lundi 19 août 2024

Suite à l'article de Cornulier sur "Alchimie du verbe", réflexions en retour sur "Voyelles", son rayon et bombinent...

La Revue des lettres modernes a publié un cinquième tome consacré à Arthur Rimbaud qui a pour fil directeur ou "thème" : "Les Romantismes de Rimbaud". Les quatre premiers numéros furent publiés il y a plus de quarante ans. Le quatrième nous fait remonter à l'année 1980, ce qui nous fait 43 ou 44 ans.
Les quatre premiers numéros furent dirigés par Louis Forestier. Les deux premiers se succédèrent rapidement, 1972 et 1973, un troisième fut publié en 10976 et un quatrième en 1980. Le premier numéro en 1972 avait un dossier intitulé "Images et témoins", j'en ai surtout retenu l'article d'Yves Reboul sur le témoignage d'Isabelle Rimbaud, mais bizarrement j'ai l'impression que l'article a été publié en deux parties, et donc dans deux volumes distincts. Le second volume, je le possède, est un hommage anglo-saxon, avec donc des contributeurs de pays de langue anglaise, et il portait sur Une saison en enfer lors du centenaire de sa publication. Il contenait un article de Margaret Davies qui était l'embryon de son livre qui a suivi sur Une saison en enfer et que je possède aussi. Il y a beaucoup à dire sur les analyses rimbaldiennes de Margaret Davies. En général, elles ne sont pas très bonnes, mais le paradoxe vient que son étude sur Une saison en enfer fait confiance à un certain bon sens sur l'allusion à la vertu théologale qu'est la charité et elle échappait au piège à venir de la controverse Brunel-Molino, où Brunel ayant envisagé que Satan se récriait contre la pratique de la charité, Molino a réussi à imposer pour vingt-cinq à trente ans aux rimbaldiens de considérer que la "charité" dont parlait Rimbaud était personnalisée et non pas chrétienne, et nous en reparlerons plus bas, vous verrez.
Le troisième tome offrait un dossier intitulé "Problèmes de langue" et ne datait que de 1976, j'ai malheureusement oublié son contenu, même si j'imagine qu'il doit contenir un article sur le vocabulaire employé par Rimbaud de la part de Jean-Pierre Chambon. Enfin, il y eut un volume sur des poèmes des Illuminations en 1980 et dont le dossier s'intitulait Autour de "Ville(s)" et de "Génie", mais dans mon souvenir un ouvrage peu intéressant.
Cette suite vient bien tard et n'était plus attendue, elle est dirigée par Adrien Cavallaro qui a rédigé l'avant-propos. Elle est clairement dans la continuité du Dictionnaire Rimbaud de 2021 dirigé par Vaillant, Frémy et Cavallaro. Le premier article est signé Alain Vaillant. Nous retrouvons des contributeurs du Dictionnaire Rimbaud et une empreinte aussi de la revue Parade sauvage, puisque Benoît de Cornulier clôt ce volume avec un article conséquent, l'un de ses disciples dont il était directeur de thèse, Jean-Michel Gouvard, publie le deuxième article, et à la fin de son "Avant-propos", Cavallaro déclare son ouvrage complémentaire de la revue prépondérante Parade sauvage qui a remplacé la Revue des lettres modernes depuis les années 1980. Malgré des noms de contributeurs qui ne s'imposent pas en tant que rimbaldiens chevronnés participant à la revue Parade sauvage, cas à part d'Oliver Bivort et de Corinne Bayle, les articles mettent très souvent en avant un corpus d'études autorisées qui favorisent un axe interprétatif rimbaldien qui écarte Guyaux, Bienvenu, moi-même, la revue Rimbaud vivant, au profit de la revue Parade sauvage, au profit de Steve Murphy souvent fortement mis en avant, au profit de Cornulier sur la discussion métrique, avec une inclusion de Michel Murat qui n'est que partiellement intégré à la revue Parade sauvage.
