dimanche 14 juin 2015

Conte et Les Lettres persanes

Le poème Conte correspond à une sorte de conte merveilleux oriental ponctué par une moralité, ce qui le rapproche de la fable. Notre désir ne peut pas concilier la connaissance et la vie harmonieuse. Cet emballage oriental vient de la traduction des Mille et une nuits par Antoine Galland et de son influence décisive sur la littérature française du dix-huitième siècle. C'est suite à cet engouement que Montesquieu compose son roman épistolaire Les Lettres persanes qui donneront quelque peu la note initiale des récits de Voltaire, lequel a inventé le genre littéraire du conte philosophique avec parfois à nouveau le cadre oriental comme dans Zadig. Le poème en prose de Rimbaud critique lui-même une obsession pour l'impasse métaphysique. Et la sobriété élégante de la langue du dix-huitième siècle est elle-même à l'oeuvre dans le poème de Rimbaud qui procède d'une grande économie de moyens pour aller à l'essentiel, ce qui correspond à un idéal classique de l'écrit en prose de Madame de La Fayette à Mérimée et Stendhal, en passant par La Bruyère, l'abbé Prévost, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Marivaux et Choderlos de Laclos.
Or, dans le roman Les Lettres persanes, nous pouvons relever la présence d'un conte qui est développé sur plusieurs lettres, il s'agit de l'histoire des troglodytes qu'Usbek, personnage principal du roman avec Rica, fait enseigne à Mirza resté à Ispahan. Le récit en commence à la lettre XI et il se poursuit jusqu'à la lettre XIV, sachant que l'unité du tout est soulignée par le fait que nous avons quatre lettres consécutives qui ont le même expéditeur et le même destinataire.
Les milieux de réfugiés communards à Londres autour notamment de Vermersch s'intéressaient à la fois à la pensée politique et à la Littérature, il conviendrait de chercher s'il pouvait être question de Montesquieu comme amorce.
En tout cas, dans ce récit prolongé des Troglodytes, il y a des observations à faire, et je commence par le rapprochement le plus significatif.
Le coeur du récit du poème Conte, c'est l'abondance de paragraphes où s'exprime la solution folle de massacres généralisés, mais avec un bémol ponctuant chaque tableau. Que cette violence nous paraisse typiquement orientale et puisse faire songer à d'autresz récits comme les poèmes Zim-Zizimi et Sultan Mourad de La Légende des siècles ne doit pas nous distraire d'une tentative de repérage d'un modèle littéraire.

   Toutes les femmes qui l'avaient connu furent assassinées. Quel saccage du jardin de la beauté ! Sous le sabre, elles le bénirent. Il n'en commanda point de nouvelles. - Les femmes réapparurent.
    Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations. - Tous le suivaient.
    Il s'amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. - La foule, les toits d'or, les belles bêtes existaient encore.
   Peut-on s'extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté ! Le peuple ne murmura pas. Personne n'offrit le concours de ses vues.
    Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut [...] [accompagné de la promesse] d'un bonheur indicible, insupportable même ! Le Prince et le Génie s'anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n'auraient-ils pas pu en mourir ? Ensemble donc ils moururent.
    Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince.

