons / D'argent ;
où le soleil, de la montagne fière, / Luit ;
qui mousse de rayons.
Derrière les pronoms relatifs "où" et "qui" nous avons un entremêlement des idées de force liquide et de lumière : "mousse" exprime un débordement liquide mais appliqué à la lumière "rayons", le verbe "Luit" en rejet condense l'idée de lumière du "soleil" qui est nommé et de reflet liquide, le reflet luisant du soleil suggère l'humidité fécondante. La mention "D'argent" est en rejet comme "Luit" et fait partie des mentions de la lumière, tandis que "rivière" est une mention explicite de l'eau, mais les "haillons / D'argent" sont ceux de la rivière, dont comme pour le verbe "Luit", le mot "argent" superpose la référence à la lumière et à la liquidité.
La fin du premier quatrain est une répétition, une réduction à l'essentiel du propos, et notez le parallélisme entre les fins des deux quatrains, puisque la fin du vers 8, si elle ne reprend pas la structure grammaticale "c'est" répète l'idée de "petit val qui mousse de rayons" :
trou de verdure / petit val / lit vert
où chante une rivière... D'argent
où le soleil... Luit
qui mousse de rayons
où la lumière pleut.
Sans parler des échos de "lumière" avec d'un côté "Luit" et de l'autre "rivière", nous retrouvons l'idée d'un assimilation de la lumière à un liquide : "pleut" verbe dont le sujet est "lumière". Appréciez aussi l'articulation synthétique du vers 8 : "Pâle dans..." Le second quatrain décrit le personnage malade après un quatrain fixant un cadre digne du poème "Soleil et Chair". En clair, la Nature vénusienne est le moyen de guérir le soldat, et nous avons le balancement de sa pâleur au bain guérissant de lumière qu'offre ce coin de Nature.
Or, selon la lecture traditionnelle du sonnet qui sera celle de la totalité des examinateurs à l'oral du bac, le bain de lumière ne veut pas exprimer la foi du poème "Soleil et Chair", il s'agit simplement d'opposer le contraste violent d'une belle Nature à la dure réalité qui nous est progressivement dévoilée sur le corps du soldat.
A partir du deuxième quatrain, une répétition phrastique domine dans le poème qui serait un long euphémisme :
Un soldat jeune [...] Dort
Il est étendu dans l'herbe [...] dans son lit vert [...]
Les pieds dans les glaïeuls, il dort.
Souriant [...], il fait un somme.
Il dort dans le soleil [...]
Seules les phrases suivantes échappent à la répétition du prétendu euphémisme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine[.]

Il a deux trous rouges au côté droit.
Ces trois phrases sont plutôt vers la fin du poème et témoignent d'une note dramatique indéniable. Toutefois, l'injonction à la Nature répond à l'idée que la Nature soigne dans un "lit vert" celui qui est "comme un enfant malade". Notez que le rejet "Dort" au vers 7 s'aligne sur les rejets précédents : "D'argent" et "Luit", avec équivoque "Dort" / D'or" que justifie a posteriori l'expression "Il dort dans le soleil". La préposition "dans" superpose le "soleil" réparateur à l'image d'hôpital du "lit vert".
Le vers : "Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;" (où observer l'idée clef du "frisson" : "frissons des bois", etc.) est conditionnée par l'appel à la Nature à guérir le soldat qui déjà a froid. La dernière phrase semble elle résolument dramatique, comme si elle venait empêcher le poète d'affirmer sa foi en la régénération du soldat par l'effet vénusien de la Nature pleine du rayonnement solaire, source de vie. Toutefois, les "trous rouges" reprennent "trou de verdure", tandis que l'expression qui clôt tout le sonnet assimile le dormeur à un Christ, donc on finit bien sur l'évocation symbolique d'un personnage sur le point de ressusciter : "au côté droit".
Plutôt qu'un poète de l'euphémisme au soleil, Rimbaud apparaît plutôt ici comme un vendeur de perroquets plein de mauvaise foi, non ?

 
***

A propos de "Ma Bohême", dans son livre L'Art de Rimbaud paru en 2003, Michel Murat énumère les rimes reprises au seul recueil des Odes funambulesques de Banville et le sujet étant la bohème il ajoute une remarque incendiaire à propos du romancier Henry Murger, auteur des Scènes de la vie de bohème.
Cette mise au point de Murat s'étend sur quelques pages, de la page 180 à la page 183, et il enchaîne avec des remarques sur le poème envoyé en 1871 à Banville "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs".
Je cite la remarque négative à l'égard du romancier Murger (page 180) :

   Ma Bohême, chef-d'œuvre de la première manière de Rimbaud, celle de la "liberté libre", présente trois caractéristiques formelles : le sonnet libertin, le vers enjambant et un usage dialogique de la rime. Les deux premiers traits font voir "ma Bohême", comme un renouveau du romantisme de 1830, dont la "Bohème" parisienne de Murger serait la descendance dégénérée - "crevée" et sans "vigueur". [...]