Je parlerai plus tard de l'article "Rimbaud et Quinet" de Sophie Guermès qui est très insuffisant. J'ai déjà rendu compte de l'article de Gouvard sur la versification romantique de Rimbaud, mais je reviendrai sur ce sujet, d'autant que j'ai oublié de préciser ce que j'entendais par l'écart de deux syllabes par rapport à la césure. J'aurai pas mal de choses à dire au plan de l'histoire de la versification.
L'article d'Olivier Bivort est l'un des plus intéressants, mais je ne l'ai pas encore lu en entier.
Passons donc à l'étude finale de Benoît de Cornulier. Le titre de son article est flanqué d'une note 1 de bas de page qui précise que cet article est le remaniement de l'entrée du Dictionnaire Rimbaud : "Poèmes d' 'Alchimie du Verbe' " qu'il avait rédigé.
Je n'ai lu encore que la moitié de l'article de Cornulier, il est très intéressant, bien que malveillant à mon égard. J'y suis cité de manière curieuse pour un unique sujet de datation de poème et Cornulier ne cite pas ses sources quand elle me concerne par ailleurs. Il l'a déjà fait auparavant. Au sujet de la mobilisation de la notion d'alphabet dans Les Contemplations, j'ai mis dans mon article de 2003 "Consonne" une phrase sans équivoque sur l'ensemble conséquent de métaphores de l'alphabet cosmique observé par le poète Hugo dans son célèbre recueil. Ici, Cornulier rapproche le vers 2 de "Voyelles" : "Je dirai quelque jour vos naissances latentes" d'un passage du poème : "Ce siècle avait deux ans..." de Victor Hugo que j'ai déjà cité à quelques reprises comme source possible et même sensible à "Voyelles" sur ce blog et peut-être même déjà dans mon article de 2003. Quant à l'idée que, dans le dernier tercet, le regard violet soit celui du poète lui-même, Cornulier l'a exploitée sans jamais citer de source immédiatement après la parution dans la revue Parade sauvage d'un article sur les mythes platoniciens dans "Credo in unam" qui n'est pas de moi, mais dont j'ai parrainé la publication, puisque c'est un ami personnel qui l'a écrit. Il se trouve que l'idée était envisagée à titre d'hypothèse, pas de certitude, et je ne suis d'ailleurs pas convaincu par cette hypothèse que Cornulier développe comme par hasard juste après la publication de mon ami.
Moi, en ce qui me concerne, je cite régulièrement les autres rimbaldiens, même si la plupart sont malveillants à mon égard. La critique littéraire n'a pas à suivre les enjeux de susceptibilités. Puis, d'autant qu'on étudie le discours de Rimbaud et d'autant que plusieurs rimbaldiens déclarent leur sympathie pour la Commune, il n'est pas normal que Murphy soit un roi-soleil avec une cour de rimbaldiens obligé de passer après lui, que Cornulier soit le comte des études métriques, et qu'il y ait des marquis des études rimbaldiennes à divers niveaux. On doit discuter des arguments, et Rimbaud n'est pas au service de la constitution d'une aristocratie artificielle avec des privilèges et des passe-droits.
Enfin, bref ! Maintenant que le sujet de la malveillance a été pointée du doigt, on va pouvoir l'écarter et faire de l'authentique critique littéraire.
Mais, avant de parler de l'article de Cornulier, je voulais en profiter pour parler de "bombinans". J'ai une édition sous la main du Pantagruel de Rabelais. Il s'agit d'une ancienne édition au Livre de poche (1964) avec une présentation de Jacques Perret. Le catalogue de la bibliothèque de Saint Victor figure au septième chapitre. Je cite dans la version adaptée en français moderne de cette édition. Le chapitre VII s'intitule : "Comment Pantagruel vint à Paris, et des beaulx livres de la librairie de Sainct Victor". L'édition offre le texte du "roman" de Rabelais sur les pages de droite, et les pages de gauche sont consacrées aux notes. Les notes prennent une telle place qu'elles ne figurent pas toujours en vis-à-vis du texte commenté, on a rapidement un décalage. Ainsi, le titre latin avec la mention "bombinans" figure à la page 117, tandis que la note 60 qui le concerne ne figure pas à gauche sur la page 116, mais est reportée à la page 118.
