mercredi 16 octobre 2024

Brève N°2 : secrets paYens, des "floraisons polychromes" aux "Voyelles".

Après la transcription du poème liminaire "Propos du Cercle", les zutistes ont tourné la page et laissé Arthur Rimbaud remplir le verso. Rimbaud a recopié un poème qu'il a composé avec Verlaine, selon une distribution déjà connue de plusieurs Vilains Bonshommes. Verlaine a composé les quatrains, et introduit dans le secret de cette pratique ludique Rimbaud a composé les tercets. Le sonnet est sans doute plus ancien qu'il n'y paraît. Il est reporté après un certain temps inconnu de succès, quelques jours, une semaine ou deux, dans le corps d'un nouvel Album de poètes délurés. Rimbaud recopie le "Sonnet du Trou du Cul" qui est de lui et de Verlaine. Il appose un surtitre "L'idole." avec les techniques de transcription de l'éditeur des parnassiens Alphonse Lemerre : minuscule à l'initiale du nom et point. Puis, il enchaîne avec une création personnelle "Lys". Il s'agit d'un simple quatrain. Cela pourrait témoigner d'une relative paresse, mais donc le quatrain a suffi à Rimbaud pour concentrer tout le sel parodique qu'il avait envie de mêler à sa lecture des vers d'Armand Silvestre. Rimbaud n'a pas pratiqué le recours au surtitre, il s'est contenté de la fausse signature. On observe pourtant des faits graphiques particuliers, puisque Sylvestre ainsi orthographié contient le mot "lys" à l'envers en attaque syllabique de nom. L'orthographe est Silvestre, mais la corruption est amusante puisque le mot "lys" peut aussi s'écrire avec un "i". Or, ce jeu sur le y et sur le i fait allusion à un jeu similaire pratiqué par Armand Silvestre dans non pas le titre de son recueil, mais dans le titre de la section dont Rimbaud a tiré un poème à parodier. Silvestre a composé une section de "Sonnets payens", l'orthographe avec un "y" nous dérobant l'orthographe avec tréma sur un i : "païens". Et cette sectio est emblématique pour Silvestre, puisque sa contribution au second Parnasse contemporain comporte une section intitulée "Nouveaux sonnets païens".
En clair, quand Rimbaud corrompt le nom Silvestre en Sylvestre, il joue avec le nom du poète, mais aussi avec son propos. Il est en train de nous dire que ce Silvestre se prend à bon compte pour un "payen" comme il l'écrit, il se prend pour un dieu sylvestre, et de là il prétendrait nous faire remonter jusqu'à Pan. Les lys vont contraster avec cette prétention faunesque en tant que fleurs distinguées symbole de la royauté. Le jeu avec le Y dans le nom Sylvestre compense bel et bien l'absence de surtitre. Rimbaud épingle le projet de composition de "Sonnets payens" et sa cible correspond donc au premier recueil de Silvestre, intitulé Rimes neuves et vieilles, titre qui est un jeu de mots avec le titre à usage interne "Sonnets payens", puisque c'est d'être païennes que les rimes sont d'un éternel sang neuf et en même temps vieilles d'une tradition venant de la plus haute antiquité.
Enfin, ce jeu sur le "y" au nom "Silvestre" vient du fait que George Sand a préfacé le recueil d'Armand Silvestre. Cette préface nous apprend qu'elle a eu le privilège de lire les épreuves du livre à publier et tellement charmée elle a décidé d'en soutenir la publication par une préface, alors même qu'elle ne connaissait pas l'auteur. En tête de son deuxième recueil paru en 1870, Les Renaissances, Silvestre a mis un remerciement à sa bienfaitrice, ce qui prolonge aussi pour lui la publicité d'un tel patronage. Mais, après sa préface, George Sand a publié deux romans dont le héros est un certain Sylvestre, un héros qui porte le nom du poète qu'elle a préfacé, mais avec l'adjonction d'un "y" qui justifie une lecture étymologique particulière. Le premier roman paru en 1866 s'intitule tout simplement Monsieur Sylvestre. Même si Rimbaud n'a pu manquer de lire des ouvrages de George Sand par lui-même, il est évident qu'il côtoyait tous ceux qui pouvaient lui apporter sur un plateau les éléments intéressants au sujet de cet Armand Silvestre avec lequel il semble avoir échangé lors du dîner des Vilains Bonshommes.
Je n'ai pas encore lu les deux romans en question de George Sand. J'ai lu plusieurs romans de Sand, j'en possède un certain nombre, ainsi que des recueils d'histoires courtes, mais je n'ai pas encore lu ces deux-là. Tant pis ! Il n'est pas certain que Rimbaud les ait lus rapidement entre le 30 septembre de sa rencontre de Silvestre au dîner des Vilains Bonshommes et la transcription de "Lys" sur le corps de l'Album zutique obligatoirement quelques jours avant que Charles de Sivry ne sorte de Satory le 18 octobre et vienne le signifier par une transcription de son cru sur ledit Album. La préface de George Sand contient enfin le calembour "spiritualiste malgré lui" qui vient de Molière et qui justifie quelque peu la présence de modernes "clysopompes", par souvenir des "clystères" présents dans les comédies de Molière à personnages de médecins comme Le Malade imaginaire. Il va de soi que Rimbaud joue sur la tension entre les pôles dualistes du spiritualisme et du matérialisme. Et une des subtilités de la parodie "Lys" de Rimbaud, c'est qu'un matérialisme peut en cacher un autre, puisqu'il est question de retombées financières avec les mentions "argent" et "beurre". Il se trouve qu'Armand Silvestre a fait une bonne affaire en publiant sous un pseudonyme Ludovic Hans deux ouvrages de mépris pour les communards, de critique vive de l'expérience communaliste : Le Comité central et la Commune d'un côté et de l'autre Paris et ses ruines. Verlaine parle précisément d'une bonne affaire que Silvestre a fait avec ces deux livres dans sa correspondance connue pour les mois de juillet§août 1871. Le livre Le Comité central et la Commune est très proche dans l'idée et la forme du livre de Catulle Mendès Les 73 Journées de la Commune. Silvestre rejoint donc Mendès, Lemerre et plusieurs parnassiens hostiles à la Commune. Dierx est à inclure qui publie une plaquette où prédomine l'espoir de revanche contre l'Allemagne, et bien sûr il faut citer François Coppée qui critique la Commune et invite lui aussi à une revanche pour la guerre franco-prussienne. Silvestre a pu paraître sympathique à Rimbaud le 30 septembre, il a été prévenu ensuite, et il sait que Silvestre fait partie donc d'un groupement ennemi, puisque, quand on veut être un poète voyant, les positions défendues dans les ouvrages ont leur importance vitale. Pour le reste, George Sand n'a pas eu tort d'apprécier les vers d'Armand Silvestre. Il a un certain talent, et ils sont particulièrement licencieux, sensuels. Cet aspect-là n'était sans doute pas pour déplaire à Rimbaud.
Toujours est-il qu'il fallait un passage à réécrire pour créer une parodie en quatre vers. Le choix s'est porté sur un sonnet qui est vraiment au début du recueil. Il s'agit du troisième poème seulement du recueil, et du troisième poème de la série "Sonnets payens", aux pages 8 et 9 du recueil.
Je vais citer ce sonnet !

Rosa, l'air est plus doux qui baigne ta poitrine ;
Avril emplit d'odeurs les feuillages ombreux.
- Tout renaît, et le long des sentiers amoureux,
Partout saigne la rose et neige l'aubépine !

La fleur sous les buissons entr'ouvre un œil peureux
Et livre au vent du soir l'ombre de son étamine.
- Tout aime ! - Viens, Rosa, les amants sont heureux
A l'ombre du grand bois qui pend à la colline !

Mais, Rosa la prêtresse ignore les frissons
Qu'avril nous porte avec ses blanches floraisons ;
Jamais les doux gazons n'ont baisé sa sandale.

Des ténèbres du temple elle cherche l'horreur,
Et, du feu qui nous brûle, immobile vestale,
Garde, comme un autel, le tombeau de son cœur.
Pour composer le quatrain "Lys", Rimbaud s'est remémoré certains passages de son poème envoyé à Banville "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", s'est inspiré aussi de la préface de George Sand et de son calembour "spiritualiste malgré lui" tirant du côté des médecins à clystère de Molière, ce qui nous vaut déjà une grande partie du premier vers, mais il a réécrit le deuxième et le sixième vers de ce sonnet, reprenant au passage l'occurrence rare à la rime : "étamine", l'accordant au pluriel par souci de ne pas rester dans la reprise telle quelle au modèle : "étamines".
Je cite le quatrain de Rimbaud :
Ô lys ! ô balançoirs ! clysopompes d'argent !
Dédaigneux des travaux, dédaigneux des famines,
L'aurore vous emplit d'un amour détergent,
Une douceur de ciel beurre vos étamines !
Je n'exclus pas que le second vers soit inspiré du poème "Le Lys" de Coppée qui est "dédaigneux", et même d'un autre vers de Coppée sur le travail et la famine, mais laissons cela de côté. La rose est remplacée par le motif du lys qui a déjà toute une histoire pour Rimbaud avec "Ophélie", Banville et "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Au-delà de George Sand, "clysopompes" reprend "clystères d'extase" au poème envoyé deux mois plus tôt à Banville, et "balançoirs" pourrait corriger l'idée "balançoires" à la rime avec cette orthographe dans toujours le poème envoyé à Banville. La parodie de Silvestre est tranché puisque les deux derniers vers du quatrain de Rimbaud concentrent les réécritures. La mention "L'aurore" se substitue à la mention "avril", ce qui est à la fois simple et subtil. L'aurore correspond à un commencement de la Nature comparable au printemps du mois d'avril, et Rimbaud a pu apprécier que Silvestre sublimait plus d'une fois la valeur mystique de l'aurore. Le sonnet que j'ai cité plus haut développe aussi l'image d'une fleur réveillée par le jour, ce qui fait penser au poème en prose "Aube" des Illuminations, sans qu'il en soit bien sûr la nécessaire source d'inspiration. Le sonnet que Rimbaud a parodié est habilement choisi puisqu'il contient en germe le titre du second recueil Les Renaissances avec la mention "Tout renaît", bientôt prolongée par le cliché "Tout aime" aussi déployé par Hugo et d'autres auparavant. En clair, Rimbaud nous montre qu'il est capable en un quatrain de résumer le propos principal de Silvestre poète sur deux recueils et dans le même mouvement de le noyer d'implications satiriques. L'expression "amour détergent" est particulièrement cinglante. Et le spiritualiste devient bien gras avec son attirance pour le beurre, ici soutenue par l'allusion verbale : "beurre vos étamines."
Je citerai à nouveau ce poème dans une étude sur l'influence de Silvestre sur plusieurs pièces de Rimbaud, et je placerai cela dans une synthèse de relevés opérés sur les œuvres de Silvestre que Rimbaud a pu lire, puis sur des oeuvres que Rimbaud en principe n'a pas lues, mais qui permettent de situer Silvestre par rapport à Lemerre et aux attentes du public dont il pouvait avoir les faveurs, qui permettent aussi de confirmer que Rimbaud a ciblé des constances qui n'ont pas quitté Silvestre de toute sa carrière littéraire.
Mais, je voulais qu'on puisse s'arrêter sur un constat qui passerait inaperçu noyé dans une étude massive sur Silvestre, un constat qui intéresse pourtant en retour les études rimbaldiennes mêmes. Donc, Rimbaud a transcrit en une colonne un sonnet et un quatrain. Je pars du principe qu'il a directement enchaîné avec les transcriptions en une colonne sur la page suivante de deux dizains à la manière de Coppée et d'un monostiche attribué à Louis-Xavier de Ricard. Mais peu importe ici pour cette fois ! Dans la marge gauche, quelque temps plus tard, Pelletan a composé un sonnet "Avril où le ciel est pur..." qui est faussement attribué à Charles Cros, puis Valade a reporté un quatrain. La transcription postérieure de cette colonne est prouvée par le fait que Valade a incurvé son écriture en transcrivant un vers plus long pour éviter le texte "Lys" de Rimbaud.
Dans le jeu de miroir, le poème de Pelletan est censé correspondre au sonnet de Rimbaud et le quatrain de Valade à la parodie qui a été faite d'Armand Silvestre. Or, ce n'est pas du tout ce qui apparaît. Le poème de Valade fait directement référence au sonnet liminaire de la page précédente "Propos du Cercle", son lien avec "Lys" de Rimbaud est assez lâche, mal assumé. Quant au sonnet de Pelletan, sa part obscène peut partiellement s'inscrire en symétrique du "Sonnet du Trou du Cul", mais sa cible parodique Charles Cros et son recours au vers de sept syllabes fait songer à une parodie d'un poème zutique retranscrit plus loin que Cros et Pradelle avait composé ensemble et semble-t-il reporter dans feu l'Album des Vilains Bonshommes en 1869 ou 1870 : "Ventre de jade...", sonnet qui est un blason du corps aussi avec son attaque "Ventre" et donc probablement une parodie ancienne du recueil L'Idole de Mérat. Du coup, le vis-à-vis du sonnet de Pelletan avec la création commune de Rimbaud et Verlaine a du sens. Mais, le poème commence par la mention "Avril..." et contient le mot "floraisons" à la rime. Et là, c'est étonnant de constater que le sonnet païen parodié par Rimbaud contient le mot "floraisons" à la rime, au niveau des tercets lui aussi, qui plus est. La mention "Avril..." en attaque de poème correspond à la mention "Avril..." en attaque de l'un des deux vers réécrits par Rimbaud qui a remplacé la mention de mois par "L'Aurore".
Avril où le ciel est pur,
Où les cadavres verdoient,
Où les gourmes se nettoient,
Où Dieu dit : FUTUATUR,