Murat ne justifie pas sa lecture. Il part du principe que le possessif claironne un dépassement du romantisme de 1830 (déclaré objet d'admiration dans la lettre à Banville de mai 1870 de quelques mois antérieure à "Ma Bohême") et il présuppose que Rimbaud daube l'idée de la bohème à la Murger qui serait une décadence de l'esprit de 1830. Murat emploie le terme fort "descendance dégénérée", avec une lecture assez suspecte de "poches crevées". Rimbaud crèverait le vêtement bohémien qu'est le paletot, alors que pour moi le paletot est plutôt embourgeoisant dans l'esprit de révolte du bohémien.
Plein de choses ne vont pas dans les affirmations enchaînées de Michel Murat. Pour les caractéristiques formelles envisagées, Rimbaud montre qu'il est en phase avec son époque, et il va sans doute se différencier d'un élève qui préfère imiter les vers classiques. A l'époque (1870), dans les classes, on n'étudie pas  tellement les poèmes de Victor Hugo, encore moins les recueils parnassiens récents de la décennie qui vient de s'écouler, voire qui s'achève. De toute façon, le sonnet libertin est une création romantique, très vive en 1830, que ne font que reprendre les parnassiens. Rimbaud peut vite s'apercevoir de l'audace des premiers sonnets de Musset, Gautier et Sainte-Beuve. Les enjambements entre les vers c'est un développement qui vient du théâtre en vers de Victor Hugo avec la bataille d'Hernani qui spécifie l'origine romantique du procédé. Peut-on parler d'un renouveau pour autant avec l'emploi rimbaldien ? C'est plutôt une continuité. Puis, l'opposition à Murger n'est pas claire. Murat pense sans doute exclusivement au romancier. Or, Murger a écrit des poèmes, et j'ai montré récemment que "Ophélie" de Rimbaud s'inspirait du poème "Ophélia" de Murger, poème qui a aussi inspiré "Harmonie du soir" à Baudelaire et le premier poème des Fêtes galantes à Verlaine. Excusez du peu. Murger est un ami proche de Banville qui lui dédie plusieurs poèmes dont certains avec à la rime le nom "Ophélie" dans ses recueils dévorés d'attention par Rimbaud. Et dans "Ma Bohême", Rimbaud reprend des rimes de Banville et même plus. Le poème "Sensation" s'inspire lui aussi d'un poème des Nuits d'hiver de Murger. Loin de mépriser la bohème de Murger, Rimbaud la revendique. D'ailleurs, pourquoi Murat joint le romantisme de 1830 et l'esprit de la bohème de Murger ? En fait, les petits romantiques de 1830, la Jeunesse du Doyenné, les Jeune-France, à savoir Gautier, nerval, Houssaye et quelques autres n'ont pas imposé un nom, et le succès de Murger avec le concept de bohème a été clairement identifié comme un succès de Murger, là où les petits romantiques ont échoué à se donner un nom, à créer un "poncif" comme dirait Baudelaire. Et Houssaye a encouragé Nerval à employer lui aussi le concept de la bohème.
Loin d'être un continuateur dégénéré, Murger est un modèle admiré à la fois par les petits romantiques et par les nouveaux venus Banville, Verlaine et Rimbaud.
Murat part du principe que le possessif du titre "Ma Bohême" est une sorte de grande opération de promotion polémique de la part de Rimbaud : "Ma Bohème" ne sera pas celle des prédécesseurs, je vais renouveler tout ça.
Ben non ! Désolé pour ceux qui y voient un discours ambitieux, mais Rimbaud en disant "Ma Bohème" sollicite l'admiration de Murger et Banville, il veut montrer qu'il est digne d'eux. Certes, il radicalise le désir de nudité, mais il n'y a pas cette idée d'opposition à Murger, aux romantiques de 1830 et à Banville que s'imaginent les rimbaldiens. Murat affirme dans ces quelques pages que Rimbaud donne une leçon à Banville. Pas du tout ! D'abord, il reprend des rimes dont le mérite de création est banvillien. Rimbaud dépasserait Banville si en reprenant ses rimes il en faisait un support de discours tout à fait étonnant, avec des perspectives que n'avaient pas envisagées Banville. Or, ce n'est pas du tout ce qui ressort à la lecture, on va se pencher sur ces rimes plus loin, vous allez voir. Ces rimes sont cités par connivence, et Rimbaud est alors immensément loin de donner une quelconque de poésie à Banville. Pire, Rimbaud commet une faute d'orthographe dans le titre "Ma Bohême" pour "Ma Bohème". Evidemment qu'il faut corriger le titre dans les éditions des poésies de Rimbaud. Je vous en ficherai moi de l'accent circonflexe. Rimbaud, il est humain, il commet une faute d'orthographe, pareil pour "Sarrebruck" où il suit la presse en mettant un tréma erroné.
Il faut arrêter de sacraliser des fautes d'orthographe : "Ma Bohême" ou "Sarrebrück" ! C'est ridicule ! Moi, dans mon article précédent, il y a des coquilles, "ces" pour "ses", d'autres, ben si vous m'éditez, vous les corrigerez automatiquement, vous n'y chercherez pas un sens caché...
Maintenant, il y a le cas des rimes. Murat cite une édition anachronique des Odes funambulesques, l'édition commentée par Banville de 1873-18741 (édition qui contient une pièce introductive datée d'octobre 1873, et qui est tantôt dite de 1873, tantôt de 1874, mais édition postérieure dans tous les cas à la mise sous presse d'Une saison en enfer).
Murat identifie trois rimes reprises aux Odes funambulesques. Cela avait déjà été dit avant Murat, ce n'est pas une découverte sienne. Cependant, il faut apprécier les détails.
Rimbaud n'a pu consulter que deux éditions des Odes funambulesques. Il a pu connaître l'édition originale de 1857 ou bien la seconde ou deuxième édition de 1859. Deux des trois rimes reprises par Rimbaud figurent bien dans l'édition originale de 1857, et partant dans toutes les éditions connues des Odes funambulesques. Rimbaud a repris la rime "élastique(s)" / "fantastique(s)" au poème final du recueil "Le Saut du tremplin", et il a repris la rime "frous-frous" / "trous" à une des pièces de l'ensemble sur Evohé la Némésis intérimaire, à la longue pièce "L'Académie royale de musique". Mais la rime "ourses" / "courses" ne figure pas dans l'édition originale, puisqu'il s'agit d'un ajout de l'édition de 1859 avec le poème "La Voyageuse". Murat cite également pour son thème le poème "La Sainte Bohème" en le qualifiant de discours niais. Je serais plus réservé sur la prétendue niaiserie de Banville qui risque ici de rejaillir sur l'admiration évidente de Rimbaud à son égard et surtout il s'agit là encore d'un poème ajouté aux Odes funambulesques en 1859.
En clair, il ne faut ni citer l'édition originale de 1857, ni l'édition commentée de 1873 ou 1874, puisque Rimbaud a tout simplement eu accès à l'édition augmentée et révisée de 1859. Cette édition est particulière, puisqu'elle contient des hommages d'autres artistes, sous forme en particulier de lettres, documents qui disparaissent de l'édition commentée. Vous avez un message de Victor Hugo, une lettre ouverte d'Hippolyte Babou (je crois que j'ai donné des cours de français particulier à un de ses descendants qui porte toujours son nom, et dire que ça doit être l'inventeur du titre Les Fleurs du Mal si je ne m'abuse) et vous avez un poème en octosyllabes d'Auguste Vacquerie qu'il n'est pas absurde de rapprocher du poème en octosyllabes "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". D'ailleurs, ce dernier titre fait penser à l'étrange titre de la lettre de Babou, de mémoire "Lettre sur l'auteur des Odes funambulesques à Banville", dissociation expliquée par la lettre.
La seconde édition de 1859 se termine par une page d'errata, et une note des éditeurs qui détaille le nom des pièces ajoutés et qui recense aussi les cinq poèmes que Banville voulait retrancher à l'édition de 1857.
Puis, l'intérêt ne s'arrête pas là.
Dans l'édition de 1857, vous avez pour tout le début du recueil une construction frappante où un poème alterne avec un poème triolet. Il y a un système de mélange des poèmes très particulier dans l'édition de 1857, alors que l'édition de 1859 regroupe les poèmes par catégories. On a alors une section de "Triolets" avec d'abord tous les poèmes en un seul triolet, et puis les deux poèmes de triolets enchaînés.
Il reste toujours possible que Rimbaud ait eu accès aux deux versions du recueil, mais au bas mot Rimbaud fut avant tout un lecteur de l'édition de 1859. C'est l'édition de référence pour exécuter un travail sérieux d'analyse poétique rimbaldienne.
Je n'ai pas la même idée de l'influence des triolets sur Rimbaud selon que je lis l'édition de 1857 ou l'édition de 1859, parce que dans l'édition de 1857 l'alternance donne un prestige considérable aux triolets, mais je dois y renoncer vu que j'ai compris que Rimbaud avait surtout un lecteur de l'édition de 1859.
Outre l'influence des documents de Vacquerie, Hugo et Babou sur "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" et sur une certaine idée de reconnaissance publique de Banville flattée par les pairs, la fin de l'édition de 1859 renforce la lecture banvillienne de "Ma Bohême" avec non seulement le cas de "La Sainte Bohème", mais l'idée d'une impression d'ensemble d'au moins les trois derniers poèmes du recueil des Odes funambulesques, avec "La Sainte Bohème" et "Le Saut du tremplin". Dans l'édition de 1857, comme le dit Babou, c'est surtout l'ouverture et la clôture par "La Corde raide" et "Le Saut du tremplin" qui ressort.
Maintenant, il y a d'autres choses à dire encore sur les rimes de "Ma Bohème". Murat souligne la rime "féal"/"idéal" comme un jeu de poète troubadour, et ces pages sur "Ma Bohème" de Murat ont eu une influence importante sur jacques Bienvenu qui a écrit ensuite un article (après une conférence à Paris) pour souligner que la rime "féal"/"idéal" était reprise à un sonnet de Mallarmé publié dans le Parnasse contemporain de 1866 et une note de bas de page de l'article de Murat est à mettre en relation avec les études de Bienvenu du côté de Glatigny avec l'idée de rapprocher la "Chanson de la plus haute Tour" du "château romantique". Mais, je ne peux pas tout faire à la fois et traiter ici de la rime "idéal"/"féal". Je ne le peux pas non plus de la rime "rêvées"/"crevées". En clair, pour les rimes, c'est tout le premier quatrain que je dois laisser de côté.
En revanche, tout le reste du poème est lié à Banville.
Deux des trois rimes empruntées à Banville forment le couple de rimes du second quatrain de "Ma Bohème". La rime "course" / "Grande Ourse" reprend une rime du poème "La Voyageuse" ajouté aux Odes funambulesques en 1859, et la rime "trou"/"frou-frou" reprend son équivalent au pluriel dans le poème "L'Académie royale de musique" (titre de la section "Evohé" par opposition au triolet qui porte aussi ce titre).
Murat prétend que Rimbaud donne une leçon de poésie à celui dont il reprend des rimes.
Pas du tout !
Banville emploie la rime "trous"/"frou-frous" lorsqu'il décrit un public bourgeois assisant prosaïquement à une représentation musicale bien mondaine. Verlaine écrira des poèmes de cette sorte. Banville décrit les réactions d'un public qui n'écoute pas attentivement la musique : les gens parlent entre eux, et ne parlent pas forcément de la musique, ils font parfois des remarques sottes sur ce qu'ils entendent, etc. Or, la rime "trous" / "frou-frous" est associée à la description de vieilles bourgeoises particulièrement laides. Et vous remarquerez que "trous" est employé pour dire que non pas l'habit mais les visages sont abîmés, tandis que l'expression "jupons évidés" est d'évidence à comparer à l'expression qui certainement s'en inspire "poches crevées".
L'idée des habits déchirés ou à enlever est exprimée dans d'autres vers du même poème de Banville.
Rimbaud fait écho à cette idée, et il pratique une inversion : au lieu de déshabiller des bourgeois en signe de mépris, il se déshabille lui-même pour s'opposer à ces bourgeois. L'opposition aux bourgeois que revendique Rimbaud est exactement celle formulée par Banville dans "Le Saut du tremplin". Alors que le femmes viennent rêver d'amour en étant hideuses dans ce spectacle mondain, avec des "frou-frous" ridicules, Rimbaud rêve d'amours splendides avec le frou-frou des étoiles au ciel. L'inversion ne suppose en aucun cas une critique parodique de Banville. C'est plutôt renforcer l'accord avec Banville en jouant sur l'autre versant de l'opposition rhétorique mise en place dans "L'Académie royale de musique". Je note aussi que dans les vers voisins à l'emprunt de la rime "trou(s)"/"frou-frou(s)", il est question de caillloux pour gêner l'orchestre. Il n'y a pas de mention du mot "cailloux" dans le poème de Rimbaud, mais le mot "rimes" clairement banvillien y supplée, le poète en Petit-Poucet ne disperse pas des cailloux, mais des rimes. Et preuve que je ne me trompe pas en relevant la mention "cailloux" dans le poème de Banville, comme par hasard, le début du poème contemporain "Au cabaret-vert" offre un équivalent de la destruction des habits bourgeois par le bohème : "J'avais déchiré mes bottines..." avec une mention du mot "cailloux" : "Aux cailloux des chemins", et de mémoire il y a une mention frappante de "bottines" dans toujours le même poème de Banville : un tel m'a marché sur la bottine, je crois.
Pire encore, loin de s'opposer à Murger, Rimbaud fait d'une pierre deux coups. La vraie raison de la mention "frou-frou" dans "Ma Bohème" n'est pas Banville, mais le discours sur Murger de Jules Janin qui figure dans l'édition posthume de 1861 des Nuits d'hiver. L'idéologie du bohème qui s'est apprécié l'apparat du frou-frou des robes en passant sans heurt de la misère au profit de la richesse c'est le discours sur Murger de Janin avec le mot "frou-frou" en clef de voûte.
Dans "Ma Bohème", Rimbaud se déclare un disciple de Banville et Murger, c'est l'inverse de ce que soutient Murat qui dit que Murger est une version "dégénérée" du romantisme de 1830 méprisée par Rimbaud et que "Ma Bohème" aurait été perçu par Banville comme une leçon de littérature si cette pièce lui avait été envoyée.
Pas du tout ! En enrichissant le dossier des sources, j'ai toutes les preuves en main pour dire que c'est l'inverse.
Enfin, Rimbaud n'a pas repris que la rime "élastique"/"fantastique" au "Saut du tremplin". Murat cite le sizain, mais il le coupe, il l'introduit et n'en cite que cinq vers tels quels. Murat ne remarque pas que l'ensemble des deux tercets de "Ma Bohême" est une démarcation du sizain de Banville. Murat ne relève pas la symétrie d'enjambement entre "plein / D'inspiration fantastique" et "au milieu + des ombres fantastiques" (+ indique la césure), ni le relief du "moi" à la rime repris en "je" calé à la césure dans le dernier tercet de "Ma Bohème", mais aussi au vers 2 de "Au cabaret-vert", sonnet dont nous avons montré plus haut qu'il partageait une influence du poème "L'Académie royale de musique" avec "Ma Bohème", et il n'identifie pas le tremplin-cœur au "pied près de mon cœur". Murat, qui tacle Banville pour une rime volumineuse mais faible entre deux adjectifs réunis par un même suffixe : "fantastique"/"élastique" préfère considérer que Rimbaud se réapproprie personnellement et avec génie tout le matériel pour montrer qu'il est infiniment plus pertinent que Banville, et il faudrait opposer le sens du mot "fantastique" chez Rimbaud à celui de Banville. La lecture de Murat est entièrement conçue en fonction d'un préjugé, et le problème c'est que c'est contradictoire avec les intentions de Rimbaud.
J'aurais encore énormément de choses à dire sur les "triolets rythmiques" et le Parnassiculet contemporain, sur le fait que des poèmes précis des Odes funambulesques de Banville fournissent des rimes à un an de distance à des poèmes "Ma Bohème" et "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs" qu'on oppose esthétiquement à cause de la bascule de la théorie du voyant formulée le 15 mai 1871, et il y aurait des choses à dire encore sur l'équivoque à la rime "Keller" / "quel air", sur la mention du mot "chambrée" à la rime dans un autre poème des Odes funambulesques, puisqu'il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que Rimbaud écrivant à Delahaye en octobre 1875 a eu accès à la nouvelle édition commentée de 1874 des Odes funambulesques et s'est rappelé son émulation poétique de 1870.
Mario Richter, il est intervenu à plusieurs reprises sur le dernier poème par lettre de Rimbaud : il a dit ce que je viens de dire ? Je parie que non ! Est-ce que dans tout ce qui précède je ne fais que redire des choses qui vont de soi ? Est-ce qu'une fois qu'on a dit que Rimbaud reprend trois rimes à Banville, tout ce que j'apporte sur "Ma Bohème" est du détail ?
Au fait, j'ai survolé les vidéos de conférence d'Adiren Cavallaro sur la présence au baccalauréat des dits "Cahiers de Douai". Il répète ce que je dis dans mon article "La Légende du Recueil Demeny" : il n'y a rien qui permette d'affirmer que Rimbaud a voulu créer un recueil, personne ne parle jamais d'ailleurs de recueil, ni Rimbaud, ni Demeny, ni personne. Mon article est passé sous silence, puis après quinze ans les conclusions que j'ai faites sont du domaine public. Il est vrai que Guyaux contestait aussi l'idée du recueil, mais tous les arguments mis en ordre dans une démonstration, c'est mon travail.
Ceci dit, mon article a des défauts, et je pense y revenir à cause de "Saint-Cloud", et de l'ordre des poèmes à partir du moment où le sonnet "Le Dormeur du Val" est extrait du dossier.
Cavallaro dit que Demeny a oublié de mentionner ce titre. C'est faux ! Demeny fixe scrupuleusement l'ordre des manuscrits. En réalité, il a déjà refilé "Le Dormeur du Val" à Darzens et c'est pour ça que le poème a été publié dans une anthologie poétique en 1888, quelques années avant l'édition du Reliquaire. Parce qu'on n'a pas la preuve du don préalable, au lieu d'estimer la convergence d'une publication d'époque, on se lance dans une hypothèse qu'on déclare probable et intimidante : Demeny aurait oublié de mentionner ce poème, alors même que sa lettre témoigne d'un décompte scrupuleux (voyez pour les feuillets de "Soleil et Chair"). Les rimbaldiens sont vraiment désespérants.