Après deux pages de récit, nous avons un catalogue qui s'étale sur six pages et quelques lignes, et les notes pour le seul catalogue s'étalent sur d'abord sept pages paires, puis sur une partie au bas de la page paire de fin de recension du catalogue, puis sur une dernière page paire. Vous imaginez le bricolage éditorial !
Je cite le titre en latin qui contient la forme participiale "bombinans", et je précise que ce titre étant en latin il s'agit du texte original fourni par Rabelais. Le texte en français a été adapté dans une version moderne, mais "fatalement" comme on dit en Belgique le texte latin n'a pas été modifié (sinon peut-être la ponctuation), et nous lisons le même texte que celui consulté par Voltaire ou éventuellement Rimbaud :

   Quoestio subtilissima, utrum Chimera, in vacuo bombinans, possit comedere secundas intentiones ? et fuit debatuta per decem hebdomadas in concillio Constantiensi.

Sauf étourderie dans ma transcription, tel est le titre imaginaire de l'ouvrage imaginaire mentionné par Rabelais. Et voici la traduction en français et en italique fournie en note par Jacques Perret avec à sa suite, en caractères romains, le commentaire livré (les principes de la citation m'obligent à inverser les italiques et les caractères romains, je vais m'en dispenser ici)   :
   Question subtilissime, à savoir si la Chimère bourdonnant dans le vide peut manger les intentions secondes. Qui fut débattue dix semaines au concile de Constance. Rabelais raille les théologiens du Concile de Constance (1414-1418) et la formule scolastique des intentions secondes, attributs accidentels de l'objet.
Je parlais dans un article précédent de "traduction littérale" paresseuse pour "bombinent" et "virides" dans "Voyelles". Je ne taxe pas Rimbaud de paresse, les deux traductions littérales paresseuses ne sont pas de lui. Il a trouvé des adaptations de "bombinans" en français dans ce qu'il a pu lire, Voltaire ou une autre source. Le mot "viride" vient des études botaniques. Mais il s'agit à chaque fois de traductions passives du latin ou comme je dis de "traduction littérale". L'expression "traduction littérale" s'emploie plutôt pour une phrase qui est traduite mot à mot d'une langue à l'autre, mais, ici, l'idée c'est qu'on fait passer le mot tel quel du latin au français en l'adaptant par le suffixe ou la terminaison. Le mot "viride" est repris tel quel au latin, le verbe "bombiner" consiste simplement à conserver le radical latin "bombin-" et à lui appliquer les formes conjuguées françaises. Dans un premier temps, Voltaire se contente même de la transposition par équivalence de "bombinans" à "bombinant". On remarque que Voltaire dans sa lettre au Marquis d'Argenson propose l'alternative "bombinant ou bombillant". Donc, la forme verbale "bombillant" est admise en français, même si elle est rare. En revanche, il ne suffit pas de constater que Voltaire adapte "bombinans" en "bombinant" pour dire que le verbe "bombiner" existe en français. Cela n'a aucun sens. Le mot ne peut devenir du français que s'il est employé régulièrement ensuite. Dans le cas du "bombinant" de Voltaire, il est étroitement attaché à la traduction facile immédiate. Le verbe "bombiner" a-t-il servi à autre chose en français qu'à traduire le titre latin de Rabelais ? C'est la première question à se poser tout de même. Rimbaud crée cette autonomie dans "Voyelles" et "Les Mains de Jeanne-Marie" à moins qu'il ne s'inspire d'un prédécesseur à nous inconnu. Puis, suite au succès de "Voyelles", "bombinement" (Paul Arène) et "bombiner" vont avoir quelques occurrences littéraires.