Avril où ceux qui s'emploient
A tailler des plumes sur
Les registres qui poudroient,
Se cachent derrière un mur,

Je t'aime, car tes arômes,
Tes floraisons polychrômes
Galvanisent tous mes nerfs,

Et font vibrer dans les bouches
Des Cydalises farouches
Les langues des Cabaners.
La série "Sonnets payens" de Silvestre contient elle-même des sonnets en vers courts, du moins en octosyllabes. J'observe la symétrie évidente entre le vers 10 (milieu du premier tercet) du sonnet parodié par "Lys" de Rimbaud et le vers 10 (tout autant milieu de premier tercet) du sonnet de Pelletan : "blanches floraisons" contre "floraisons polychrômes" Le vers 10 du sonnet de Silvestre commence par une mention du mois d'avril également : "Qu'avril nous porte avec ses blanches floraisons;" ce qui veut dire que le premier vers du sonnet de Pelletan : "Avril où le ciel est pur," est inspiré à la fois du vers 2 réécrit par Rimbaud : "Avril emplit d'odeurs les feuillages ombreux[,]" "L'Aurore vous emplit d'un amour détergent[,]" mais aussi par ce vers 10 qui crée dans le sonnet de Silvestre une sorte de boucle de vers 2 à vers 10. Le vers de Pelletan : "Avril où le ciel est pur", reprend l'idée de pureté du lys au quatrain parodique de Rimbaud, tout en étant quelque peu une idée issue de l'expression de Silvestre : "blanches floraisons". Or, pour les floraisons, Pelletan choisit d'en exhiber de multiples couleurs avec une corruption orthographique de l'accent circonflexe, en rime à "arômes" : "floraisons polychrômes".
Cette idée d'un printemps qui apporte des fleurs de multiples couleurs peut parler à Rimbaud. Je rappelle que "Lys" qui parle d'une fleur blanche s'inspire du poème déjà envoyé à Banville en août "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs" où il est question de passer des lys de couleur blanche à des poèmes blancs, noirs, rouges, verts, bleus et roses. Je considère très clairement que le sonnet de Pelletan avec ses "floraisons polychrômes" fait partie de la genèse du sonnet "Voyelles"... Cela ne s'arrête pas là. Les mots "frissons" et "vibrer" sont des termes clichéïques de la poésie romantique, puis de la poésie parnassienne, et ils expriment une certaine idée religieuse de la Nature divinisée, ce que Rimbaud exploite sous la référence à Vénus dans "Credo in unam". Il ne faut pas les méjuger au nom de leur caractère clichéïque, ils sont des termes de ralliement puissants pour les poètes qui les emploient au dix-neuvième siècle, parmi lesquels Rimbaud et Verlaine eux-mêmes. Or, le verbe "vibrer" est fort significativement déployé par Silvestre dans plusieurs de ses poèmes, notamment au début de son second recueil Les Renaissances, et sous la forme du néologisme de Gautier "vibrements" Rimbaud reprend l'idée dans le sonnet "Voyelles". Pelletan emploie ce verbe vers la toute fin de son sonnet au moment de sa chute humoristique, voire potache.
Je l'ai déjà dit par le passé sur ce blog, je range le sonnet de Pelletan parmi les sources au sonnet "Voyelles" de Rimbaud. Et j'ai déjà dit que "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..." s'inspiraient des deux premiers recueils de Silvestre. La nouveauté, c'est que je prouve désormais que Pelletan s'inspire lui-même des poésies de Silvestre, à partir précisément de ce qu'il sait de la parodie de Silvestre par Rimbaud qu'est "Lys".
Si vous êtes intelligents, vous avez compris la portée de cette brève N°2....

A suivre !

lundi 14 octobre 2024

Brève N°1 : Mérat et Verlaine contre Renaud, une rencontre avec Valade ?

Le temps de mettre au point l'article sur Silvestre et Rimbaud, je publie des brèves. Il s'agit de raisonnements que je détache du travail en cours.
Je copie-colle le passage à retirer du travail en cours, je le remanie un peu en article indépendant, et voici le premier exemple ci-dessous. Ce développement est né de ma réflexion sur le fait que Rimbaud n'a jamais mentionné Armand Silvestre avant le quatrain "Lys", pas même dans le panorama parnassien de la lettre à Demeny du 15 mai 1871 :

Rimbaud n'a cité ni Léon Valade, ni Armand Silvestre dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871. Il a, en revanche, cité Joseph Autran et plusieurs poètes obscurs ayant collaboré au second Parnasse contemporain. En mai 1871, le second Parnasse contemporain ne paraissait que par livraisons, n'était pas terminée, sa publication en un volume unique datant en gros des mois de juillet/août 1871 qui ont suivi. Je ne me rappelle plus l'analyse de Yann Mortelette dans ses détails, mais celui-ci a produit une importante étude sous forme de livre au sujet du Parnasse et il avait publié un article sur les auteurs cités par Rimbaud dans sa lettre à Demeny où il sous-entendait que Rimbaud s'était aidé des annonces au dos des livraisons publiées, car il y aurait un certain nombre de poètes que Rimbaud citerait sans les avoir lus, ou en tout cas sans les avoir lus dans les livraisons du second Parnasse contemporain. Je ne me rappelle plus si certains désistements de dernière minute ont pu tromper Rimbaud, en tout cas en ce qui concerne Joseph Autran.
La conclusion qui s'impose, c'est que Rimbaud a conçu une série à partir des noms de poètes annoncés sur les livraisons du second Parnasse contemporain antérieures au 15 mai 1871, et j'y ajoute nécessairement l'ouvrage parnassien collectif de 1869 Sonnets et eaux-fortes puisque Joseph Autran y apporte une contribution qui figure plutôt en tout début d'ouvrage. J'imagine que de 1869 à 1871, le trè jeune Rimbaud à Charleville avait plus facilement accès à des éditions récentes de volumes collectifs de poésies qu'au premier Parnasse contemporain de 1866 qu'il a dû lire chez des connaissances ou en bibliothèque.
Joseph Autran est cité pour le poème "Le Masque" qui figure dans le recueil Sonnets et eaux-fortes. L'augmentation des contributions féminines au Parnasse contemporain est également sensible dans le second numéro :

Aucune femme dans la table de matières du numéro de 1866.
Plusieurs figureront au sommaire du second numéro : Nina de Callias, Mme Blanchecotte, Louise Colet, Louisa Siefert et Mme Auguste Penquer, cinq en tout. Rimbaud ne cite même pas Louisa Siefert, mais je rappelle qu'il l'a citée dans une lettre à Izambard parce que le destinataire avait témoigné s'y intéresser. Il préfère ne pas choisir entre les cinq, il n'a sans doute pas assez de repères, ne les a peut-être pas toutes lues, et la liste étant tout de même désinvolte en partie cela prendrait le contrepied du discours sur l'avenir des femmes en poésie une fois qu'on ne leur donnera plus leur renvoi. Notons que l'intérêt d'Izambard et la présence de ces cinq poétesses permettent de considérer que l'intérêt pour la femme écrivain est d'époque et ne sort pas d'une initiative rimbaldienne spontanée.
Je dis bien que la liste de Rimbaud est désinvolte. Après un Hugo "trop cabochard", notez les abréviations des noms et prénoms pour les "seconds romantiques" : "Lec. de Lisle", abréviation incongrue qui élimine l'audition nobiliaire" comte" pour "Leconte". Un calembour latent "le con de l'isle" plane également ici. Pour Banville et Gautier, nous avons une abréviation pour deux prénoms qui commencent par Dieu : Théodore et Théophile, ce que Rimbaud ramène à deux "Th."
Les abréviations des prénoms sont provocatrices, elles font passer la reconnaissance désirée par Demeny pour un jeu assez bureaucratique contraire à la fraternité des poètes. Les absences de prénoms ne sont pas forcément désinvoltes, on le voit avec la mention de "Baudelaire", mais dans la liste parnassienne la mention des prénoms a tout de même une valeur de promotion. Léon Dierx a quasi seul ce privilège parmi les non-voyants de l'école parnassienne, et il figure tout de même parmi l'élite, les "talents". Les mentions prénom et nom pour "Albert Mérat" et "Paul Verlaine" ne sont pas du tout anodines.
Mais, le premier poète mentionné est précisément "A. Renaud". Rimbaud connaît son recueil Les Nuits persanes, très particulier pour les jeux formels et les vers employés, mais Armand Renaud était un collègue de travail à l'Hôtel de Ville de Valade, Mérat et Verlaine. Rimbaud ne cite pas Valade qui a pourtant contribué aussi régulièrement que Mérat aux deux tomes du Parnasse contemporain et au volume Sonnets et eaux-fortes, c'est le seul des quatre poètes de l'Hôtel de Ville qu'il ne cite pas. Et pourtant, Valade dira dans ses lettres à Claretie et Maître en octobre 1871 qu'il est le saint-Jean-Baptiste sur la rive gauche dans la révélation "christique" de Rimbaud. Comment peut-il écrire qu'il est le premier à avoir découvert Rimbaud s'il n'était même pas là quand Verlaine avec Charles Cros est allé le chercher à la gare à la mi-septembre 1871 ? Valade a-t-il joué un rôle clef auparavant ? Depuis le passage de Rimbaud en février 1871 dans l'atelier d'André Gill ? Verlaine n'est pas très friand de Mérat comme peut le laisser entendre sa correspondance de juillet-août 1871. Pourquoi la liste de Rimbaud va-t-elle de Renaud à Mérat et Verlaine en passant par-dessus vingt-deux autres noms de vingt-quatre autres poètes ? J'ose imaginer une rencontre où on a expliqué à Rimbaud que Renaud était collègue de Mérat, Verlaine et Valade, mais que Renaud n'était pas vraiment intégré au groupe des trois autres, avec en prime le sous-entendu qu'il n'était pas un fort grand poète.
Rimbaud n'avait aucune raison de dire que Mérat était un "voyant", puisqu'il s'agit d'une poésie de savoir-faire sur de petits sujets, il n'y a même pas des ambitions métaphysiques comme c'est le cas pour Dierx, Silvestre et quelques autres, et pour les poètes qui en général passent à la postérité.
Pour moi, c'est évident que Mérat a été associé à Verlaine par complaisance. Rimbaud se faisait une idée de ses futures relations à Paris, tout simplement.
Mais allons plus loin dans l'étude des documents.
Rimbaud ne cite pas les différents poètes parnassiens pour tout à fait évaluer si les nouvelles générations contiennent des poètes capables de s'affirmer en tant que voyants. Rimbaud fustige l'ensemble de poètes parvenus qui écrivent dans le second Parnasse contemporain. Il cite les ressasseurs de la poésie à la Musset, ceux qui cherchent une poésie d'apparat social, et il les oppose à Verlaine, complaisamment flanqué ici de Mérat. Rimbaud admet trois talents : Coppée, Dierx et Sully-Prudhomme. On sait ce qu'il pense réellement des Epreuves du dernier, et seul Dierx semble véritablement estimé. Coppée lui paraît tout de même un talent, preuve qu'il ne le parodie au nom d'une prétendue médiocrité, mais l'auteur du Passant est en cours de désaveu à cause de ses prises de position politiques dans les événements récents.
Rappelons la liste citée par Rimbaud dans sa lettre à Demeny. Il cite vingt-cinq noms pour vingt-sept personnes, et la catégorie "les femmes" en implique indirectement quelques autres. Je cite la liste : A. Renaud, L. Grandet, G. Lafenestre, Coran, Cl. Popelin, Soulary, L. Salles, Marc, Aicard, Theuriet, Autran, Barbier, L. Pichat [corruption par méconnaissance pour le nom composé Laurent-Pichat], Lemoyne, les Deschamps, les Desessarts [corruption désinvolte pour Des Essarts], R. Luzarches, X. de Ricard [encore une corruption désinvolte], C. Mendès, Léon Dierx, Sully-Prudhomme, Coppée, Albert Mérat et Paul Verlaine.
La liste de Rimbaud privilégie bien des esprits au ras des pâquerettes avant de citer Mendès, Dierx et Verlaine. Je ne veux pas dire que Mendès soit plus important ou meilleur que Mérat, mais par les sujets choisis Mendès peut faire mine d'avoir une ambition, ce qui ne ressort pas vraiment des choix de sujets d'Albert Mérat.
En tout cas, sur cette liste conséquente, Silvestre était aussi absent que Mallarmé. Et il valait peut-être mieux ne pas être cité, même s'il est frustrant d'être placé en-dessous de Mérat et Verlaine, que de faire cortège à cette cohorte de poètes morts en mémoire une fois qu'on les a lus (selon Rimbaud).