lundi 24 juin 2024

Textes crûment sexuels à l'oral du bac de français

Rimbaud est au programme du bac de français pour quelques années. L'épreuve écrite est passée et nous avons maintenant l'épreuve orale. Les candidats ont étudié pendant leur année de première un certain nombre de textes en classe, des groupes de quatre textes en gros. Il y a différents auteurs au programme, mais les enseignants peuvent choisir.
Pour la poésie, il y a trois oeuvres au programme : les poésies de 1870 de Rimbaud (indûment baptisées "Cahier(s) de Douai"), un recueil Mes Forêts d'Hélène Dorion que je n'ai jamais lu et un recueil de Francis Ponge La Rage de l'expression. J'imagine que la majorité des enseignants ont privilégié Rimbaud, ce qui fera trois poèmes de Rimbaud et un poème complémentaire dans le groupe de quatre textes pour la poésie. Pour les genres du récit, on a Manon Lescaut de l'Abbé Prévost, La Peau de chagrin de Balzac et puis un duo formé du court roman Sido et du recueil de nouvelles Les Vrilles de la vigne, deux œuvres de Colette (c'est son nom de famille en réalité qu'elle tient de son père, ses prénoms sont Sidonie-Gabrielle). Je vous passe le détail des pièces de théâtre et de la littérature d'idées.
Le titre Les Vrilles de la vigne est mécaniquement mis en avant, puisque c'est le titre du recueil en même temps que le titre du premier récit qui le constitue. Cette nouvelle ne tient qu'en quatre pages, mais de nombreux enseignants vont étudier la fin du récit en classe et donc la fin du récit sera l'un des seize textes que maints candidats auront à préparer pour l'oral du concours.
J'ai constaté que plusieurs lectures de cette fin du récit Les Vrilles de la vigne étaient proposées par des internautes qui proposent des cours pour les candidats qui passent le bac cette année. Or, dans les nouvelles des Vrilles de la vigne, il y a certains textes érotiques lesbiens, notamment "Nuit blanche", mais dans le cas des Vrilles de la vigne je me suis demandé si les enjeux étaient bien compris.
Dans ce récit, l'autrice transpose des éléments de son vécu personnel de manière symbolique. Toute jeune, elle est devenue l'épouse du journaliste mondain Willy qui l'a amenée à Paris et qui l'a incité à raconter son enfance sous forme de récits. Au bout d'un certain nombre d'années, ça nous a valu la série des Claudine, avec pour premier essai Claudine à l'école, sauf que cette série est signée du nom du mari Willy et Colette a été spoliée, puis dépossédée de ses droits, car on comprend qu'en réalité c'est elle qui a écrit tous ces romans qui ont d'ailleurs une relative teneur autobiographique parfois.
Colette a fini par divorcer et dans ses écrits ultérieurs enfin portés à son nom elle règle parfois des comptes avec son ex-mari, parfois sous la figuration d'animaux, et elle le fait justement dans certaines nouvelles des Vrilles de la vigne. Dans ce récit symbolique, les vrilles de la vigne sont en effet le faux printemps du conformisme qu'offre le mariage, et cela est rendu évident quand la narratrice dit qu'elle veut échapper aux "vrilles de la vigne" en sentant la menace d'une nouvelle lune de miel. Dans le roman à caractère plus nettement autobiographique encore qu'est Sido, il y a un passage clef où la narratrice se souvient qu'enfant, pendant l'été, sa mère l'autorisait à se lever tôt pour aller voir l'aube, et cette rencontre est décrite de manière érotique, ce qui peut faire penser à Rimbaud, d'ailleurs plein de comparaisons sont à faire avec Rimbaud dans Claudine à l'école, sachant que l'écart générationnel n'est pas grand entre les deux écrivains (l'un né en 1854, l'autre en 1873), et donc en allant au contact de l'aube la narratrice se sentait jolie et fière de faire partie des gens éveillés par opposition aux endormis, jouant bien sûr sur le double sens (elle est éveillée à trois heures du matin quand les autres enfants dorment, mais elle a un éveil mental plus profond par sa relation anticonformiste à la Nature).
Et dans Les Vrilles de la vigne, nous avons le récit d'une nuit où la narratrice repère un rossignol qui chante dans la nuit, qui est libre et qui ne se sait pas observé. Et ce rossignol est un symbole qu'elle oppose aux vrilles de la vigne qui est un faux printemps de mariage conformiste comme j'ai dit plus haut, et elle se met à faire comme le rossignol, elle veut "dire, dire, dire", "tout" et "tout" et "tout". Mais elle refuse aussi le sommeil, et là penser à l'union lesbienne d'une autre nouvelle du recueil Nuit blanche, et elle gémit, elle cherche à cacher le bruit qu'elle fait, et à un moment donné il est question d'une main sur la bouche dont il n'est pas clairement qu'il s'agit de la sienne, sauf que le récit, revendication de liberté et d'indépendance, a l'air de dire qu'elle est seule. Pour moi, une conclusion s'impose : certes, le texte parle d'une narratrice qui pendant la nuit clame son discours d'écrivain libre, mais bon vu qu'il n'y a pas de nécessité pour ça d'être allongé la nuit dans son lit en refusant le sommeil, j'ai quand même la nette impression qu'elle évoque le plaisir solitaire qu'elle prend dans cette nuit agitée, le plaisir solitaire étant un cri de liberté face à la duperie de son premier mariage.
Moi, ça me paraît évident.
En gros, le jour du bac, soit on va avoir un évitement de l'explication crue du texte, soit ça ne sera vu par personne, ni l'enseignant, ni l'élève, soit ce sera envisagé par l'élève mais refoulé par l'enseignant, soit ce sera refoulé par l'élève qui y songera peut-être, mais qui soit par pudeur, soit parce qu'aucun enseignant n'en parle, refoulera cette hypothèse de lecture qui offre quand même des indices plus que troublants. Le plaisir solitaire féminin comme chant du rossignol et cri de liberté face au mariage. Je n'ai vraiment pas l'impression que ce soit une signification dérisoire pour un tel texte...

Du côté des poèmes de Rimbaud, il y a bien évidemment certaines pièces qui ont un caractère sexuel, mais le cas le plus frappant, c'est inévitablement "Vénus anadyomène".
Je ne suis pas d'accord avec la lecture qui est proposée de ce sonnet. On le propose comme une simple parodie de la déesse de la beauté à travers l'image d'une femme moche. D'abord, Rimbaud n'a pas inventé les anti-blasons et les poèmes anti-érotiques. Joachim du Bellay a produit déjà de telles inversions de Vénus laide. Ce n'est pas dans ces recueils accessibles en Livre de poche : Les Antiquités de Rome, Les Regrets sinon L'Olive, mais les universitaires n'ont qu'à accéder à des éditions savantes de ses œuvres complètes. Puis, l'intérêt d'une inversion est très limité.
Le premier quatrain qui plante le cadre tourne en dérision l'image de la Vénus qui sort des flots en la remplaçant par une vieille femme qui sort du baignoire, et le second quatrain se moque du corps et des mouvements de cette femme en l'animalisant. Certes, il y a une parodie mise en place, mais la femme décrite est sociologiquement caractérisée. Quant aux tercets, ils sont de l'ordre de l'analyse de détails à la loupe, l'analyse de deux singularités significatives, et donc il s'agit du message du poème, et je ne peux qu'être d'accord avec l'analyse de Murphy que le poème n'est pas misogyne, n'est pas une représentation sale de la femme pour en finir avec sa célébration éternelle. Le premier tercet tient le discours de transition et nous met la loupe dans la main, ce qui nous assimile à un spectateur présent devant la baignoire et devant cette femme, et évidemment puisque nous tenons une loupe dans la main, c'est aussi vers nous que se tourne la croupe dans le dernier tercet et le dernier mot du poème "anus", c'est à notre regard qu'il s'adresse. L'ulcère à l'anus permet d'envisager les abus sexuels d'une prostituée qui se soumet à la sodomie, c'est le deuxième détail à la loupe à identifier du texte, celui sur lequel tout se clôt. Il me semble que pour une explication linéraire les lycéens devront laisser de côté leur pudeur. Je pense que certains ne pourront pas réviser ni le récit "Les Vrilles de la vigne", ni "Vénus anadyomène", avec leurs parents. Je suis vraiment frappé du caractère crûment sexuel de ces deux textes, la scène lesbienne de "Nuit blanche" ce n'est rien du tout à côté de ces deux textes-ci.
Un mot sur l'autre détail, c'est le graffiti "Clara Venus" qui révèle que cette femme est exploitée, c'est la lecture de Murphy qu'il a développée dans son livre Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion et à laquelle je souscris pleinement. Je ne soutiens pas la lecture plate qui n'envisage qu'une parodie où on tourne en dérision la déesse de l'amour et de la beauté, et d'ailleurs, à propos des événements récents où il était question de flanquer Rimbaud et Verlaine en couplé réconcilié au Panthéon je me permets d'indiquer que contrairement à ce qui se dit Rimbaud aimait les femmes, ça apparaît partout dans ses poèmes, et enfin le discours d'origine américaine sur l'essentialisation de l'homosexualité est contradictoire avec l'émancipation rimbaldienne. Il n'y a pas d'essentialisation du fait d'être homosexuel dans la poésie rimbaldienne. L'essentialisation est même contradictoire avec tout ce qu'ont été les progrès de la tolérance en société.
Et j'en viens enfin au cas du "Dormeur du Val". Le poème n'est pas crûment sexuel, mais son interprétation pose un redoutable problème qui fait que là encore je me pose des questions sur l'à-propos de son étude à l'oral du baccalauréat.
Je connais les éternelles lectures convenues des enseignants de lycée au sujet de ce sonnet, et je vois que pour la préparation du bac nous en sommes encore là.
Les gens se complaisent dans une progression qui n'a aucun intérêt. Le premier quatrain est une description du cadre, le deuxième décrit le personnage, le premier tercet introduit de "premières ambiguïtés" (je cite une vidéo youtube que j'ai pu repérer) et le deuxième tercet correspond à une "chute dramatique". C'est ça le discours ambiant.
Et les titres donnés aux quatrains et surtout aux tercets orientent nettement l'interprétation : et en clair, il s'agirait d'un poème pacifiste dénonçant l'horreur de la guerre. Il y a évidemment un point fort qui flatte cette lecture, c'est la dernière phrase du sonnet qui fait presque tout le dernier vers : "Il a deux trous rouges au côté droit."
Or, cette lecture ne va pas de soi. Sur le manuscrit, le poème est daté du mois d'octobre 1870. Je rappelle des faits biographiques, déjà rappelés par Steve Murphy dans son livre Rimbaud et la ménagerie impériale : Rimbaud est en prison à Mazas pendant la chute du Second Empire et l'avènement de la Seconde République, et libéré il se rend à Douai où il va assister à des réunions pour continuer la guerre en cours, et loin d'être pacifiste Rimbaud demande des armes pour que la République ne perde pas contre l'ennemi prussien. Rimbaud était contre la guerre sous Napoléon III, mais son discours bascule complètement à partir du moment où cette guerre est poursuivie au nom de la République, car une défaite de la République naissante pourrait entraîner un retour de la monarchie dans les négociations de paix avec Bismarck, par exemple. Rimbaud demande des armes, il va même plus loin que ce qu'on lui demande dans les textes qu'il rédige (et qu'on peut consulter dans ses biographies, dans celle de Lefrère chez Fayard, ou dans les travaux du douaisien Vandenhoecq), et il écrirait en parallèle un poème pacifiste. J'ai un peu de mal à comprendre la logique. Autre point important : Jean-François Laurent a publié un article où il identifie les symboles christiques du sonnet "Le Dormeur du Val" : résurrection tel un phénix dans le soleil, blessure au côté droit comme Jésus sur la croix dans un des quatre évangiles, celui de saint Jean de mémoire, où Jésus reçoit un coup de lance au côté droit, étymologisme de la croix dans le nom "cresson"... L'expression : "Il dort dans le soleil", qui me semble s'inspirer d'un poème de Leconte de Lisle, est particulièrement éloquente. Le dernier tercet offre un vers inquiétant : "Les parfums ne font pas frissonner sa narine", mais je rappelle que dans le premier tercet, la Nature était invitée à surmonter ce type de problème. Donc, on n'est pas dans une simple révélation d'un signe inquiétant. Quand on lit : "Les parfums ne font pas frissonner sa narine", on doit penser à l'invitation faite à la Nature de réchauffer ce soldat, de le ranimer, et justement nous passons de "Les parfums ne font pas frissonner sa narine" à la phrase éloquente : "Il dort dans le soleil", et cela se poursuit par un repos où le mot "Tranquille" est mis en vedette par un rejet : "la main sur sa poitrine / Tranquille". Alors, certes, pour l'éternité, les tenants de la chute dramatique pourront dire qu'un sonnet ça se finit précisément par une chute au dernier vers, et les deux trous rouges sont clairement dramatiques. Mais quand même ! Moi et d'autres nous percevons au contraire qu'il y a une célébration du mort pour la patrie et une idée de cycle de vie de la Nature du "trou de verdure" aux "deux trous rouges". C'est le discours tenu par Laurent auquel j'adhère pleinement.
Enfin, après, est-ce que vous croyez que cette progression dramatique du sonnet est admirable ? le poème est une variation de la phrase simple : "Il dort", il fait un somme, il est étendu, un soldat... dort, etc. On a une répétition. Vous soutenez que c'est un euphémisme pour ne pas dire que le soldat est mort.
Pour vous, une euphémisation, ça se martèle ! Où est grand-père ? - Il nous a quitté, il nous a quitté, il est parti, il n'est plus là, il est allé ailleurs. C'est ça un euphémisme ? C'est quoi l'effet produit par un euphémisme qu'on répète obsessionnellement ?
Je ne sais pas, je pose une question ?
Je rappelle que la symbolique de résurrection christique républicaine est appuyée par deux sonnets du même ensemble remis à Demeny, ce que Laurent n'avait pas manqué de mentionné : les "Christs" ressuscités dans "Le Mal" ou dans "Morts de Quatre-vingt-douze...", preuves donc que cette idée était présente à l'esprit de Rimbaud, puisqu'il l'exploitait explicitement.
Pour moi, la répétition serait plutôt de l'ordre du déni de réalité, ou du déni d'interprétation conformiste : ce soldat n'est pas mort pour rien et il retourne à la vie universelle. Le poète répète plusieurs fois ; il dort, donc c'est une façon de ne pas admettre le sens "Il est mort". Pour moi : "Il a deux trous rouges au côté droit", ça reste dans l'idée que la Nature prend en charge le corps de cet être endormi.
Certes, ça ne devient pas glamour ce retour du corps du soldat à la Nature dans le travail des deux trous rouges, mais il y a une chose qui reste, c'est que, comme par hasard, toutes les idées subtiles du sonnet vont dans le sens de la lecture de résurrection par la fusion à la Nature, tandis que la lecture où on révèle un mort est désespérément plate. Il dort, il dort, il dort, il dort mais c'est bizarre, il dort mais on sent que c'est pire, il dort, il dort bien, ah non il est mort !
C'est ça, la grande poésie ?
Je ne crois pas.

mercredi 19 juin 2024

"L'Humanité chaussait le vaste enfant Progrès" et l'égoïsme sous le pommier...