A l'exception de l'avant-dernier, chacun de ces paragraphes s'ouvre par une vision désirée du massacre : les femmes, puis l'ensemble de la population comme le souligne la reprise et transformation de "tous ceux qui le suivaient" à "Tous le suivaient", puis une triple scène de carnage et destruction des bêtes, des palais et des gens, puis un paragraphe thématise le mouvement du texte en s'interrogeant sur le bien-fondé des actes du Prince qui sont autant de tentatives de dépassement de soi par la destruction cruelle. Ce paragraphe lyrique "Peut-on s'extasier..." ne relève pas tant d'un registre pathétique que d'un registre comique, c'est un moment d'humour dans le texte.
Pour le comprendre, il faut observer la composition et la symétrie des paragraphes qui précèdent.
Le Prince tue toutes les femmes et celles-ci réapparaissent.
Il tua sa suite, mais tout le monde semble le suivre, ce qui crée une idée d'indénombrable, de course vaine contre l'infini.
Le retour des gens, des belles bêtes et des palais est exprimé habilement par un chiasme au paragraphe suivant. Les ravages font se succéder l'évocation des animaux rares et de prestige, celle des palais et celle du peuple, mais une énumération signale le retour de la réalité dans l'ordre inverse : "la foule, les toits d'or, les belles bêtes", ce qui crée un effet dynamique de retour graduel à la réalité niée.
La destruction ne triomphe pas. Elle est face à un obstacle insurmontable.
Mais, jusque-là, les paragraphes offraient chacun le tableau d'un récit de destruction et l'échec de celle-ci face à une réapparition spontanée. Et ce massacre portait largement sur autrui. C'est là qu'on s'aperçoit de l'humour de notre paragraphe lyrique qui s'ouvre sur une interrogation quant à l'envie de destruction cruelle et face à cela nous avons une évocation subtile des victimes de la destruction : "Personne n'offrit le concours de ses vues". Le décalage vient de ce que dans sa rage de destruction le Prince n'attendait pas les vues des autres personnes ou n'attendait plus rien d'elles. Un sens fort du texte s'exprime par là : la destruction privait précisément le Prince de toute solution. Il n'a pas su chercher avec les autres la résolution de son problème. Le texte, qu'il faut apprécier dans sa complexité, encourage aussi à penser que la solution ne peut venir malgré tout de personne, tout en dénonçant le procédé contradictoire du Prince.    
Les deux autres paragraphes se situent sur un autre plan. Cette fois, le Prince rencontre un Génie, et on peut remarquer trois points significatifs. Premier point : cette rencontre a lieu un soir, ce qui introduit des connotations crépusculaires, nous approchons d'une fin, d'une catastrophe : le Génie est non pas une aurore, mais un couchant au plan symbolique. Et, deuxième point, sur un autre plan, ce "soir" nous permet un rapprochement avec une autre rencontre vespérale : "Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux." Cette Beauté d'Une saison en enfer n'a rien à voir, malgré bien des commentaires en ce sens, avec les figures allégoriques des Fleurs du Mal (La Beauté, Hymne à la Beauté), il s'agit de la Beauté convenue du monde moral, chrétien et bourgeois qui s'articule sur des équations platoniciennes partagées par l'Eglise et la tradition morale littéraire du vrai, du bien, du beau et du bon. Dans Une saison en enfer, nous avons le versant allégorique de ce qui fut rejeté et dans Conte nous avons celui de ce qui fut accueilli au même moment par basculement d'un pôle à l'autre. Remarquons bien que le Génie est présenté comme le modèle d'une "beauté ineffable, inavouable même", sans oublier sa promesse d'amour et bonheur. Voilà qui souligne clairement l'opposition symbolique à établir entre la Beauté dont le rejet conduit en enfer et le Génie dont le substrat nous est précisé dans un magnifique poème qui porte son nom. Nous pourrions parler ici du poème Crimen amoris de Verlaine qui témoigne encore une fois des discussions poétiques entre les deux poètes exilés à Londres, sachant que le témoignage du poème en vers de Verlaine rend très suspecte encore une fois l'idée que Génie et Conte aient pu être écrits après l'incarcération de Verlaine et après la composition du poème Crimen amoris.
Le troisième point à relever nous ramène à la comparaison entre les paragraphes du poème. Cette fois, au lieu d'un massacre, d'une mort, nous avons l'apparition d'un Génie, mais le choix du verbe "apparut" fait écho à celui du verbe "réapparurent" qui ponctuait le premier paragraphe de la série des destructions. Or, le paragraphe d'apparition du Génie est en réalité symétrique des précédents, mais il est tout simplement et volontairement conçu à l'envers : nous allons d'une vie qui se manifeste à une mort commune : "Un Génie apparut. - Le Prince et le Génie moururent." Telle est l'ironie brutale de cette inversion habile à l'oeuvre dans le texte. Nous enchaînons alors avec un paragraphe qui reprend l'ordre : expression de la mort, puis vision de la vie.
Expression de la mort : "Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire" et vision de la vie : "Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince."
La différence, c'est qu'au lieu d'une affirmation de la vie qui mettrait en échec la destruction "Les femmes réapparurent" ou "La foule, les toits d'or, les belles bêtes existaient encore", nous avons droit à une leçon amère. Il ne faut pas considérer trop rapidement que nous avons affaire à une même phrase répétée à l'envers, ce qui reviendrait à ne dégager comme sens que ce que le poète aurait pu dire autrement en une phrase : "Le Prince et le Génie étaient la même personne". Certes, la chute ironique implique la dérision de cette identification, mais les phrases formulées par Rimbaud ont un sens plus précis et un sens rythmique même, extrêmement rythmique, absolument rythmique. Il s'agit de phrases attributives à l'aide de groupes nominaux. Un attribut du sujet ne dit pas tant ce qu'est le sujet que comment il est, ce cas est manifeste quand il s'agit d'adjectifs : "Le Prince était génial. Le Génie était princier." Normalement, la question qu'on pose pour identifier un attribut du sujet après un verbe, ce n'est pas "quoi", c'est "comment". Le Prince était comment : le Prince était génial. Le cas est un peu plus compliqué avec un groupe nominal : Jean est le médecin. Il faut bien avouer que la question avec "quoi" ou "qui" est plus naturelle que la question avec "comment". Toutefois, nous disons quelque chose de Jean, qu'il est médecin, et nous ne sommes pas dans une relation sujet-verbe-objet. Il faut donc bien rester dans l'idée que l'attribut définit les qualités du sujet auquel il se rapporte. Mais il y a une autre observation préliminaire qui nous reste à poser. Avec un adjectif en position attribut, l'ordre des morts peut être inversé : "Grande est sa raison", "sa raison est grande". Dans le cas où le sujet et l'attribut du sujet sont tous deux des groupes nominaux, le premier groupe nominal est le sujet et le second est l'attribut : c'est le Prince qui était le Génie dans le premier cas et c'est le Génie qui était le Prince dans le second.. Le lecteur un peu pressé peut soutenir que nous ne sortons pas d'un vulgaire problème d'identification et que la répétition dans un sens puis dans l'autre n'est qu'une figure d'insistance. Or, puisque rencontre il y a eu avec le Génie un certain soir, le Prince n'est pas en permanence le Génie, le Génie est un état du Prince, un état qui peut s'altérer. Pour moi, le sens de la reprise par Rimbaud est la suivante. Dans la première phrase, nous avons une direction qui va du Prince au Génie, ce qui correspond aux aspirations à une santé essentielle révélée : Le Prince était devenu le Génie, tel est le sens de la première phrase : "Le Prince était le Génie". Oui, le Prince s'était révélé être un Génie. La seconde proposition inverse le sens de la direction en allant cette fois du Génie vers le Prince : Le Génie n'était que le Prince, le Génie n'était pas plus que le Prince. Les deux phrases inscrivent une courbe grâce à un chiasme encore une fois subtil. C'est ce chiasme qui rend compréhensible la contradiction apparente du texte où nous passons d'une mort en couple du Génie et du Prince à une mort naturelle à un âge avancé du Prince. La mort dans la "santé essentielle" est éphémère et correspond à une prise de conscience amère des limites humaines. Un Prince est un roi potentiel, un Génie est un surhomme potentiel. Or, l'expérience fusionnelle se solde par un échec dont la mort des espoirs est la conséquence à vie, et à partir de là un Prince moribond est condamné à l'ordinaire des êtres, et à une mort physique lente qui n'a plus rien à voir avec ce qu'était le génie animé du prince. On voit que ma lecture ne s'arrête pas à considérer qu'il y a dans le texte une contradiction transcendantale sur laquelle achopper définitivement. Il n'y a pas de lecture du poème, si on ne passe pas à un plan supérieur qui résout toutes les contradictions.
Enfin, la morale du poème fait le lien entre l'histoire du Prince et le lecteur à l'aide du possessif qui accompagne un mot clef du récit, celui de "désir". Les études structuralistes ont essayé de ramener ce poème à une variation sur la présentation formelle d'un conte en considérant qu'il était perverti par des contradictions et une morale non clairement rattachée au récit, sous les prétextes fallacieux que la "musique savante" n'était pas mentionnée dans le récit et que l'adresse au lecteur quittait le terrain du récit proprement dit. Personnellement, je n'ai aucun mal à interpréter la ligne finale de Conte en tant que morale adressée aux lecteurs. On peut comparer avec des contes de Charles Perrault, l'épilogue du Petit Chaperon rouge par exemple. La "musique savante" fait clairement écho à "la vérité", aux "révolutions de l'amour" clairement assimilées à la musique dans d'autres poèmes des Illuminations, et nous pourrions approfondir les relations musicales propres à l'écriture stylisée du poème : "De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d'un amour multiple et complexe ! d'un bonheur indicible, insupportable même !" L'insupportable donne une idée de notre incapacité à atteindre à la "musique savante", qui plus est. Les théories de la lecture issues des années soixante, du structuralisme, ne sont décidément pas recevables. Sans doute fort hermétique, l'oeuvre de Rimbaud se lit comme on a toujours lu. En revanche, quant au modèle de ces paragraphes de massacres et destructions, nous avons donc songé à plusieurs extraits de l'histoire des troglodytes des Lettres persanes de Montesquieu :

