mardi 6 août 2024

Retour sur deux articles de Jacques Bienvenu (première partie : "strideur")

Le premier octobre 2011, Jacques Bienvenu a publié sur son blog Rimbaud ivre un article "Rimbaud et le chant du cygne" où il montre un point commun entre le sonnet "Voyelles" et un passage consacré au cygne de l'Histoire naturelle de Buffon.
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L'ouvrage de Buffon avait une importante diffusion populaire à l'époque de Rimbaud, et il s'agit ici d'une référence littéraire particulière, nous n'avons pas affaire à de la poésie, à un roman ou à une pièce de théâtre, mais à une littérature de grande diffusion à une époque et qui finit par s'éteindre n'étant plus d'actualité. Il s'agit d'une littérature qui parlait à tous à l'époque de Rimbaud, mais qui n'est plus lue par personne un siècle plus tard et a fortiori en 2024. Les universitaires et étudiants qui s'intéressent à Rimbaud vont lire des romans, des poésies et des pièces de théâtre du passé, mais ils vont plus rarement se dire qu'ils vont consacrer une semaine à la relecture de l'Histoire naturelle de Buffon. Pourtant, celle-ci fait partie des lectures avérées de Rimbaud, puisque, comme Bienvenu le rappelle en son article, notre poète parle de se reporter à un "Buffon des familles". Evidemment, il est plus difficile de spéculer sur la proportion de l'ouvrage que Rimbaud a pu lire, voire éplucher attentivement. On peut envisager que des parties de l'ouvrage ait été lue à plusieurs reprises dans l'enfance du poète. Notons aussi que l'ouvrage a pu avoir des éditions remaniées à l'adresse des enfants. Bienvenu parle allusivement de plusieurs éditions et aussi de "vulgarisations pour enfants", ce que j'interprète comme des adaptations abrégées pour un jeune public qu'on ne voudrait pas rebuter avec l'original.
Notons que quelques pages sont consacrées à Buffon dans l'anthologie Lagarde et Michard avec un choix d'extraits.
Et Bienvenu cite un passage de l'ouvrage original, dans une édition qui date de 1863, où figure le mot "strideur" à peu de distance d'une mention "clairon", ce qui est un point commun patent avec le sonnet "Voyelles". Ce passage se trouve dans une rubrique sur le cygne et je le cite d'après le fac-similé que nous fournit Bienvenu lui-même (étant donné qu'il y a un désaccord orthographique entre la transcription proposée et le fac-similé ("de trompètes et de clairons" contre "de trompette et de clairon") :
[...] c'est ce qui donne à leur voix ce retentissement bruyant et rauque, ces sons de trompette ou de clairon qu'ils font entendre du haut des airs ou dans les eaux.
    Néanmoins la voix habituelle du cygne privé, est plutôt sourde qu'éclatante ; c'est une sorte de strideur parfaitement semblable à ce que le peuple appelle [...]

Le mot "strideur" est en italique dans le document, ce que j'inverse par le recours aux caractères romains dans ma citation.
Et Bienvenu fournit un deuxième extrait fac-similaire du document avec le développement sur la légende du chant du cygne venue de l'Antiquité, et cette page contient aussi des répétitions de mots et d'idées que je ne peux manquer de mettre en relief :
[...] L'on distingue en effet dans ses cris, ou plutôt dans les éclats de sa voix, une sorte de chant mesuré, modulé(2), des sons bruyants de clairon, mais dont les tons aigus et peu diversifiés sont néanmoins très éloignés de la tendre mélodie et de la variété douce et brillante du ramage de nos oiseaux chanteurs.
Le texte écrit par Buffon ne serait pas édité ainsi aujourd'hui, puisqu'il contient une reprise à l'identique de tout un raisonnement. Nous avons une reprise de citation à citation comme vous pouvez le vérifier. Buffon reprend l'image du "clairon", l'adjectif "bruyant(s)", un mot de la famille de "éclatante" : "éclats", et l'adverbe "néanmoins". Le texte de la note (2) ne nous est pas livré, et il est vrai qu'il serait bon de consulter l'intégralité du texte consacré à décrire le chant du cygne.