Le présent article répond enfin à un effet d'annonce déjà fort ancien. J'ai toujours dit, d'un côté, qu'un jour je produirais ma propre étude du monostiche zutique attribué par Rimbaud à Louis-Xavier de Ricard : "L'Humanité chaussait le vaste enfant Progrès." Il me faut du temps pour relire toute la production du co-fondateur du Parnasse contemporain, et je n'avais pas placé cette lecture dans mes priorités. Et puis, d'un autre côté, j'avais annoncé un lien avec des vers d'Amédée Pommier et il ne me semble pas avoir précisé desquels il s'agissait sur ce blog ou ailleurs.
Amédée Pommier est une des principales cibles du Cercle du Zutisme à cause de la pratique des sonnets sur des vers courts, et en particulier les sonnets en vers d'une syllabe. La genèse est plus complexe. Le premier sonnet en vers d'une syllabe vient de Paul de Rességuier et cette pièce est antérieure aux deux poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier qui nous sont connus. Ensuite, Alphonse Daudet fait lui aussi partie des cibles principales du Cercle du Zutisme avec en prime un fort différend l'opposant à Paul Verlaine lui-même. Et si les zutistes ont pratiqué le sonnet en vers d'une syllabe, il n'y a rien de la faute d'Amédée Pommier, puisque le déclencheur c'est le poème du Parnassiculet contemporain "Le Martyre de saint Labre" sous-intitulé "Sonnet extrêmement rhythmique". La pièce a été publiée sous couvert d'anonymat, mais l'identité de l'auteur a été révélée, il s'agit d'Alphonse Daudet, cependant que la mention "extrêmement rhytmique" est une citation de "La Nuit du Walpurgis classique", une pièce de Verlaine incluse dans ses Poëmes saturniens. Les réactions violentes de Verlaine à l'encontre de Daudet sont bien connues. Evidemment, je considère que "Mes Petites amoureuses" avec son "mouron" (citation des Amoureuses de Daudet) et aussi ses "caoutchoucs" (citation du roman Le Petit Chose paru en 1868) et "Le Cœur supplicié" avec des triolets enchaînés à la manière de Banville et aussi des "Prunes" de Daudet sont des pièces pré-zutiques qui tendent à prouver que Rimbaud n'a pas fait que rencontrer accessoirement le futur zutiste André Gill à Paris entre le 25 février et le 10 mars 1871. J'ajoute le repérage d'autres perfidies. Par exemple, en écrivant un sonnet en vers d'une syllabe Daudet visait Paul Verlaine et faisait allusion à un autre Paul, l'auteur du premier sonnet en vers d'une syllabe. Cette astuce est reprise par Rimbaud dans "Jeune goinfre", sonnet en vers de deux syllabes (on étoffe le répertoire imaginée par Paul de Rességuier), puisque le poème mentionne le héros Paul de poèmes de La Comédie enfantine et évoque Paul Verlaine, comme cela est prouvé par les réactions amusées de Verlaine sur le manuscrit de l'Album zutique. Mais il n'est pas seulement prouvé qu'il y a "private joke", puisque Paul Verlaine est la cible du sonnet "Le Martyre de saint Labre" du fait de la mention "extrêmement rhytmique". Bref, même sans être dans la confidence du Cercle du Zutisme, quelqu'un qui connaît le "Martyre de saint Labre" du Parnassiculet contemporain ne peut que superposer la référence à Louis Ratisbonne et la cible de Daudet Paul Verlaine. Une autre fourberie semble passer inaperçue, je l'ai repérée il y a bien longtemps, mais je ne sais pas si je l'ai jamais écrite quelque part... En tout cas, j'ai déjà dû faire remarquer la suite "Médaillonnets" et "Parnassiculet" qui va de Barbey d'Aurevilly à Alphonse Daudet et ses complices. Or, si vous êtes observateurs, vous remarquez que Daudet est très mal avisé de pratiquer ce jeu d'apparent suffixe, et j'ai tendance à penser que Rimbaud joue sur cette idée quand il signe l'ensemble des "Hypotyposes saturniennes ex Belmontet" : "Belmontet, archétype Parnassien". Le Parnassiculet contemporain se veut une caricature d'archétypes parisiens tournés en dérision, et Belmontet enrichit l'effet de série : "Médaillonnet", "Parnaissculet", "Daudet", "Belmontet". On a un effet satirique du diminutif "-et", Daude / Daudet ou Belmont, sinon Belmonte / Belmontet (nom d'origine italienne). Quand on lit les "Hypotyposes", on ne songe qu'à Belmontet comme cible, mais avec la mention "archétype parnassien" et la mention "saturniennes" vous avez des indices pour brasser plus large. Je rappelle que la mention "extrêmement rhytmique" vient précisément du recueil Poèmes saturniens, et l'insertion "saturniennes" dans le titre "Hypotyposes saturniennes ex Belmontet" est du même ordre que la rallonge "Le Martyre de saint Labre, sonnet extrêmement rhytmique".
Ce mécanisme de brasser large va nous permettre de revenir à la question des sonnets en vers courts comme à celle du monostiche de Ricard. Rimbaud n'a pas signé d'une attribution zutique les "Conneries", ni Paul de Rességuier, ni Amédée Pommier, ni Alphonse Daudet. Il faut dire que ce dernier n'avait pas signé son attaque en règle. On pourrait croire que la référence à Rességuier et Daudet suffit vu la forme du poème : sonnet de vers courts, mais "Jeune goinfre" parodie aussi des poèmes de La Comédie enfantine de Louis Ratisbonne, et Rimbaud a coiffé ses trois sonnets en vers courts du titre "Conneries". Le mot "con" apparaît dans la série zutique antérieure de trois sonnets en vers d'une syllabe de Léon Valade, mais à inspecter les poèmes on comprend assez vite que Valade comme Rimbaud reprennent sans arrêt des mots aux poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier, voire à d'autres poèmes en vers courts, et parfois les emprunts sont à des poèmes pourtant en alexandrins. Le mot "Conneries" est une contraction de titres divers des recueils de Pommier, de Colères à crâneries. Et j'ai montré en 2009 l'importance clef de la dispute entre Verlaine et Barbey d'Aurevilly au sujet précisément du mérite respectif des vers de Pommier et de ceux de Banville. J'insiste d'ailleurs sur cette opposition entre le mérite respectif des vers de Pommier et ceux d'un des principaux maîtres du Parnasse. C'est cette dispute qui nous a valu les Médaillonnets anti-parnassiens de Barbey d'Aurevilly, puis le Parnassiculet contemporain, et c'est parce que Verlaine a épinglé les vers d'une syllabe de Pommier dans sa réplique à Barbey d'Aurevilly en 1865 que Daudet a lié Verlaine à la forme de Paul de Rességuier. Donc, on a bien une superposition essentielle des références à Rességuier, Daudet et Pommier quand on lit les poèmes en vers d'une syllabe des contributeurs zutiques, et cela concerne autant Valade que les "Conneries" de Rimbaud.
Je ne vais pas revenir ici sur ce que doivent les trois poèmes "Jeune goinfre", "Paris" et "Cocher ivre" à Pommier, encore que dans le cas de "Cocher ivre" ça serait intéressant dans la perspective thématique du présent article. Et je ne reviens pas non plus sur les emprunts à Pommier dans les sonnets en vers courts des autres participants.
Moi, ce qui m'intéresse, c'est de poser le cadre de l'importance de Pommier et de bien souligner aussi que les parodies zutiques si elles semblent cibler un auteur au cas par cas fonctionnent comme des répliques de clans à clans. Le mot "répliques" est un peu problématique, vu que Daudet et compagnie n'ont pas accès à l'Album zutique, mais vous avez au moins compris la dynamique de groupe du Cercle du Zutisme, et vous comprenez aussi comment poser un regard transversal sur ses parodies en vous disant que nous avons un discours de sarcasmes opposant les parnassiens à un groupe en devenir qui réunit aux opposants anti-parnassiens de la première heure (Daudet, Pommier, ou assimilé Ratisbonne, Belmontet, Veuillot) à un ensemble de parnassiens (jusqu'à un membre des réunions zutiques) qui déclarent petit à petit leur hostilité à certains esprits libres : Mendès, Mérat, Coppée, Dierx visiblement, etc. Verlaine étant parodié avec "Fête galante", le monostiche attribué à Ricard n'est pas automatiquement une satire d'un poète ennemi, Ricard.
Vous constatez que je pose un cadre qui ne fonctionne pas comme celui auquel se réfèrent Claisse, Teyssèdre, Saint Clair je crois, Bardel (notice du Dictionnaire Rimbaud de 2021) et quelques autres. Eux voient des parodies, identifient une cible et lisent le poème comme une charge d'un tel ou d'un tel. Ils conviennent que dans le cas de Verlaine les attaques ne portent pas à conséquence ("Fête galante" ou "Jeune goinfre"), mais pour le reste c'est systématiquement une lecture antipathique ou nimbée de reproche qui est envisagée.
Personnellement, je ne vois pas comment du seul alexandrin : "L'humanité chaussait le vaste enfant Progrès[,]" on peut envisager une charge contre Ricard. Si Ricard parlait au nom des versaillais, oui automatiquement ça parlerait, mais là ce n'est pas le cas. Donc, mon idée, c'est de bien se représenter ce qu'était Ricard et mieux encore ce qu'était Ricard pour le Cercle du Zutisme au moment où Rimbaud invente ce vers. On ne peut pas broder et spéculer quant à la lecture de ce vers. Je ne suis pas d'accord. Je fais aussi remarquer que la lecture obscène proposée par Jean-Pierre Chambon et déclarée évidente par Claisse, Bardel et d'autres pose en réalité problème. Certes, l'emploi obscène est validé par des exemples et par une entrée dans le Dictionnaire érotique moderne de Delvau (1864, mis au pilon, mais des exemplaires ont circulé). Claisse cite la définition de Delvau, l'emploi en mention n'est pas "chausser", mais "chausser une femme". Ceci dit, peu importe, d'autant que le dictionnaire de Delvau porte mal son nom vu qu'il recense plus souvent des métaphores que des mots d'une langue érotique. Là où le bât blesse, c'est la définition donnée par Delvau. Le verbe "chausser" ne signifie pas simplement "introduire son sexe masculin dans un orifice de femme", le sens précis est que le sexe masculin correspond idéalement aux mensurations du sexe féminin. Du coup, je ne partage pas le sentiment d'évidence de Claisse qui dit que le sens sexuel admis s'imposait à l'époque à la lecture du monostiche attribué à Ricard. Alors, oui, je ne suis pas idiot, je me doute bien qu'il faut bien une petite équivoque sexuelle quelque part dans ce monostiche et que si on retire le sens obscène du verbe "chaussait" il ne va rien rester. Mais tout de même, il faut reprendre l'enquête pour bien déterminer les vraies intentions parodiques de Rimbaud. Même si on maintient que le monostiche s'enrichit d'une équivoque obscène, il faut d'abord se poser la question de ce à quoi répond précisément le vers : "L'Humanité chaussait le vaste enfant Progrès." Et pour le savoir, il faut aller chercher dans le corpus de Louis-Xavier de Ricard ce qui a bien pu précipiter cette réplique.