  Ils avaient un roi d'une origine étrangère, qui, voulant corriger la méchanceté de leur naturel, les traitait sévèrement. Mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent et exterminèrent toute la famille royale.
  Le coup étant fait, ils s'assemblèrent pour choisir un gouvernement, et, après bien des dissensions, ils créèrent des magistrats. Mais, à peine les eurent-ils élus, qu'ils leur devinrent insupportables, et ils les massacrèrent encore.
  Ce peuple, libre de son nouveau joug, ne consulta plus que son naturel sauvage ; tous les particuliers convinrent qu'ils n'obéiraient plus à personne ; que chacun veillerait uniquement à ses intérêts ; sans consulter ceux des autres.
[...]
   Les terres de ce petit royaume [...] sécheresse [...] Ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de faim par la dureté des autres, qui leur refusèrent de partager la récolte.
   L'année d'ensuite fut très pluvieuse [...] terres basses furent submergées [...] mais ces misérables trouvèrent des gens aussi durs qu'ils l'avaient été eux-mêmes.
  Un des principaux habitants avait une femme fort belle ; son voisin en devint amoureux, et l'enleva. [...] Il n'avait plus de femme ; celle-là lui plut [...] Il l'enleva, et l'emmena dans sa maison.
  Il y avait un homme qui possédait un champ assez fertile [...] il se trouva trop faible pour se défendre, et il fut massacré.