Toutefois, je vais mettre en relief également deux autres passages importants du document fac-similaire, là où il est question de la légende du chant du cygne lui-même :
[...] il chantoit encore au moment de son agonie, et préludoit par des sons harmonieux à son dernier soupir. [...] On entendoit ce chant lorsqu'au lever de l'aurore les vents et les flots étoient calmés [...]
Je vais commenter l'intérêt de ces citations dans quelques instants, mais l'article de Bienvenu omettait de mentionner qu'Antoine Fongaro avait déjà constaté que les deux mots "strideur(s)" et "clairon(s)" figuraient déjà dans un alexandrin du poème "Spleen" de Philothée O'Neddy, poème paru dans le recueil Feu et flamme en 1833. Et il oubliait également de préciser que ces deux mots étaient couplés toujours dans un unique alexandrin dans cet autre poème de Rimbaud "Paris se repeuple". Il y a d'ailleurs eu des réactions à ce sujet dans les six commentaires qui ont fait suite à l'article. Et Bienvenu cite le vers suivant du poème d'O'Neddy, ce que j'avais moi-même exploité et indiqué à l'attention : "Quelle sublime fête à mon dernier soupir !" Et Bienvenu commente le lien évident à Buffon pour ce vers ainsi dans le premier de ses deux commentaires du 2 octobre 2011 : "Je pense qu'il existe un lien fort entre le vers de O'Neddy et le chant du cygne de Buffon."
Mais, en réalité, Bienvenu en citant des extraits de Buffon a donné une preuve que O'Neddy s'est directement inspiré de lui, puisque l'alexandrin : "Quelle sublime fête à mon dernier soupir !" reprend dans son deuxième hémistiche la fin de phrase suivante de Buffon : "préludoit par des sons harmonieux à son dernier soupir." O'Neddy a effectué trois reprises textuelles au moins : "strideur", "clairon" et "à [m]on dernier soupir", tandis que "sublime fête" reprend l'idée paradoxale développée par Buffon que seul entre tous les êtres le cygne chante sa mort, en fait une cérémonie funèbre majestueuse.
Le problème qui persiste dans le cas rimbaldien, c'est qu'il va falloir déterminer si en écrivant "Voyelles" et "Paris se repeuple" notre poète a conscience qu'O'Neddy a démarqué le texte de Buffon ou s'il ne s'inspire qu'un des seuls des deux auteurs. Il est naturel de donner la préférence au vers d'O'Neddy. "Paris se repeuple" et "Voyelles" parlent tous deux de guerre des hommes, le chant funèbre est impliqué par le poème d'O'Neddy et enfin O'Neddy réunit les mentions "clairon" et "strideurs" dans un seul alexandrin, ce qui est le cas de Rimbaud à la fois dans "Voyelles" et dans "Paris se repeuple". Il faut ajouter que très souvent quand Rimbaud reprend une rime à un autre poète, il va travailler à établir une petite différence. On peut en effet exhiber la rime dans l'ordre inverse, ou bien on peut passer du singulier au pluriel des mots à la rime ou vice versa. Ici, il ne s'agit pas de rime, mais je constate que "strideur" est au singulier chez O'Neddy qui reste du coup fidèle au texte de Buffon, tandis que "clairons" est au pluriel. Rimbaud qui songe à une image de jugement dernier privilégier le singulier pour "clairon" dans ces deux poèmes, inversion donc qui n'étonne personne, mais il va faire passer le mot "strideur" au singulier à la forme au pluriel : "strideurs" : "Amasse les strideurs au coeur du clairon lourd" et "Ô Suprême Clairon plein des strideurs étranges".
Pour moi, la reprise vis-à-vis d'O'Neddy est signalée par cette inversion complète des accords singulier et pluriel des deux mots : "La strideur des clairons, l'arôme du carnage ! -".
Il ne s'agit pas d'exclure que Rimbaud ait eu conscience de l'emprunt d'O'Neddy à Buffon sans autre forme de procès, mais le vers d'O'Neddy jouit ici d'une préséance évidente.