Voici la liste des contributeurs au premier Parnasse contemporain : Gautier, Banville, Heredia, Leconte de Lisle, Louis Ménard, François Coppée, Auguste Vacquerie, Catulle Mendès, Charles Baudelaire, Léon Dierx, Sully Prudhomme, André Lemoyne, Louis-Xavier de Ricard, Antoni Deschamps, Paul Verlaine, Arsène Houssaye, Léon Valade, Stéphane Mallarmé, Henri Cazalis, Philoxène Boyer, Emmanuel Des Essarts, Emile Deschamps, Albert Mérat, Henry Winter, Armand Renaud, Eugène Lefébure, Edmond Lepelletier, Auguste de Chatillon, Jules Forni, Charles Coran, Eugène Villemin, Robert Luzarche, Alexandre Piedagnel, Auguste Villiers de L'Ilse-Adam, F. Fertiault, Francis Tesson et Alexis Martin. Sont promus par une contribution au bouquet final de sonnets les poètes suivants : Gautier, Banville, Heredia, Leconte de Lisle, Louis Ménard, François Coppée, Catulle Mendès, Charles Baudelaire, Léon Dierx, Sully Prudhomme, Louis-Xavier de Ricard, Antoni Deschamps, Paul Verlaine, Léon Valade, Stéphane Mallarmé, Henri Cazalis et Albert Mérat.
Légende : en gras, les quatre "seconds romantiques" dont l'histoire dit à tort qu'ils sont les premiers parnassiens, les noms soulignés sont cités par Rimbaud le 15 mai, cela met en relief cinq absences étonnantes, puisque Heredia, Ménard, Valade, Mallarmé et Cazalis ont participé au bouquet final de sonnets. Rimbaud ne cite pas non plus les disciples d'Hugo Vacquerie et Boyer, ni Arsène Houssaye, ni Villiers de l'Isle-Adam, ni Auguste de Chatillon qui l'a pourtant intéressé en 1870, Chatillon offrant des sources aux "Effarés" et à "Ma Bohême", en, particulier.
Dois-je le redire autrement ? Dans sa liste à Demeny, si on enlève le quatuor des "seconds romantiques" qui incluait Baudelaire, Rimbaud ne cite pas certains noms clefs. Il ne cite pas le quarante-huitard Louis Ménard qui, toutes proportions gardées, a des points communs avec Rimbaud, il ne cite pas Mallarmé bien sûr, mais il écarte Heredia pourtant mis en valeur par sa place au début parmi les prestigieux Gautier, Banville et Leconte de Lisle. Il ne cite pas Cazalis qui a pourtant l'honneur, tout comme Ménard, de figurer dans le bouquet final de sonnets, bouquet final qui dégage d'évidence les poètes les plus estimés du recueil. Et donc il ne cite pas Valade lui-même. Rimbaud n'a pas daigné citer Vacquerie non plus, ni Philoxène Boyer, alors qu'il aurait pu les mélanger à ceux qu'il moque dans sa liste.
Passons au second Parnasse contemporain. Les deux Deschamps ont participé autant au premier qu'au second numéro du Parnasse contemporain. En revanche, seul Emmanuel des Essarts a participé au premier, Alfred des Essarts venant le rejoindre dans le second volume. Rimbaud nous étonne en ne citant toujours pas Mallarmé ou Villiers de L'Isle-Adam, en ne citant même pas Albert Glatigny qu'il semble pourtant quelque peu affectionné, en ne citant ni Nina de Callias, ni Victor de Laprade, ni Louisa Siefert, ni Charles Cros, ni Sainte-Beuve, ni Ernest d'Hervilly. Il cite toutefois pas mal de poètes d'un intérêt bien dérisoire : Laurent-Pichat, Louis Salles, Gabriel Marc et Léon Grandet, alors qu'il n'a pas cité les noms les plus dérisoires du premier volume de 1866. La surprise vient de la pièce rapportée qu'est Joseph Autran, puisqu'il n'a pas contribué au second Parnasse contemporain. Ce poète, déjà âgé et de l'époque de Gautier et compagnie, participera pourtant au troisième numéro de 1876. A moins d'une lecture de Rimbaud annonçant une contribution d'Autran qui ne s'est pas confirmée, il reste loisible de penser que notre poète a conçu sa liste en s'appuyant également sur le volume Sonnets et eaux-fortes, qui fait partie des publications collectives du Parnasse contemporain et qui date de 1869.
Dans ce volume collectif, Joseph Autran fait partie des premiers contributeurs avec le poème "Le Masque", Armand Silvestre a participé pour sa part avec un sonnet intitulé "Nénuphars".

Voici la liste des contributeurs au second Parnasse contemporain à laquelle j'applique la même légende que ci-dessus pour le volume de 1866 en y ajoutant la couleur bleue pour les gens partageant pour raisons familiales le même nom et un code couleur en rouge pour les femmes : Leconte de Lisle (sans prénom !), Théodore de Banville, Antoni Deschamps, Emile Deschamps, Charles Coran, Catulle Mendès, Nina de Callias, Sully Prudhomme, Paul Verlaine, Eugène Lefébure, Ernest d'Hervilly, Mme Blanchecotte, Henry Rey, Victor de Laprade, Louise Colet, Albert Glatigny, Anatole France, Léon Cladel, Alfred des Essarts, Robert Luzarche, Joséphin Soulary, Armand Silvestre, Laurent-Pichat (sens mention du prénom), Henri Cazalis, Antony Valabrègue, Gabriel Marc, Louisa Siefert, Albert Mérat, Emmanuel des Essarts, Léon Valade, Armand Renaud, François Coppée, André Lemoyne, André Theuriet, Louis-Xavier de Ricard, Jean Aicard, Théophile Gautier, Georges Lafenestre, Alexandre Cosnard, Léon Dierx, Mme Auguste Penquer, Sainte-Beuve, Gustave Pradelle, Léon Grandet, Frédéric Plessis, Charles Robinot-Bertrand, Louis Salles, Charles Cros, Eugène Manuel, Auguste Barbier, Stéphane Mallarmé, Louis Ménard, Claudius Popelin, Edouard Grenier, Villiers de l'Isle-Adam (pas de mention du prénom), José-Maria de Heredia.
Voici la liste (alphabétique!) des contributeurs au recueil Sonnets et eaux-fortes, à l'exclusion bien sûr des illustrateurs et avec toujours la même légende : Jean Aicard, Joseph Autran, Théodore de Banville, Auguste Barbier, Louis Bouilhet, Henri Cazalis, Léon Cladel, François Coppée, Antoni Deschamps, Emile Deschamps, Léon Dierx, Emmanuel des Essarts, Anatole France, Théophile Gautier, Albert Glatigny, Edouard Grenier, José-Maria de Heredia, Ernest d'Hervilly, Arsène Houssaye, Georges Lafenestre, Victor de Laprade, Léon Laurent-Pichat, Leconte de Lisle, André Lemoyne, Robert Luzarche, Gabriel Marc, Judith Mendès, Catulle Mendès, Albert Mérat, Paul Meurice, Claudius Popelin, Armand Renaud, Louis-Xavier de Ricard, Sainte-Beuve, Joséphin Soulary, Sully Prudhomme, Armand Silvestre, André Theuriet, Auguste Vacquerie, Léon Valade, Paul Verlaine, Jean Vireton (pseudonyme pour Catulle Mendès semble-t-il).
 Une seule femme poète a contribué aux Sonnets et eaux-fortes, mais elle ne fait pas partie des cinq contributrices à venir au second Parnasse contemporain. En clair, leur intégration se fait encore à la marge et aucune d'entre elles ne s'impose comme la nouvelle Marceline Desbordes-Valmore. On voit très bien que seul la table des matières permet de mentionner deux "des Essarts", le père Alfred et le fils plus en vue Emmanuel, quoique médiocre. Les frères Deschamps qui ont leurs débuts dans la décennie 1820 en compagnie de Victor Hugo, puis Sainte-Beuve ont participé aux trois volumes parnassiens collectifs. Rimbaud les cite, mais pas Sainte-Beuve. En clair, la notoriété de Sainte-Beuve casserait l'image de parvenus que dessine la liste fournie à Demeny. Le Barbier cité par Rimbaud est d'évidence le célèbre Auguste Barbier, et non son cousin Jules Barbier lié à Offenbach et Gounod. Rimbaud cite Barbier, membre de l'Académie française depuis 1869, comme il cite les frères Deschamps, mais il ne cite pas Sainte-Beuve. En clair, Barbier n'est pas plus que les frères Deschamps un auteur d'une si grande notoriété, malgré les succès de La Curée et des Iambes.
Rimbaud a évité de fournir une liste alphabétique, il n'a pas repris la table des matières des Sonnets et eaux-fortes, mais il a cité les parnassiens dans un certain désordre par rapport à l'ordre de défilement de la table des matières du second Parnasse contemporain. Je suis à peu près convaincu qu'Autran était annoncé sur une livraison. Je remarque dans le cas de Laurent-Pichat la liste alphabétique permettait d'éviter la confusion de la mention Laurent avec un prénom. Il n'est pas rangé au P pour Pichat, mais au L pour Laurent-Pichat.
Rimbaud commence par citer Armand Renaud, il est vrai qu'il a lu Les Nuits persanes et il me semble, de mémoire, qu'il cite aussi en premier Les Nuits persanes parmi les livres d'Izambard qu'il projette de revendre dans une autre lettre. Rimbaud accrochait peut-être plus qu'il ne voulait l'admettre consciemment à la lecture de ce poète, mais, vu que l'hypothèse d'une rencontre préalable de Valade est nourrie d'indices importants, je remarque que Renaud est au milieu de la table des matières du second Parnasse contemporain, ce qui est une évidence pour les Sonnets et eaux-fortes à cause la place de la lettre initiale R de son nom dans l'alphabet, et pourtant, il est le premier cité dans la liste fournie à Demeny. Rimbaud poursuit en mentionnant Léon Grandet, en passant par-dessus douze autres noms. Je vous cite la séquence à nouveau avec toujours son code pour la légende, afin que vous puissiez suivre confortablement : "Armand Renaud, François Coppée, André Lemoyne, André Theuriet, Louis-Xavier de Ricard, Jean AicardThéophile GautierGeorges Lafenestre, Alexandre Cosnard, Léon DierxMme Auguste Penquer, Sainte-Beuve, Gustave Pradelle, Léon Grandet".
Rimbaud passe par-dessus un romantique majeur, plusieurs noms qu'il cite ensuite, et par-dessus Sainte-Beuve. Il est vrai que Rimbaud ne possède que des livraisons éparses et pas la table des matières du volume complet, ce qui pourrait expliquer ces sauts importants. Je vais essayer de mettre la main sur un détail des livraisons prochainement.
Pour le troisième nom, Rimbaud revient en arrière, il cite Georges Lafenestre qui figure précisément parmi l'écart de douze poètes séparant Silvestre et Grandet sur la table des matières. Rimbaud cite ensuite dans cet ordre : Coran, Popelin et Soulary. alors que dans le second Parnasse contemporain Coran sera quasi au début, Soulary au milieu et Popelin tout à la fin. Coran a produit des poèmes en série avec le motif de Ninon, Popelin et Soulary sont connus pour des productions "fordiennes" de sonnets pour dire vite. A cette aune, je pense qu'il ne faut pas s'étonner outre mesure de la propension de Rimbaud à se détacher des tables des matières pour ces trois poètes cités. Rimbaud mentionne ensuite Louis Salles, Gabriel Marc, Jean Aicard et André Theuriet, alors que Louis Salles est en fin d'ouvrage, et que Theuriet passe avant Aicard dans la table des matières finale du second Parnasse contemporain. Le nom Autran nous fait sortir du cadre du second Parnasse contemporain, c'est l'unique exception, puis Rimbaud cite dans cet ordre : Barbier, Laurent-Pichat, Lemoyne, les Deschamps, les Des Essarts, Robert Luzarche et Louis-Xavier de Ricard. Barbier vient à la fin du sommaire, Laurent-Pichat et Lemoyne sont espacés l'un par rapport à l'autre, les frères Deschamps se succèdent en effet l'un à l'autre et sont en début d'ouvrage. En clair, il y a bien une explication naturelle au fait que Rimbaud mentionne les Deschamps avant les Des Essarts : notoriété, âge, contributions aux trois volumes collectifs, mentions successives dans la table des matières du second Parnasse contemporain pour les Deschamps, mise en relief au début de l'ouvrage. Mais, pour le reste, Rimbaud est complètement désordonné. S'inspire-t-il d'un désordre d'un journaliste ? Le plus simple est d'admettre que Rimbaud a créé un ordre à lui, peut-être avec une petite influence déterminable des livraisons qu'il pouvait avoir entre les mains.
Pour la fin de la liste rimbaldienne, il me semble évident qu'elle est coordonné logiquement : Louis-Xavier de Ricard et Catulle Mendès sont les deux fondateurs de la revue parnassiennes, deux meneurs, puis nous avons une sélection des talents : Coppée, Dierx et Sully Prudhomme, puis les deux poètes estimés par Rimbaud, Verlaine, et avec une lourde présomption d'hypocrisie, Albert Mérat. Primé pour Les Chimères, Mérat avait sa place parmi les talents, collègue à l'Hôtel de Ville Rimbaud lui a fourni une promotion indue, spéculant à tort sur l'avenir de ses relations littéraires.
La catégorie "les talents" pose problème, puisque Rimbaud ne cite ni Mallarmé, ni Glatigny, ni Heredia. Rappelons que le célèbre sonnet "Les Conquérants", une source au poème en vers libres "Mouvement" des Illuminations, figure dans Sonnets et eaux-fortes, tandis que Heredia a eu le privilège dans le premier Parnasse contemporain d'être rapproché des maîtres en début d'ouvrage, tandis qu'il ferme le second tome avec un effet de bouclage du "Qaïn" de Leconte de Lisle aux "Conquérants de l'or" de Heredia.
Je pense que Rimbaud ne connaissait pas sur le bout des doigts tous les poètes parnassiens. Le fait qu'il ne mentionne pas Glatigny prouve aussi qu'il a composé sa liste un peu à la hâte. Il ne faut sans doute pas s'arrêter aux oublis. Rimbaud avait forcément constaté la présence valorisée de Mallarmé dans le premier Parnasse contemporain. Certes, Mallarmé n'est pas admis en tant que "voyant", mais il faut aussi considérer que Rimbaud peut avoir un avis réservé sur le génie de Mallarmé.
Il pouvait ne pas avoir de livraison sous la main mentionnant le nom de ce poète, même s'il l'avait découvert dans le premier numéro.
Toujours est-il que de manière troublante, la liste de Rimbaud va d'un refus de Renaud à Verlaine et Mérat, une opposition entre trois collègues de travail de Léon Valade... notre fameux "saint Jean-Baptiste sur la rive gauche".