L'histoire persane fait quelque peu songer à certaines fables de La Fontaine comme celles des grenouilles qui se cherchaient un nouveau roi. D'autres encore... Nous nous en sommes tenus à des citations de la seule lettre XI : on relève à quelques reprises des paragraphes courts qui résument l'essentiel et qui traitent sommairement d'un massacre. On rencontre plusieurs paragraphes qui balancent du constat d'une situation à un meurtre ou une iniquité finale. L'histoire de Rimbaud ne concerne pas toute une collectivité, mais un Prince. Toutefois, ce Prince est dans un voeu de destruction et cruauté tout comme ce peuple est sans "principe d'équité ni de justice", en étant composé de gens "si méchants et si féroces". Comme pour le Prince personne ne viendra offrir le concours de ses vues, et le vocabulaire est quasi identique : "ne consulta plus que son naturel sauvage", "n'obéiraient plus à personne", "sans consulter ceux des autres". Lorsqu'à force de massacres, une population plus saine renaît, Usbek s'exclame dans la lettre XII : "Qui pourrait ici représenter le bonheur de ces Troglodytes ?" Le poète intervient également dans son récit de violence pour juger des actions du personnage : "Peut-on s'extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté !" Une différence est que Rimbaud ouvre les paragraphes par les massacres et les ponctue par leur mise en échec, mais le balancement binaire de ces courts paragraphes n'en a pas moins à avoir avec le style du récit de Montesquieu. Je ne vais pas citer de manière exhaustive tous les rapprochements que je peux faire, certaines idées subtiles me font envisager également un rapprochement possible pour la genèse du poème Royauté. En revanche, le mot qui relève d'une langue assez soutenue "complaisance" se retrouve dans l'histoire des troglodytes. Et surtout, voici le début de la lettre XI qui introduit l'histoire des troglodytes :