Tout se passe comme si les rimbaldiens ne constataient le problème lexical que pose la forme conjuguée "bombinent", problème qui est aussi une chance puisque la rareté va faciliter la réflexion sur les sources de Rimbaud.
Et si je parlais de traduction littérale paresseuse où l'invention en français n'est pas affirmée, on a ici par coïncidence un exemple comparable. La traduction "subtilissme" est du même ordre. Ce n'est pas du français, et ce n'est même pas vraiment une traduction. C'est une invention de traducteur, c'est un pari littéraire pour essayer de rendre quelque chose du superlatif latin en français. Le traducteur a dû considérer que "Question très subtile" ne rendait pas le sens du latin, et au lieu de chercher une modalisation fine en français le traducteur a opté pour le décalque paresseux mais dont on comprend les connotations. En revanche, pour "bombinans", s'il garde la forme participiale, Perret opère une traduction au sens strict avec la forme "bourdonnant".
Qui, à part Voltaire osait la traduction littérale "bombinant" ? Evidemment, l'importance littéraire de Voltaire laisse penser qu'il y a eu plusieurs cas, et en tout cas j'ai trouvé une conjugaison "bombine" dans un livre de grammaire de 1820 d'un certain Boiste, ce qui se rapproche étroitement de la forme "bombinent" adoptée par Rimbaud, et les considérations grammaticales de Boiste sont intéressantes également à rapprocher de l'organisation des cinq voyelles dans le célèbre sonnet où elles sont mises en vedette et aussi du mot de la lettre du voyant sur l'académicien étudiant la lettre A.
Je reviens maintenant sur la citation de Pantagruel. Il est question de la Chimère, mais aussi de discussions métaphysiques oiseuses. Il s'agit d'une raillerie (Perret), d'un sarcasme. Et on peut penser à une autre expression d'époque et qui concerne aussi les théologiens grecs, la fameuse discussion sur le sexe des anges.
J'ai passé en revue le catalogue fourni par Rabelais en essayant de trouver des indices d'une exploitation plus large de Rimbaud du document. Le nom "bibliothèque" ou "librairie de saint Victor" peut faire songer à Hugo dans le cas de Rimbaud, mais méfions-nous des feintes que ne rapporte en aucun cas Rimbaud. J'ai relevé aussi un autre titre du catalogue où figure le mot "pénitence" puisque dans le sonnet "Voyelles" nous avons des "ivresses pénitentes" en conclusion du mouvement des quatrains, et j'ai aussi relevé le titre comique : "Des Poys au lart, cum commento." On l'a compris, nous avons un titre culinaire grotesque en français flanqué d'une précision pédante en latin. Je rappelle que dans "Voyelles" nous avons l'adjectif "virides" à la rime, lequel adjectif au singulier est associé à la "rame du pois" dans "Entends comme brame..." Et dans les nomenclatures, pour les pois, on parle en latin de "peses virides". Je relève aussi le titre : "Le Boutavent des alchymistes". Tout cela est en l'état bien peu exploitable.
Assez sur ce sujet. Passons maintenant à l'étude de Cornulier sur "Alchimie du verbe" avec ses retours sur le sonnet "Voyelles".