Passons maintenant à mon relevé récent de la mention "strideur" dans le livre Tableaux du siège de Gautier. Cette fois, nous avons affaire à un emploi contemporain de la composition rimbaldienne de "Voyelles" et "Paris se repeuple".
Et je rappelle que je dis depuis longtemps que "Paris se repeuple" est probablement un poème antidaté de "Mai 1871" alors qu'il pourrait bien dater tout entier de l'année 1872. Et je vais montrer que c'est un vrai sujet.
A la fin de l'année 1871, quand Rimbaud est déjà à Paris et fréquente les Vilains Bonshommes, le Cercle du Zutisme, Verlaine, les frères Cros, quelque peu Mérat, Mendès, Lemerre et Dierx, même s'il est question de tensions palpables lors de soirées théâtrales à la mi-novembre 1871, Gautier publie un ouvrage Tableaux de siège : Paris, 1870-1871. Gautier est l'un des plus importants écrivains et poètes du dix-neuvième siècle, et il fait partie d'une poignée bien raréfiée de plumes célèbres encore en vie en 1871. Chateaubriand, Lamartine, Musset, Sainte-Beuve, Vigny et Baudelaire sont déjà morts. Une publication d'actualité de Gautier, ce n'est pas anodin. De plus, il va s'exprimer sur la situation politique du pays. Et nous ne sommes pas non plus dans une configuration où Rimbaud vit en province à Charleville, ou vit dans un relatif isolement avec Verlaine soit en Belgique, soit en Angleterre. Rimbaud réside à Paris, il fréquente encore pour quelque temps tout le gratin littéraire d'époque, il assiste aux dîners des Vilains Bonshommes de la fin septembre 1871 au mois de mars 1872, et il pose pour une peinture de Fantin-Latour où il va être en compagnie de jeunes ambitieux qui, notamment, lanceront la revue La Renaissance littéraire et artistique. Non seulement Rimbaud a pu et dû lire l'ouvrage de Gautier, mais le gratin littéraire en a parlé en sa présence. Et comme Gautier s'est exprimé sur les meneurs de la Commune, il faut ajouter que, au-delà du gratin littéraire mondain, Rimbaud a pu entendre jaser sur le livre de Gautier par des sympathisants de la Commune. Verlaine et Rimbaud étaient concernés par la publication de Gautier.
D'évidence, et j'ai étalé des preuves marquées en ce sens, le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" est une réplique satirique au livre de Gautier. Mais je vais revenir ici sur la question du mot "strideur".
Le douzième chapitre du livre Tableaux  de siège est consacré comme le dit son titre aux "Bêtes du Jardin des Plantes" et une épigraphe en en-tête indique le moment du récit et de sa composition : "Février 1871".
Gautier qui n'a aucune émotion pour les morts de la Commune prélude son récit en disant que non seulement les souffrances des animaux domestiques l'atteignaient, mais aussi celles des bêtes sauvages parquées au Jardin des Plantes. Ils sont les victimes innocentes de la folie barbare des hommes et leurs regards sont "pleins d'interrogations muettes". Ces animaux objets de spectacle deviennent des curiosités culinaires, et en allant les voir Gautier décrit le "spectacle étrange" et voisin des "baraques d'ambulance" avec sur des lits tant de victimes de la guerre auxquelles sont prodigués des soins. Gautier passe rapidement à la revue des "bêtes féroces" et à propos des lions il cite quatre vers de Victor Hugo. Et Gautier souligne pour certains félins l'idée qu'au moment de mourir leurs regards semblent implorer la pitié humaine. La revue de Gautier qui va nous conduire au mot "strideur" est donc clairement préparée, toute cette revue est une démarcation d'une Histoire naturelle à la Buffon bien sûr, et l'ambiance funèbre qui pèse nous prépare à l'idée d'un chant du cygne parmi ces animaux du Jardin des Plantes. Gautier décrit en particulier un ours en faisant une référence au personnage d'Atta-Troll d'Henri Heine. Heine est absent des anthologies de la littérature française du dix-neuvième siècle, mais il s'agissait d'un auteur à cheval sur les littératures allemande et française, et d'un auteur qui comptait pour Banville, Valade et Mérat en particulier, et Valade a repris le surnom "Atta-Troll" dans ses écrits journalistiques. Mais évitons de digresser et revenons à notre sujet, parce que cet ours est décrit par Gautier comme un "Narcisse velu". L'adjectif "velu" tout de même peu courant figure avec le même accord au singulier du vers 3 de "Voyelles" et la scène des mouches sur un charnier suppose un drame de la faim qui est du coup commun au "A noir" de "Voyelles" et au chapitre sur les bêtes du Jardin des Plantes du livre d'actualité de Gautier. Vous pouvez vérifier que je n'invente pas ce relevé de l'occurrence "velu", elle figure à la page 108 du livre Tableaux de siège dont on peut télécharger au format PDF une version fac-similaire sur le site Gallica de la BNF. Poursuivons ! Gautier fait un sort au chameau et arrive enfin aux éléphants dont l'appendice nasale nommé trompe justifie de penser à l'instrument de musique qu'est la trompette...