  Tu renonces à ta raison pour essayer la mienne ; tu descends jusqu'à me consulter ; tu me crois capable de t'instruire. [...] il y a certaines vérités qu'il ne suffit pas de persuader, mais qu'il faut encore faire sentir. Telles sont les vérités de morale. Peut-être que ce morceau d'histoire te touchera plus qu'une philosophie subtile.

La difficulté à instruire rejoint l'idée d'une "musique savante" inatteignable. Et il est question chez Rimbaud de "voir la vérité", quand ici la ruse est de la faire "sentir". Mais la première phrase surtout fait écho à l'identification du Prince au Génie.
Ce point peut être approfondi. Il était question plus haut des liens entre le poème Conte et le prologue d'Une saison en enfer. Ces rapprochements pourraient se poursuivre avec la comparaison des séries de destructions dans les deux textes par exemple. On pourrait comparer encore la mort avec le Génie et l'invitation à gagner la mort faite par Satan. Mais, ce que le poète envoie sournoisement à la face de Satan, c'est une suite de feuillets qui annonce la sortie de l'enfer et dans la section Adieu un passage est souvent rapproché et pour cause du récit Conte des Illuminations : "J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée!" Le paragraphe suivant doit être également cité : "Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !"
Et si je citais le paragraphe suivant, je me permettrais un retour sur la prose liminaire avec les thèmes de la mort et de la charité !   
Le mot "conteur" est le coeur du rapprochement, mais le verbe "enterrer" est significatif également, puisqu'il fait écho au passage de la mort fusionnelle avec le Génie à la mort ordinaire du Prince.
Mais, il est d'autres échos importants entre Conte et le texte publié en 1873. Le Prince a massacré les femmes et "tous ceux qui le suivaient", cette idée est fondue en une seule quand la Vierge folle ne cesse de répéter qu'elle suivait comme une fatalité son Epoux infernal : "Je vais où il va, il le faut", "Je le suivais, il le faut !", "je le suivais moi, dans des actions étranges et compliquées", etc. Par le vocabulaire et la syntaxe, les actions "étranges et compliquées" font penser à cet "amour multiple et complexe" promis par le Génie. L'Epoux infernal nous est décrit dans des aspirations très comparables à celles du Prince, réinvention de l'amour à la clef. " - Il a peut-être des secrets pour changer la vie ? Non, il ne fait qu'en chercher, me répliquais-je." L'Epoux lui-même dans des propos rapportés s'exclame que "L'amour est à réinventer" tout comme le Prince songe à d'authentiques "révolutions de l'amour". Il est question de femmes "avec les signes du bonheur" comme il y a un Génie qui en affiche la promesse. Les massacres du scandinave rejoignent les descriptions tant du texte liminaire d'Une saison en enfer que du poème Conte. Or, la dimension psychique de l'identification du Génie au Prince, et partant de l'identification des massacres à des actes métaphoriques essentiellement mentaux, est solidement corroborée, une fois ce cadre comparatif posé, par deux formules clefs livrées par la voix de la Vierge folle : "J'étais dans son âme comme dans un palais qu'on a vidé pour ne pas voir une personne si peu noble que vous". Dans Conte, le "Prince" ne reconnaît de noblesse ni à la foule, ni aux bêtes de prestige, ni au luxe des palais, ni au harem. Il veut chasser tout cela de sa vue et de son âme. Or, cette citation de la Vierge folle qui explicite une métaphore filée du poème Conte est précédée d'un propos qui explicite cette fois la morale même du poème des Illuminations : "D'ailleurs, je ne me le figurais pas avec une autre âme : on voit son Ange, jamais l'Ange d'un autre."
Dans la mesure où on résume ce premier texte des Délires à une transposition sarcastique de la relation entre Verlaine et Rimbaud, où le poète saturnien jouerait le rôle d'une femme qui ne sait que geindre, une part conséquente d'Une saison en enfer est condamnée à être lue superficiellement, voire avec défiance pour son contenu. Sans écarter l'idée qu'il y a bien une identification partielle de la Vierge folle à Verlaine, il faut tout de même remettre en cause cette interprétation sarcastique plutôt mesquine du texte. Conte et Une saison en enfer sont sans doute deux textes fort contemporains l'un de l'autre. Et l'impossibilité de  voir autre chose que son ange, - et on peut songer ici à la célèbre citation de Pascal, qui veut faire l'ange fait la bête, - c'est sans aucun doute le discours en plus explicite qui veut que le Prince et le Génie n'aient pu que mourir ensemble et que "La musique savante manque à notre désir."
En lutte avec sa représentation du poète en surhomme, Rimbaud s'est d'ailleurs servi des allusions métriques pour concevoir la prose remarquable du poème Conte. Je suis allé plus loin dans mon enquête à ce sujet, mais je m'en tiendrai à mes deux exemples les plus importants.
Nous savons depuis longtemps que le poème est réputé se finir par une sorte d'alexandrin à césure épique. Mon interprétation est qu'il s'agit d'un fait exprès et que ce "e" de trop ne crée pas simplement un alexandrin à césure épique, mais il met de la tension qui coïncide avec l'idée de musique inatteignable. Nous percevons un alexandrin, sans que ce ne soit véritablement un alexandrin à cause du "e" de "savante" !