L'article commence par une page d'introduction qui fixe le statut un peu à part des deux "Délires" qui, selon Cornulier, "correspondent précisément à la saison du sujet en enfer." Je ne suis pas pleinement satisfait par cette présentation concise. Pour comprendre le propos de Cornulier, il faut déjà connaître le sujet de controverse qui est le suivant : Rimbaud décrit sa chute en enfer à partir du début de récit de "Nuit de l'enfer", ce qui semble vouloir dire que "Mauvais sang" ne fait pas partie du séjour infernal, malgré son contenu de damné. Rappelons que dans son témoignage la "Vierge folle" attribue à l'Epoux infernal des propos équivalents à ceux tenus dans "Mauvais sang", en présupposant que le seul fait de tenir de tels propos est une marque de condition infernale. Ensuite, abstraction faite du cas particulier de "Mauvais sang", le récit du séjour en enfer va de "Nuit de l'enfer" à "Adieu" en incluant non seulement les deux "Délires", mais les sections "L'Impossible", "L'Eclair" et "Matin". Enfin, les deux "Délires" sont des formes de récits rétrospectifs, alors que toutes les autres sections ont un air de discours pris sur le vif. Il y a du discours pris sur le vif aussi dans "Alchimie du verbe", ce à quoi échappe "Vierge folle" en tant que pièce rapportée : témoignage d'un tiers, mais "Alchimie du verbe" malgré le discours pris sur le vif fait une sorte de bilan rétrospectif dans tous les cas. Et il y a des idées de durées dans "Vierge folle" comme dans "Alchimie du verbe" qui ne cadrent pas avec le récit chronologique sensible dans les autres sections.
Une solution peut être que les délires de la Vierge folle et d'Alchimie du verbe ne permettaient pas une prise de parole analytique autre que dissolue. Les sections d'Une saison en enfer sont autant de mises au point. Les deux "Délires" sont des mises au point après coup, parce que, pendant l'action, le poète est simplement livré à son mal.
Cornulier en vient ensuite à un commentaire de la section "Alchimie du verbe" où il joue le jeu d'identifier patiemment le discours du poète à un compte rendu d'une quête alchimique qui s'est soldée par un échec. Et c'est très intéressant, très instructif et Cornulier a effectué des recherches, et il y a plein de citations littéraires intéressantes qui peuvent beaucoup apporter à une réflexion plus mûre sur les écrits de Rimbaud, sur "Alchimie du verbe" bien sûr, mais aussi sur des poèmes en vers tels que "Voyelles", "Bonne pensée du matin", etc.
L'article de Cornulier après l'introduction se subdivise en chapitres non numérotés, mais qui ont chacun leur titre, et je m'intéresse en particulier aux deux premiers : "Une histoire d'alchimie" et "Statut du sonnet Voyelles ".
Comme le poète qui est "Epoux infernal" veut, selon le témoignage de la "Vierge folle", "changer la vie", Cornulier fait remarquer que, dans Les Fleurs du Mal, le travail alchimique venait de Satan, tandis qu'il est le fait du poète dans la production rimbaldienne. Je ne suis pas d'accord avec cette présentation biaisée. Baudelaire dit avoir fait de l'or avec de la boue dans un projet de préface, et le poème "Bénédiction" parle de tresser une couronne de pure lumière comme témoignage devant Dieu. Je me méfie des présentations sommaires de cet ordre.
Et d'emblée, Cornulier évoque une lecture qu'il a faite sienne du sonnet "Voyelles" :
[...] Dans le sonnet Voyelles (sans doute en hiver 1871/72), le sujet qui commence par régler la couleur des voyelles était peut-être déjà un alchimiste.
Et cette phrase est flanquée de la note 6 de bas de page :
Voir Benoît de Cornulier, "Sur le rayon des yeux du voyant dans 'Voyelles' ", Parade sauvage, n°29, 2018, p. 285-305: y est argumentée l'idée que le sujet qui, dans le distique liminaire, avait réglé la couleur des voyelles et promis de révéler leurs naissances latentes, est, à la fin, devenu Celui qui émet le rayon régénérateur.
En réalité, l'idée ne vient pas de Cornulier, puisque quatre ans avant la publication de cet article et trois ans seulement avant sa rédaction, dans le numéro 25 de la même revue Parade sauvage, un article "Credo in unam / Soleil et Chair au prisme des mythes platoniciens" avait émis l'hypothèse en passant que le regard violet de "Ses Yeux" était peut-être celui du poète lui-même, le créateur du sonnet...