Evitons d'être maniaque en relevant l'occurrence du mot "rides". Nous avons un groupe de trois éléphants amaigris, et de fort mauvaise humeur. Et Gautier écrit ceci :
[...] Ils agitaient leurs trompes comme de gigantesques sangsues et, simultanément, leurs queues rappelant les queues des anciens hussards ou des postillons.
Et je ne peux manquer de citer la suite immédiate que forme le début du paragraphe suivant. Vous allez y trouver la citation au pluriel, comme Rimbaud ! du nom "strideurs", l'idée de "colère", l'adjectif "étrange", la forme verbale "éclate", mais encore l'expression "rauque musique" que Rimbaud reprendra au pluriel dans le poème "Being Beauteous". Et à côté de cela, vous pouvez évidemment identifier les indices sensibles d'une allusion directe de Gautier au texte de Buffon sur le chant du cygne. L'adjectif "rauque" est déjà exploité par Buffon et vous avez la comparaison aux "trompettes de Jéricho" qui rejoint la mention "trompette" à côté de "clairon" chez Buffon, mais aussi l'idée de chant funèbre, étant donné la mention biblique. La voix des éléphants est décrite comme venant d'un au-delà, de "l'ancien monde". Et le récit de Gautier va finir en une morale douteuse de mépris pour l'enfant qui demande à sa mère s'il ne serait pas bien de manger de ces animaux-là.
Citons donc ce passage clef sur les éléphants :
   Vainement ils avaient tendu au public leurs flexibles proboscides, et ils lui tournaient le dos d'un air irrité. Ces manifestations de colère ne leur suffisant pas, ils barrissaient avec fureur. Rien de plus étrange, de plus lugubre et de plus formidable que ce cri de l'éléphant. Quand on ne le connaît pas et qu'on l'entend à l'improviste, il remplit de stupeur les plus braves. On ne sait d'abord ce que c'est, et s'il vient du ciel ou de l'enfer, tonnerre ou grondement souterrain. Cela ronfle comme une pédale d'orgue ou éclate, comme la trompette de Jéricho, avec des mugissements et des strideurs qui assourdissent ou déchirent l'oreille : c'est bien la voix d'un de ces monstres de l'ancien monde échappés au déluge et conservant les énergies de la vie primitive. Ce jour-là, les éléphants, dont la tête a l'honneur de coiffer symboliquement la statue de Ganésa, le Dieu indien de la sagesse, n'étaient pas vraiment raisonnables, et leur rauque musique faisait fuir le rhinocéros, dont nous eûmes à peine le temps d'entrevoir par derrière la carapace cornée. Tant de bruit pour quelques bouchées de pain de moins ! ne comprenez-vous pas, sagaces animaux, que notre ville est investie ?