    La musique savante manque à notre désir.

Enfin, et là ce n'est pas du tout connu, le début du poème mime lui aussi la structure de l'alexandrin en la débordant !

Un Prince était vexé (6) de ne s'être employé (6) jamais (2)
qu'à la perfecti-on (6) des générosités (6) vulgaires. (2) 

Etant donné le relief évident de trois segments de six syllabes, je n'ai pas hésité à lire avec une diérèse à "perfection". On remarque alors que la première phrase peut se lire comme la répétition d'une structure alexandrin excédé de deux syllabes. Trois membres de six syllabes sont assonancés en "é", tandis que les deux débordements de deux "syllabes" sont assonancés en "è". La conscience d'un tel moule métrique permet de lire en en tirant des effets les mots "jamais" et "vulgaires", voire de donner de la solennité aux quatre membres de six syllabes en contrepoint. Mon étude de la suite du poème me montre que la diérèse pourrait s'envisager autre part dans le poème et que le couplage des noms aux suffixes en "-tion" et en "-té", avec insertion de quelques formes apparentées, est volontaire : "révolutions" et "agrémentée" "vérité" et "satisfaction", "destruction" et "cruauté". En revanche, "libations" et "beauté" ne sont pas couplés.
Je ne développe pas ici mon analyse du rythme d'une prose à partir de dénombrements syllabiques faisant allusion à la poésie en vers. Il me suffit d'indiquer les deux passages que je trouve les plus parlants à ce sujet. La morale de Conte s'adresse à tous et le personnage du Prince est critiqué par le poète, mais il est clair que ce poème est à rapprocher de la réflexion sur soi que suppose le livre Une saison en enfer : il y a bien un projet autocritique du poète dans cette oeuvre. Enfin, le rapprochement avec Montesquieu ne constitue qu'une partie du présent commentaire mais il réinscrit la morale du poème rimbaldien dans un espace culturel partagé !

3 commentaires:

  1. L’un de nous trouve sympa l’idée qu'avec son "e" de trop pour l'alexandrin régulier la musique « savante » manque à la métrique savante.
    L’autre, moins séduit par la quasi-métrification du début de conte.