En préparation (autour de "Voyelles" et de l'Album zutique)

Je suis en train de rédiger un article autour de l'influence potentielle d'Armand Silvestre sur Arthur Rimbaud. Je vais citer des œuvres d'Armand Silvestre à la fois en amont et en aval de la période septembre 1871-mars 1872. Je vais expliquer pourquoi les anachronismes ont une valeur documentaire à ne pas négliger, ce sera un aspect original de cette étude. J'ai un angle d'attaque que j'ai déjà dévoilé sur ce blog : la colonne sonnet et quatrain "Sonnet du Trou du Cul" et "Lys" est reprise sur une copie par Verlaine de "Voyelles" et de "L'Etoile a pleuré rose..., et il y a un jalon intermédiaire avec la colonne zutique de Pelletan et Valade : "Avril..." et "Autres propos du cercle". J'ai déjà annoncé que grâce à ce lien j'en arrivais de fil en aiguille à subodorer une influence de la lecture des vers de Silvestre sur "L'Etoile a pleuré rose..." et "Voyelles". J'avais commencé à citer mes preuves, mais ça semble s'approfondir encore, et j'inclus aussi le sonnet de Pelletan dans cette recherche désormais.
Je vais ans doute détacher quelques éléments de mon approche, les mettre à part en de petits articles que je vais publier préalablement.
Je vais aussi revenir sur une hypothèse un peu étrange de Bernard Teyssèdre qui pour "Vu à Rome" envisageait une réécriture de poèmes de Silvestre. Et, bien sûr, pour ceux qui attendraient ou n'attendraient plus ma suite sur le monostiche attribué à Ricard, je travaille à haut régime sur la double page majeure du début de l'Album zutique. Après le poème liminaire, il faut apprécier la double page qui offre à un seul regard un ensemble conséquent de poèmes parodiques de Rimbaud et dans une moindre mesure Verlaine, avec une faible contribution à la marge de Pelletan et Valade. C'est une double page majeure de l'histoire de la poésie française et elle est en lien avec "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose..." Et les productions zutiques ont aussi un rapport très particulier aux poèmes irréguliers de 1872.
Tout ça prend de plus en plus nettement forme dans mon esprit, et bien sûr que j'insiste sur ma thèse d'une rencontre zutique décisive expliquant  les poèmes et les propos des lettres dites "du voyant".
Les gens lisent Rimbaud en prenant chaque poème comme un accident singulier. Il y a "Le Bateau ivre", il y a "Voyelles", il y a "Les Chercheuses de poux". Les poèmes sont géniaux en soi, et on admet une unité artiste, si je puis dire entre ces poèmes. Rimbaud écrit avec constance, il arrive à une certaine maturité, mais il aurait pu écrire sur d'autres sujets. Les poèmes "Voyelles", "Le Bateau ivre" et "Les Chercheuses de poux" sont des chefs-d'œuvre, mais la seule continuité admise est celle du travail d'architecte du poète, à partir du moment où on suppose beaucoup de passages du coq-à-l'âne dans les thèmes abordés. En réalité, il y a des continuités dans les préoccupations de Rimbaud et comme il fonctionne énormément à partir de la satire, de la réécriture, de la critique des autres poètes, du régime parodique, plus on connaît intimement les poètes lus avec attention par Rimbaud, plus on peut approcher de la logique de poèmes à l'hermétisme peu abordable de prime abord. Et c'est quand même important de comprendre que tout au long de l'année 1871, Rimbaud qui a perdu le modèle d'émulation scolaire a accédé au domaine de l'émulation entre poètes reconnus qui publient et qui se rencontrent dans des soirées mondaines ou privées à Paris. Et cette reconnaissance en cours n'est pas du type du jeune adolescent qui se fait admirer pour son potentiel et publier sagement au compte-goutte dans la presse. Rimbaud a un angle d'attaque avec les "corruptions inouïes" pour citer Valade, avec la pratique du poème zutique sur le modèle de ce qu'encourageaient les revues de Gill, Vermersch et consorts. Désireux d'être reconnu, Rimbaud s'est investi dans la poésie zutique, il la fait miroiter devant le réprobateur Izambard et devant le très consensuel Demeny qui suit une carrière poétique mesquine : "J'écris plutôt bien en vers, puis-je me montrer parmi l'élite des poètes de cinquième ordre ? Cela me fera estimable dans ma petite province." Rimbaud va développer l'accès qui lui semble acquis et qui convient très bien à son tempérament. A son arrivée à Paris, on peut penser que les compositions pour l'Album zutique l'ont occupé pleinement. Il n'a sans doute composé quasi aucun poème en marge des créations zutiques du 15 septembre au 15 novembre 1871. Le coup d'arrêt donné à ses contributions a permis à Rimbaud de composer les pièces sublimes que nous connaissons "Le Bateau ivre", "Les Chercheuses de poux", "Voyelles", "Tête de faune", etc. Il ne convenait pas qu'il s'enlise dans les parodies obscènes à aspects potaches un trop long temps. Ceci dit, "Accroupissements" et autres "Petites amoureuses" relevaient déjà de la manière zutique, et cette manière zutique va se poursuivre dans la mesure où Rimbaud s'est tellement investi dans sa pratique pendant un mois qu'il est déjà impossible qu'il n'en reste rien dans les poèmes qui ont suivi. Et c'est une réalité de fait que "Oraison du soir" correspond à un poème zutique, tout comme "Les Assis" en amont. Le dernier vers des "Assis" et le dernier vers de "Oraison du soir" sont l'illustration que l'année 1871 est tout entière sous le signe de la manière zutique. "Accoupissements" et "Oraison du soir" sont liés de manière zutique à une lecture des mêmes poèmes précis de Baudelaire, preuve encore que cette unité zutique concerne bien l'année 1871 entière.
Maintenant, à force de lire ses cibles zutiques, Rimbaud repère aussi les manières métaphoriques fortes que lui-même pratique. Le mysticisme cosmique des parnassiens pourtant divers, Silvestre, Dierx, etc., Rimbaud en était déjà imprégné en 1870, il en est imprégné par les romantiques Hugo et compagnie, par les maîtres des parnassiens que sont Banville ou Leconte de Lisle, et pour le poème "Voyelles", l'idée est toute simple : au lieu d'aller chercher des interprétations en-dehors des lectures de Rimbaud, il s'agit de débusquer les connexions qui vont finir par révéler les intentions et visées évidentes du sonnet "Voyelles".
Malheureusement, les rimbaldiens refoulent les liaisons communardes prouvées par les liens sémantiques et métaphoriques entre "Voyelles", "Paris se repeuple" et "Les Mains de Jeanne-Marie", ce qui n'est pas très intelligent, mais là on va attaquer la question du verbe cosmique par le biais des lectures bien établies de Rimbaud à l'époque, et bien évidemment on a une possibilité de traiter à la fois ce que Rimbaud reprend à ses modèles en tant que moyens de performance poétique, et ce qu'il reprend pour en faire la parodie.
Le poème "Voyelles" est connu du public depuis 1883, et cette étude des sources n'a jamais été faite. Quels sont les schémas mentaux des poètes parnassiens, voire romantiques, qui occupent pleinement de manière diffuse les préoccupations de Rimbaud par imprégnation d'époque ? C'est bien ça qu'il faut trouver, et un développement exclusif sur Hugo ou bien sur Baudelaire n'est pas suffisant.
Silvestre est une excellente clef d'entrée. On va entrer dans une nouvelle phase de critique rimbaldienne, parce que, n'en doutez pas, l'avenir des études rimbaldiennes, il se joue ici, pas dans les volumes d'hommages où on vous parle de la signification conclusive hypothétique de cinq poèmes en prose des Illuminations, alors que personne au monde ne tient un discours sur la valeur conclusive des cinq derniers poèmes soit des Fleurs du Mal, soit des Contemplations, soit des Poèmes saturniens, et ainsi de suite, alors qu'eux au moins ont une organisation en recueil voulue par les auteurs avec des visées de sens en relief. On ne va pas spéculer à vide et on va montrer qu'on lit de la poésie du dix-neuvième siècle, qu'on aime ça, qu'on ne le fait pas pour produire un article à des fins de carrière universitaire devant un public froid de 2024 qui lit de la poésie à la marge pour justifier une activité universitaire alors que ça ne les intéresse pas tant que ça, et ainsi de suite. 
Ici se joue l'histoire à venir du rimbaldisme, que ça vous plaise ou non, et pour de bonnes raisons, puisque j'ai une lecture de la poésie du dix-neuvième que pratiquement personne n'a, et d'autant que j'ai lu et relu tous ces recueils obscurs...

vendredi 11 octobre 2024

Glissements zutiques : de sonnet du trou du cul en bateau ivre...