L'allusion au Dieu indien de la sagesse gâche un texte qui a ses qualités, mais surtout ce document est une pépite pour les études rimbaldiennes. Il est vrai que, par attitude raisonnable, on a réticent à imaginer que Rimbaud ait cité dans "Voyelles" et "Paris se repeuple" à la fois Buffon, Gautier et O'Neddy. Cependant, une idée voit le jour. Gautier imite Buffon et il sait donc pertinemment qu'O'Neddy lui-même s'est inspiré de Buffon. O'Neddy était un de ses tout proches amis littéraires au Petit Cénacle lors de la composition du poème "Spleen". Et Gautier montre ici qu'il connaît lui-même le texte de Buffon. Les allusions sont fugaces, mais indéniables. Et, du coup, on en vient à se demander si Rimbaud, qui était à Paris, qui se mêlait aux Vilains Bonshommes dans des soirées, n'a pas entendu une conversation au sujet de ce passage du livre de Gautier, passage alors rapproché de ce qu'avait fait O'Neddy à partir du texte de Buffon. Là, ça prend de l'ampleur. Verlaine ou un autre a dû donner les clefs à Rimbaud, ce qui nous dispenserait de l'idée que Rimbaud ait une sorte de mémoire surpuissante qui lui permettrait de spontanément rapprocher des passages précis de ses différentes lectures.
Et ce qui pointe de plus en plus nettement le bout de son nez, c'est que le tercet final de "Voyelles" contient une charge contre Gautier, l'auteur des Tableaux de siège.
Dans son étude sur "Voyelles", la plus mauvaise qu'il ait jamais publiée à mon sens, Yve Reboul ne cite pas une seule fois les mots rares "bombinent" et "strideurs". Le mot "vibrements" est cité à deux reprises mais uniquement pour commenter les associations d'idées autour de la graphie du "U". Reboul emploie l'adjectif "étrange" à la première phrase de son article et l'adverbe "étrangement" plus loin, mais il s'agit de ses choix personnels pour commenter, il ne cite pas l'adjectif "étranges" à la rime du poème. Il fournit pourtant toute une analyse qui prétend identifier le sonnet "Voyelles" à une grande création parodique pleine d'ironie à l'égard des postures de voyants des prédécesseurs romantiques et parnassiens, et il soutient que les arrangements de mots au sein de groupes nominaux pourtant peu complexes parodient la manière des parnassiens. Il est vrai qu'il y a des choix affectés : "lèvres belles" et que l'affectation est sensible au plan lexical : "bombinent", "vibrements", "strideurs", etc., mais la réflexion n'a pas le moins du monde porté sur l'emprunt à Rabelais, Voltaire et Boiste du verbe "bombinent", ni sur l'emploi du néologisme de Gautier "vibrements", ni sur l'emploi résolument rare du nom "strideurs". On ne voit pas pourquoi, après ce qu'il a écrit à Demeny et Izambard les 13 et 15 mai 1871 sur son aspiration à devenir "voyant", il tournerait l'idée en dérision quatre à dix mois plus tard (entre le 15 septembre et le début mars 1872). La fin exaltée de "Voyelles" peut bien supposer une charge ironique, bien sûr que "Voyelles" est là pour faire polémique, mais il est un peu court de résumer le poème à de la dérision sur les ficelles de la fantaisie des poètes romantiques et parnassiens. Rimbaud ne serait d'ailleurs pas un génie reconnu s'il suffisait de railler de la sorte. Avec Tableaux de siège, on touche vraiment du doigt les vraies implications du sonnet "Voyelles" comme du poème "Les Mains de Jeanne-Marie". La direction d'intentions du poème rimbaldien devient vraiment précise. Là, on n'est pas sur un os à ronger pour parler familièrement comme une bête famélique encagée au Jardin des Plantes.
Il va de soi que je ne suis pas partisan de l'identification des "rois blancs" à des cygnes. Tout ne se résout pas ainsi en un claquement de doigts. Je me risque tout de même à souligner que dans le texte de Buffon le chant du cygne s'entend plus nettement au lever du soleil, et du coup je serais tenté de rapprocher ça des diptères chassés au moment des "bleuisons / Aurorales". On a ce parfum ambivalent de monde entre la vie et la mort dans "Voyelles" comme dans "Les Mains de Jeanne-Marie". N'oublions pas que dans "Alchimie du verbe" le moucheron est dissout par ce qu'il croit un rayon au fond d'une pissotière.