Et j'ajoute donc ici la dimension collective des satires. Sur la double page manuscrite qu'on peut avoir sous les yeux, on a une attaque de Verlaine et Rimbaud contre Mérat, une attaque de Rimbaud contre Armand Silvestre connu aussi sous le pseudonyme de Ludovic Hans, une attaque de Rimbaud qui côtoie celle contre Mérat et qui contient une allusion rimique à Mendès "écarlatine", la pièce "Vu à Rome". On a un Verlaine épinglé. C'est un peu comme la liste des poètes et célébrités dans le sonnet en vers de six syllabes "Paris", où Mendès est mentionné avec Eugène Manuel notamment : Verlaine est une pièce du décor, puisqu'il a fixé la haine de Barbey d'Aurevilly, Daudet et quelques autres. La double page représente la société poétique de Paris, il n'y manque pas Coppée. On a eu plus tard des interventions de Camille Pelletan et Léon Valade que je laisse de côté pour cette fois, et donc on a le monostiche de Ricard. J'observe aussi la forte allure de presse parisienne : titre "Vu à Rome", humour de journaliste des poèmes faussement attribués, pratique de formes brèves très utiles dans la presse : poème-quatrain ou monostiche. On observe une tendance à la mise en regard : La parodie de L'Idole est mise en regard du quatrain "Lys", la parodie "Vu à Rome" en trois quatrains a une réplique "Fête galante" en trois tercets" avec donc une tension allant de Dierx à Verlaine, et puis deux dizains "coppéens" enchaînés sont mis en regard d'un monostiche attribué à Ricard, ce qui met en tension Coppée l'ami de la famille impériale, l'anticommunard qui comme Dierx qu'il avoisine ("Vu à Rome") veut qu'on songe à reprendre l'Alsace et la Moselle en ne restant pas des vaincus, tout en dénonçant la Commune, tandis que Ricard est un communard à ce moment-là réfugié par l'exil si je ne m'abuse (octobre 1871).
Je ne crois pas à une lecture politique de "Vu à Rome" désolidarisé de l'évident dispositif scénique de la double page manuscrite placée sous nos yeux avec "Sonnet du Trous du Cul", "Lys", "Vu à Rome", "Fête galante", deux faux-Coppée et le monostiche attribué à Ricard. Quand Lepelletier épingle Verlaine tenant la main à une "Mlle Rimbault", il mentionne que tous les parnassiens sont là avec leur éditeur Lemerre, et ils mentionnent précisément Mendès et Mérat se tenant la main, avec Houssaye et Dierx autour. Houssaye était un éditeur clef dans la presse. Pour moi, il est clair que Lepelletier a plus que maladroitement mis en garde Verlaine. Lemerre et Houssaye sont cités comme pouvant empêcher Verlaine de publier à l'avenir, et Mendès et Mérat sont clairement mentionnés en tant qu'ils se moquent ouvertement de la relation de Verlaine et Rimbaud. Et Dierx est cité, alors qu'on s'attendrait à une ribambelle de noms si tous les parnassiens sont présents ce soir-là à l'Odéon à une première de Glatigny.
Et donc, en 2009, j'avais cherché la source au monostiche en relisant les vers de Ricard qui m'étaient accessibles sur internet : ses deux premiers recueils, ses contributions au Parnasse contemporain. Je n'avais pas accès à sa plaquette sur la Pologne, et je n'ai pas lu ses ouvrages en prose non plus. A ce sujet, à l'instant même, je regrette de ne toujours pas avoir lu certaines pièces, notamment un article "Révolte populaire" écrit sous la Commune.
J'ai relevé en réalité plusieurs vers qui entraient en résonance avec le monostiche, mais j'ai mis en avant un couple de vers où l'écho était plus significatif :
Prends en pitié ce fou qui, se pensant un sage,
Crois que l'humanité marche dans le progrès ;
[...]
Il s'agit de vers du poème intitulé "L'égoïsme ou la leçon de la mort" qui figure dans le premier recueil de Ricard Les Chants de l'aube.
Les vers sont mis dans la bouche de quelqu'un qui tient un discours antithétique à celui de Ricard. Ce dernier, comme beaucoup de poètes de son époque, Hugo entre autres, formulait au contraire avec optimisme qu'il y avait une marche de l'humanité vers le progrès. Le rapprochement vaut par le placement de deux termes communs : "l'humanité" et le mot "progrès" en fin de vers (j'allais dire à la rime, mais Rimbaud n'a produit qu'un monostiche).
Cette croyance était réellement celle de Ricard, celle qu'il affirmait dans plusieurs de ses poèmes. C'est pour cela qu'il va être temps que je rédige une étude où je cite tout ce qu'il y a à rapprocher dans les vers de Ricard du monostiche créé par Rimbaud.
Mais n'avez-vous pas comme moi au passage un petit sentiment d'étrangeté ? Au lieu de citer directement des vers où Ricard affirme son credo, Rimbaud est passé par la réfutation d'un ennemi. Cet ennemi est anonyme, c'est le modèle de l'égoïste.
Et, donc au-delà de l'attente d'un article de fond sur le corpus ricardien, c'est là que vient une autre idée importante. Ricard répondait à quelqu'un de précis parmi ceux qui dénoncent le progrès. Et cette personne pourrait bien être le poète Amédée Pommier lui-même avec son recueil intitulé Colères, titre de recueil qui est un élément de l'invention du titre "Conneries" par Rimbaud.
La préface du recueil Colères est très intéressante à lire, puisque comme il allait exagérer avec les acrobaties métriques, il prétendait offrir une poésie injurieuse débridée comme jamais on en avait lu auparavant. Pommier dit s'être censuré pour ne pas offusquer des amis aux opinions divergentes. Mais, entre les lignes, vous observez que Pommier a une conception de l'art un peu déconcertante, puisqu'il a l'air de croire qu'il suffit d'être plus ordurier que les autres pour créer une œuvre décisive. Et cette lubie de Pommier croise précisément le formel et le politique.
Ce recueil de Colères, que Pommier dit qu'il aurait pu enrichir de beaucoup d'autres éclats s'il n'avait pas crain que son volume soit invendable, contient des pièces politiques où le progrès reçoit son lot, avec des pièces intitulées "Athéisme" sur l'esprit voltairien du dix-huitième siècle, etc. Vous avez aussi un poème "Aurolâtrie", et ce poème est précisément précédé d'une pièce intitulée "Egoïsme" où il est question et avec ces termes de l'humanité marchant vers le progrès.
Mon ordinateur faisant des siennes (merci les débiles mentaux de l'espionnage), je ne arrêter là pour cette fois. Je citerai les pièces et les commenterai dans un prochain article. Je n'ai pas le choix.
De toute façon, en 2024, on le sait que l'humanité ne marche pas dans le progrès, puisque la population occidentale est complètement amorphe et se laisse manipuler. On est dans un monde digne d'Orwell. Tous les messages sur internet sont enregistrés, et avec des algorithmes puissants les américains peuvent savoir qui couler, qui mettre en avant politiquement. La nullité invraisemblable de Macron, Attal, Bardella et Séjourné, elle vient de ces manipulations-là. Le parti écologiste est contre le nucléaire civil, mais la guerre nucléaire pour l'Otan ça ne lui pose pas de problème, et le parti socialiste se met dans des législatives derrière un macroniste qui le dit qu'il n'est pas socialiste et qu'il se sent plus proche de la jet set que de quelqu'un de la périphérie française. Il est absolument évident que sortir de l'union européenne, de l'euro et de l'Otan c'est la priorité absolue, on peut y ajouter la suppression du conseil constitutionnel, invention d'Ancien Régime qui n'a pas sa place. La guerre en Ukraine est faite sur des mensonges qui défient la raison. Mais, peut-être que dans cette confrontation, il y a un progrès relatif. C'est bientôt la fin de l'hégémonie américaine. D'ailleurs, le paradoxe dont vous ne vous rendez pas compte, c'est que, même s'ils ont conscience désormais d'échouer, les milliardaires et les politiques ne peuvent plus faire marche arrière, ils doivent vous vendre cette guerre, car plus vite ils se retireront plus vite on en viendra à leur demander des comptes. Là, on est dans du malheur mécanique. La Russie, la Chine, les Brics, le Sud global vont gagner. Là, le paradoxe, c'est que, même si vous croyez que les Etats-Unis s'enrichissent par la vente d'armes et la mise sous tutelle des pays de l'Union européenne, en réalité on est arrive à un moment où par leur avidité contre la Russie les élites américaines vont faire chuter le rayonnement de la puissance américaine et c'es le début de la fin d'ère glorieuse de leurs milliardaires. Là, le retournement de situation, il va arriver, il est prochain.
Je remarque que beaucoup de gens se font des illusions sur la guerre de position en Ukraine.
Il y a deux choses que vous ne comprenez pas.
Premièrement, les occidentaux pensent la guerre comme un film d'action : on va à l'assaut d'un territoire à conquérir, on prend du territoire jusqu'à ce que l'ennemi n'en puisse plus ou qu'on ait tout envahi ou qu'on ait pris sa capitale. Ben non ! Le territoire, ce n'est pas un bout de gâteau, il ne disparaît pas si on ne le prend pas tout de suite. Les russes ont une conception de l'art opératif. Ils font une guerre de position moins coûteuse en hommes, ils détruisent le matériel adverse. Et même ils se permettent des mouvements de retraite sans pertes comme en 2022 car ils considèrent qu'ils sont trop exposés. Evidemment, comme il y a tout de même des avancées russes, jadis sur Marioupol, maintenant sur quantité de villages, vous vous dites que l'argument est de mauvaise foi. Puis, vous vous dites que ça dure longtemps l'art opératif et que donc de toute façon les russes ne sont pas capables de prendre le territoire. Certes, on peut penser que le temps est long de l'art opératif et qu'à un moment s'il permet de détruire le matériel ennemi le déséquilibre doit être tel que l'invasion à un moment donné doit être toute simple. Puis, le temps long de l'art opératif a lui aussi un décompte macabre et qu'une guerre longue peut faire autant de morts qu'une guerre rapide dans le camp qui a adopté l'art opératif en vue de minimiser les pertes.
N'oubliez pas le deuxième point : les conditions actuelles de la guerre en Ukraine n'ont rien à voir avec le milieu du vingtième siècle. Il est impossible d'attaquer avec des colonnes de char en plaine à l'ère de la surveillance satellite américaine, à l'ère des missiles anti-chars disponibles en pagaille, et enfin à l'ère des drones à bas coût. C'est d'ailleurs une arme terrifiante, puisque sur le front si le soldat s'inquiète de sa mort quant à tout type d'armes, il a cette fois une arme qui peut manifester sa présence visuellement, sinon par son seul bruit, et une arme qui fait monter la peur (pensez aux pages de Marc Bloch dans L'Etrange défaite) tout en ne frappant pas forcément immédiatement une sensible. C'est un peu le prédateur qui semble jouer avec les nerfs de sa proie.
Une paix immédiate serait signée, les occidentaux devraient renoncer aux avoirs russes qu'ils prévoient d'utiliser dans ce conflit. Il y a des malins pour croire que c'est simple de prendre son argent au belligérant ennemi. Moi, tout ce que je vois, c'est que les milliardaires impliqués et nos dirigeants vont nous obliger à poursuivre cette guerre perdue d'avance, parce qu'ils n'ont pas un aussi bon futur une fois cette guerre terminée. Puis, je vois la catastrophe économique qui n'arrive pas de prendre un visage de plus en plus patent pour les pays de l'union europénne. La guerre en Ukraine n'est pas la seule cause, mais c'est encore une goutte supplémentaire dans une coupelle qui déborde depuis déjà bien longtemps. Espérons s'il faut croire au progrès que la victoire russe réveillera les populations européennes. Je ne m'attends à rien. Les européens prendront conscience de ce qu'ils ont perdu par leur insouciance après la défaite.