J'en profite pour souligner autrement ce qu'il se joue d'important dans mes deux derniers articles.
Ce qui est remarquable, c'est que nous entrons dans une histoire de Rimbaud au fil des compositions.
Rimbaud est arrivé à Paris à la mi-septembre 1871, il a logé chez la belle-famille de Verlaine, là où Verlaine venait de terminer l'écriture d'une comédie à la Banville intitulée Les Uns et les autres qui contient une césure au milieu d'un mot d'une valeur historique considérable.
Rimbaud a assisté à la fin du mois de septembre 1871 à un premier dîner des Vilains Bonshommes où il a été présenté et a fait notamment la connaissance d'Armand Silvestre, l'une de ses premières cibles dans l'Album zutique pourtant. Il va assister au début du mois d'octobre à une soirée chez le docteur Antoine Cros, mais aussi vers le début du mois d'octobre Léon Valade écrit à quelques correspondants que Rimbaud a été exhibé par Verlaine au dîner des Vilains Bonshommes, et Valade y revendique un rôle de saint Jean-Baptiste sur la rive gauche qui fait nettement penser que Valade n'est pas moins que Charles Cros et Paul Verlaine un des premiers contacts de Rimbaud à Paris à son arrivée de train en septembre 1871. Ce rôle de saint Jean-Baptiste fait songer que Valade a pu être le médiateur qui a présenté Rimbaud à Verlaine, et un médiateur qui était le meilleur ami de Mérat, et le collègue de Verlaine, Renaud et Andrieu à l'Hôtel de Ville, sachant que Valade coïncide parfaitement avec le propos complaisant de Rimbaud à Demeny, le 15 mai, selon lequel Verlaine et Mérat sont les deux poètes voyants de la nouvelle école parnassienne. Et dans ses lettres à Maître et Claretie, Valade dit que Rimbaud, génie qui se lève, terrifie tout le monde non seulement par son talent, mais par des "corruptions inouïes".
On pense soit à des compositions zutiques à anticiper, comme le "Sonnet du Trou du Cul", soit à une lecture quelque peu "zutique" de poèmes pourtant considérés comme non-zutiques et sérieux par la tradition critique rimbaldienne.
L'Album zutique a été inauguré par un sonnet liminaire inaugural intitulé "Propos du Cercle", et les transcriptions qui ont suivi sont de Rimbaud au verso. Il a transcrit le sonnet composé à deux mains qui parodie L'Idole d'Albert Mérat, parodie faite avec Verlaine, donc nous retrouvons le duo Mérat et Verlaine désigné à l'attention dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871, le duo des collègues littéraires et professionnel de Léon Valade qui semble bien être celui qui après avoir conservé l'Album des Vilains Bonshommes détruit dans l'incencie de l'Hôtel de Ville conservait l'Album zutique. Le "Sonnet du Trou du Cul" est composé à deux mains : Verlaine a concocté les quatrains, et Rimbaud a inventé les tercets, selon le témoignage de Verlaine lui-même. Verlaine critiquait déjà Albert Mérat dans sa correspondance des mois de juillet, août 1871. On peut envisager que le 15 mai 1871 Rimbaud ignorait encore que Verlaine avait un avis réservé sur Mérat. La composition du sonnet dès l'arrivée de Rimbaud à Paris, en à peine un mois dans tous les cas, amène à considérer que Verlaine a invité Rimbaud à railler Mérat, et nous savons que depuis 1869 Verlaine était attiré par l'idée d'une parodie zutique du recueil de Mérat. Ce n'est que, par la suite, que ce sonnet a fait partie de la galaxie de répugnance de Mérat à l'encontre de Rimbaud, avec une dénonciation lancinante de l'homosexualité de Verlaine et Rimbaud, puisque Verlaine a écrit à Mérat en le menaçant de duel pour qu'il cesse de colporter de tels rumeurs. Le Sonnet du Trou du Cul a un intérêt parodique particulier, puisqu'il contient non seulement plusieurs réécritures de Mérat, mais encore plusieurs autres du recueil publié sous le manteau d'Henri Cantel Amours et priapées, recueil qui est certainement aussi un modèle non avoué de Mérat en mode mineur.
Mais Rimbaud a enchaîné, il a créé une colonne avec le "Sonnet du Trou du Cul" de lui et de Verlaine et le quatrain "Lys" du seul Rimbaud, quatrain qui a l'intérêt de réécrire non seulement des vers d'un sonnet païen précis de Silvestre jusqu'à reprise d'un mot peu banal à la rime "étamine", mais aussi de faire allusion à la préface de la marraine George Sand faisant une comparaison avec la pièce de Molière du Médecin malgré lui, la feinte du quatrain "Lys" s'emparant de l'idée de Sand d'un Silvestre "spiritualiste malgré lui", idée que les quatre vers de Rimbaud assssinent.
Rimbaud clôturait le sonnet "Propos du Cercle" par un retentissant "Merde", l'idée de l'anus ponctue le sonnet parodiant L'Idole : "moiteurs enclos", ce qui est logique vu son titre, et le quatrain "Lys" confirme ce rapport un peu fécal à l'anus avec les "clysopompes".
Rimbaud a continué par deux dizains enchaînés qui reprennent le principe des deux dizains enchaînés que Verlaine a exhibé dans son courrier en juillet 1871. Et notez que Verlaine a exhibé son double dizain à Valade en personne. Et Rimbaud a enchaîné avec un monostiche attribué à Louis-Xavier de Ricard, monostiche qui vient d'un vers de Ricard faisant parler un "Egoïste", et il y a une référence de Ricard à Amédée Pommier en personne, le poète ciblé dans l'Album zutique par de multiples sonnets en vers courts, et souvent d'une syllabe.
Mais ultérieurement, Pelletan et Valade ont ajouté un sonnet et quatrain, pour créer une colonne parallèle à celle formée par le Sonnet du Trou du Cul et le quatrain "Lys". Ils ont utilisé la marge gauche laissée par Rimbaud. Et donc, il y a un modèle indiscutable de colonne enchaînant exprès un sonnet et un quatrain. Fait étonnant, Rimbaud a reconduit ce principe sur un feuillet manuscrit, du moins cela apparaît sur une copie par Verlaine du sonnet "Voyelles" et du quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." Cela invite à considérer qu'il y a des liens entre "Sonnet du Trou du Cul" et "Lys", entre "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose...", mais aussi entre les quatre poèmes. Le placement à la rime des mots "latentes" et "virides" pourrait laisser penser que "Voyelles" a bien à voir avec une parodie englobant parmi d'autres le poète Armand Silvestre, et c'est aussi sensible pour le quatrain "L'Etoile a pleuré rose..."
A son tour, sur le feuillet suivant, Rimbaud a profité de la marge gauche pour créer une colonne évoquant la forme d'un sonnet, mais de manière corrompue, avec un poème en trois quatrains "Vu à Rome" et un poème en vers de quatre syllabes et en tercets disposés en neuvain : "Fête galante". "Vu à Rome" se termine par des "nez" dans lesquels on introduit une "immondice schismatique", ce qui semble continuer la série sur la sodomie du "Sonnet du Trou du Cul" et de "Lys", ce que conforte la rime masculine "Colombina" en écho à la rime masculine "-pin" dans "Fête galante". Le poème "Vu à Rome" oppose l'église, un conclave papal à la Sixtine apparemment, à l'ambiance de fêtes à la Watteau débridées, et oppose à l'évidence Dierx, qui avec Mérat et Mendès doivent peu goûter les implications du "Sonnet du Trou du Cul", à Verlaine, le comparse de Rimbaud.
Un point me surprend : on peut aussi envisager les deux dizains à la manière de Coppée et le monostiche de Ricard comme une autre façon d'écho à la colonne sonnet et quatrain, sauf que Rimbaud aurait transcrit les deux dizains et le monostiche avant que Pelletan et Valade ne prouvent la recherche d'une esthétique de colonne sonnet et quatrain. On peut envisager que nous n'avons affaire qu'à des recopiages. La suite sonnet et quatrain pourrait être antérieure, et Pelletan et Valade n'auraient imité l'esprit de colonne (pardon de l'allusion) que parce que cela était acté par ailleurs. En tout cas, on a bien le vis-à-vis de deux pages et de trois colonnes de Rimbaud avec une correspondance sonnet / quatrain, trois quatrains / trois tercets, deux dizains de rimes plates / un monostiche. Je ne crois pas cela anodin. Notez encore que "Fête galante" implique l'idée qu'on peut corrompre les cadences masculines et féminines. Rimbaud ne va pas jusque-là, mais la rime "Colombina"/"que l'on pina" est clairement une idée de rime travestie : du féminin en cadence masculine. Or, le monostiche attribué à Ricard parodie un extrait de Ricard qui fait parler Pommier en référence à un poème que Pommier avait publié un peu auparavant. Suivent rapidement après dans l'Album zutique des séries de "Conneries" de la part de Rimbaud qui passent précisément au non respect de l'alternance des rimes féminines et masculines et qui passent aux acrobatiques à la syntaxe heurtées de vers courts avec des allusions claires à Amédée Pommier.
Et ce principe de non respects des alternances se trouvait dans le recueil Fêtes galantes, qu'il suffise de citer la pièce "Mandoline" tout en rimes féminines, j'ai envie d'écrire aussi bien que Racine "toute en rimes féminines". Certes, Banville a initié le mouvement, etc, il y a la plaquette Les Amies de Verlaine, etc., mais le poème de Rimbaud "Fête galante" dessine un patronage verlainien et un patronage qui n'en restait pas aux publications sous le manteau.
Pour "Vu à Rome", la contribution était reportée sur l'Album zutique, il est possible qu'une private joke nous manque, alors que "Sonnet du Trou du Cul", "Lys", "Fête galante" et les deux dizains à la Coppée sont saturés de renvois littéraires qui fait que tout le monde peut suivre. Mais, au-delà de l'Album zutique, je remarque que Mendès qui n'est pas parodié directement par Rimbaud dans l'Album zutique, mais qui y est cité et dont Rimbaud reprend tout de même le mot à la rime "écarlatine" dans sa parodie de Dierx, Mendès dis-je est parodié directement dans deux poèmes "Oraison du soir" et surtout "Les Chercheuses de poux". Le lien avec l'esprit zutique du poème "Oraison du soir" ne saurait faire débat, et le point repris à Mendès est dans l'organisation des rimes des tercets, ce que Rimbaud reproduit encore dans deux sonnets dits des "Immondes" qu'à la suite de Verlaine on a associé au "Sonnet du Trou du Cul" pourtant rimé différemment, sachant que deux quatrains contre Mérat ont été composés "Vers pour les lieux", on se demande s'il n'a pas existé des versions sonnet et quatrain, un "Immonde", quatre "Vers pour les lieux", un autre sonnet "Immonde", quatre "Vers pour les lieux".
Baudelaire est l'objet de maintes réécritures dans "Oraison du soir", poème qu'il faut relier au très "zutique" "Accroupissements" où la référence à Baudelaire et aux mêmes poèmes des Fleurs du Mal est prédominante.
Au-delà des liens zutiques possibles de "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose...", voilà que viennent enfler le cortège "Tête de faune", poème en trois quatrains et "Le Bateau ivre", et je rappelle que parmi les sources au "Bateau ivre" on cite souvent et depuis longtemps le poème "Le Vieux solitaire" de Léon Dierx, sachant que quelques éléments donnent un certain crédit au rapprochement sans que cela ne soit suffisant pour fixer tout l'intérêt original du "Bateau ivre".
Maintenant, je pourrais poursuivre le présent article par une étude en amont, puisque je soutiens que Rimbaud a eu des soirées zutiques avec Gill, et peut-être Valade, Vermersh et quelques autres, sinon avec Verlaine lui-même lors de son séjour parisien de février-mars 1871, et que cela explique la nature profondément zutique des poèmes figurant dans les lettres dites "du voyant", tout en rendant compréhensible qu'il y ait autant d'allusions à Daudet, ennemi juré de Verlaine et des parnassiens.
Il va falloir se lever tôt pour ruiner cette hypothèse de lecture...

EDIT :

Le "Merde" qui ponctue le sonnet "Propos du Cercle" est une réduction de la parole poétique à un mot concis obscène, tandis que l'objet poétique, le sonnet, est composé de propos rapportés supposés triviaux.
Dans la suite sonnet et quatrain de Rimbaud, "Sonnet du Trou du Cul" et "Lys", la mondanité traite le sujet tabou, blason du corps portant sur l'anus dans une fonction sexuelle tout aussi taboue, puis "Lys" est une réduction du poème à un seul quatrain, tout comme les dizains de rimes plates à la Coppée ne sont pas une réelle poésie en strophes, cinq rimes plates, comme on écrit des rimes plates pour les tragédies, le monostiche est une réduction plus extrême que le quatrain.
Prenez maintenant la suite prestigieuse sonnet et quatrain "Voyelles" / "L'Etoile a pleuré rose...", on a un sonnet dont le titre mentionne un élément minimal de la parole, la voyelle, puis un quatrain où la parole est cosmique avec étoile, infini, mer devant l'Homme.
A méditer...

mercredi 9 octobre 2024

Du Vatican de Veuillot à la Sixtine de Rimbaud, le détour par Verlaine (partie 2)