Dans "Voyelles", on a aussi une "Histoire naturelle" à la Buffon quand on songe que nous avons un spectacle de mouches sur un charnier, des animaux qui paissent dans le pâtis panique et les strideurs d'un "Suprême Clairon".
Dans la deuxième partie de cet article, je rendrai compte d'un autre cas littéraire particulier, je traiterai de la brochure Itinéraires des ruines de Paris. Je m'interdis de divulguer dès à présent la moindre idée au sujet de ce document. Prière donc d'attendre la deuxième partie.
Il va de soi que je prendrai la peine aussi de parcourir plus longuement les pages de Buffon, mais m'en tenir aux citations fournies de Bienvenu permettait à mon travail de demeurer dans des limites raisonnables.
Notons aussi que Buffon a l'intérêt de préciser ce qu'il entend par "strideur", car c'est bien de pouvoir travailler à une meilleure définition du mot aussi.
Et n'oubliez pas : comme dans Salammbô, Rimbaud menait comme un sauvage la danse des éléphants.


5 commentaires:

  1. Petites précisions : je n'en ai pas fini avec le livre Tableaux de siège de Gautier. Donc, le premier chapitre "La Madone de Strasbourg" est une source aux "Mains de Jeanne-Marie", mais je vous ai aussi dit de vous reporter au chapitre "Les barbares modernes". En commençant sa lecture, vous allez être réticents, car ça parle de Versailles et ce sont les soldats versaillais qui sont décrits comme des sauvages intemporels, mais tout bascule quand on a la description d'une colonne de prisonniers communards, avec l'idée de laideur et l'anomalie ressentie qu'une belle blonde de 15 ans innocente soit parmi les prisonniers. Cette scène de prisonniers enchaînés a aussi à avoir avec "Les Mains de JM" bien sûr. Qui plus est, Gautier décrit en mai 71 Versailles et ses charmes pendant la semaine sanglante et en juin il fait un chapitre "Visite des ruines de Paris". Lisez aussi le chapitre Paris-capitale avec le mot "pénitence" imposée à la ville des premières lignes, puis au moment de conclure l'expression "gorilles de la Commune". Il y a aussi le vers cité avec occurrence "clairon monstrueux dans un autre chapitre. Enfin, il y a le développement où Gautier cite "Plein ciel" de Victor Hugo. J'ai encore de la matière à traiter.

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  2. Au fait, à propos du vocabulaire rimbaldien, l'adjectif "salubre" de "La Rivière de cassis" est une rareté importante, il me semble que j'avais déjà exposé une piste, mais j'en ai une autre. Rimbaud emploie souvent candeur / candide, ce qui vient de la suradondance de l'expression en latin. Et "salubre" est un mot latin qui se traduit par "salubre" et qui se rencontre dans les vers des classiques latins, il me semble. Et au même moment, Rimbaud compose des "Fêtes de la patience" terminée par un poème intitulé "Âge d'or". Dans Credo in unam, comme Baudelaire dans "J'aime le souvenir de ces époques nues...", Rimbaud brode sur le motif antique de l'âge d'or, et il faut noter que ce n'est pas en phase avec Lucrèce qui dit que l'homme à l'état de nature vit durement et non dans un âge d'or, même s'il vit plus heureux que l'homme civilisé. Et Sénèque a réagi au motif de l'âge d'or. Donc là j'ai des pistes pour reprendre la réflexions sur certains poèmes du printemps 1872. J'ai relevé des idées qui "voltigent" dans Tableaux de sièges, on verra si c'est intéressant ça aussi pour "Bannières de mai", mais là je n'en sais rien pour l'instant.

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  3. J'ai oublié de citer "virides" dans les termes affectés du sonnet "Voyelles" et c'est comme candide, nitides et selon moi salubre un terme qui sent l'influence des vers latins, mais ce n'est pas tout.