lundi 17 juin 2024

Nouvelle source au quatrain "Lys" de Rimbaud révélée par un intervenant sur ce blog qui a signé Cyril Balma, des triolets signés Ludovic Hans

Ce matin, je me lève en espérant prendre un peu de temps pour faire avancer mon article en cours sur le monostiche zutique de Ricard, et je découvre un commentaire dont la modération est en attente, je ne sais pas depuis combien de jours, vu que j'ai pas mal travaillé cette fin de semaine.
Je n'ai pas encore validé le message envoyé, parce que j'ai un message de problème qui a indiqué à deux reprises : "Attendre ou quitter la page". Donc, je vais immédiatement transformer ce message en article à part entière ce qui en augmentera la visibilité, d'autant que l'article précédent était de transition, écrit au smartphone avec plein de coquilles et que je prévoyais de le détruire du coup.

***

Donc, en commentaire à un article précédent, "Cyril Balma" (j'ignore évidemment si j'ai affaire à un pseudo ou non, d'autant que Cytril est le prénom du rimbaldien Lhermellier et Balma une ville en périphérie de Toulouse, la ville d'Armand Silvestre) a fourni une information sourcée capitale. Je réécris le message ici, en incluant le lien internet et en le rendant fonctionnel sur mon article de blog. Je ne sais pas si Cyril Balma avait fait exprès d'accorder épigramme à l'ancienne au masculin et j'ai corrigé systématiquement le texte de Ludovic Hans en m'appuyant sur le fac-similé, notamment en ce qui concerne la ponctuation. A noter à la lecture l'obligation d'une diérèse surprenante à "poële" pour que le  compte syllabique tombe juste. L'absence de "s" à "remord" vient de la source. Un autre point important : j'ai dû soigner l'émargement, car il y a un emploi de deux vers distincts. Les triolets sont en octosyllabes, mais il y a une légère altérations dans l'avant-dernière strophe, un décasyllabe répété à l'identique. Le journal a bien respecté l'émargement différencié selon les types de vers employés, ce que même la quasi-totalité des rimbaldiens ne maîtrisent plus à l'heure actuelle. Le commentaire adopte la forme de la lettre à Banville du 15 août 1871 avec inclusion de poème et "Monsieur" en en-tête. J'aurais du mal à jouer le Banville dans ma réponse, c'est plutôt à un rimbaldien officiel qu'il aurait fallu envoyer la primeur de cette découverte et la mise en forme blagueuse.
 :

Monsieur Ducoffre,

Le 19 septembre 1871, Ludovic Hans, que nous savons être le poète modique A. Silvestre, signe une série de Triolets du Bon voyage dans les colonnes de L'Opinion Nationale (lien vers le site RETRONEWS ici : https://www.retronews.fr/journal/lopinion-nationale/19-sep-1871/2349/5721268/2). Elle fait partie de la chronique La semaine fantaisiste, que M. Hans signe tous les mardis depuis le 27 juillet  1871. Il s'agit d'épigrammes adressé(e)s aux royalistes d'extrême-droite exclus de la commission permanente pendant les vacances parlementaires. Elles pourraient présider à l'écriture du quatrain du Cercle du Zutisme : "Lys". Je les reproduis ci-après.

               I

     Tout étant providentiel,
     C'est à propos de tes vacances,
     O Brun ! que je bénis le ciel !
     - Car tout est providentiel.
     Donc, en paix, distille le miel
     De tes futures éloquences.
     Tout en étant providentiel,
     O Brun ! je bénis tes vacances !

               II

     Quand Belcastel nous reviendra,
     La neige couvrira la France.
     Des fleurs de lis il en fera,
     Quand Belcastel nous reviendra.
     Puis, fleurs et neige, tout fondra,
     Avril, ramenant l'espérance.
     - Quand Belcastel nous reviendra,
     La neige couvrira la France.

               III

     Holà ! Pyramides, oyez :
     Oyez-vous pas, monsieur du Temple ?
     - Si jamais il passe à vos pieds,
     Holà ! Pyramides, oyez :
     Avec d'amusantes pitiés,
     Le dernier siècle le contemple.
     Holà ! Pyramides, oyez :
     Oyez-vous pas, monsieur du Temple ?

               IV

     Vive Montjoye et Saint-Denis !
     Dahirel au combat s'apprête :
     Tous les deux en lui sont unis.
     - Vive Montjoye et Saint-Denis !
     Montjoye il est, je vous le dis ;
     Saint-Denis, il est par la tête.
     Vive Montjoye et Saint-Denis !
     - Dahirel au combat s'apprête.

               V

     Dans un poêle, Ravinel
     Comme Descartes se retire.
     Nous voyons, remord éternel,
     Dans un four, monsieur Ravinel.
     - "Tiens ! c'est la bûche de Noël !"
     Dit Paris avec son gros rire.
     - Dans un poêle, Ravinel,
     Comme Descartes se retire.

               VI

      Bon voyage, monsieur Ducrot !
On sait pourquoi vous n'aimez pas la presse !
      Mais ne le rappelez pas trop.
      Bon voyage, monsieur Ducrot !
      Naguère, en vous prenant au mot,
      Nous avions tort, je le confesse.
      Bon voyage, monsieur Ducrot !
On sait pourquoi vous n'aimez pas la presse !

               VII

     Contre la presse ou bien Paris,
     Vous tous qui preniez la parole,
     Allez reposer vos esprits.
     Contre la presse ou bien Paris,
     Pour nous sauver pas de tels cris,
     Vous croyez-vous au Capitole ?
     Contre la presse ou bien Paris,
     Vous tous qui preniez la parole ?

                                   LUDOVIC HANS.

A vous de mesurer l'opportunité de cette anecdote. Rimbaud aurait pu, sur ce modèle, [suite du message encore non accessible : on verra après validation].

***

Il va de soi qu'il ne m'appartient pas de "mesurer l'opportunité de cette anecdote", il s'agit d'un domaine réservé : il faut faire partie des chapelles d'universitaires rimbaldiens ou être une personne avec un minimum de statut, ou bien il faut faire allégeance à Macron, Lefrère ou aux grands patrons du rimbaldisme, mais bon, je vais faire comme si ça m'appartenait quand même... Le danger, c'est qu'après les rimbaldiens s'interdiront d'officialiser la mise au point. Il leur en faudra une fausse de substitution si par malheur ma mise au point disait vrai.
Trêve de plaisanteries !
Donc, ces triolets posent un problème, en même temps qu'il s'agit d'une découverte éclairante et authentique.
Je m'explique.
Un fait étonnant, c'est la liaison entre le poème envoyé par lettre à Banville "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs" et le quatrain "Lys" de l'Album zutique, puisque les deux ont un sujet en commun et que certains traits d'esprit (pour dire vite) passent de l'une à l'autre composition. Cependant, le poème envoyé à Banville cible plutôt Banville : il est cité dans le poème et est le destinataire de la lettre et du poème, lequel est demeuré qui plus est inédit, n'étant pas repris dans le dossier de manuscrits préservés par Verlaine, Forain et consorts. Le quatrain "Lys" cible Armand Silvestre, celui qui signait aussi sous le pseudonyme de Ludovic Hans. Autre différence notable, le premier poème envoyé à Banville est en octosyllabes et le quatrain zutique est en alexandrins.
Et voilà que tombe une source qui a un côté le cul entre deux chaises, puisque le poème de Silvestre a été publié dans la presse le 19 septembre 1871, entre les deux dates de transcription des deux poèmes qui nous intéressent. Peu importe, l'antidatation "14 juillet", le poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" doit être daté de l'envoi de la lettre en août 1871 à Banville, le 15 août en principe. Le poème "Lys" date d'octobre pour sa transcription zutique, mais il ne faut pas écarter l'idée d'une genèse de certaines contributions zutiques rimbaldiennes depuis au moins son arrivée à Paris à la mi-septembre.
Armand Silvestre (ou Ludovic Hans) n'écrivait pas de poèmes-quatrains à ma connaissance. Pour l'instant, je considère qu'il y a une enquête à faire sur la pratique zutique du poème-quatrain. Il faudrait enquêter sur les poèmes d'esprit zutique ou satirique antérieurs, il faudrait aussi faire des recherches dans la presse : l'usage concis et satirique du quatrain ou du monostiche dans des rubriques de faits divers. J'envisage aussi de chercher des titres du format "Vu à Rome" dans la presse. En tout cas, dans "Lys", Rimbaud a employé l'alexandrin parce qu'il a parodié des alexandrins des deux premiers recueils de Silvestre, et surtout ceux du sonnet à Rosa où figure le mot "étamines" à la rime. Je dis tout cela parce que nous avons un passage frappant des octosyllabes pour "clystères d'extase" aux alexandrins pour "clysopompes d'argent". Mon idée initiale, c'est qu'il y aurait une même source aux deux parodies de Rimbaud, mais ce glissement de l'octosyllabe à l'alexandrin est pour moi frappant, puisque la logique parodique veut qu'on reprenne certains éléments de versification à a sa source. Ici, on a un changement de type de vers, et un changement de cible déclarée : passage de Banville à Silvestre.
La source proposée ici a le mérité d'être en octosyllabes, mais ne peut en aucun cas être une source à "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", à cause de la datation : 19 septembre contre 15 août.
Cependant, l'emploi de triolets enchaînés est remarquable et permet de relativiser certaines difficultés. On sait que le nom de Banville est associé au regain d'intérêt pour la forme du triolet. Mais il faut ensuite distinguer le poème triolet du poème en triolets, autrement dit du poème dont la strophe est un triolet, les triolets enchaînés si vous préférez.
Banville a composé des poèmes-triolets, mais il n'a publié que deux poèmes en triolets enchaînés dans ses Odes funambulesques. L'un sera remanié dans la nouvelle édition des Odes funambulesques de 1873-1874. Alphonse Daudet a publié des triolets enchaînés avec son plus célèbre poème "Les Prunes". Rimbaud a composé des triolets enchaînés avec "Le Cœur supplicié" devenu "Le Cœur du pitre" et enfin "Le Cœur volé". Plus vif que les rimbaldiens, je soupçonne bien évidemment que Rimbaud a vécu un séjour au contact de poètes zutiques parisiens lors du séjour dans la capitale qu'il rapporte à Demeny et qui eut lieu du 25 février au 10 mars. A part Jacques Bienvenu, les rimbaldiens ne se demandent même pas où Rimbaud a bien pu dormir du 25 février au 10 mars à Paris. On sait qu'à son arrivée il a dormi dans l'atelier d'André Gill (quelques photographies du bâtiment où Rimbaud a dormi dans un des tout récents articles printaniers de mon blog), mais il n'y serait pas resté. On sait aussi que dans ses lettres du début octobre 1871 à Maître et Blémont, Léon Valade s'attribue un rôle de saint Jean-Baptiste dans l'exhibition de Rimbaud devant les parisiens, aux côtés de Verlaine. Alors, je sais que pour les rimbaldiens c'est très compliqué à comprendre, mais cela expliquerait de manière lumineuse pourquoi Rimbaud dit de Mérat et Verlaine qu'ils sont les deux voyants de la nouvelle école parnassienne. S'il a rencontré Valade entre le 25 février et le 10 mars, tout s'explique. Il est vrai que Verlaine était moins friand de Mérat, mais je n'exclus même pas une rencontre directe avec Verlaine à ce moment-là. Les rimbaldiens ne se posent pas les questions élémentaires. Vous m'imaginez, moi, débarquer, non pas pour vivre, mais juste pour faire quinze jours de recherches à Paris, chez un universitaire rimbaldien ? Vous m'imaginez débarquer chez Reboul, chez Murphy. Aujourd'hui, ce serait un cas de casus belli, mais c'était déjà inenvisageable en 2002, ou en 2000, ou en 1998. Il va de soi que si Verlaine a hébergé Rimbaud à son arrivée, c'est que les choses autrement engagées que ce que la maigreur des informations peut nous le laisser croire. Lors de ce séjour à Paris, du je le rappelle 25 février au 10 mars, Rimbaud cherchait l'adresse de Vermersch, l'inventeur du mot "Zutisme" apparemment (voir un article sur le blog de jacques Bienvenu à ce sujet). Il cherchait l'adresse de Vermersch, mais il ne cherchait pas à se loger lui-même ? Les rimbaldiens, eux, ils préfèrent se poser des questions d'une force éblouissante du genre de celle-ci : "Oh ! Rimbaud se rend à la librairie de Demeny, il veut faire avancer son projet de recueil douaisien millésimé 1870 !" Mais comment on peut lâcher la proie pour l'ombre à ce point !
Et, évidemment, on peut même ouvrir une fenêtre et se demander si Rimbaud n'a pas rencontré Banville et lu à ce moment-là la version remaniée du poème en triolets enchaînés réservée à la future édition. Mais, cela reste spéculation. En revanche, fréquenter Gill, Vermersch et Valade, à tout le moins, cela jetterait un jour nouveau sur l'emploi des triolets enchaînés dans le cas du "Cœur volé", parce qu'au-delà de Banville il y a "Les Prunes" d'Alphonse Daudet, cible zutique et pré-zutique déclarée depuis l'affaire du Parnassiculet contemporain, et il y a Valade lui-même qui sera au moins associé à la publication de triolets satiriques de circonstance dans la presse avec La Renaissance littéraire et artistique.
Et donc, sous le pseudonyme Ludovic Hans, Armand Silvestre atteste l'existence de triolets enchaînés dans des rubriques satiriques de faits divers politiques ou littéraires dans la presse. Le dépouillement littéraire de tous les périodiques d'époque, c'est le drame de la culture française. Il n'a pas été fait et beaucoup de choses sont peut-être déjà perdues, faute d'avoir été bien récoltées, faute aussi de résistance des papiers journaux d'époque à l'usure du temps.
Le présent document prouve encore une fois, car ce n'est pas la première, qu'il y a des découvertes rimbaldiennes à faire à partir de l'étude des journaux d'époque, même obscurs. Je rappelle que cela nous a valu une révision du texte de "Tête de faune" dans la version des Poètes maudits (découverte d'Olivier Bivort de sa pré-originale dans une Revue critique difficile d'accès).
Le poème de Silvestre a aussi l'intérêt de fixer Silvestre en tant que disciple de Banville, puisque les triolets et la fantaisie du poème de Silvestre sont clairement dans l'esprit des Odes funambulesques. Rimbaud vient d'arriver à Paris d'ailleurs, autour du 15 septembre, donc le poème en triolets de Silvestre a pu faire partie de ses premières lectures où il découvrait un poème inédit en même temps que Verlaine. Il faut imaginer la scène : Verlaine ou une connaissance rapporte le périodique, et Rimbaud et Verlaine découvrent à peu près ensemble, à peu près en même temps le poème.
La filiation à Banville des triolets de Silvestre permet de lier définitivement l'esprit du quatrain "Lys" à l'esprit du poème envoyé à Banville en août "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs".
Rimbaud y a vu une liaison opportune qui a relancé les associations d'idées qu'il avait au moment de composer "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs".
Evidemment, il y a peu de place pour imposer une influence décisive des triolets du 19 septembre sur le quatrain ramassé composé par Rimbaud. Certains éléments n'apparaissent tout simplement pas dans les pièces de Silvestre, le mot "balançoirs" par exemple. Le premier vers : "O balançoirs ! ô lys ! clysopompes d'argent !" est clairement une reprise du poème envoyé à Banville, à tel point que les rimbaldiens avaient considéré comme sans intérêt d'aller éplucher les vers de Silvestre. Il était admis que Rimbaud parlait à un trop haut degré de généralité que pour s'intéresser à une source expresse du côté des poésies d'Armand Silvestre.
Les vers 3 et 4 s'inspiraient directement d'un sonnet païen de Silvestre, jusqu'à la reprise du nom "étamines"  à la rime.
Notons que plutôt que de reprendre la mention "avril" Rimbaud a privilégié la mention de "L'aurore", et au passage je fais le lien avec le recueil Les Chants de l'aube de Ricard, d'où provient la source au monostiche : "L'humanité chaussait le vaste enfant Progrès !", monostiche contre poème-quatrain.
On peut pourtant noter que les triolets n'établissent pas qu'un lien entre Banville et Silvestre, ils établissent aussi un lien par les lys qui éclairent que l'accusation faite à Banville de ne trouver nulle part des lys passent en ironie mordante sur les lys des poèmes de Silvestre. Non seulement dans les deux poèmes il y a une ironie à propos de fleurs poétiques abondantes qu'on ne voit nulle part dans la Nature, mais il y a une ironie autour de son symbole politique : "Monsieur de Kerdrel" et "Dédaigneux des travaux, dédaigneux des famines[.]"
Nous avons aussi une liaison politique qui se précise au sujet des étamines, puisque l'attaque des "Triolets du Bon voyage" commence par les vacances de Brun, qui loin d'être un ours est assimilé à une abeille : "distille le miel / De tes futures éloquences."
Il va de soi aussi que le poème de Rimbaud redouble la raillerie des trois premiers des vers suivants signés Ludovic Hans :
Quand Belcastel nous reviendra,
La neige couvrira la France.
Des fleurs de lis il en fera,
Quand Belcastel nous reviendra.
Puis, fleurs et neige, tout fondra,
Avril ramenant l'espérance.
- Quand Belcastel nous reviendra,
La neige couvrira la France.
J'ai cité l'intégralité de cette strophe-triolet, à cause de la mention clef "avril".
Le reste des "Triolets du Bon voyage" ne me fait pas relever une autre source sensible. Là, comme ça, je ne vois rien d'autre à relever.
Toutefois, le poème en triolets fait suite à un article en prose que je n'ai pas encore lu, vu que je dois manger et travailler cet après-midi, il est déjà 13h50, je suis en retard.
Et mon article sur Ricard, je suis vachement brimé moi avec cette découverte du jour... Boah ! cette découverte m'a bien plu, mon article peut attendre quelques jours de plus.