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    1. A une Raison est toujours porteur d'un autre jeu qui me paraît évident et remarquable et porteur d'un sens mimétique évident : "Un pas de toi. (4) C'est la levée (4) des nouveaux hommes (4) et leur en marche (4)." Les réticences viendront du fait que je découpe cela comme quatre petits vers en me permettant de ne pas compter les "e" de "levée" et "hommes", mais les articulations syntaxiques favorisent ma démarche et la coïncidence est bien sensible.
      Dans Génie, j'ai relevé le jeu sur l'ennéasyllabe : "Il est l'affection et le présent", "Il est l'affection et l'avenir", et au lieu de "Il est l'affection et le passé", "il est l'amour [...] et l'éternité", j'ai d'ailleurs enrichi cela dans mon étude complète de Génie. On peut toujours dire que les deux premiers sont en grande partie une répétition, et que le troisième ennéasyllabe est d'abord de quatre syllabes puis de cinq, inversion donc, avec en plus une séparation par du texte de ces deux membres constitutifs. Mais il n'en reste pas moins que Rimbaud ne saurait manquer d'être conscient du parallélisme de tous ces termes, la dislocation est un plus et le relevé est objectif au plan des parallélismes explicites du texte. Victor Hugo dans Cromwell s'amusait bien en s'appuyant sur le mélange des voix à suspendre le débit d'un hémistiche d'alexandrin et à le reprendre après avoir glissé une petite chanson. Je parie encore que Rimbaud joue réellement sur un égrènement de syllabes dans Guerre, poème où la dernière ligne est citée plus haut comme pseudo-alexandrin : "A présent 3 l'inflexion 3 éternelle 3 des moments 3 et l'infini 4 des mathématiques 5 me chassent par ce monde 6", d'abord un surplace ensuite une progression syllabe par syllabe pour mimer le fait de compter, la fin de la phrase témoigne d'un soin dans le sens de l'équilibre des masses syllabiques "respecté de l'enfance étrange et des affections énormes", dans la mesure où les deux adjectifs choisis commencent par un "é" et sont dissyllabiques, ce que je rapproche volontiers de mon relief de "jamais" et "vulgaires".
      Rimbaud méditait ce qu'il écrivait en prose tout comme il méditait ses vers, et il était assez malicieux et ambitieux que pour chercher comment après avoir rendu le vers prosaïque il allait introduire du jeu métrique dans la prose.
      Ce ne sera pas métrique stricto sensu, ce ne sera pas sensible à l'oreille et il aura eu tort d'y croire s'il y a cru, mais la composition grammaticale des poèmes semble bien coïncider à quelques reprises avec une recherche en ce sens et il n'est pas question pour moi de lâcher l'affaire.

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  2. Rimbaud est passé du vers à la prose en passant par un vers libre à peu près métrique. Quand il est passé à la prose, il n'a pas renoncé à penser le dénombrement des syllabes.
    Evidemment, si le logiciel c'est hors de la métrique il n'y a plus de métrique, il n'y a rien à constater, ce n'est qu'une évidence qu'il n'y a plus une mesure appliquée aux poèmes en prose.
    Une solution apportée est de constater que Rimbaud vient effleurer la métrique, mais il lui fait un pied de nez, c'est le cas de le dire, et ce discours peut passer. C'est le discours que je tiens pour les fameuses lignes de douze syllabes depuis longtemps débattues, la césure épique de Conte La musique savan(6)te (e surnuméraire) manque à notre désir (6)", mais aussi les deux mots grammaticaux dissyllabiques de Guerre "C'est aussi simple qu'u (6) -ne phrase musicale (6)" et Parade "J'ai seul la clef de cet(6) -te parade sauvage (6)".
    Je considère que l'abus du "e" féminin surnuméraire de participe passé dans la ligne finale d'A une Raison relève aussi de ce principe de tension entre vers et prose, et il n'y a d'ailleurs aucune différence avec deux vers authentiques à ce sujet , un de Larme "Entourée de tendres bois de noisetiers" et un de Fêtes de la faim. Je prétends aussi qu'au centre d'A une Raison, il y a un jeu sur l'alexandrin : "Ta tête se détour+ne : le nouvel amour! Ta tête se retour+ne, - le nouvel amour !"
    La pêche ne serait pas si riche que ça, l'honneur est sauf, Rimbaud ne semble pas avoir abusé ! Ceci dit, parti ainsi, la pêche à moi me paraît pauvre !
    Si Rimbaud a mis une fois le pied là-dedans, pourquoi n'aurait-il pas poussé le jeu plus loin.

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