    Rimbaud a utilisé à deux reprises l'adjectif "viride(s)", une première fois au pluriel dans "Voyelles" où il qualifie des "mers", une seconde fois dans "Entends comme brame..." (non daté) où il qualifie la rame du pois.
    Dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", Rimbaud disait qu'il fallait connaître sa botanique. Une recherche du mot "viride" sur Gallica est saturée de renvois à des emplois de "viride" en latin et saturée de renvois au langage botanique.
    Ce n'est pas tout. Dans une brochure avec des tableaux et décomptes (Catalogue de la collection des semences suédoises... de 1883), on tombe sur une oppositions classificatoire entre pois (pisum arvense) et pois verts (pisum arvense viride), le mot latin "viride" étant mentionné à six reprises pour des pois verts.
    J'ai du mal à trouver des occurrences de l'adjectif en français, mais le nombre de références m'épuise, et les premières références en français sont clairement inspirées de Rimbaud : (Ecrits pour l'art avec les infatués "ô flot viride", "viride lueur de la forêt", "fouillis viride dont la fleur violette...", ou Le Décadent littéraire et artistique avec : "La frondaison luit viride...". Je reprendrai la recherche plus tard, on s'y perd.
    Déjà, on a donc une blague pois vert pisum arvense viride qui donner "la rame / Viride du pois", et bien sûr "mers virides" est une démarcations pour "mers vertes". Dans les deux cas, l'écho à "viril" est sensible. Il est évident et indéniable pour "rame / Viride", plus de l'ordre d'une suggestion seconde pour "mers virides". A suivre !

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    1. Un mot qui va de pair avec "viride" à l'époque de Rimbaud, c'est sans doute "viridité" qui signifie notre plus commun "verdeur". Le mot viridité est attesté d'après le CNRTL dès 1508 dans une sorte de définition qui plus est : "viridité, c'est verdeur des feuilles", un truc du genre. Mais on a aussi "viridité des huîtres de Marennes", référence non datée, non précisée sur le CNRTL, mais sur Wikitionnaire, la référence n'est autre que le périodique Le Correspondant qui contenait des poèmes et était probablement parcouru par Rimbaud en tant que revue en partie littéraire. La citation vient d'un numéro du 25 mars 1869, page 1059. On se rapproche de l'époque de Rimbaud qui emploie "virides" entre février et juin 1872 dans Voyelles et Entends comme brame..., et qui emploie "bleuités" en janvier-février 1872 apparemment dans "Le Bateau ivre", "bleuités" offrant la suffixation "-ité" derrière une qualification de couleur "bleu" tout comme c'est le cas pour "virid-ité".

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    2. Je découvre un article qui attribue à Hildegarde de Bingen une bénédictine du XIIe siècle l'invention du mot "viridité" où il signifie "verdeur", "vigueur", mais attention pas "virilité". Ceci dit, j'ai l'impression qu'on lui attribue l'invention du mot en latin, ce qui ne vaut donc pas attestation en français. Elle est allemande, et d'après Wikipédia c'est un anglophone de la fin du XXe qui lui attribue la théorie de la viriditas, autrement dit c'est suspect en l'état.
      Sinon, j'ai entamé une recherche "viridité" sur Gallica et c'est amusant. On avait la référence de 1869 : "La viridité des huîtres de Maremmes" un peu partout, reprise au Littré si j'ai bien compris. Et là, j'ai une mention de 1826 dans De la pêche, du parcage et du commerce des huîtres en France : "la virdité des huîtres ne dépend pas d'une seule cause [...]". Encore la couleur des huîtres et les huîtres sont un produit de la mer par ailleurs. J'ai aussi un document toulousain de 1866 qui part dans de grandes réflexions. Et bam plus bas, je tombe sur un document sur la viridité des huîtres en 1823. J'ai une application aux paysages de la Sarthe en 1868 ou 1869 dans la revue Paris gazette des étrangers dirigée par Henry de Pène. Je relève "viridité du verjus" ailleurs. Faudra débloquer la recherche sur "viride" désormais, puisque les textes latins prédominent pour l'instant.

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