mercredi 12 juin 2024

Du zutique à dire sur Ricard, suite à venir

 C'est marrant : personne dans la section "commentaires" pour s'émerveiller de la liaison maternelle entre le vers 2 et le vers final de "Voyelles". Aucun recensement en ligne. Vous êtes sûrs d'aimer la poésie et d'avoir choisi le parti de l'intelligence ?
J'ai sous la main l'article de quelques pages de Claisse sur le monostiche zutique. Il m'avait piqué le vers de "Solvet seclum" de L'écoute de Lisle en source à "Soir historique" mais le volume La Poesievjubilatoire répondait à des impératifs. Il était écrit en même temps que le volume de Bernard Teyssedre dont je n'avais pas été mis au courant.
Il fallait empêcher Guyaux de s'attribuer la source au monostiche zutique dans ses notes de La Pléiade puisque je n'étais pas cité à propos de ce monostiche. Il fallait aussi m'empêcher de trop rayonner sur l'Album zutique, donc en urgence la revue Parade sauvage et des contacts de Lefrere, le brillant hématologue express, ont réduit deux livres. Je fus caressé dans le sens du poil, je publie deux articles dans le volume La Poesievjubilatoire, mais il s'agissait d'endiguer les découvertes à venir. Plusieurs eurent lieu tout de même. Restera le problème du livre de Teyssedre qui s'attribuer ma chronologie des contributions zutiques, sauf que publications à l'appui, de justesse, mon antériorité est définitivement acquise.
Personnellement, Clarisse profitait de l'article de commande pour réaffirmer sa thèse déflecteurs des Illuminations comme une critique des illusions. Dans son article sur Ricard, Clarisse dit des choses aussi absurdes que la parenthèse (Elles n'existent pas!) Dans Barbare signifie la mise en garde contre l'illusion du poème. N'importe quoi !
Enfin bref !
En 2024, j'ai pris mon temps pour faire ce que j'avais annoncé des le départ : moa propre mise au point. Je voulais relire tout Ricard.
Tout ça va arriver. Je viens de publier deux articulets.  La suite est prochaine.
Il sera question d'Amedee Pommier, une autre cible zutique, d'une lecture d'ensemble des vers de Ricard, de ma tension marcher dans le progrès avec le monostiche, du discours sur l'avenir, de la maternité des jeunes filles, de Quinet, de K'ai embrassé l'aube d'ete" en lien avec le titre Les Chabts de l'aube.
Et puis vous avez vu le dispositif des deux pages manuscrites de l'album zutique qui se suivent : sonnet plus quatrain sur une page avec pour Rimbaud la parodie de Merat et celle de Silvestre, puis trois quatrains contre trois ou quatre tercets, puis une série de deux dizains et un monostiche ? Rimbaud reprendracla suite sonnet et quatrain avec Voyelles et L'étoile à pleure rose... mais le monostiche et le quatrain ont un point commun finalement : citation minimale d'un vers contre citation minimale d'une strophe quatrain plus que rarement autonome.
Je pense aux citations de quatrains et monostiches dans la presse, mais pas pu faire d'enquête à ce sujet. Je pense à une recherche similaire pour le titre Vu à Rome qui a tout d'un titre de faits divers dans un journal.
Bref, voilà comment j'anticipe l'évidence de supériorité d'intérêt de mon étude du monostiche zutique attribue à Ricard sur les analyses de Claisse, Teyssedre ou Saint Clair. Avant d'écrire l'article, je considère déjà que mon travail est plus cadre et plus dans l'esprit d'un lecteur en contexte de l'album zutique.

lundi 10 juin 2024

Regard d'Orphée et regard de mère : l'unique rime masculine de "Voyelles" expliquée !

 Par le passé, je n'ai pas eu la chance d'accéder au livre de Jean-Bertrand Barrère paru en 1977 Le Regard d'Orphée ou l'échange poétique, souvent réduit en Le regard d'Orphée. Je n'ai eu accès qu'au seul article : "Les 'Voyelles' telles quelles ?" d'ailleurs recueilli dans le présent volume.
Le livre de Barrère offre des études sur quatre grands noms de la poésie : Hugo, Baudelaire, Rimbaud et Apollinaire. Il contient un "Avant-propos" inscrit dans une polémique d'époque : Barrère veut défendre l'intérêt d'une recherche sur les sources en la mettant à l'abri de la barbarie asséchante de la méthode d'origine anthropologique qu'est le structuralisme. Suit une longue introduction où Barrère explique quelque peu le titre de son volume. Cette introduction serait en réalité sa "Conférence inaugurale de la chaire de Littérature française prononcée à Cambridge le 28 novembre 1955 et publiée par Cambridge University Press" en 1956. Toutefois, je préfère citer les remarques concises et claires de son "Avant-propos" :
   Je voudrais qu'une certaine compréhension, si j'ose dire, d'artiste vienne corriger ce que la recherche érudite peut avoir de glacial et d'étranger à la création des poètes au point de les impatienter. Le lecteur de ces études retrouvera, je m'en assure, à travers leur dessin méandreux, le propos exposé dans le Regard d'Orphée, soit ce que j'y appelais l'échange poétique.
Cela m'a paru clair en regard du tout début de l'avant-propos lui-même :
    Lecteur de poésie, j'ai été frappé, comme d'autres, par les parentés avec différence que présentent les textes de nos poètes. Ils semblent se repasser des thèmes, ce qui n'est pas extraordinaire, et même des motifs ou images propres à les incarner, que chacun d'eux, s'il en a le talent, marque d'une manière particulière à son imagination. [...]
Barrère a été injustement attaqué par le critique rimbaldien alors quelque peu omnipotent qu'était Etiemble. Barrère est bien meilleur qu'Etiemble, et Barrère a été celui qui aurait dû mettre tous les rimbaldiens sur la voie d'une compréhension fine de "Voyelles". Il a identifié le poème de Victor Hugo "La Trompette du Jugement" comme source au dernier tercet de "Voyelles". Il n'a rien dit du fait que "clairon suprême" mentionné par Hugo dans "La Trompette du Jugement" (et dans "Eviradnus", autre poème de La Légende des siècles de 1859) était retourné en "Clairon Suprême" dans "Voyelles". Mais il est évident qu'il avait identifié ce point. Pourquoi avoir laissé cela dans le tacite ? Mais il l'explique dans son "avant-propos" au Regard d'Orphée :
[...] Au contraire d'un systématisme autoritaire, j'ai cherché à garder une souplesse essentielle, qui risquera de faire méconnaître la méthode à certains, mais permettra à d'autres de voir à travers les études les motifs se répondre.
Par un respect trop scrupuleux des poètes, il ne pouvait tout simplement pas dire crûment que Rimbaud avait inversé l'expression "clairon suprême". Ce qui intéressait Barrère, c'était de croiser les points de vue sur les deux poèmes, sinon les deux poètes.
Surprise pour moi, avant ma naissance, Barrère avait déjà publié une revue de vers de Victor Hugo, avec Les Contemplations en bonne place, où il était question d'un mystérieux alphabet céleste offert à la contemplation du poète. Le volume collectif rassemble quatre études de Barrère sur Rimbaud. Nous avons successivement les articles : "Rimbaud, l'apprenti sorcier : en rêvant aux 'Voyelles' ", puis "Les 'Voyelles' telles quelles ?", ensuite " 'A propos de fleurs' : Rimbaud et Banville", et enfin : "Sur 'Mauvais sang' : Rimbaud, Parny et Chateaubriand".
Je possédais des photocopies de l'article assez court : "Les 'Voyelles' telles quelles ?", et encore je me demande si j'avais déjà accès à cet article en 2003 quand j'ai publié l'article "Consonne" dans le numéro 19 de la revue Parade sauvage. Ici, je découvre enfin l'article : "Rimbaud, l'apprenti sorcie : en rêvant aux 'Voyelles' ". Et c'est dans ce premier article sur "Voyelles" que Barrère cite les nombreux vers hugoliens sur l'alphabet qu'il faut deviner au ciel :
Je suis le démagogue, horrible et débordé,
Et le dévastateur du vieil ABCD.