Et cela allait de pair avec l'idée du "rayon visuel".
Alors, j'explique.
Dans l'Antiquité grecque, le principe de la vision n'est pas expliqué, et la thèse répandue est celle du rayon visuel, théorie débile s'il en est, mais les grecs s'y raccrochaient faute de thèses concurrentes. L'idée du rayon visuel, c'est que l'œil projette des rayons qui vont jusqu'aux obstacles à la vue, et les rayon reviennent en ligne droite et en sens inverse dans l'œil pour lui rapporter une image colorée de tout ce qu'il a rencontré. C'est affligeant comme théorie, mais ça faisait un consensus qu'on n'interrogeait pas trop, et que se partageaient même Platon, Aristote et compagnie. C'est extrêmement con et c'est à se demander comment il est possible que les grecs aient adhéré, aient fait mine d'adhérer à une connerie pareille.
Aujourd'hui, nous admettons que la lumière vient simplement dans nos deux yeux qui traitent les informations en les rendant sous forme d'image cérébrale.
Je l'ai déjà dit sur mon blog, mais Cornulier en choisissant de ne pas me convoquer au débat il empêche les rimbaldiens d'apprécier les précisions et les points de discussion.
Poursuivons la mise au point sur ce sujet pointu.
Selon les grecs, l'œil émet un rayon visuel, il est la source d'un rayonnement. Pour nous, le rayon d'un regard, c'est comme le rayon lunaire, c'est un reflet. Nous pouvons dire que la Lune émet des rayons, cela ne nous empêche pas de savoir que plus précisément elle reflète un rayonnement solaire. C'est pareil pour le regard, le rayon qui nous charme dans un regard est un reflet de la lumière qui touchant ce regard nous renvoie à nous spectateur une certaine image des yeux contemplés. Nous parlons de la lumière de ce regard, parce que dans ce reflet nous avons la capture d'une personnalité, une composition qui nous révèle un regard amoureux, un regard intense, etc. Nous apprécisons aussi éventuellement un iris magnifié par la lumière. Quand nous lisons un texte littéraire avec un rayon dans le regard d'une femme, nous accordons cela avec nos connaissances scientifiques actuelles. Bien sûr que nous allons attribuer à ce rayon d'un regard une sorte d'émanation qui vient de la femme elle-même, comme nous le faisons pour le rayonnement lunaire, avec la pleine Lune qui nous fait les Loups-garous, ou que sais-je encore ? Oui, il y a un état de confusion des plans entre le fait que le rayon soit une authentique production de la Lune ou de la Femme et l'idée scientifique du reflet venant d'une source produisant véritablement de la lumière.
Il est possible enfin que dans nos traductions de textes de l'Antiquité nous n'ayons pas conscience que ces textes de l'Antiquité veulent souligner le rayon comme provenant de l'œil et non d'un reflet du soleil sur cet œil avec son pouvoir révélant sur une personne. L'image du "rayon d'un regard" peut être pour nous un héritage des grecs dont il reste un petit côté symbolique fécondant, mais puisque nous n'avons appris nulle part dans notre jeunesse la théorie grecque du rayon visuel, dans tous les cas, nous ne lisons par dans "Péristéris" ou "Voyelles" que le "rayon" qui sort du regard est la note de la croyance en la thèse grecque du rayon visuel. Dans le dernier vers de "Voyelles", oui, le regard vient d'une sorte de divinité ultime, et donc les yeux semblent l'origine du rayonnement, mais ce n'est pas pour autant un renvoi en tant que tel à la théorie précise du rayon visuel qui veut que la vue suppose l'envoi d'un rayon par les yeux. Il y a un rayon jaillissant pour x raisons d'un regard et ce rayon est chargé de l'âme du regard dont il provient sans préjuger si le rayon est un reflet ou non.