Je reviens sur la relation entre les quatrains de "Vu à Rome" et les tercets de "Fête galante". L'octosyllabe atténue le grand sujet poseur du type des pièces des Lèvres closes dans "Vu à Rome", et le quadrisyllabe accroît le côté mineur des Fêtes galantes, en le tirant vers le comique, la dérision. Mais, dans le recueil de Verlaine, par contraste avec les Poèmes saturniens, le sonnet est systématiquement évité, rejet donc de son implication sociale mondaine. Il est présent subrepticement avec un schéma inversé allusif dans "L'Allée", mais il faut aussi mentionner le cas particulier d'un Verlaine qui fait tantôt des poèmes en quatrains, tantôt des poèmes tout en tercets (et qui ne sont pas des tierces rimes "terza rima"). J'écarte les tercets du poème "Les Coquillages" de mon relevé, puisqu'il s'agit d'une tierce rime.
Prenons l'ensemble des vingt-deux poèmes qui composent le recueil des Fêtes galantes et énumérons séparément les poèmes en quatrains et les poèmes en tercets.
Poèmes en quatrains : "Clair de Lune" (trois quatrains, rimes croisées ABAB), "Sur l'herbe" (trois quatrains, rimes croisées), "A la promenade" (cinq quatrains, rimes embrassées ABBA), "Dans la grotte" (trois quatrains, rimes embrassées, mélange particulier d'alexandrins sur une base d'octosyllabes), "Les Ingénus" (trois quatrains, rimes embrassées), "Cortège" (cinq quatrains, rimes embrassées), "En patinant" (seize quatrains, rimes croisées), "Le Faune" (deux quatrains, rimes croisées), "Mandoline" (quatre quatrains, rimes croisées exclusivement féminines), "A Clymène" (cinq quatrains, rimes plates AABB, emploi d'un vers de 4 syllabes conclusif de strophe sur une base d'hexasyllabes), "L'amour par terre" (quatre quatrains, rimes embrassées), "En sourdine" (cinq quatrains, rimes croisées).
Poèmes en tercets : "Pantomime" (quatre tercets typographiques, deux sizains pour les rimes AAB CCB DDE FFE), "Fantoches" (quatre tercets typographiques, deux sizains pour les rimes AAB CCB DDE FFE), Cythère (quatre tercets typographiques, avec un miroir de deux sizains inversés l'un par rapport à l'autre autour d'une rime commune ici notée * AA* BB* *CC *DD), "En bateau" (cinq tercets monorimes AAA BBB CCC DDD EEE), "Les Indolents" (six tercets typographiques, trois sizains pour les rimes AAB CCB DDE FFE GGH IIH, avec une correspondance symétrique de rime singulier / pluriel "-are", "-ares" entre les rimes clefs du premier et du dernier sizain (B et H)).
Les poèmes exclus du relevé sont "L'Allée", le poème en rimes plates "Lettre", la tierce rime "Les Coquillages" qui justifie un rapprochement tout de même avec les tercets, le poème en sizains "Colombine" qui justifie tout de même un rapprochement avec les pièces en tercets, le poème qui clôt le recueil "Colloque sentimental" en huit distiques qui peut aussi bien être rapproché du discours en rimes plates "Lettre" que des poèmes à base de quatrains, puisque nous n'avons pas un nombre impair de distiques, ce qui permet la suggestion du quatrain de rimes plates).
Mais peu importe les rapprochements.
Ce qu'il faut observer plus avant, c'est que dans le cas de la composition zutique "Fête galante" de Rimbaud, nous avons des allusions prononcées aux poèmes de Verlaine qui sont précisément composés en tercets. Verlaine a composé des poèmes en tercets, mais la plupart ont une versification en sizains, et du coup nous relevons un nombre pair de tercets dans les cas suivants : "Pantomime", "Fantoches", "Les Indolents" et "Cythère". Le quatrain étant en lui-même une strophe à part entière, peu importe qu'un poème ait un nombre pair ou impair de quatrains. En revanche, un nombre impair de tercets ne peut se corriger en strophe que par des adaptations dans l'organisation des rimes. Nous avons le vers conclusif isolé dans la "tierce rime" ("Les Coquillages"), mais nous relevons un poème en cinq tercets "En bateau" où Verlaine a réglé le problème en se détachant du repère du sizain pour proposer cinq tercets monorimes. C'est un peu l'idée du discours en rimes plates (les comédies et les tragédies, le poème "Lettre" du recueil de Verlaine), sauf qu'on passe de vers rimant par deux à des vers rimant par trois. Notez que "Vu à Rome" et "Fête galante" sont une allusion au sonnet où on passe de couples de quatrains et tercets à des trios de quatrains et tercets. La progression arithmétique est la même. Fait remarquable, le poème "En bateau" a pour premier mot à la rime le verbe "tremblote" (variante orthographique "tremblotte" non étudiée ici) qui était employé à la rime au pénultième vers du poème "Les Effarés" de Rimbaud, poème qui suppose d'ailleurs une présentation trompeuse en tercets au lieu de sizains, principe dénoncé au sujet d'autres poèmes par Banville dans son tout récent traité. Et justement, "Fête galante" est en réalité un poème à strophe unique le neuvain déguisé en trois tercets pourrait nous répliquer Banville : AAB CCB AAB. Mais, dans tous les cas, Rimbaud a réglé le problème de conception d'un poème en un nombre impair de tercets typographiques. Le verbe "tremblote" n'est pas employé dans le zutique "Fête galante", mais nous relevons une significative rime en "-ote". La rime en "-ote" et le nombre impair de tercets sont les preuves convergentes d'une allusion au poème "En bateau" des Fêtes galantes. Pour précision, dans "Les Effarés", nous avons la rime "culotte"/"tremblotte" qui reprend deux des trois mots rimant entre eux dans le premier tercet de "En bateau" : "tremblote"/"pilote"/"culotte".
Le poème "Fête galante" reprend d'autres éléments au poème "En bateau" de Verlaine. Le premier mot "Rêveur" de "Fête galante" reprend le dernier de "En bateau", le verbe "rêve"... Le premier mot du second vers de "Fête galante" reprend le verbe "gratte" à la rime dans "En bateau", et notez bien que si "Rêveur" et "Gratte" ne sont pas à la rime dans "Fête galante", s'ils sont en attaque de vers tous les deux, ils reprennent donc deux mots à la rime du poème de Verlaine. Rimbaud reprend bien évidemment les équivoques sexuelles latentes du poème de Verlaine, et plus directement celle du "briquet dans sa culotte" et celle du chevalier qui "gratte / Sa guitare". Et cet "oeil du lapin" "en ribote" reprend à l'évidence l'expression "œillade scélérate" du même poème verlainien toujours. Il y a une relative correspondance de "tremblote" à "tapote", pour le sens et par la rime, ce que conforte la commune initiale en "t". L'expression "Sous sa capote" réécrit "dans sa culotte". Enfin, la joliesse de l'image "l'eau qui rêve" fait penser que Rimbaud a nettement repéré le bouclage d'ensemble du poème "En bateau" où nous passons de la mention "L'étoile du berger" à un tercet final sur "la lune qui se lève" en provoquant par le jeu de ses éclats se reflétant l'idée de l'eau qui rêve. Le mot "lapin" remplace l'idée de "Lune" dans "Fête galante". Le mot "lapin" est à la rime du second vers et revient à la rime du premier vers du dernier tercet. Et la figure ronde de "l'œil du lapin" permet de songer quelque peu à la forme de Lune. Et l'extase finale "en ribote" fait écho à la formule humoristique "l'eau qui rêve" de Verlaine.
J'observe aussi que le poème qui suit directement "En bateau" n'est autre que le poème en deux quatrains "Le Faune" qui parle de glissement avec "suite / Mauvaise" et "fuite". Je vais en reparler plus bas.
Et "Le Faune" est lui-même suivi du poème "Mandoline" tout en rimes féminines.
Je l'ai déjà dit par le passé, la rime masculine : "Colombina", "pina", est une rime travestie, puisqu'elle joue sur une terminaison féminine d'une langue étrangère, l'italien en l'occurrence, ce qui permet d'éviter la rime féminine de plein droit en français en "-ine" : "Colombine que l'on pine". Vous voyez très bien que la rime en "-ina" dans les trois tercets de Rimbaud est au centre et est alignée sur l'unique rime en "-in" de remplissage des deux autres tercets. Je parle de rime de remplissage par opposition à la rime qui fait la strophe. Dans le poème en trois tercets de Rimbaud, en neuvain, nous avons une rime structurelle en "-ote" : "capote", "tapote", "ribote", rime en trois mots comme le principe du tercet monorime de Verlaine dans "En bateau". Décidément, la cohérence d'à-propos de Rimbaud est hallucinante d'un nombre fou de détails précis. Les six autres vers sont de l'ordre du remplissage, et Rimbaud aurait pu produire une pièce AAB CCB DDB, ce qu'il n'a pas fait, il aurait pu aussi produire une pièce AAB AAB AAB, ce qu'il n'a pas fait non plus, il a produit une pièce AAB CCB AAB, sauf que la rime C n'est pas quelconque par rapport à la rime en A, puisque "-ina" est la correspondante féminine italianisante prouvée par le nom propre "Colombina" de la rime en "-in". Tout ça est calculé, et c'est encore une pièce de plus à verser au dossier d'une réplique de l'Album zutique contre les réactions hostiles de Mérat, Mendès et Dierx à la nature sexuelle de la relation qui s'affichait entre Rimbaud et Verlaine. Le "Sonnet du Trou du Cul" est une pièce précoce du dossier, je ne garantirais pas que la dispute avec Mérat avait pleinement éclaté au moment de composition de ce sonnet, moment de composition dont on ne connaît pas la date exacte avec certitude entre la mi-septembre et la mi-octobre 1871. En revanche, "Vu à Rome" et "Fête galante", sans non plus impliquer une dispute ouverte, pourraient bien acter des difficultés réelles avec certains poètes parisiens. Je le dis et répète : dans son entrefilet où il a parlé d'une "Mlle Rimbault" au bras de Verlaine, Lepelletier parle de deux blonds Mérat et Mendès symétriquement se donnant symétriquement le bras à proximité de Léon Dierx, et Dierx est demeuré toute sa vie un ami proche de Catulle Mendès. Ici, vous avez une claire articulation entre un poème en trois quatrains "Vu à Rome" faussement attribué à Léon Dierx et un poème en trois tercets faussement attribué à Verlaine, et vous avez, comme dans le "Sonnet du Trou du Cul", des indices d'une lecture homosexuelle, la rime masculine pour "Colombina". Il y a un moment vous ne pouvez pas vous interdire de penser que, même si aucun terme ne s'y prête explicitement, "Vu à Rome" sous-entend que Dierx est mis un peu du côté de l'église contre les fêtes galantes, à son corps défendant vu ses productions poétiques, et que l'odeur schismatique qu'on met sous le nez ça pourrait être cette sulfureuse relation homosexuelle entre Rimbaud et Verlaine qui met à mal l'église parnassienne.
Rimbaud n'avait aucune raison d'épingler l'actualité des problèmes de l'église catholique dans l'Album zutique. Il est clair qu'il vise plus large, et vous avez des indices puissants d'une stratégie d'échos entre poèmes qui montrent que "Vu à Rome" participent de cette ambiance, encore un peu gentille et potache, de règlements de comptes dans la société dégradée des poètes à Paris, alors qu'on aspire à une renaissance après l'année terrible. C'est évident qu'il se joue quelque chose de cet ordre-là dans les célèbres premières pages de l'Album zutique.
Revenons à notre relevé des poèmes en tercets ou quatrains du recueil Fêtes galantes
Rimbaud a repris le prénom "Colombine" au premier poème tout en tercets du recueil : "Pantomime", mais il l'a adapté en "Colombina", preuve qu'il y a bien une intention de travestissement de la rime, de cadence féminine à cadence masculine. Colombine est un mot à la rime dans le poème "Pantomime". où il rime avec "combine". Et le tercet qui contient la rime "combine"/"Colombine" se termine par ce vers de jubilation : "Et pirouette quatre fois" qui résonne étonnamment avec le vers conclusif de Rimbaud : "Est en ribote". Cela ne s'arrête toujours pas là. Le tercet contient une rime interne en "-in" : "faquin d'Arlequin", alors que Rimbaud a précisément opté pour le retour de la rime en "-in" du premier au dernier tercet de son neuvain.
Ce faquin d'Arlequin combine
L'enlèvement de Colombine
Et pirouette quatre fois.

Rêveur, Scapin
Gratte un lapin
Sous sa capote.

Colombina,
- Que l'on pina ! -
- Do, mi, - tapote

L'œil du lapin
Qui tôt, tapin,
Est en ribote...
Fait amusant, nous avons une consonne d'appui dans la rime interne : "faquin d'Arlequin", elle est nettement visible avec le digraphe "qu-". Il va de soi que "Scapin" correspond à cette rime interne, personnage de comédie italienne et plus que légère résonnance de faquinerie dans ce nom "Scapin", mais notez que le "b" est la correspondante sonore de la consonne "p". Relisez le poème "Fête galante" par les rimes. Vous avez une constante de la consonne d'appui "p" pour les rimes en "-in" : "lapin" (deux occurrences), "Scapin, "tapin", qui s'étand à la rime en "-ote" : "capote","tapote", moyennant l'altération de consonne sourde à correpondante sonore pour "ribote". Un repérage indifférent aux intentions de Rimbaud se contentera de relever une rime complémentaire en "-a" renforcée d'une consonne d'appui en "n-", sauf que nous avons un séquence en "-ina" sur deux syllabes et, en nous interdisant de parler de consonne d'appui au sens strict (mais vous comprenez l'idée), nous constatons la même bascule de "b" à "p" de "Colombina" à "pina", ce dernier verbe ayant un sens sexuel explicite qui confirme l'idée d'une rime masculine "-a" travestie en terminaison féminine italianisante "-ina" pour mieux hériter du rôle féminin dans la relation sexuelle avec la pine (et notez bien sûr le calembour latent : "lapin"."lapine"). Le "lapin" a à voir avec l'anus de la parodie du recueil L'Idole d'Albert Mérat.
Mais, puisqu'un vers de "Pantomime" aligne les choix rimiques du poème de Rimbaud : "Arlequin" et "Colombine", non seulement "Scapin" est en écho à "faquin d'Arlequin", mais tout le vers : "Rêveur, Scapin", est une allusion au premier vers du dernier tercet de "Pantomime" : "Colombine rêve, surprise"... Et si je cite ce dernier tercet en entier, vous relevez que Rimbaud a impliqué dans sa parodie un écho entre la séquence "l'eau qui rêve" sous l'œil de la Lune dans "En bateau" et la rêverie du désir allumée en Colombine dans "Pantomime". Et Rimbaud a joué en même temps sur l'écho entre les voix que Colombine entend directement dans son cœur, et le briquet sous la culotte de "En bateau". 
 
Colombine rêve, surprise
De sentir un cœur dans la brise
Et d'entendre en son cœur des voix.

Rêveur, Scapin
Gratte un lapin
Sous sa capote.
Par exception, les notes de musiques égrenées semblent reprises non pas à un poème en tercets des Fêtes galantes, mais à un poème en quatrains. Il s'agit du poème "Sur l'herbe"' qui suit immédiatement "Pantomime" dans l'économie du recueil.
Toutefois, Rimbaud semble avoir une ceraine rigueur, car il se trouve que les notes de musique apparaissent aussi dans le poème en sizains précisément intitulé "Colombine". Les sizains sont liés aux tercets, puisqu'en général le sizain est formé de deux tercets, ce qui est le cas de "Colombine", l'évidence étant renforcée ici par le choix du vers de deux syllabes qui souligne par contraste la structure en deux tercets des sizains. Les notes de musique font leur grand retour dans ce poème, et ce poème a aussi l'intérêt de recourir aux vers acrobatiques excessivement courts, autre caractéristique formelle clef du poème de Rimbaud "Fête galante" :
- Do, mi, sol, mi, fa -
Tout ce monde va,
          Rit, chante,
Et danse devant
Une belle enfant
           Méchante
Encore une fois, les arguments ne sont pas dérisoires pour parler d'une réécriture de la part de Rimbaud. Rimbaud a repris les notes de musique, la rime en "-a" d'un poème intitulé "Colombine" et le choix des tirets pour placer une parenthèse en incise :
Colombina
- Que l'on pina ! -
- Do, mi, - tapote
Le verbe "tapote" fait d'ailleurs écho au verbe "danse" du même sizain objet de réécritures.
Il est question de jupes menant des dupes dans la pièce de Verlaine, avec des projections de désirs sexuels dans le futur, tandis que Rimbaud opte pour le passé simple de l'acte sexuel déjà consommé "que l'on pina".
Mais les deux premiers sizains de "Colombine" nous intéressent encore par une symétrie acrobatique entre leurs fins :

[...]
Cassandre sous son
      Capuce,

Arlequin aussi,
Cet aigrefin si
       Fantasque
[...]
Ses yeux luisants sous
      Son masque,

[...]