L'alphabet, sombre tour qui naquit de Babel ;

O nature, alphabet des grandes lettres d'ombre...
J'en ai relevé d'autres dont les sept lettres d'or du nom Jéhovah, et je précisais clairement qu'il y en avait un très grand nombre à relever dans Les Contemplations dans mon article "Consonne". Benoît de Cornulier a livré une étude dans le numéro 29 de la revue Parade sauvage où il exploite à son tour cette question de l'alphabet mystérieux en citant le cas des "sept lettres d'or" du nom Jéhovah" en particulier, un des vers non cités explicitement par moi, du moins dans les revues rimbaldiennes officielles, ou par Barrère. En tout cas, l'antériorité vient donc clairement de Barrère. J'étais le réactivateur de sa lecture de "Voyelles" en 2003. Mais vous allez voir qu'une antériorité de perdue ne m'empêche pas de tout de suite imposer une nouvelle réflexion inédite qui éclaire d'un jour précieux tout le commentaire du sonnet "Voyelles".
Barrère cite aussi des vers des Contemplations sur la force magique du mot : "Fou qui s'en joue !" et en tête de son article il a choisi pour une de ses deux épigraphes un vers du poème de La Légende des siècles "Le Satyre : "Il semblait épeler un magique alphabet."
Cet article est remarquable, du moins le début. Il y a toute une première partie de l'étude qui est admirable et où Barrère vise juste jusqu'à identifier la source hugolienne du tercet final. Malheureusement, dans la deuxième note de bas de page de l'article, Barrère nous avertissait qu'il rangeait son analyse "du côté des explications par l'alphabet". Et c'est là que le bât blesse, il va lâcher tout ce qu'il y a d'exceptionnel dans le début de son étude. Etrangement, les rimbaldiens ont connu une effervescence exceptionnelle à partir des années 1980, mais ils ont très peu cité le livre de 1978 de Jean-Marie Schaeffer sur Les Lettres du voyant et ils ont reflué petit à petit l'intérêt des articles sur "Voyelles" de Barrère. En 2003, ils auraient pu dire que mon article "Consonne" reprenait des idées clairement explicitées par Barrère, en tout cas celle de l'alphabet. Mon article "Consonne" a ramené certaines idées sur le devant de la scène, du moins petit à petit, puisque je ne compte qu'une poignée d'articles en vingt ans qui vont enfin dans la direction indiquée par moi et auparavant par Barrère, mais les études de Barrère ne sont pas citées.
Au début de l'article "Les 'Voyelles' telles quelles ?" Barrère précise répliquer à un article d'Etiemble qui avait pris ce même titre sans le point d'interrogation. Etiemble, particulièrement détestable, crache son venin sur l'intérêt littéraire du sonnet, et insulte et méprise à tout va tous ceux qui ont élucubré sur ce poème (et je reprends le verbe "élucubrer" à un article final de Verlaine sur Rimbaud en 1895). Etiemble a fait ce qu'il fallait pour nuire à Barrère qui n'était d'ailleurs pas un critique rimbaldien chevronné en tant que tel. Mais, fait intéressant, au début de son article sur notre "apprenti sorcier", Barrère fait remarquer que Rimbaud doit plus s'intéresser aux lettres qu'aux couleurs, puisqu'une couleur fondamentale telle que le jaune a été négligée. Là encore, c'est la grande faute des rimbaldiens de n'avoir pas sur glisser de la trichromie des peintres jaune, bleu, rouge à la trichromie fondamentale en optique : vert, rouge et bleu ou violet, théorie capitale qu'on doit à Young au début du dix-neuvième et qui était approfondie par Helmholtz dont les travaux n'étaient pas ignorés de la Revue des deux mondes à l'époque de Rimbaud. Or, si je n'ai jamais eu le courage de lire les volumes d'Etiemble Le Mythe de Rimbaud, il se trouve que dans les années 1990, Marie-Paule Beranger, autrice d'un volume para-universitaire Douze poèmes expliqués de Rimbaud m'apprend qu'Etiemble avait mentionné que l'hésitation entre bleu et violet du tercet final de "Voyelles" correspondait à la trichromie de Helmholtz. J'ai pu d'ailleurs constater qu'en dehors des publications rimbaldiennes, sur internet, dans la vie privée, et parfois parmi des professeurs d'université toulousains non rimbaldiens, l'idée que Rimbaud faisait allusion  la trichromie de Helmholtz circulait. J'ai signalé cette trichromie non dans mon article "Consonne", mais à partir de 2005 dans un article paru dans un colloque de la revue Parade sauvage, et j'ai renforcé cela dans un article paru dans la revue Rimbaud vivant un peu après ma conférence au café Le Procope en 2010.
En clair, Barrère a sous-estimé que les couleurs étaient organisées en un double système complémentaire valant complétude : "noir et blanc / trichromie rouge vert et bleu/violet".
Mais, le début d'article de Barrère mérite ici une mention spéciale, et ça va amener à la chute de mon article où tout le monde sera par terre. Je cite donc le début de l'article "Rimbaud, l'apprenti sorcier enb rêvant aux 'Voyelles' ":

    J'ai souvent admiré qu'on mît parfois en note, au bas d'un texte, ce que chacun sait, ou du moins peut chercher et trouver, et non ce que soi-même on ignore, quitte à poser la question. Cet étonnement me revenait en lisant le vers de Voyelles

     Je dirai quelque jour vos naissances latentes

annoté : "Latentes, cachées (mystérieuses)." Une édition scolaire des Pages choisies de Rimbaud [Note de bas de page : "H. Bouillane de Lacoste, Classiques illustrés Vaubourdolle (Hachette, 1955)."], la première, je crois, et fort méritoire et courageuse, nous donne l'occasion de constater, avec Etiemble, combien peu l'on sait pour expliquer ces poésies. [...]
Malheureusement, Barrère ne va pas expliquer ce vers, il va passer ensuite à sa propre lecture située dans le courant des explications par l'idée d'une référence à un alphabet. Cela nous vaudra tout de même des pages brillantes quant à la liaison du dernier tercet avec les visions hugoliennes, mais pour retomber ensuite. Je ferai un article à part sur cette question des visions hugoliennes. Aujourd'hui, je veux parler du vers 2 de "Voyelles" et de la chute du sonnet !
Je rappelle quand même que Barrère, en inspectant le dernier tercet, trouve certes très sympathique la source proposée par Bouillane de Lacoste d'un alexandrin de Leconte de Lisle : "Le rayon d'or qui nage en ses yeux violets", mais qu'il est clair pour lui que le regard à la fin du sonnet "Voyelles" est celui du Créateur. Barrère s'enferre un peu vite dans l'identification du Dieu biblique, mais il aurait eu raison de souligner avec nuance que nous avons affaire soit à Dieu soit à un substitut provocateur qui lui reprend certains attributs. Dans son article de la revue Parade sauvage, Benoît de Cornulier qui d'ailleurs s'intéresse au cas singulier la rime masculine finale développe une troisième thèse, qui est déjà présente à la marge dans un article sur "Credo in unam" et les mythes platoniciens paru peu de temps avant dans la revue Parade sauvage : le regard violet serait celui du poète lui-même, de Rimbaud le voyant. La première thèse est toujours défendue, notamment par Yves Reboul dans son article "Voyelles sans occultisme" : il s'agirait du regard de la Femme. Notons que cette thèse de lecture pourrait facilement s'étoffer avec par exemple des vers épars des poésies des recueils de Léon Dierx, mais je n'adhère pas à cette lecture, car avec Barrère je considère que les signes du divin sont explicites dans les tercets de "Voyelles". Moi, je suis clairement dans la thèse du Dieu Créateur et je récupère l'érotisme féminisant très simplement en considérant que, en 1870, Rimbaud a envoyé à Banville un poème intitulé "Credo in unam" où il rejette Dieu pour affirmer sa foi en Vénus. Et nous aurons ultérieurement des allégories féminines dans les poèmes des Illuminations : "Raison", "Being Beauteous", "Aube", etc., sans que cela ne soit exclusif, puisque le "Génie" du poème de ce nom est bien sûr une autre figuration du concet allégorique du poème "A une Raison". Mais j'en arrive à l'astuce du vers 2. Le commentaire de "Voyelles" porte exclusivement sur les associations, et donc sur le premier vers et l'ensemble des vers 3 à 14. Qu'on néglige ou non les lettres, qu'on néglige ou non au contraire les couleurs, dans tous les cas, l'analyse du vers 2 passe toujours à l'as, elle est un peu embarrassante : le poète fait une promesse future, donc qui ne concerne pas le sonnet lui-même. Or, si Barrère déplore l'explication trop évidente de l'adjectif "latentes" dans une édition d'époque, il y a une autre idée qui relie ce vers à la chute du sonnet. En effet, le poème dit qu'un jour il nous expliquera les naissances des voyelles, puis il procède à une énumération descriptives qui fixe les représentations des cinq voyelles couleurs. Il nous dresse des portraits des voyelles couleurs. Mais un récit se met en place, la distribution suit une progression. Je ne vais pas détailler ici ce que j'ai déjà plusieurs fois développé auparavant. Evidemment, comme Barrère, et même avec de plus amples précisions, j'identifie que le tercet du "U vert" parle de la Nature, tandis que le "O bleu / violet" parle de la transcendance par le regard d'Orphée porté au ciel (je reprends son expression à Barrère exprès). Rimbaud procède à la manière d'un dictionnaire, il précise à cinq reprises de quelle voyelle il est question (avec effacement de la couleur initialement apposée au vers 1) et puis à chaque fois il propose une énumération de groupes nominaux qui sont des définitions ou des équivalences, mais surtout des représentations tantôt plus abstraites ("cycles"), tantôt plus concrètes ("noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles"). Dans le cas du tercet final, le système se dérègle pour faire prédominer une nouvelle révélation. Nous avons deux vers attaqués par la mention initiale d'un "O", vers 12 et vers 14. La mention au début du vers 12, toute corruption grammaticale laissée de côté, est celle qui correspond à l'attaque de série, la mention du vers 14 est une reprise qui fait passer de la distribution ordonnée à l'exclamation sous le coup de la surprise. En clair, Rimbaud a progressivement décrit les voyelles, et tout le réseau s'interpénétrant, quand il arrive aux images du "O" tout est en place pour l'immersion d'une révélation ultime, celle du Créateur ou plutôt de la Vénus créatrice avec la révélation du regard violet. En décrivant les voyelles, le poète a eu la vision immédiate du Créateur, et il y a bien dans le dernier vers une idée de transcendance avec un être extérieur au chantier des créations propres aux voyelles. Le regard violet vient en tiers entre le poète et son tutoiement des voyelles : "vos naissances latentes" contre "Ses Yeux".
Et c'est là que c'est intéressant de relier le vers 2 au vers de chute du sonnet, puisque, même si le projet n'était pas immédiat de dire le mot des "naissances latentes", la révélation surprenante finale va en ce sens. Et justement, cela peut être prouvé lexicalement. Les naissances, cela signifie qu'il y a une mère pour les procréer, et le regard violet féminin est tout simplement celui de la Déesse mère à l'origine de toute création, la Vénus si on se permet de reprendre telle quelle l'affirmation du poème "Credo in unam". La boucle est bouclée.
Et, du coup, cela entraîne un constat assez simple au sujet de l'alternance des rimes masculines ou féminines dans "Voyelles". Rimbaud n'a pas pratiqué cette alternance dans les quatrains de "Voyelles" : ces quatrains sont sur deux rimes : "élles" et "(a)ntes". A cause de la liaison avec les tercets, la rime du vers 8 aurait dû être masculine. Donc, c'est la rime en "(a)ntes" des vers 2, 3, 5 et 8 qui aurait dû être masculine. Toujours est-il que cette unique corruption nous vaut un sonnet où dominent les cadences féminines à l'exception de la rime finale : la rime "eux" des vers 11 et 14, rime de module simple, puisque la rime en "-eux" s'appuie sur chaque dernier vers de tercet.
Or, si le regard violet qui explique les "naissances latentes" est féminin, et celui d'une mère, et si on peut échafauder une thèse de lecture un peu tirée par les cheveux où les "Yeux" sont un attribut fécondant d'une déesse mère, il y a une idée plus simple. Soufflé par la révélation, le poète est pleinement poète. Le respect final de l'alternance permet de considérer que l'harmonie est en suspens, c'est la révélation finale qui permet au voyant de redevenir un poète impeccable avec un respect de l'alternance des rimes féminines et masculines qui a bien évidemment un sens sexuel : le poète avec sa révélation a une union finale féconde avec Vénus.
CQFD.