Vous commencez à comprendre le problème ? Dans l'article de 2014, l'hypothèse que les yeux au regard violet soient ceux du poète lui-même était rattachée à cette thèse précise du rayon visuel. Dans le cas de Cornulier, il ne parle pas du rayon visuel, et reste dans le flou, ce qui est mieux, y compris quand Cornulier écrit dans la note citée plus haut : "Celui qui émet le rayon régénérateur." Mais dans la thèse du rayon visuel, la lecture de "Voyelles" suppose que le poète se met à la place du Créateur selon une causalité logique. C'est le regard du poète qui a émis le rayon pour aller au A noir, etc. Dans le discours de Cornulier, dont je préfère le flou, puisque je n'adhère pas à la thèse du rayon visuel, le lien logique est moins évident.
Et justement, je vais enchaîner là-dessus. Comme je l'ai dit pour Les Fleurs du Mal, selon l'extrait qu'on sélectionne, l'alchimiste est tantôt Satan, tantôt Baudelaire, et c'est pareil quand on cite un extrait des poésies de Rimbaud. Mais, dans le cas de "Voyelles", Cornulier part d'une conception pour moi erronée de l'alchimiste. L'alchimiste veut connaître ce que fait Dieu pour devenir Dieu et le remplacer, mais il entend créer comme le fait Dieu, pas créer comme lui le voudrait.
Dans la fiction de récit que constitue "Voyelles", le poète ne prétend pas inventer personnellement les couleurs des voyelles, il joue à identifier une vérité imaginaire avec les cinq voyelles couleurs. Le "A noir" n'est d'ailleurs ni le A, ni le noir, il est le A noir potentiel, une des cinq briques constitutives des visions du réel. Cornulier dit que la plupart des commentateurs disent avec raison que les vers 3 à 14 sont la réalisation immédiate de la promesse du vers 2 qui ne serait pas remise aux calendes grecques : "Je dirai quelque jour vos naissances latentes". Le propos de Cornulier n'a aucun sens. En quoi les vers 3 à 14 disent les naissances latentes et quel est alors le sens du verbe "dire" dans "Je dirai" ?
Mais surtout à la fin du poème, le poète recourt à la troisième personne : "Ses Yeux". C'est un poème où celui qui parle dans ses quatorze vers rend témoignage. Il vouvoie des voyelles et en tiers il évoque un être dont les yeux émettent un rayon violet. De quel droit supposer qu'au dernier vers le poète parle de lui-même à la troisième personne ?
Dans le même ordre d'idées, Cornulier écrit sur deux pages que dans "Alchimie du verbe" le poète ne cite pas "Voyelles" comme une illustration de son aventure alchimique, mais qu'il cite le premier vers de "Voyelles" comme un préalable à l'expérience alchimique. Je comprends la nuance, mais je ne vois pas le parti qu'on peut réellement en tirer.
Cornulier renvoie aussi au débat sur le problème de la quête du bonheur et le salut à la beauté en renvoyant à l'article de Vaillant au début de la même revue où se trouve son article.
A la fin d' "Alchimie du verbe", le poète peut enfin accepter la beauté parce qu'il ne cherche plus le bonheur. C'est la lecture que défend Vaillant dans son article "Rimbaud, romantique radical". Il évite de me citer en anonymisant ceux qui voient à la fin de "Alchimie du verbe" une façon pacifiée de congédier la beauté. Il y a moi, Bruno Claisse et d'autres, mais il pense surtout à moi visiblement :
    Pour résoudre cette contradiction, certains commentateurs ont voulu jouer sur l'ambiguïté du verbe "saluer" : on salue quelqu'un pour lui dire "bonjour" ou "au revoir", ils ont donc supposé que ce salut était un congé.