Vous retrouvez les mêmes personnages que dans "Pantomime" : Cassandre (personnage masculin dans la comédie italienne), Arlequin et Colombine, vous retrouvez le principe de la rime interne autour du nom "Arlequin", rime avec "aigrefin" d'autant plus perfide que la rime "aigrefin" précède d'une syllabe une rime acrobatique de suspension sur la conjonction "si" (il y en a deux de la sorte dans le recueil). Notez que ce décalage d'une syllabe concerne aussi la symétrie entre les fins des deux premiers sizains. Le premier sizain a une rime acrobatique par la suspension sur le déterminant "son", quand le second permet au déterminant de rentrer dans l'ordre pour se décaler sur la suspension acrobatique de la préposition "sous".
Il va de soi que cette symétrie peut être mise en relation avec l'équivoque sexuelle du "briquet dans sa culotte" du poème "En bateau", et avec ce qu'il se passe nous sous le masque ou la capuce mais sous la capote dans la pièce zutique de Rimbaud.
Rimbaud a tout simplement maximalement exploité trois poèmes précis des Fêtes galantes, deux tout en tercets et un en sizains assimilable.
Rimbaud ne semble pas avoir exploité, du moins aussi clairement, les autres poèmes en tercets des Fêtes galantes. Spontanément, je n'ai rien à dire d'intéressant et significatif au sujet de "Cythère", même si on peut toujours développer de légère suggestions de la promesse des "yeux" à "l'œil du lapin" par exemple. Les emprunts au poème en tercets "Fantoches" sont légers, mais tout de même réels. Le premier vers "Scaramouche et Pulcinella" donne le modèle de la terminaison italienne pour "Colombina", tandis que le nom "Scaramouche" permet de dessiner un lien dans le glissement du nom "Arlequin" au nom pratiqué par Molière "Scapin". Plus précisément, "Fête galante" implique bien une réécriture des deux premiers vers de "Fantoches", voire une réécriture de tout le premier tercet :
Scaramouche et Pulcinella,
Qu'un mauvais dessein rassembla,
Gesticulent, noirs sur la lune.
Colombina
- Que l'on pina ! -
- Do, mi, - tapote
Scapin ayant déjà un lien avec Scaramouche, l'isolement à un seul nom "Colombina" n'en est pas moins la réécriture du vers : "Scaramouche et Pulcinella" avec reprise de la rime en "-a" et de l'idée de terminaison féminine de nom à l'italienne. Notez que pour le second vers de Verlaine la subordonnée relative est détachée en incise par deux virgules, celles à la fin des deux premiers vers, ce qui correspond à la parenthèse des tirets pour la subordonnée relative de Rimbaud, et vu que les deux subordonnées relatives suivent la mention de nom féminin en "-a" et subissent le régime de la rime en "-a", il est aisé de comprendre que le vers de Rimbaud commente et explicite un sens latent du vers de Verlaine. Enfin, dans cette cascade d'équivoques, le verbe "tapote" correspond à "Gesticulent" en attaque de vers dans "Fantoches".
C'est précisément à "Fantoches" que fait allusion aussi l'emploi à la rime de "tapin" qui est à l'évidence une réécriture de l'expression adverbiale "en tapinois" à la rime chez Verlaine. Le tercet contenant l'expression "en tapinois" parle d'une femme qui "Se glisse demi-nue", ce qui superpose une référence sexuelle, et l'expression vient rimer avec "piquant minois", ce qui correspond à l'idée de cet "œil de lapin" "en ribote".
Je me suis contenté de préciser les réécritures en tant que tels, il va de soi que plusieurs échos suggestifs peuvent dès lors être établis entre le recueil de Verlaine dans son ensemble et le neuvain de Rimbaud.
Vous me direz que dans le cas de "Vu à Rome" nous sommes loin de réécritures aussi patentes de passages des Lèvres closes de Léon Dierx, mais je vous ai pointé du doigt que Rimbaud avait établi un système de mise en regard de "Vu à Rome" par rapport à "Fête galante", et bien sûr que, du coup, vous soupçonnez une équivoque sexuelle pour le mot "Nez". Il y a une métaphore de la répugnance à la pénétration anale pédérastique dans "Vu à Rome".
Mais, au plan des quatrains, je voulais encore relever un fait troublant.
Le premier poème connu de Rimbaud où la césure est vraiment délicate à repérer s'intitule "Tête de faune", il n'est composé ni en alexandrins, ni en octosyllabes, mais en décasyllabes. Ce choix s'explique aisément. La césure de l'alexandrin est à la sixième syllabe, tandis que les octosyllabes n'en ont pas. Le poème "Tête de faune" est pourtant écrit en décasyllabes littéraires avec des hémistiches de quatre et six syllabes. Les études métriques de Cornulier et de tous ceux qui l'ont suivi se sont complètement plantés dans l'analyse des césures de ce poème. Mais, le poème est aussi en trois quatrains. J'avais déjà constaté que Carles Cros nommait dans ses recueils des poèmes sous le titre "Trois quatrains", comme si c'était un genre, sauf que les recueils de Charles Cros sont postérieurs à la contribution "Vu à Rome" d'octobre 1871 et à la création de "Tête de faune" dans vraisemblablement les trois premiers mois de l'année 1872.
Etant donné le lien de "Vu à Rome" aux tercets de "Fête galante", je m'empresse d'insister très lourdement sur la présence dans Fêtes galantes de poèmes en trois quatrains, à commencer par "Clair de Lune" qui ouvre précisément le recueil avec en prime un premier hémistiche qui est une réécriture d'un vers de Sainte-Beuve : "Votre âme est un paysage choisi..." Le suivant poème en quatrains de Fêtes galantes, le troisième du recueil est lui aussi en trois quatrains "Sur l'herbe". Je vous invite à évaluer les liens entre "Tête de faune" et les thématiques des poèmes de Fêtes galantes. je rappelle que depuis longtemps on cite sans trop savoir quoi en faire le poème en deux quatrains "Le Faune" du même recueil verlainien pour le comparer à "Tête de faune", poème sur un même sujet en quelque sorte mais en trois quatrains.
Le poème en deux quatrains "Le Faune" contient une mention à la rime "fuite", tandis que "Tête de faune" contient un débordement à la césure sur un participe passé du verbe "fuir", rejet non pris en considération par les métriciens qui n'ont pas bien analysé les césures de "Tête de faune", mais rejet calembour bien connu des poètes du dix-neuvième siècle, puisque les glissades verbales sur les verbes "passer" ou "fuir" sont des lieux communs de la versification d'époque. Rimbaud pratique la glissade sur le verbe "Passer" dans "Ophélie", mais après bien d'autres, et vous avez avant le dix-neuvième siècle déjà des glissades à la césure ou à l'entrevers sur le verbe "fuir". En commentant plus haut les réécriture de "Fête galante" de Rimbaud, je vous ai montré des exemples de déplacement d'un mot à la rime à un mot en rejet il me semble, non ?
Enfin, le premier poème des Fêtes galantes est non seulement en trois quatrains, mais il est composé de décasyllabes littéraires avec succession d'un hémistiche de quatre syllabes et d'un second de six syllabes, comme "Tête de faune". Et cerise sur le gâteau, le premier vers de "Clair de Lune" est un exemple de césure particulièrement acrobatique, malgré l'emprunt à Sainte-Beuve, puisque la césure se fait sur le déterminant "un" :

Votre âme est un paysage choisi[.]
Je vous annonce déjà que je fourmille d'idées de rapprochements entre le recueil de Verlaine et "Tête de faune" de Rimbaud, et j'ai aussi une amorce de réflexion pour comparer une certaine écriture de "Vu à Rome" avec toujours les poèmes du recueil Fêtes galantes de Paul Verlaine.
Fin de partie ? Oui, pour cette fois, je rafle la mise. La partie trois, on verra bien ce qu'il en est, je citerai le poème sur le Vatican des Odeurs de Paris, et je m'essaierai à des mises au point sur Veuillot. Je ne gagne pas tout le temps, je ne sais pas encore ce que ça pourra donner à la fin.

mardi 8 octobre 2024

Du Vatican de Louis Veuillot à la Sixtine de "Vu à Rome"