Mais, faites les choses bien ! Ne tronquez pas notre argumentation. Je précise que cette argumentation qui est mienne, j'en ai parlé avec Claisse, j'ai sa réponse sur papier ! Je parle même pas d'un échange de messages sur internet. Claisse, c'est censé être une source d'admiration inconditionnelle pour le recenseur rimbaldien Alain Bardel, c'est une source d'admiration pour Steve Murphy lui-même, c'est quelqu'un d'estimé par feu Ascione, par feu Fongaro. Mais, surtout, l'argument d'une Beauté congédiée est soutenu par d'autres éléments. D'abord, le salut à la beauté ne permet pas au poète d'échapper immédiatement à l'enfer, il y a d'autres sections qui suivent et le "salut à la beauté" comme acceptation de la beauté malgré ses défauts ce n'est pas limpide à la lecture de "L'Impossible" ou de "L'Eclair". Puis, de quelle beauté parle-t-on ? Le poète dit à la fin de "Matin" : "Esclaves, ne maudissons pas la vie", ce qui pour moi fait écho à l'idée d'un début de renoncement à l'idée de "changer la vie", ce qui fait écho à une acceptation de la beauté même si elle est amère, mais une beauté du réel. Vaillant parle d'un désir de beauté, puisque "bonjour" il y a, et il parle de beauté littéraire, ce qui ne coïncide pas du point de vue du sens avec : "Esclaves, ne maudissons pas la vie". Vaillant parle aussi du festin comme d'un événement de l'enfance, alors que je n'arrête pas de dire qu'il s'agit d'une origine imaginaire du chrétien avant sa vie en ce monde.
Vaillant prétend que "Alchimie du verbe" résout la crise par un renoncement au bonheur qui donc permet d'accepter le malheur de la beauté. Je trouve la réflexion un peu étrange, mais de toute façon l'économie du récit n'est pas du tout celle-là. Dans la section "L'Eclair", le poète parle de refuser la mort, c'est ça qui va permettre la sortie de l'enfer comme le montre la clausule de "Matin" : "Esclaves, ne maudissons pas la vie."
Et dans le prologue, où j'attends toujours que les rimbaldiens se prononcent, je rappelle que j'ai réglé le problème de lecture des alinéas centraux qui s'enchaînent, contre donc les lectures successives de Brunel (1987), Molino (1991) et tous ceux qui ont suivi.
Le poète a songé à rechercher le festin pour échapper à la mort. La conversion à la charité chrétienne a été repoussée comme une inspiration trompeuse qui prouve que le festin prénatal n'existe pas. Et Satan ne s'est pas récrié contre autre chose que le refus de la mort par le poète.
Je prétends que Brunel, Molino, Murat, Vaillant, Bardel et tous les autres n'ont rien compris à la réaction de Satan dans la prose liminaire d'Une saison en enfer. Vous n'êtes même pas capable d'avouer vous être trompés, ça vous ferait trop mal.
Pourtant, c'est un fait, et vous continuez de conditionner vos lectures à ce contresens manifeste.
Enfin, j'en reviens à la clausule : "Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté."
Je rappelle que dans l'article "Trouver son au livre Une saison en enfer" j'ai commenté le brouillon et j'ai eu cette idée qu'aucun rimbaldien n'avait formulé auparavant visiblement, c'est que les répétitions de la fin du brouillon n'était pas un paragraphe avec des répétitions brutalement interrompu, mais un essai de quatre clausules parmi lesquelles il restait au poète à choisir celle qui lui conviendrait, et bien évidemment que "l'art est une sottise" ne saurait être contradictoire avec "je sais aujourd'hui saluer la beauté."
Ce n'est pas limpide et clair, non ?
Le salut à la beauté concerne l'art, mais négativement toujours. Le poète voulait s'emparer de l'art en alchimiste, il y renonce à la fin de "Alchimie du verbe", mais c'est vous qui avez la lecture la plus cohérente et la plus limpide ? Ben, tiens !

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