Le poème "Vu à Rome" pose plusieurs problèmes redoutables d'interprétation. Nous comprenons le sens immédiat du petit récit en trois quatrains, mais les intentions ne sont pas très claires.
J'ai récemment mis un terme définitif au débat si oui ou non il y avait dans ce poème des éléments parodiques du côté de Léon Dierx. La réponse est oui, et j'avais entièrement raison dès le début de souligner la mention "livide" dans "Lazare", j'ai bien sûr compris qu'il fallait passer de la répétition "Nez" de "Vu à Rome" à celle du nom "yeux" dans "Les Yeux de Nyssia", et j'ai souligné à quel point en particulier les vers 7 et 8 étaient une réécriture de poèmes précis, de vers précis même de poèmes du recueil des Lèvres closes. Je garde toujours sous le coude l'idée que les octosyllabes de "Vu à Rome" coïncident avec leur recours par Dierx dans la plaquette publiée au même moment (7 octobre 1871, "Vu à Rome" étant de cette époque) : Paroles du vaincu, même si les sujets traités n'ont rien à voir et qu'il n'y a aucune réécriture. Je précise que j'ai ce mérite que n'ont plus la plupart des universitaires de connaître le code d'emploi des types de vers. Il y a deux grands vers pour la haute poésie : c'est l'alexandrin qui règne depuis le milieu du XVIe siècle, et c'est le décasyllabe aux hémistiches de quatre et six syllabes qui était le vers héroïque, le grand vers avant le milieu du XVIe siècle. L'octosyllabe apparaît certes dans des poèmes de quelque ambition, mais en général en alternance avec l'alexandrin. Vous avez des poèmes des Fleurs du Mal tout en octosyllabes, et la remarque vaut pour les recueils de Victor Hugo, certains poèmes de Rimbaud, mais même dans le cas de Baudelaire, Hugo et Rimbaud l'emploi de l'octosyllabe signifie que nous ne sommes pas dans la grande poésie lyrique. Et tous les vers en-dessous de huit syllabes sont plus familiers, plus chansonniers, moins littéraires, et ils sont acrobatiques à partir de quatre syllabes ou moins. Les autres vers à césure sont classés eux aussi parmi les vers de chanson pour des raisons que je ne détaillerai pas ici.
Donc le fait que "Vu à Rome" soit en octosyllabes relève d'un persiflage à l'égard de Dierx et ironise sur son choix dans le cas du poème revanchard Paroles du vaincu qui en appelle à une reprise ultérieure de la guerre avec les allemands où le massacre aura sa part. Ne dites pas que "Vu à Rome" et Paroles du vaincu n'ont rien à voir. Je ne m'arrête pas là dans le cas de Léon Dierx. D'abord, vu qu'il est question de la chapelle Sixtine, le jeu de mots est assez naturel entre Léon Dierx et Léon X. Il s'agissait d'un pape qui a favorisé la vente des Indulgences, ce qui a causé une crise schismatique précisément au début du XVIe siècle entre protestants et catholiques. Plus précisément, au début, la contestation était saine avec le courant évangélique, puis elle a dérapé avec Luther, personnage qui pose moralement problème et qui était favorable au massacre de centaines de milliers de paysans insurgés, l'image idéalisée des protestants qu'on nous vend ça me fait bien rire. Dans les guerres de religion, je n'ai pas remarqué un comportement exemplaire des protestants en France, il faut arrêter de se la péter. Il y a beaucoup de choses à dire. Protestants pleins de morgue, je vous chie dans la glotte. Les protestants ont fait rater une réforme de l'église de type érasmien, et ils ont pour référence des guignols du genre de Luther et Calvin. En tout cas, le mot "schismatique" apparaît dans le poème de Rimbaud et cela est à relier au calembour entre Léon Dierx et Léon X. Pour ce qui est de la chapelle Sixtine, Léon X a eu un rôle plus secondaire. La chapelle Sixtine est liée à la famille della Rovere et au pape Sixte IV della Rovere dont elle tire son nom. C'est à son époque qu'elle a été créée (1475-1481). Suite à l'épisode de la papauté d'Avignon, la "Capella magna" où se tenaient d'importants conclaves était tombée en ruine pour dire vite, d'où la création de la Chapelle Sixtine. La chapelle est donc créée sous le pape Sixte IV qui va faire venir plusieurs artistes italiens majeurs de son temps pour lui donner du faste : Botticelli, Le Pérugin, Piero di Cosimo, Ghirlandaio, etc.). Dans un deuxième temps, le nouveau pape Jules II, neveu de Sixte IV, va commanditer Michel-Ange pour peindre les fresques sur la voûte, sachant qu'une fissure est apparue et menace tout l'édifice. Le pape Léon X intervient dans un troisième temps en agrémentant la chapelle Sixtine de tapisseries flamandes tissées à partir d'un dessin de Raphaël, elles représentent les histoires des deux apôtres véritablement au fondement de l'église catholique romaine que sont saint Pierre et saint Paul. La fresque du Jugement dernier viendra encore après modifier cet ensemble.
On remarque que la contribution de Léon X cadre parfaitement avec le propos "schismatique" que suppose "Vu à Rome".
Evidemment, on peut penser que Léon Dierx n'est cité que pour le calembour avec Léon X et étudier le poème à la seule mesure des références à la religion. J'insiste plus haut sur le fait que Rimbaud a pris la peine d'introduire des termes clefs du recueil Lèvres closes de Léon Dierx. Il faut nécessairement relier les deux perspectives de lecture.
Et comme j'ai parlé des octosyllabes, j'introduis aussi le débat sur les strophes. Sur la précédente page de l'Album zutique, vous avez une succession sonnet et quatrain, celle du "Sonnet du Trou du Cul" et du quatrain "Lys", ce modèle a été repris sur la marge gauche remplie par un sonnet de Pelletan et un quatrain de Léon Valade. Notez que Léon Valade pourrait faire jeu de mots papal : "Léon V." J'indique ça à tout hasard, d'autant que, dans ma thèse de composition de l'Album zutique, je considère que "Vu à Rome" et "Fête galante" sont tous deux des ajouts postérieurs aux deux dizains à la manière de Coppée et au monostiche parodiant Louis-Xavier de Ricard. Et Rimbaud joue lui aussi comme Pelletan et Valade sur le vis-à-vis des colonnes de poèmes, mais au lieu de reconduire la succession sonnet et quatrain, ce qu'il fera sur un feuillet manuscrit pour "Voyelles" et "L'Etoile a pleuré rose...", il va composer un poème en trois quatrains "Vu à Rome" et un autre poème tout en tercets "Fête galante".
Ici, il faut bien connaître les particularités métriques du recueil Fêtes galantes. En effet, "Vu à Rome" est en trois quatrains, et "Fête galante" en trois tercets, ce qui veut dire que la colonne zutique est une perfide allusion à la forme du sonnet sur deux poèmes. Or, il n'y a pas un seul sonnet dans le recueil des Fêtes galantes, sauf une imitation en douce dans le poème "L'Allée" où derrière un ensemble de quatorze vers d'une traite on reconnaît à l'envers l'ordre des rimes dans un sonnet. Le poème en quatorze vers "L'Allée" a une organisation des rimes ABABAACDDCEFEF. Il s'agit évidemment d'un sonnet retourné, avec certes des irrégularités un quatrain de rimes croisées et un quatrain de rimes embrassées, des tercets sur deux rimes, mais selon un régime d'irrégularités qui était banalisé dans les contributions au premier Parnasse contemporain de 1866. Je vous donne le modèle séquencé à l'envers FEFE CDDC AAB ABA, autrement dit une organisation rimique de sonnet ABAB CDDC EEF EFE à l'envers. Après, si vous n'êtes pas convaincus, c'est que vous êtes un peu lents de la comprenette, mais bon on va ajouter pour les sceptiques que, comme par hasard, nous avons un point de fin de phrase aux seuls vers 6, 10 et 14 : fin du sizain formé par les deux tercets, fin d'un quatrain, fin de l'autre quatrain et du poème.
En clair comme la Lune, la mention "Fête galante" par Rimbaud vous invite à considérer que, bien évidemment, il faut méditer le lien des trois quatrains de "Vu à Rome" et des trois tercets de "Fête galante" comme allusion à un sonnet, et il faut même vous poser la question de l'éventuelle relation pour les visées de sens entre la parodie de Dierx et la parodie de Verlaine. Le recueil Fêtes galantes n'est pas exempt d'alexandrins. Le poème "L'Allée" en est un exemple, mais les alexandrins sont peu nombreux dans l'ensemble des vingt-deux poèmes. Je remarque que "Vu à Rome" en octosyllabes dégraisse le lyrisme plutôt en alexandrins du recueil Lèvres closes, tandis que "Fête galante" surenchérit en fait de légèreté avec des vers très courts qui ne sont pas si présents dans le recueil de Verlaine. Dans Fêtes galantes, vous avez quelques poèmes en octosyllabes, quelques poèmes en décasyllabes aussi, une poignée en alexandrins, mais après vous avez deux poèmes en vers de sept syllabes "Mandoline" et "En sourdine", un poème en vers de six et quatre syllabes "A Clymène", où noter que les vers de quatre syllabes mentionnent à la rime "odeurs" et "parfums", un poème en vers de cinq et deux syllabes "Colombine", et puis c'est tout.
Le cadre galant des poèmes du recueil verlainien peut être comparé au faste de la Sixtine, d'autant qu'il suppose la présence de personnages comiques précisément italiens : Pulcinella, Colombine, etc. On sent aussi que Léon Dierx, l'ami de Catulle Mendès, est subrepticement repoussé parmi les grincheux, alors que les poèmes de Léon Dierx font pourtant un pied-de-nez à la foi catholique. Il va être  question de Louis Veuillot, et justement Veuillot est le personnage qui défend l'Eglise avec le discours rigide d'un ultramontain qui se met à dos les abbés gallicans eux-mêmes, alors qu'il est réputé pour son goût de l'obscénité verbale dans la polémique et pour les frasques sexuelles de sa jeunesse qu'il avoue lui-même.
Et il faut désormais songer aussi à comparer "Vu à Rome" à d'éventuels poèmes de Verlaine, ce qui n'a jamais été fait.
Maintenant, il y a un discours sur la religion dans "Vu à Rome", avec l'idée du schisme. Bernard Teyssèdre a publié avant moi sur "Vu à Rome" dans les pages de son livre Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, et il est parti dans toutes les directions, et il vous a offert l'intégralité de ses réflexions. Mais, dans l'ensemble, il a fait allusion si je ne m'abuse à l'actualité dans la presse des tensions entre catholiques. Je ne sais plus s'il a employé l'expression "vieux-catholiques" pour les religieux du sud de l'Allemagne qui menaçaient de faire schisme, mais je l'ai employée en tout cas dans mes articles sur l'Album zutique sur mon blog. Toutefois, je n'arrive pas encore à cerner ce qu'a pu lire directement Rimbaud sur le sujet. Moi, je veux pouvoir dire que c'est tel texte que Rimbaud a lu ou pouvoir dire voilà un maillage serré de textes au travers duquel Rimbaud n'a pas pu passer sans y prêter attention. Il y a une recherche à faire dans la presse d'époque. Yves Reboul a publié deux articles sur "Vu à Rome" où il ferre de plus près l'idée d'une allusion directe de Rimbaud à ce sujet d'actualité. Malheureusement, il rejette le sujet important de la parodie de Léon Dierx et l'idée d'une logique où Rimbaud parle certes d'un sujet politique d'actualité mais pour mettre cela en résonance avec les débats des poètes de Paris dans cette période trouble postérieure à la répression de la Commune.
Et puis, il y a donc aussi les interventions plus anciennes de Steve Murphy qui a émis l'hypothèse que Rimbaud décrivait Veuillot en frère Milotus dans "Accroupissements" et qu'il pouvait faire allusion à nouveau à Veuillot dans "Vu à Rome" et notamment à deux titres de livres connus de Veuillot Parfums de Rome et Odeurs de Paris, en sachant que Murphy exhibe une iconographie de caricatures à l'encontre de Veuillot, caricatures qui comportent aussi du texte.
Sur ce blog, j'ai publié une découverte inconnue des travaux de Murphy : les quintils du poème "Accroupissements" ont une forme inhabituelle ABABA au lieu de ABAAB ou AABAB. La forme de Rimbaud vient des faux-quatrains faux-quintils de Baudelaire, à savoir des quatrains de rimes croisées ABAB allongés d'une répétition du premier vers. Baudelaire a également pratiqué le quatrain de rimes embrassées ABBA allongé d'une répétition du premier vers. Or, dans Les Epaves, Rimbaud a pu lire un poème inédit de Baudelaire "Le Parnaymphe" machin-bidule où les quintils de vers courts sont sur le mode ABABA, avec mention de Veuillot et du nom "chaudron", terme clef du premier quintil du poème "Accroupissements". Cet indice vient donner du crédit à l'hypothèse de Murphy.
J'ajoute un autre point : j'ai montré que "Accroupissements" et "Oraison du soir" s'inspiraient abondamment du poème "Un voyage à Cythère" et que les césures sur la forme "comme un" ou son équivalent "tel qu'un" étaient des citations de césures du poème "Un voyage à Cythère", et j'en profite pour souligner que le titre "Un voyage à Cythère" présuppose en principe une grivoiserie du type des Fêtes galantes, attente de lecteur déçue dans le cas du poème baudelairien.
Maintenant, je cherche un moyen de rendre moins vague les allusions éventuelles à Louis Veuillot dans les deux poèmes de Rimbaud.
Rimbaud ne s'est pas concentrée sur la tête boutonneuse de Veuillot, et il vise plus particulièrement le nez que Veuillot avait assez proéminent, mais on peut toujours prétendre que Rimbaud se moque d'un gros nez sans penser forcément aux caricatures connues de Veuillot.
Comment chercher ?
Il y aurait déjà un important angle d'attaque à cerner du côté des écrits de Louis Veuillot dans la presse après la Commune, et en particulier aux mois de septembre et octobre 1871.
On peut bien sûr relire l'ensemble des poésies de Veuillot. Rimbaud connaissait très bien le recueil Les Couleuvres qu'il cite dans sa correspondance, mais il existe aussi un autre recueil dont le titre est soit Satires, soit avec une orthographe ancienne valant jeu de mots Satyres. Le recueil Les Couleuvres est accessible sur le site Gallica de la BNF et vu que Rimbaud l'a possédé c'était la première lecture imposée. Je l'ai lu il y a longtemps, je vais le relire prochainement, mais j'avais été déçu. Pour les Satyres ou Satires, je n'ai pas trouvé d'exemplaire tel quel sur le site Gallica de la BNF. Il y a une édition postérieure des poésies de Louis Veuillot en 1878, je crois, que j'ai lue en intégralité ou peu s'en faut, et que je n'ai pas trouvée intéressante en fait de rapprochements éventuels avec "Vu à Rome", mais je n'ai pas supporté de ne pas avoir le recueil d'époque auquel je voulais accéder avec sa forme et sa distribution précises. Cela m'a agacé, et j'ai bâclé ma recherche.
J'ai trouvé des récits en prose de Veuillot dont un qui a l'air d'avoir inspiré quelque peu Verlaine pour le sonnet "Mon rêve familier". Il y a plusieurs publications de Veuillot, à noter que le livre Le Lendemain de la victoire publié en 1872 est une reprise de textes déjà parus au moment des révolutions de l'année 1848. Pour l'instant, je voudrais privilégier ce que Veuillot a écrit sur les événements de l'année terrible : guerre franco-prussienne, Commune et bien sûr remous au sein de l'église catholique, à quoi ajouter le problème de l'état italien par rapport à l'indépendance du Vatican. Et puis, il y a les deux livres classiques aux titres qui imposent le rapprochement avec "Vu à Rome", d'un côté Les Parfums de Rome, de l'autre Les Odeurs de Paris. Ce dernier ouvrage est complémentaire, il est récent encore puisqu'il date de 1867 et il contient bien sûr des pages sur Rome, et si Rome est dans le premier ouvrage les développements sur les odeurs repoussantes sont dans le second. Je n'ai pas trouvé Les Parfums de Rome sur le site Gallica de la BNF, et, par conséquent je me contente d'une lecture en cours des Odeurs de Paris.
Enfin, Murphy cite des caricatures au sujet de Veuillot, et bien sûr on rappelle souvent le poème des Châtiments qui s'en prend à Veuillot sans le nommer. Notez au passage que dans Les Odeurs de Paris certains auteurs sont mentionnés normalement, tandis que d'autres sont à identifier derrière des pseudonymes, du genre Galvaudin pour si j'ai bien suivi Emile de Girardin... Dans "Accroupissements", "Milotus" serait un prête-nom de la même farine pour Veuillot selon les réflexions de Murphy.
Et j'ai trouvé pas mal d'ouvrages, dont certains en vers, qui épinglent Veuillot. Il y a des ouvrages de l'abbé Descharmes, et cela veut dire qu'un homme d'église gallican règle publiquement des comptes avec l'ultramontain aux charges paradoxalement obscènes. Je vous citerai prochainement plusieurs poèmes que j'ai trouvés faisant la satire de Veuillot. C'est un personnage public sur lequel on publiait abondamment finalement. Ce n'est pas de peu d'importance si on envisage que Rimbaud y fasse directement allusion dans deux de ses poèmes.
Enfin, la dernière partie des Odeurs de Paris consiste en un ensemble de sonnets précédé d'un texte en prose. J'y ai trouvé un sonnet sur le Vatican qui n'offre pas de réécritures dans "Vu à Rome", mais il y a une symétrie de sujets qui est assez frappante.
C'est cette découverte qui donne son titre à l'article que vous venez de lire, et comme l'heure file je me propose de citer ce poème prochainement. Vous trouverez sûrement cela décevant par rapport à vos attentes, mais moi je ne vise pas à une lecture où la compréhension de "Vu à Rome" se suffit à elle-même. Je veux retrouver les textes ciblés directement par Rimbaud pour apprécier dans toute son étendue la visée de sens de son morceau satirique.